séance du lundi 9 mai 2011
Introduction
Le Timée est l’un des derniers dialogues de Platon (env. 428-348) : il est court (75 pages), contient un résumé de la République suivi du mythe de l’Atlantide (10 pages, 17 a-26 e) ; une cosmologie (34 pages, 27 a-61 c) ; enfin une anthropologie (32 pages, 61 c-92 c).
Il a inspiré pendant neuf siècles la philosophie antique (non seulement l’École de Platon), mais aussi les autres écoles philosophiques, jusqu’à leur fermeture en 529 ap. J.C. par Justinien. Il est lu de près par les Pères grecs, notamment Basile de Césarée et Grégoire de Nysse (on dit même qu’il a inspiré le dogme de la Trinité). Il a été partiellement traduit en latin au Ve (ou VIe) siècle par Chalcidius, et commenté au Moyen Âge par les philosophes latins (citons l’École de Chartres, Abélard) mais aussi, au début du XIXe siècle, par Schelling.
Même s’il n’en existe pas (ou n’en subsiste plus) de traduction arabe complète, il est cité par les philosophes musulmans ; sa partie physiologique et médicale a été lue de près par Galien qui, à son tour, va inspirer la médecine du monde oriental (byzantin et arabe) comme du monde latin .
En 1929, Alfred North Whitehead, mathématicien (élu en 1903 membre de la Royal Society), logicien et métaphysicien, coauteur avec Bertrand Russell du grand traité de logique mathématique du début du XXe siècle, les Principia Mathematica, déclare que la meilleure définition de la philosophie occidentale est que celle-ci constitue comme un ensemble de notes en bas de page ajoutées aux dialogues de Platon. Du Timée, Whitehead déclare qu’il constitue, avec le Scholium ajouté par Newton à la 2ème édition de ses Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (1687), le plus grand texte cosmologique de cette même tradition.
Kepler, le fondateur de l’astronomie moderne, est un lecteur du Timée, et Heisenberg, quand il fait son service militaire à Munich, lit aussi le Timée.
Pourquoi ? On trouve dans le dialogue des propositions singulières – et même absurdes – qui nous déconcertent. Pourtant, il contient un trésor qui semble être inépuisable, et qu’on pourrait appeler son « programme » : 1) il constitue une physique mathématique de l’univers ; 2) suggère une explication causale des processus naturels ; 3) et veut embrasser dans un même discours de style mathématique – car la mathématique est une « technique divine (theia technè) » (Lois, 747 b) – une cosmologie et une anthropologie (médicale, politique et religieuse).
Tout en conduisant un « programme » cosmologique et anthropologique d’une grande audace, Platon montre en quoi, à son époque, et peut-être pour toujours, les conditions de sa réalisation font défaut : on trouve chez lui – en particulier dans le Timée – une critique de la raison dont l’inflexibilité vaut celle de Kant ou même la dépasse.
Le lecteur attentif du Timée ne trouve donc pas dans ce dialogue une quelconque « théorie des idées » qui dissocierait les modèles des choses de la chair des choses. Tout au contraire, en cosmologie comme en médecine, il voit un penseur qui se demande : Comment des êtres finis et fragiles peuvent-ils penser l’univers ? Jouent-ils leur destin en une seule partie ou en plusieurs, à travers des réincarnations ? Comment se combinent en eux une âme divine (leur “daimôn”, 90 a) et une âme mortelle (leur organisme, leur psychisme, leur “moi”) ? Et, surtout, peuvent-ils, sur ces questions décisives, tenir autre chose qu’un « discours vraisemblable » ? L’homme peut-il accéder à la vérité – et, si oui, comment ? – dans une réflexion sur l’univers, la politique, le divin ?
Enfin, on trouve dans le Timée une mystique de la connaissance : connaître, c’est voir l’univers comme Dieu le voit, puis retourner dans la caverne pour l’expliquer aux hommes.
Naissance de la physique mathématique
Le Timée contient l’acte de naissance de la physique mathématique. Celle-ci n’est pas présentée comme allant de soi, mais comme le fruit d’un pari : Platon dit « je vote (tithèmai psèphon) [pour elle] » (51 d).Qu’est-ce que prendre parti pour la physique mathématique au milieu du IVe siècle avant J.C. ?
