Séance du lundi 14 mars 2011
par M. Jacques de Larosière
L’origine et la définition de l’expression – assez énigmatique – d’aléa moral (ou de « hasard moral » selon l’anglais : « moral hazard ») méritent une explication.
Ce concept a pris naissance dans le monde des assureurs qui ont cherché à savoir si les comportements (« moral behaviour ») de leurs clients pouvaient être influencés par l’existence de contrats les protégeant contre divers types de risques.
Serait-il possible que certains assurés se montrent moins prudents, voire prennent délibérément des risques auxquels ils ne se seraient pas normalement exposés sans assurance ?
Une telle déviation de comportement se manifeste-t-elle effectivement ? Dans l’affirmative, peut-elle revêtir une importance significative ?
Cette notion d’aléa moral peut avoir une portée plus générale. Si les individus sont persuadés que les pouvoirs publics interviendront toujours pour les protéger en cas de péril, certains d’entre eux (ou nombre d’entre eux) peuvent être tentés de relâcher leur prudence naturelle.
Si l’État a tendance – comme c’est de plus en plus le cas – à intervenir systématiquement, notamment en vertu du principe de précaution, on conçoit, par exemple, que certains assurés sociaux puissent se montrer moins stricts quant à leurs règles d’hygiène. De même, des alpinistes, ou autres amateurs de sports dangereux, peuvent-il être tentés d’affronter des périls déraisonnables, sachant qu’ils peuvent toujours compter sur l’assistance de la « protection civile ».
Or, le coût pour la collectivité de tels comportements peut s’avérer très lourd. Mais c’est dans le domaine financier que l’aléa moral a pris, avec la crise actuelle, une dimension spectaculaire. C’est cet aspect de la question que j’aborderai aujourd’hui.
J’articulerai mes commentaires autour de trois axes :
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les fondements théoriques du concept d’aléa moral ;
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les changements intervenus depuis vingt ans dans le monde financier et comment ils ont favorisé l’aléa moral ;
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la dimension extraordinaire du phénomène actuel et les mesures nécessaires pour contenir, voire tenir en échec, ce qui est devenu une véritable calamité publique.
Les fondements théoriques du concept d’aléa moral
Il faut évoquer ici le grand économiste américain, Kenneth Arrow, Prix Nobel et Professeur à Stanford puis à Harvard, qui est célèbre pour sa théorie – aujourd’hui contestée – de l’équilibre général fondé sur l’hypothèse de la rationalité des agents économiques. C’est lui qui, le premier, a conçu la théorie de l’aléa moral dans ses travaux des années 1950 et 1960 .
Partant de la théorie de Bernouilli sur l’aversion – générale – au risque, Arrow aborde la question du recours à l’assurance.
La tendance au partage des risques et les mécanismes utilisés
Il observe que dans tout système économique – mais en particulier dans le système capitaliste – les producteurs de biens et de services, les chefs d’entreprise sont appelés à faire face à des risques liés à l’incertitude qui caractérise les activités humaines. Les gains, comme les pertes, sont aléatoires ; cette incertitude est le lot des entrepreneurs.
Mais, depuis longtemps, un certain nombre d’institutions ou de mécanismes ont aidé les entrepreneurs à transférer sur d’autres certains de ces risques.
Les mécanismes les plus courants sont la création des sociétés anonymes et l’assurance.
Les sociétés de capitaux – qui limitent les pertes des actionnaires au montant investi – sont un moyen, pour le chef d’entreprise, de transférer une partie du risque encouru du fait de son activité à des tiers qui acceptent d’acheter des actions et donc de prendre en charge une partie du risque, mais aussi de bénéficier des gains de la société en question. Ce mécanisme permet au chef d’entreprise de prendre des risques – et, ainsi, de faire avancer le progrès technologique -, démarche dont les résultats sont par essence incertains.
L’autre mécanisme de transfert de risques le plus courant est l’assurance. Contre le paiement de primes, les assurés – entrepreneurs ou individus – obtiennent une protection contre la survenance de risques futurs.
Ces mécanismes sont, par nature, limités et imparfaits.
