séance du lundi 25 juin 2012
par M. François Raillon,
Directeur de recherche au CNRS
L’émergence d’un archipel est sans doute un phénomène attendu : Emerger, sortir de l’eau, l’image paraît appropriée pour un archipel, qui est en outre archétypique car il est le plus grand du monde. La géologie annonce l’entrée de l’Indonésie dans la cour des grands: l’ensemble insulaire est installé sur une ligne de faille sismique, il est charpenté par une chaîne de volcans qui anime littéralement la poussée de ses îles disposées le long de l’équateur. Entre Sumatra et Java, au milieu du détroit de la Sonde, on voit surgir, sur les décombres mêmes de l’ancien volcan dont la terrible éruption en 1883 provoqua un tsunami sensible jusqu’en Europe, le « fils du Krakatoa ».
Malgré son caractère spectaculaire, l’archipel indonésien est généralement absent des horizons médiatiques où il n’apparaît qu’à l’occasion de catastrophes naturelles ou d’attentats extraordinaires (cf. Bali 2002). Il reste largement ignoré de l’opinion, et dans les fameux BRICS [1], le « I » central n’est pas celui de l’Indonésie, mais celui de l’Inde. La littérature consacrée à l’émergence passe sous silence les performances et les perspectives de l’archipel [2] .
Pourtant le phénomène est incontournable : avec près de 250 millions d’habitants (stabilisés à 350 millions d’ici vingt ans), le quatrième pays du monde par la population constitue d’ores et déjà la seizième économie mondiale, et selon les prévisions la dixième dans moins de dix ans. Certes, l’Indonésie revient de loin — en 1998, elle était au bord du gouffre, aspirée par la crise financière asiatique qui entraînait un recul de son PIB de 13%. On la comparaît alors à un « trou noir », menacé de « balkanisation ». Aujourd’hui, elle enregistre une croissance de plus de 6% par an — cela même pendant la crise mondiale de 2008, ou celle de 2012. Elle maintiendrait ce taux en 2013, selon les prévisions les plus conservatrices. Ces performances lui ont valu d’être intégrée en 2009 au G20, ce groupement qui réunit pays développés et émergents.
Une autre image devrait alerter le public avisé, celle du double sommet de Bali, en novembre 2011 : à cette remarquable occasion, le président Susilo Bambang Yudhoyono reçoit en grande pompe les chefs d’Etat de l’ASEAN et de l’Asie Orientale (East Asia Summit ou EAS). Parmi les divers « événements » de ce ballet diplomatique, on relève une cérémonie de signatures tenue en présence du président Obama : sous ses yeux attentifs, le PDG d’Air Lion, une compagnie low cost indonésienne âgée d’à peine dix ans, achète deux cent cinquante boeings 737. Ce contrat est sans précédent dans l’histoire de l’aéronautique mondiale
.
Il suffit de parcourir l’archipel pour constater le climat euphorique qui marque la sphère publique. Le voyageur étranger est immédiatement frappé par l’optimisme ambiant qui contraste avec le climat européen, par l’esprit d’entreprise, la curiosité, et l’ouverture sur l’extérieur. Il constate la mobilité de la population dans tous les types de transport, de l’avion à l’autobus de campagne, comme à bord des navires interinsulaires surchargés, sans parler des métropoles en proie à l’embouteillage permanent.
Les causes et les modalités de cette « grande transformation » sont multiples, mais on peut les regrouper, si on laisse de côté les facteurs strictement économiques, en quatre groupes : géopolitiques, culturels, historiques et politiques. Ces facteurs sont certes décisifs, mais ils sont souvent ambivalents, et ne doivent pas masquer la persistance de vulnérabilités, examinées plus précisément à la suite de ces quatre sections.
L’atout géopolitique
Inchangé sur la longue durée, le cadre physique détermine et surdétermine plus que jamais les conditions de l’émergence indonésienne. L’émiettement du territoire en 17.000 îles, grandes et petites, rend difficile son contrôle. Mais il a pour effet positif d’étendre encore la souveraineté du pays sur des mers intérieures, revendiquées comme nationales, au nom du principe archipélagique. C’est ainsi que s’ajoutent aux deux millions de km2 émergés quelque six millions de km2 d’eaux territoriales, zones économiques exclusives, plateformes continentales et mers intérieures. Un espace gigantesque, riche en ressources halieutiques et en hydrocarbures, alors même que depuis quelques années l’Indonésie n’est plus exportatrice de pétrole — sa croissance économique l’oblige à compléter la production nationale par des importations. Elle reste un des principaux producteurs et exportateurs de gaz naturel.
L’emplacement de l’archipel est stratégique. Campée entre l’océan indien et l’océan pacifique, l’Indonésie contrôle par ses détroits la communication entre le Moyen Orient, la mer de Chine et les Amériques. « Située entre deux océans et deux continents », comme le répètent pieusement les enfants des écoles, elle voit passer plus de la moitié du commerce maritime mondial par les détroits de Malacca, de la Sonde et de Lombok, dont 10 millions de barils de brut par jour. Ce pétrole se dirige essentiellement vers le Japon et la Chine. En tant que pays riverain, l’archipel peut exercer, selon les cas, sa capacité de nuisance (piraterie ou prédations diverses) ou d’assistance si besoin est. Il est, naturellement, le gardien des voies de communication maritime qui commandent les flux et les échanges entre les grandes puissances asiatiques.