Représentons-nous d’abord l’entourage de Platon : on y trouve les grands mathématiciens de l’époque ; on discute des états et des transformations de la matière, de la représentation mathématique des processus causals ; on réfléchit sur la difficulté de passer de l’opinion ordinaire à l’opinion vraie et de l’opinion vraie à la science ; on traite des maladies du corps et de l’âme, de leur origine et de leur guérison ; on se demande comment asseoir la législation et la politique sur des bases solides.
L’alternative
Comment édifier la physique mathématique ? De quelle décision est-elle le résultat ? La réponse tient en quelques lignes, qui énoncent une alternative : ou bien il y a, imbriqués dans le monde sensible, des entités intemporelles (nombres, figures et solides géométriques, schémas de causalité, etc.) ; ou bien il n’y a que ce qui se voit, se sent, se touche.
Entre ces deux conjectures, il faut choisir, et ce choix ne peut pas être dicté par des considérations irréfutables (car il n’y a pas d’évidence en faveur de l’une ou l’autre thèse).
Platon opte pour le premier membre de l’alternative (51 e) et précise : « l’intellection naît en nous par l’enseignement scientifique ; l’opinion droite par le moyen de la persuasion » (ibid.). L’une repose sur « la démonstration vraie », l’autre « ne comporte pas de démonstration ». « L’une est inébranlable face à la persuasion, l’autre peut être modifiée par elle » (ibid.).
Pour que la physique mathématique soit possible, il faut que l’univers soit autosuffisant. Platon écrit : « Rien n’en pouvait sortir, rien n’y pouvait entrer […], puisqu’en dehors de lui, il n’y avait rien. En effet, c’est le Monde lui-même qui se donne sa propre nourriture, par sa propre destruction » (33 c).
Le Timée développe les conséquences du choix en faveur de la physique mathématique ; le dialogue expose aussi les raisons que nous avons de douter de la réalisation du « programme » scientifique que ce choix commande en cosmologie et en anthropologie (Platon ne distingue pas entre sciences « dures » et sciences « molles » : cosmologie et anthropologie doivent être unifiées à l’aide d’une modélisation mathématique). Il y a à cela des raisons « ontologiques » : les êtres vivants et, parmi eux, les hommes, sont faits, d’éléments empruntés à l’univers et qui y retourneront après la mort (42 e-43 a).
La robustesse du “programme” du Timée
Comment le “programme” du Timée a-t-il pu résister pendant plus de deux millénaires, alors que la science, depuis l’Antiquité grecque, a connu une histoire complexe et mouvementée ?
Pour élucider cette énigme, considérons la fondation de l’astronomie moderne par Kepler. Kepler, en effet, illustre de façon exemplaire l’influence qu’exerce le Timée sur la science : il prouve, dans le déchirement, que les trois « dogmes » astronomiques de Platon (le mouvement circulaire des astres ; leur vitesse de rotation uniforme ; leur nature divine) sont faux ; en revanche, il confirme le message philosophique du dialogue : les mathématiques ne nous présentent pas des manières subjectives de regarder le réel (Weltanschauungen) : elles nous livrent la constitution effective de l’univers.
À la fin de la préface au lecteur de la 2ème édition du Mysterium cosmographicum, en 1621, Kepler écrit : « Les idées de quantités sont et étaient en Dieu de toute éternité, elles sont Dieu lui-même ; elles sont donc présentes aussi comme archétypes dans tous les esprits créés à la ressemblance de Dieu. Sur ce point s’accordent les philosophes païens et les docteurs de l’Église. »
Le même thème se retrouve en 1623 dans L’Essayeur (Il Saggiatore) de Galilée : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à en connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot ».
Similitude entre intelligence humaine et divine
En outre, pour Platon, l’intelligence humaine, quoique limitée, peut, au prix d’une conversion intellectuelle et spirituelle (53 d), s’aligner sur le patron de l’intelligence divine, si bien que les théories construites par l’homme sont susceptibles d’être vraies ; le pari du réalisme n’est donc pas perdu d’avance ; la connaissance vraie (ou parfaite) requiert la fusion de l’intelligence et de la perception.
L’affirmation d’une analogie de structure entre pensée humaine et pensée divine se trouve dans le livre de la Genèse ; les Pères cappadociens, notamment Basile de Césarée dans les Homélies sur l’Hexaéméron (vers 370), en tirent la conséquence suivante : la puissance créatrice de Dieu s’exprime par un « commandement (prostagma) », qui se mue immédiatement en « nature (phusis) » et en « raison industrieuse (logos entechnos) ».
Ce programme mène-t-il à une philosophie de la nature ?