Ainsi, une entreprise qui entendrait porter seule le risque lié au processus de production, mais souhaiterait transférer à d’autres le risque lié à l’évolution du marché et de la demande, ne peut le faire à travers la constitution d’une société cotée en bourse.
De même, les compagnies d’assurance ont-elles toujours segmenté les protections qu’elles offrent (santé, dégâts des eaux, incendie, vol, catastrophes …), mais ne peuvent ni ne souhaitent couvrir tous les risques possibles. De plus, elles limitent leur protection à la valeur des biens assurés.
Ces limitations – qui visent à cantonner les risques – sont souvent renforcées par certaines réglementations d’origine extérieure. Ainsi, les lois sur les faillites peuvent aboutir à l’extinction complète des droits des actionnaires ainsi qu’à la contribution des créanciers à la poursuite de l’activité de l’entreprise.
De leur côté, les compagnies d’assurance santé, afin de mieux limiter leurs risques, font procéder à des examens médicaux de leurs assurés. Dans la même perspective, l’État veille à la qualité des diplômes médicaux et institue des procédures de contrôle pour éviter les abus (certificats de complaisance, excès de prescriptions …).
L’aléa moral
Or, ces interventions (extérieures aux mécanismes du marché) sont, en grande partie, liées aux problèmes de l’aléa moral. En effet, comme le dit Arrow, « le contrat d’assurance pourrait modifier les incitations et, en conséquence, les probabilités de risques sur lesquelles la compagnie a fondé sa politique ». Ainsi, une assurance contre l’incendie ne couvrira jamais plus que la valeur actuelle de l’immeuble. Sinon, cela encouragerait l’assuré négligent ou, à l’extrême, l’incendiaire.
« Ce qui serait souhaitable, observe Arrow, en matière d’assurance, c’est que les événements contre lesquels un individu cherche à se protéger soient en dehors de son contrôle. Malheureusement, dans la vie réelle, cette séparation ne peut jamais être parfaite ».
Le problème de fond est celui de l’asymétrie d’informations : l’assuré négligent ou mal intentionné sait qu’il est négligent ou malhonnête ; l’assureur ne le sait pas. Ce dernier ne peut donc définir parfaitement les risques qu’il assure. Il observe, en général, un résultat qui est composé de risques inévitables (qu’il est désireux de couvrir) et de décisions humaines déviantes (aléa moral) qu’il ne souhaite pas assurer.
L’assureur devra donc, pour éviter de transférer trop de gains à des assurés mal intentionnés (au détriment des autres), multiplier les contrôles. Si l’assureur est trop généreux, si l’assuré peut vivre plus confortablement sans se plier aux disciplines nécessaires, les coûts auront tendance à s’élever pour l’ensemble des clients.
Arrow ajoute : « il est aisé de constater que l’assurance contre l’échec économique n’existe pas : l’incitation à réussir serait trop gravement réduite ». C’est à ce point qu’Arrow préconise la « co-assurance », c’est-à-dire le partage des risques entre l’assureur et l’assuré. (Le « malus » prévu par les contrats d’assurance automobile est une des formes de ce partage).
Tous ces raisonnements, on va le voir d’ici un instant, s’appliquent, dans leur principe, à la situation actuelle née de la crise financière.
La portée extraordinaire de l’aléa moral en matière financière
La spécificité de l’industrie financière offre un terrain favorable à l’aléa moral
L’industrie financière – et tout particulièrement les banques – comporte, par rapport aux autres activités économiques, industrielles ou commerciales, une spécificité.
Le système bancaire assure, en effet, la fonction, essentielle, dite « d’intermédiation », c’est-à-dire que les banques collectent l’épargne des particuliers (dépôts) pour la transformer en prêts. Cette « transformation » de dépôts à vue ou à court terme en actifs à moyen-long terme joue un rôle central dans le fonctionnement de nos économies.