Le Timée soulève donc un problème toujours actuel : Les sciences sont-elles en mesure de représenter fidèlement les processus causals à l’œuvre dans la nature ? Ou bien tentent-elles seulement – et c’est déjà beaucoup – d’unifier les lois de la nature ? Dans le 1er cas, le réalisme est légitime ; dans le 2ème, c’est le positivisme qui l’est. Si la 1ère perspective est fondée, science et technologie sont liées, et l’humanité peut, à l’aide des sciences, modifier la nature ; si la 2ème est juste, l’humanité agit bien sur la nature, mais son action reste enténébrée.
Pour Platon, la mission de la science est en droit de rendre intelligibles les actions techniques. En fait, elle échoue largement, parce que les conditions d’observation des processus élémentaires ne permettent pas de lancer un pont entre ce que nous savons de la structure géométrique des quatre états de la matière (feu, terre, air, eau) et les innombrables corps que nous observons dans la nature (56 b-c).
Dans la postérité de Platon, à l’époque moderne, on trouve deux courants de philosophie des sciences : 1° l’un, réaliste, en faveur d’une philosophie de la nature ; 2° l’autre, positiviste, qui juge illusoire la philosophie de la nature et fait dépendre la valeur des théories de leur cohérence logique. Cournot et Whitehead sont en faveur du réalisme ; Auguste Comte, Ernst Mach et Pierre Duhem en faveur du positivisme. Les premiers se réclament de Platon ; les seconds, de Kant. L’opposition entre ces deux traditions reste actuelle : elle a des effets décisifs sur la conception de l’action humaine sur la nature.
Si l’on croit possibles la compréhension et la maîtrise (relative ou complète) des processus naturels, on légitime les interventions humaines sur la nature, interventions qui sont d’ailleurs la règle depuis le développement de l’agriculture et de l’élevage à partir de l’époque néolithique.
Si, en revanche, on croit que les causes des processus naturels nous échappent, on est enclin à se méfier des interventions humaines sur la nature et même à sacraliser cette dernière (les controverses sur les OGM en France et en Europe illustrent cet état de choses).
En outre, puisque le passage de l’opinion vraie à la science consisterait dans l’introduction d’un « lien intelligible » entre pratiques jusque-là indépendantes (l’agriculture, l’élevage, le travail du bois, la métallurgie du fer, celle du plomb, celle du cuivre, etc.), la bonne façon d’évaluer l’aspect utile ou nuisible des pratiques est de comparer leurs avantages et leurs inconvénients respectifs.
Anthropologie
Unifier le savoir sur la nature et sur l’homme est une tâche nécessaire, mais cette tâche est sans doute impossible. D’où le paradoxe qui imprègne le Timée.
- Réalisme et unification du savoir étant liés, cosmologie et anthropologie doivent prendre place dans le même discours.
- Or les êtres humains sont faits de deux pièces ; ils ont, dit Platon, « deux âmes »), l’une « divine » (qui est pour chacun son “daimôn”, son génie propre) et l’autre « mortelle » (le corps et le psychisme), qui est assujettie aux passions (69 c) et constamment tributaire du monde extérieur.
Cet état de choses a deux conséquences majeures :
- On ne peut pas disjoindre la législation de la cosmologie, ou séparer les sciences morales et politiques des sciences de la nature ; l’étude du monde vivant, végétal et animal, est nécessaire à celui qui réfléchit à l’ordre humain et au législateur qui agit sur la vie de la cité.
- Sortir du règne de l’opinion ordinaire pour acquérir des opinions vraies n’est pas facile ; transmuter des opinions vraies en connaissance scientifique est une tâche plus rude encore ; enfin, faire passer dans l’opinion publique le savoir scientifique est très délicat. En effet, en raison de leur constitution, les hommes n’entendent pas facilement la voix de la raison.
Médecine et politique
Médecine et politique ont donc des liens étroits, car il est aussi difficile de faire accepter à un patient un traitement efficace (en général douloureux) que de faire adhérer les citoyens à des réformes (elles aussi, pénibles). La pathologie fait donc partie de l’anthropologie (comme le notait Canguilhem).
Pour sortir de la maladie, il n’existe qu’un seul remède : rétablir en soi un ordre connaturel à celui de l’univers : « […] lorsque de nouveau, reprenant le calme, les révolutions de l’âme suivent leur voie propre et s’y affermissent davantage, à mesure que le temps passe, […] ces révolutions se stabilisent… » (44 b). Platon ajoute : « Si, de plus, il vient s’ajouter quelque bonne méthode d’éducation, le sujet redevient normal et parfaitement sain et il échappe à la plus grave des maladies » (44 b-c). On comprend dès lors pourquoi les modèles de l’anthropologie doivent imiter ceux de l’astronomie : on ne triomphe des désordres organiques ou psychiques (qui mènent à la maladie et à la mort) qu’en ajustant les mouvements de l’âme aux mouvements de l’univers.
À la fin du Timée (86-89), Platon montre que l’organisme a bien des façons de se dérégler. Il attribue une cause organique aux maladies de l’âme et exonère ceux qui en souffrent d’une responsabilité. Il en retient deux causes : une disposition fâcheuse du corps ; un environnement malencontreux, surtout dans la petite enfance (86 e).
Il prend en compte deux grandes pathologies mentales : le délire et la débilité mentale. Le délire provoque l’altération de la perception et le dérangement de la raison : « joyeux à l’extrême ou souffrant, par l’effet de la douleur, la passion contraire, l’homme […] est incapable de bien voir ou de bien écouter quoi que ce soit ; il devient forcené et impropre au raisonnement » (86 b-c). Platon diagnostique : « il a l’âme malade et affolée par l’action du corps » (86 d).
Politique
Quand se combinent une fragilité interne de l’individu et des conditions sociales défavorables, ces deux causes, psychologique et sociale, prennent une forme politique. Agissant de concert, elles nous rendent mauvais malgré nous (87 b). Lorsque de tels maux surviennent, « il faut toujours en accuser les parents plutôt que les enfants, les éducateurs plutôt que leurs élèves » (87 b). Platon conclut : « Dans la mesure où on le peut, il faut s’efforcer par l’éducation, l’exercice et l’acquisition de connaissances appropriées, de fuir la méchanceté et d’atteindre la vertu, son contraire » (87 b). En d’autres termes, les maladies de l’âme résultent de la rencontre de dispositions internes et de conditions sociales : la guérison doit associer l’exercice (c’est-à-dire l’action d’exposition et de lutte) et l’éducation (c’est-à-dire l’acquisition des connaissances). Action et cognition sont donc les deux voies de la guérison de l’âme. Elles impliquent à la fois un engagement personnel durable et une interaction sociale continue (à l’école).
Critique de la raison
De l’opinion à la science
Les politiques sont confrontés au problème de l’opinion. Quelles forces génèrent les opinions ? Comment peut-on amener les citoyens à substituer des opinions vraies à des opinions fausses? Comment transformer des opinions vraies en un savoir scientifique ? Platon se rend compte qu’on se laisse prendre plus facilement par les impressions et les émotions que par l’argumentation logique ; on n’évite donc pas de se laisser imprégner par des opinions, par des idéologies. Il nomme cela la « théâtrocratie » (Lois, 701 a).
Or l’âme et le corps sont liés. De ce fait, la « connaissance parfaite », celle dont le politique a besoin pour piloter la cité, nécessite le mélange (krasis), ou même la fusion, de l’intellection (noûs) et de la perception (aisthèsis), (Lois, 961 c). Contrairement à ce que les vulgarisateurs de la « théorie des idées » laissent entendre, Platon n’est pas dualiste : sa réflexion médicale, politique, anthropologique porte sur la soudure (ou la dissociation) du corps et de l’âme.
Bref, médecine et politique doivent faire en sorte que les individus et les collectivités, au lieu d’être soumis à des rythmes désordonnés, se règlent sur les rythmes de l’univers : autrement dit, la politique doit être enracinée dans la cosmologie.
De l’opinion ordinaire à l’opinion vraie
Nous naissons dans l’opinion, c’est-à-dire, selon Simone Weil, « dans le mensonge ». Platon en donne deux raisons : 1) quand nous sommes enfants, nous dépendons des croyances que nous communiquent nos parents et nos maîtres ; 2) plus profondément, le fonctionnement du corps et du psychisme est pour une large part étranger à la raison. Devenir capable d’entendre la voix de la raison exige donc un entraînement aussi difficile qu’un traitement médical efficace ; en outre, c’est le plus souvent douloureux.
Ce traitement – véritable conversion intellectuelle et spirituelle – comporte trois étapes : 1) passer de l’opinion ordinaire à l’opinion vraie ; 2) passer de l’opinion vraie à la science ; 3) retourner au milieu des hommes dans la « caverne » de l’opinion et des passions.