Mais ce mécanisme est fragile et son exercice peut être dangereux. Il dépend, pour être efficace, de la qualité des prêts consentis. Celle-ci dépend, à son tour, de la qualité et du sérieux de l’analyse des risques à laquelle procède le banquier. Si cette analyse est défectueuse et qu’un nombre élevé d’emprunteurs en viennent à connaître des difficultés ou des défauts de paiement, c’est la qualité du bilan de la banque – et sa réputation – qui sont menacées. Dans ce cas, le danger est de voir les déposants perdre confiance dans leur banque et retirer leurs fonds.
On comprend l’importance de l’enjeu : la confiance des déposants dans leurs banques est cruciale. Sans elle, le système bancaire – et, par voie de conséquence, le financement de l’économie – s’effondrerait. La sécurité de l’épargne peut donc être considérée comme un « bien public ».
Comment assurer la stabilité du système bancaire et des dépôts sans ouvrir la voie à l’aléa moral ?
Trois moyens sont bien connus :
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une réglementation adaptée. Du fait de l’importance de leur fonction, les banques sont soumises à un corps de règles particulières édictées par les pouvoirs publics. Ces règles imposent aux établissements des obligations en matière de fonds propres, de liquidité, de coefficients de transformation, de concentration des risques … Ces règles sont, en principe, unifiées sur le plan international, dans la mesure où elles sont arrêtées par le Comité des Régulateurs dit « Comité de Bâle ».
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Une surveillance efficace. Les superviseurs nationaux (souvent dépendant des Banques Centrales quand ils ne relèvent pas des Trésors ou de corps autonomes) doivent s’assurer, au moyen notamment de vérifications sur place, que les règles sont bien appliquées par les établissements financiers. Leur rôle est vital pour prévenir les crises bancaires, détecter assez tôt des anomalies et mettre en oeuvre, quand il en est encore temps, les mesures de redressement nécessaires.
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Le troisième dispositif devrait être le moins important : il s’agit de mettre en place, pour des montants limités (afin de contenir le risque d’imprudence tant des déposants – qui pourraient être alléchés par des taux d’intérêts excessifs – que des banquiers et donc celui d’aléa moral), une assurance des dépôts de particuliers. Avant la crise de 2007-2008, les banques assuraient elles-mêmes les déposants contre les risques de défaut par le jeu d’un mécanisme de mutualisation auquel contribuaient l’ensemble des établissements de chaque pays sur la base de leurs parts du total des dépôts.
Ainsi, en France, les déposants étaient assurés à hauteur de 70.000 euros par compte. C’est vers une limite de 100.000 euros que les pays de l’Union Européenne tentaient de s’harmoniser avant l’éclatement de la crise.
Dans les pays où le système de supervision et de contrôle des risques fonctionnait bien (comme en France, en Italie, au Canada …), il n’y pas eu de faillites notables depuis des décennies. Quelques banques – comme le Crédit Lyonnais ou les banques scandinaves au début des années 90 – ont, certes, connu de sérieuses difficultés, mais elles ont pu être recapitalisées, rachetées (ou parfois liquidées) au prix de concours publics et de pertes en capital subies par les actionnaires. Mais ces épisodes ne se sont pas généralisés à l’ensemble du système financier, ni provoqué des fuites de déposants. La question de l’aléa moral ne se posait donc pas dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. L’expression était, du reste, peu employée jusqu’aux années 90.
Mais tout cela a profondément changé du fait de l’évolution du système bancaire depuis vingt ans. Un bref rappel de ces changements est indispensable pour comprendre la portée actuelle de l’aléa moral.
Trois facteurs ont modifié en profondeur le système bancaire :
le volume des transactions financières s’est accru de façon spectaculaire.
Sous l’influence de la libération des mouvements de capitaux (qui s’est généralisée au cours des années 80) et des mutations technologiques, les activités financières ont littéralement explosé. Quelques exemples illustrent ce phénomène : à la veille de la crise, 40 % de tous les profits réalisés par l’ensemble des entreprises américaines provenaient des seules institutions financières. Ces 40 % sont évidemment très supérieurs à la valeur ajoutée par ces institutions ou à leur part de l’activité « réelle » dans le PIB américain (environ 10 %). Mais la progression des transactions financières était, en grande partie, le résultat d’opérations de « trading » entre établissements (banques d’investissement, hedge funds …). Ces transactions, dont la finalité était de permettre à des « acteurs de marché » de prendre des positions, ont considérablement gonflé les bilans et le « hors-bilan » des établissements financiers, c’est-à-dire leurs risques sans, du reste, contribuer notablement à la croissance économique.