Le passage de l’opinion ordinaire à l’opinion vraie est collectif et se traduit par la maîtrise d’un métier, c’est-à-dire par l’acquisition de comportements dont l’expérience des générations montre qu’ils sont efficaces. Platon ajoute que le même individu est incapable de bien maîtriser deux métiers différents (Lois, 846 d-e), ce qui a pour conséquence que, dans une société, la complémentarité des métiers institue la division du travail.
Pour l’action, l’opinion vraie présente les mêmes avantages que la science; mais, au point de vue théorique, elle ne vaut pas la science, car les opinions vraies sont indépendantes les unes des autres et ne constituent donc pas un système de la nature (une science de la nature) (Ménon, 97 c-d).
Passage de l’opinion vraie à la science
Le passage de l’opinion vraie à la science est difficile, car, dit Platon dans le Timée, il demande que soient surmontés des obstacles objectifs et des entraves subjectives.
1) Obstacles objectifs : passer de l’opinion vraie à la science implique d’abord la connaissance précise des processus élémentaires sous-jacents aux transformations observables dans la nature. Platon note, nous l’avons dit, qu’on ne dispose pas à son époque des moyens expérimentaux pour passer de l’étude mathématique des changements de forme des solides représentant les états de la matière à l’étude physique des changements d’état (Timée, 56 b-c).
Il signale une seconde difficulté objective : même si le Démiurge essaie d’organiser rationnellement le monde, il subsiste dans la nature un désordre résiduel, désordre qu’il nomme la « cause errante (planomenè aitia) » (48 a). Comme l’incidence de cette dernière sur le cours des choses et sur les organismes vivants (êtres humains compris) n’est pas mesurable avec précision, la physique mathématique a du mal à s’étendre au-delà de l’astronomie ; elle ne pénètre pas la mécanique, la chimie, et moins encore les affaires humaines. Il faudra la domestication mathématique du hasard à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle pour surmonter ces obstacles.
2) Entraves subjectives : on a du mal à s’affranchir du poids des images et des passions qui altèrent la liberté de jugement et la capacité de raisonner (71 a). En d’autres termes, les hommes ne sont pas spontanément prêts à cultiver la science : cela leur demande comme une conversion. Or cette conversion n’a de sens que si un effort individuel soutenu par des institutions collectives permet de s’ouvrir à la réalité telle qu’elle est (le fameux “retour aux choses mêmes” de Locke et de Husserl). Est-ce le cas ?
La voie mystique de la connaissance
Simone Weil dit de l’auteur du Timée : « Il est sorti de la caverne, il a regardé le soleil, et il est rentré dans la caverne. […] Aussi ce monde sensible n’y apparaît plus comme une caverne . » Autrement dit, à l’issue de ce périple, les informations fournies par les sens aident à discerner l’architecture dynamique de l’univers, sa constitution et son devenir.
Le cœur intellectuel et spirituel du Timée, c’est le privilège qu’il accorde à la voie de la connaissance. Selon Platon, la raison n’a pas à se plier à des lois extérieures car, étant souverainement libre, elle fait la loi. La raison n’est pas impersonnelle : elle s’individue dans une âme, et ladite âme dans un corps. Le « logos » n’est pas désincarné, il n’erre pas à la recherche d’un ancrage. Ou, plutôt, l’errance et le flottement existent bien, ils sont même redoutables, car ils correspondent à une possession par les « images et simulacres (eidôla kai phantasmata) » (71 a)
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La chance pour que nous pensions et agissions rationnellement est faible : nous sommes presque voués à l’opinion fallacieuse, à l’idéologie obsédante, aux convictions butées (anoia). On pourrait tirer de Platon un nihilisme, puisqu’il décrit par le menu les processus de sécession des individus et des cités, processus qui engendrent guerres, guerres civiles, reniements, faiblesses et maladies de l’âme.
Dans les dialogues, l’interlocuteur de Socrate est au départ convaincu d’être dans la vérité : tout le travail sera de substituer à ses croyances initiales un doute qui induira un changement de comportement et de pensée. Même si, en fin de compte, l’anamnèse et la conversion ont pour réceptacle l’individu, celui-ci ne chemine vers la vérité que pour autant qu’il y est aidé.
Espérance et rationalisme
En effet, la vertu d’espérance est constamment réaffirmée (Lois, 732 c-d), car, selon Platon, se couper de l’espérance (même dans les situations désespérées), c’est se couper de la vérité. Quelle est l’espérance platonicienne ? En quoi se distingue-t-elle de l’espérance chrétienne ?