L’effet de levier du système financier a considérablement augmenté.
La réglementation impose aux banques de détenir un pourcentage minimum de fonds propres par rapport aux risques encourus. C’est ce qu’on appelle « le ratio de capital ». Mais nombre d’institutions sont parvenues à échapper à cette règle (qui limite, par définition, l’effet de levier). A cette fin, elles ont recouru à diverses méthodes :
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la titrisation qui permet à une banque de transformer des prêts en « titres » vendus sur le marché à des investisseurs. On comprend, dès lors, que les contraintes du ratio de capital se soient desserrées puisque les prêts en question ne figurent plus au bilan. Ce phénomène a pris un essor spectaculaire au cours des années précédant la crise. Un certain nombre de banques ont, à cet égard, adopté le modèle anglo-saxon dit : « Originate and Distribute » (ce qui signifie : initier des prêts et les « distribuer » aussitôt aux investisseurs) ;
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la création de « véhicules hors bilan » a également permis à de nombreuses banques de constituer des actifs non soumis à des règles aussi strictes que celles qui s’imposent aux opérations sur bilan ;
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enfin, le développement d’un « système bancaire parallèle » (« shadow banking system ») constitué de fonds divers a permis d’échapper aux règles de capital puisque ces fonds n’étaient pas soumis en pratique à des contraintes réglementaires et de surveillance.
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Au total, le système bancaire s’est massivement endetté (ainsi, aux États-Unis, la dette des institutions financières est passée de 1978 à 2008 de 16 % à 121 % du PIB).
L’analyse et la gestion des risques s’est détériorée
Dans le contexte de très bas taux d’intérêt entretenu par la Federal Reserve Bank des États-Unis pendant les années précédant la crise, l’incitation à prêter et à emprunter était grande. Et, plus grave encore, pour améliorer leurs performances (les rendements de bons du trésor étant très faibles), investisseurs et gestionnaires de fonds étaient tentés de prendre des risques plus élevés, mais plus rémunérateurs. Nombre de banques ont donc prêté moins d’attention à la qualité des crédits qu’elles consentaient. Or, on a vu que cette analyse du risque constitue l’élément central de la stabilité des banques et du système financier. Je m’empresse de dire que certaines banques, notamment en France, en Italie, au Canada, en Australie … ne sont pas tombées dans ces erreurs.
Un des cas les plus caricaturaux de cette dégradation de la gestion du risque est celui du « sub-prime » aux États-Unis. Ces prêts hypothécaires étaient accordés à des particuliers modestes dont les revenus ne leur permettaient pas d’honorer leurs échéances. Mais la titrisation permettait aux établissements qui s’étaient lancés dans cette activité de vendre, sur le marché, leurs créances sous forme de titres cotés au maximum (AAA) grâce à la complicité – et à l’incompétence – des agences de notation qui tiraient une partie essentielle de leurs revenus de l’activité de conseil qu’elles proposaient aux banques pour les aider à mettre au point et à noter de tels « titres ».
Au surplus, les établissements de crédit feignaient de croire que la hausse des prix de l’immobilier continuerait indéfiniment et qu’elle sécuriserait ces types de prêts (grâce à l’accroissement de valeur des immeubles pris en gage).
Enfin, le système comptable (imposé par les États-Unis) de valorisation des actifs « aux prix du marché » incitait à gonfler la valeur des actifs – et donc des profits – dans la phase ascendante du cycle.
Mais quand les prix de l’immobilier ont commencé à baisser aux États-Unis au début de 2007 et que les marchés se sont aperçus que les notes attribuées aux titres fondés sur le sub-prime s’effondraient en conséquence, c’est l’ensemble des marchés de l’argent qui, par contagion, se sont brutalement taris. Cette situation qui menaçait la liquidité et donc l’existence même d’une grande partie du système financier mondial (la vente des titres fondés sur les sub-prime avait, en effet, franchi l’Atlantique) a posé sous un jour nouveau le problème de l’aléa moral.
Comme on ne pouvait laisser le système s’effondrer au risque de provoquer une dépression générale, les États et les Banques Centrales ont massivement soutenu les banques en difficulté. Ne peut-on penser que les nombreuses banques qui se sont laissé emporter par cette vague d‘euphorie, de croissance débridée des crédits à tout prix, n’ont pas été, d’une certaine façon, encouragées dans leurs erreurs par l’existence d’un filet de sécurité, implicite certes, et non officiellement proclamé, mais dont la mise en place revêtait une très forte probabilité étant donné l’énormité des enjeux ? Je reviendrai sur cette question dans ma conclusion.
Le coût extraordinaire de l’aléa moral en matière financière et les moyens de réduire ce phénomène
La dimension du problème
Les montants globaux des renflouements engagés
Si l’on ajoute les aides de toute nature (liquidité, recapitalisation, garanties
diverses …) engagées tant par les gouvernements que par les Banques Centrales pour éviter l’effondrement du système financier – et je précise que ces montants sont très loin d’avoir été utilisés en totalité mais, et c’est ce qui importe, ils ont été mis en place -, on arrive :
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pour l’Europe : à 3.900 milliards d’euros soit environ 25 % du PIB européen
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pour les États-Unis : à 12.800 milliards de dollars soit près de 75 % du PIB américain
Ces montants – qui ne comprennent pas les plans de relance mis en place par ces États pour soutenir l’activité économique et qui ont profondément dégradé les finances publiques de nombreux pays – défient l’imagination. Jamais dans l’histoire n’a-t-on engagé tant de moyens publics pour réparer les aberrations (telles que je viens de les analyser) du système financier et éviter son effondrement.
Les pays les plus affectés
Comme on pouvait s’y attendre, ce sont les pays où les systèmes bancaires avaient adopté le modèle anglo-saxon et où la surveillance était la plus faible que les dégâts ont été les plus élevés. Il s’agit des États-Unis, de la Grande Bretagne, de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Irlande. Aux États-Unis, les garanties des dépôts se sont élevées à près de 2.900 milliards de dollars. De grandes banques, comme City, ont été largement soutenues par les participations publiques. Cela a été le cas aussi du Royaume Uni où des banques comme Lloyds TSB et Royal Bank of Scotland ont été – et sont encore – en grande partie nationalisées.
Le cas irlandais, qui vient de défrayer la chronique, est caricatural : les bilans des principales banques irlandaises représentaient, au total, plus de 10 fois le PIB irlandais. Les pertes subies par ces banques – prises en charge par le Gouvernement qui avait garanti en 2008 l’ensemble des dépôts ainsi que des crédits accordés à ces banques – se sont élevées à près de 25 milliards d’euros. Au total, les aides consenties aux banques irlandaises s’élèvent à 20 % du PIB. Ce qui explique, avec la baisse de l’activité économique, que l’endettement public de ce pays soit passé de 90 % à 120 % du PIB d’un seul coup, plongeant ainsi le pays dans la plus grave crise budgétaire qu’il ait jamais connue.
La généralisation de la garantie des dépôts
J’avais indiqué qu’en temps normal, les banques garantissaient – pour des montants limités – les dépôts grâce à un système de mutualisation des risques.
Mais cette crise a pris une telle ampleur que les systèmes de garanties organisés par les banques se sont avérés totalement inadéquats . Les gouvernements ont donc cherché à rassurer les déposants en leur promettant une garantie illimitée. Le premier épisode de cette généralisation de la garantie des dépôts est lié à la crise de la banque britannique « Northern Rock » à l’automne 2007. Cette banque, spécialisée dans l’octroi de crédits hypothécaires, était financée en grande partie par des emprunts à court terme. Lorsque les marchés de l’argent se sont brutalement asséchés mi 2007, à la suite de la prise de conscience du scandale des « sub-prime », Northern Rock n’a pas été à même de se refinancer. Les déposants l’ont vite compris et on a vu, à la télévision, de longues queues de clients venant retirer leurs fonds aux guichets de cette banque. Le spectre des faillites bancaires des années trente a soudain resurgi. Et le Gouvernement de sa Majesté a déclaré, pour calmer les inquiétudes, que l’État garantissait tous les dépôts bancaires – quels que soient leur durée et leur montant -.