Chez Platon, l’accès à la rationalité est un processus intersubjectif, fondé sur le dialogue : c’est vrai dans la relation entre médecin et malade ; c’est également vrai du rapport politique entre citoyens et dirigeants. Rien ne réussit sans confiance.
En quoi la confiance consiste-t-elle ? Pourquoi, si le médecin et le réformateur politique échouent à établir une relation de confiance, les meilleurs traitements, les réformes les plus justes risquent-ils de perdre leur efficacité ? Ces questions gardent leur importance aujourd’hui où des hommes qui n’ont ni la même langue ni les mêmes croyances ni les mêmes institutions doivent se parler, se comprendre et partager le même destin.
Conclusion
Politique et cosmologie
Pour Platon, les individus comme les collectivités s’enracinent dans l’univers. Une anthropologie acosmique serait erronée. D’où le risque d’un inachèvement du “programme” de Platon : comment situer par rapport à la biologie et à la physique l’esprit de l’homme, dans son travail individuel et collectif, tout en lui conservant ce qui le distingue des autres vivants ? À supposer qu’on y parvienne, comment rendre transparente l’action humaine dans la biosphère et la technosphère ?
Platon et la « communion des saints »
Simone Weil parle de « mystique » de la connaissance, à propos du Timée, parce que Platon se donne un objectif de rationalité dont il sait qu’il est, selon la formule de Husserl, « impossible et nécessaire ». En effet, « mélanger au point qu’elles fusionnent » l’élucidation des processus de la nature (cosmologie) et l’élucidation des actions humaines (anthropologie) est la tâche – peut-être irréalisable – du rationalisme et le pari du réalisme.
Cette tâche n’est pas du ressort de l’individu pris isolément : elle est dévolue à l’humanité dans son ensemble. L’action spéculative et l’action pratique ont par essence une dimension collective. Cette conviction de Platon est en assonance avec la notion chrétienne de “communion des saints” : il s’agit, dans les deux cas, de saisir que l’humanité forme « un corps », et que, simultanément, les individus ont une singularité inaliénable. Dans le Timée, l’ordre humain n’est pas intelligible quand on l’envisage à part : la philosophie de l’esprit repose sur la philosophie de la nature, qui reçoit des sciences son contenu. La philosophie essaie d’unifier en un seul système du savoir – pour autant que les conditions en sont remplies – la connaissance de la nature et de l’homme.
L’idéal platonicien
Platon s’attache à discerner l’ensemble des actions par lesquelles la mission de l’humanité, de l’état de « mystique de la connaissance », passera à l’état d’un enchaînement de programmes en devenir.
Ce processus est difficile à mettre en œuvre : les croyances, en effet, sont aussi des instruments de pouvoir. Les ébranler, c’est substituer à l’autorité de la tradition le pouvoir de la raison. Que des individus comme Descartes tentent et réussissent cette expérience, soit ! Mais que des sociétés ou des États s’y lancent, c’est plus risqué. Or il y a chez Platon, une injonction à le faire. C’est le thème des Lois.
Le Timée explicite les difficultés médicales et psychiques de l’effectuation d’un tel programme. Le remède qu’il prescrit, remède que les Stoïciens reprendront, consiste à réformer le psychisme en le mettant en harmonie avec les rythmes de l’univers.
C’est ainsi que le comprendront les lecteurs chrétiens du Timée. D’où, pour désigner le travail sur soi qu’implique une conversion de ce genre, des expressions à première vue obscures, comme « passage à l’impersonnel » (Simone Weil). Il s’agit de mettre entre parenthèses le moi naturel, jugé trop fragile. Saint Augustin analyse ce processus dans De Vera Religione : en un premier temps, il faut « rentrer en soi-même » ; et si l’on découvre que sa nature est variable, se dépasser pour ancrer son être au feu de la raison, c’est-à-dire en Dieu. C’est dire que la « mystique de la connaissance », celle de Platon ou celle du christianisme, ne s’achève pas en « religion de l’Humanité » à la manière d’Auguste Comte.
Texte des débats ayant suivi la communication
Notes
« Imo Idea quantitatum sunt erantque Deo coæterna, Deus ipse ; suntque adhuc exemplariter in animis ad imaginem Dei (etiam essentia sua) factis ; qua in re consentiunt gentiles Philosophi, et Doctores Ecclesiæ. »