Lorsque la crise s’est gravement amplifiée après la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers à l’automne 2008, l’ensemble des gouvernements des pays industrialisés ont garanti les dépôts bancaires afin d’éviter que le choc « post Lehman » ne se traduise par une panique générale et des retraits en chaîne.
Cette généralisation de la garantie des dépôts place donc sous un jour nouveau la question de l’aléa moral. Il ne s’agit plus de la possibilité, éventuelle et non formellement explicitée, d’une garantie publique, mais de sa certitude.
Comment se pose, dans un tel contexte, le problème du comportement des banques et celui de l’élimination de l’aléa moral ?
Et d’abord, aurait-on pu faire autrement ?
J’ai évoqué plus haut les déviations qui ont fragilisé le système bancaire et ont permis la constitution d’une énorme bulle de crédit dont l’éclatement soudain a plongé le monde dans le désarroi et s’est traduit par une réduction sévère de la croissance et une montée très forte du chômage.
Aurait-on pu éviter cet enchaînement fatal ? La réponse est sans nul doute positive. D’abord, les autorités monétaires ont laissé s’instaurer pendant trop longtemps des taux d’intérêt trop faibles (voire nuls ou même négatifs après prise en compte de l’inflation). Comme je l’ai montré dans une autre étude , la politique monétaire a puissamment contribué à la crise. Or, elle aurait pu être différente. Son caractère asymétrique (très accommodante au moindre risque de ralentissement économique, à peine restrictive en cas d’emballement) a constitué une véritable invitation à l’aléa moral. En effet, la sanction des pertes en cas de récession était pratiquement éliminée par les banques centrales.
De surcroît, la supervision bancaire s’est révélée étonnement faible dans toute une série de pays – qui sont, sans surprise, ceux que la crise a le plus frappés -. Les exemples de l’insuffisance de la supervision aux États-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas en Islande, en Irlande … surabondent. Songeons au fait que deux banques suisses s’étaient gonflées au point de représenter à elles au fait que deux banques suisses s’étaient gonflées au point de représenter à elles deux 10 fois le PIB helvétique, sans même que les autorités ne s’en soient émues. Le cas de l’Irlande révèle aussi un aveuglement inimaginable de la surveillance.
En revanche, la qualité du contrôle bancaire était élevée dans des pays comme la France, l’Italie, l’Espagne et le Canada où aucun problème majeur ne s’est posé.
Mais, une fois la crise déclenchée, il eût été impossible de faire autrement que de la traiter avec des ressources publiques : la « connectivité » du système financier dans notre mode globalisé ne permettait pas de laisser faillir tel ou tel établissement particulièrement vulnérable ; l’effet de contagion eût été désastreux. (Le cas de Lehman l’a, du reste, démontré).
Comment réduire l’aléa moral en matière financière pour l’avenir ?
Il résulte de l’analyse que je viens de présenter que, pour éviter le retour à de tels désastres et pour contenir l’aléa moral en matière financière – voire l’éliminer -, il convient d’agir sur divers leviers.
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Il faut d’abord relever le niveau des fonds propres des établissements et éviter les détournements par les véhicules hors bilan. Les règles de Bâle viennent d’être aménagées et durcies en ce sens. L’idée centrale de cette réglementation est d’obliger les banques à constituer des fonds propres suffisants – et très largement supérieurs à ceux d’avant la crise – ainsi qu’à renforcer leur liquidité. Le but est de réduire la probabilité des pertes et, le cas échéant, de les absorber sans recourir à la faillite. C’est en quelque sorte la contrepartie de l’assurance des dépôts fournie par l’État et un moyen de discipliner les banques qui seraient tentées de prendre trop de risques et d’abuser de l’aléa moral.
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Il faut, ensuite, renforcer la supervision sur le terrain. J’ai montré que c’était, dans un certain nombre de pays, le maillon faible du système. Malheureusement, je ne vois guère encore de progrès en cette matière, qui relève des habitudes et des pratiques nationales. En Europe, cependant, la création d’« autorités » bancaires communes devrait aboutir à relever à un niveau acceptable les standards de supervision les plus critiquables.
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Il faut aussi que les établissements se préparent à une faillite éventuelle, si celle-ci s’avérait inévitable, au cas où les mesures préventives aient échoué. L’idée est de forcer les groupes bancaires à s’organiser, en régime de croisière, pour faire face à des problèmes possibles de solvabilité. On pense à imposer des plans de liquidation ou de cession d’actifs identifiés à l’avance, au besoin par une filialisation des activités. On envisage aussi, en cas de liquidation, d’exiger des créanciers privés (porteurs d’obligations émises par les banques – et jusqu’ici épargnés grâce aux aides publiques -) qu’ils participent aux renflouements en convertissant leurs crédits en capital. De même devra-t-on, dans un avenir plus lointain, revenir à des mécanismes de garantie limitée des dépôts. Ainsi, les pouvoirs publics auraient en grande partie transféré la charge du traitement des crises sur les actionnaires et les créanciers privés, ce qui réduirait, par définition, l’aléa moral. La perspective d’avoir, le cas échéant, à contribuer au financement des pertes bancaires rendra les créanciers plus prudents et les incitera à augmenter le prix de leurs concours aux banques (la réduction de l’aléa moral a toujours un coût). Ce système de « résolution » des crises, pour être efficace, devra être harmonisé au plan international car les grands groupes bancaires sont transfrontaliers. Cela sera très complexe étant donné le caractère national des lois sur la faillite.
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Enfin, les incitations à une meilleure « gouvernance » des banques doivent être renforcées (responsabilisation des dirigeants, obligation de détenir au bilan un pourcentage minimum de produits titrisés, aménagement des rémunérations et des bonus de façon à ne pas favoriser la recherche, à tout prix, de gains immédiats …).
Tels sont les grands axes sur lesquels le G20 et les régulateurs travaillent pour réduire l’aléa moral. On a même lancé l’idée d’identifier, à l’avance, les banques les plus importantes du point de vue « systémique » et de leur imposer des contraintes supplémentaires en capital. Mais l’erreur serait de définir – comme le souhaitent les États-Unis – les banques systémiques en fonction de leur taille (« too big to fail »). En effet, le vrai problème réside plus dans la qualité des actifs et caractère plus ou moins risqué des activités que dans la taille de bilan.
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En conclusion, j’exprimerai trois idées :
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si on se borne – comme c’est la tendance actuelle au Comité de Bâle – à imposer au système bancaire des règles de plus en plus rigoureuses et complexes, on échouera : les règles seront tournées, des transferts d’opérations se feront au profit du secteur financier parallèle non réglementé (« shadow banking system »), les banques qui font des crédits à l’économie (notamment les banques européennes qui – contrairement à celles des États-Unis – financent les trois quarts de l’activité économique) risqueront d’être acculées à restreindre leurs prêts et donc à réduire le financement des entreprises. Au total, le système bancaire ne sera pas plus performant ;
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il faut que la surveillance des établissements soit effective et réelle et s’étende au secteur parallèle. Pour cela, les superviseurs devront être armés, disposer des moyens humains nécessaires et recourir à des recrutements privés ;
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enfin, n’oublions pas que la crise est née d’une extraordinaire propension des autorités à ne voir que le très court terme et à négliger les risques globaux (bulles …) posés par le fonctionnement du système lui-même. Il convient donc de disposer de Conseils du Risque Systémique (tel celui qui vient d’être institué en Europe auprès de la BCE) pour analyser les risques au niveau macro-économique et formuler assez tôt les recommandations qui s’imposent (y compris en matière de politique monétaire et de réglementation).
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Mais revenons pour un instant à la théorie. Ce que nous avons observé n’est pas la manifestation du comportement déviant de quelques acteurs (« les cavaliers libres » ou « free riders » dont parle Arrow) qui chercheraient cyniquement à abuser des mécanismes d’assurance.
Le phénomène est, en effet, beaucoup plus large et complexe. C’est d’une très grande partie du système bancaire qu’il s’agit. Les responsables ont cherché à profiter au maximum des gains que l’innovation financière leur permettait de réaliser. Leurs comportements ont été grégaires et reposaient souvent sur des illusions (comme celle de la dispersion des risques grâce à la titrisation ou celle d’un accès permanent à la liquidité des marchés à court terme …). Mais ces comportements eux-mêmes étaient en grande partie encouragés par les autorités publiques. Ainsi, le Congrès des États-Unis, pour des raisons politiques, a puissamment incité les banques à consentir des prêts « subprime ». Quant aux règles comptables, elles ont exacerbé les comportements les plus risqués, en phase ascendante du cycle. De plus, la faiblesse de la surveillance donnait le sentiment aux opérateurs que leurs activités étaient acceptables, sans parler de la politique monétaire qui encourageait la création de bulles de crédit.
L’aléa moral est donc le produit non seulement de comportements individuels qui, heureusement, n’ont pas été universels, nombre de banques ayant su raison garder, mais aussi de la conjonction de facteurs politiques et réglementaires. Le système – tel qu’il a évolué – a, en fait, favorisé les stratégies risquées assises sur une intime conviction d’invulnérabilité. C’est donc moins le cynisme déviant de certains agents qui est en cause que l’environnement institutionnel général. Chacun se disait qu’en cas de crise, le sentiment d’ « ambiguïté constructive » entretenu par les autorités sur leur attitude, deviendrait, le jour venu, une véritable garantie « en dernier ressort ». Par un curieux paradoxe, le cadre réglementaire qui devait, dans la théorie d’Arrow, diminuer les risques a contribué à la diffusion de l’aléa moral.
D’où l’importance de revisiter ce cadre réglementaire, de revenir à des concepts simples sur la gestion des risques et, pour les banques centrales, de recommencer à s’occuper de la stabilité financière.
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Alors, pourrait-on espérer vivre dans un monde où l’on n’entendrait plus le PDG d’une des plus grandes banques américaines dire publiquement quelques semaines avant l’éclatement de la crise : « tant que va la musique, il faut continuer à danser ». Cette banque a été l’une de celles qui a reçu des concours considérables du contribuable américain. Le dirigeant a certes perdu son poste, mais il a été, avec ses collaborateurs – largement dotés de rémunérations variables – un des grands bénéficiaires de l’aléa moral et du principe – que je souhaite révolu – selon lequel « si les profits restent privés, les pertes sont nationalisées ».
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Il est impératif de mettre rapidement en œuvre les réformes nécessaires et qu’elles soient appliquées de façon homogène au plan international (les États-Unis n’ont toujours pas appliqué Bâle II).
Nous n’avons pas d’autre choix.
En effet, je ne pense pas que nos démocraties soient en mesure – financièrement et politiquement – de mettre en œuvre à l’avenir un nouveau renflouement du système financier tel que celui que nous avons connu depuis deux ans.
Texte des débats ayant suivi la communication
Notes
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cf. “Alternative approach to the Theory of Choice in Risk taking situations” (1951), “Le role des valeurs boursières pour la répartition la meilleure des risques” (1953), “The economics of Moral Hazard. Further Comment” (1958). “Uncertainties and the welfare economics of Medical care” (1963). “Essays in the theory of Risk Bearing” (1971).
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En France, par exemple, le fonds de garantie représente environ 1,6 milliard d’euros face à plus de 1.000 milliards de dépôts bancaires. Les crises de quelques établissements peuvent être traitées dans un tel cadre, mais pas une crise de l’ensemble du système.
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« Towards a new framework for Monetary Policy ». J. de Larosière – Central Banking, Londres – 3 février 2010