L’Indonésie borde aussi la mer de Chine, sur son flanc méridional. Cet espace qui baigne les rives des pays de l’ASEAN et de la Chine au nord constitue une formidable ressource, puisque selon une étude chinoise, il recèlerait des réserves de pétrole comparables à celles de l’Arabie Saoudite [3], soit l’équivalent des besoins de la Chine pendant cinquante ans. Cet enjeu, au-delà du trafic considérable qui transite par cette zone en fait un lieu de conflit récurrent entre l’Asie du Sud-est et la Chine.
Le premier archipel du monde se trouve ainsi dans une position géostratégique exceptionnelle, mais paradoxalement, il peine à assumer ses responsabilités et à exploiter ses atouts : en effet, sa marine reste inadaptée aux besoins de défense et de sécurité. Avec seulement cent cinquante bâtiments, la flotte indonésienne a du mal à surveiller ses côtes et ses immenses étendues maritimes, contre les éventuels pirates, les braconniers (thaïlandais, coréens ou taïwanais), voire les intrusions de son voisin malais qui lui conteste certaines îles. Cette situation s’explique par la contrainte économique qui a longtemps pesé sur l’archipel, mais aussi par la domination de l’armée de terre sur la marine pendant les trente deux années de gouvernement Soeharto. A l’époque, la marine était considérée comme favorable au premier président de l’Indonésie, Soekarno, que le général Soeharto avait remplacé après le coup d’Etat du 30 septembre 1965.
Toutefois, grâce aux nouveaux moyens dégagés par la croissance économique, la flotte militaire est en voie de modernisation rapide : elle multiplie les acquisitions à l’étranger et accélère la construction navale locale. En attendant, la septième flotte américaine secondée par la marine japonaise assure la sécurité dans le détroit de Malacca, avec l’accord des riverains (Indonésie, mais aussi Malaisie et Singapour).
Dernier élément structurel conditionnant le destin de l’Indonésie, l’instabilité de son territoire, et son cortège de catastrophes naturelles. Si le sous-sol recèle de nombreuses matières premières, si la terre est d’une fertilité incomparable à Java, le cadre naturel de l’Indonésie est fortement tellurique, témoin le terrible tsunami du 26 décembre 2004 qui a fait plus de 150.000 victimes en Aceh, la province la plus septentrionale de Sumatra. Frappés au cours des âges par des désastres répétés, les Indonésiens ont développé deux traits de caractère contradictoires : la patience teintée de fatalisme face aux caprices de la nature, mais aussi le courage de se relever et de survivre après la catastrophe.
Le capital culturel et l’identité nationale
Dans un tel environnement, les Indonésiens ont construit une nation et un Etat dont les prémisses remontent à des temps reculés. Sur la longue durée, on constate la permanence et la résilience du « fait nusantarien ». Le mot nusantara [4] désigne l’espace indonésien, vaste étendue grande comme l’Europe de Brest à l’Oural, dans laquelle différentes structures politiques ont vu le jour au cours des âges. Deux « empires » revendiquant la suzeraineté sur les terres de l’actuelle Indonésie et au-delà sont une référence obligatoire pour les Indonésiens d’aujourd’hui et animent leur fierté nationale : Srivijaya aux 7-8 siècles (centré à Sumatra), et Mojopahit (Java) aux 13-14 siècles. A Java se sont concentrés les royaumes hindouisés, puis bouddhisés et islamisés qui ont fait la splendeur de cette île centrale. La grandeur, imaginée ou réelle, de ce passé nourrit les ambitions de la république archipélagique.
Sur la base de ce riche passé réinventé, les nationalistes du début du vingtième siècle et ceux d’aujourd’hui définissent l’identité indonésienne. Le nationalisme reste extrêmement vif, il constitue l’idéologie explicite d’un des principaux partis politiques, le PDIP, dirigé par l’ancienne présidente Megawati Soekarnoputri. Tous les partis ou presque, du reste, se disent « indonésiens », dans leur intitulé et leur programme.
Le modèle national s’est développé face aux puissances extérieures, notamment les Pays-Bas. Il est articulé par les Javanais, qui constituent le groupe ethnique dominant (40% de la population). Non contents d’être les plus nombreux, les Javanais sont aussi et surtout les détenteurs de la culture jugée la plus sophistiquée de l’archipel, porteurs d’une tradition politique longue et complexe, et voués à exercer le pouvoir. L’île de Java (150 millions d’habitants, tous ne sont pas javanais, mais soundanais ou madourais) est ainsi le cœur de l’archipel et le leader de ses vastes périphéries. Le centre déploie sa dynamique, face aux îles extérieures considérées comme des zones frontières ou d’expansion, des réservoirs d’espace et de ressources, des espaces d’exploration, d’exploitation et d’entreprise. Malgré la domination des Javanais, les Indonésiens ont l’habitude de la diversité ethnique et religieuse. Cette diversité généralement paisible, avec des exceptions, a fourni les bases de la coexistence et du pacte démocratiques.
Pourtant, l’expérience coloniale ne prédisposaient pas les Indonésiens à l’exercice de la démocratie. Les Néerlandais ont exploité l’archipel d’une main de fer, puis, pris de remord, ont pratiqué une politique éthique de promotion des « indigènes » à partir du vingtième siècle. Ils ont ainsi légué une tradition à la fois autoritaire et paternaliste, encore sensible aujourd’hui. Toutefois, ils n’ont pas créé l’espace indonésien, ils se sont coulés dans une géopolitique préexistante, dans laquelle ils ont introduit des éléments de modernité occidentale.
Les nationalistes contemporains, promoteurs de l’actuelle émergence, ont à leur disposition le bagage légué par les pères de l’indépendance. Et d’abord le premier d’entre eux, Soekarno, proclamateur de l’indépendance et inventeur des pancasila, ces cinq principes qui régissent encore aujourd’hui l’Etat indonésien et instituent une république monothéiste semi séculière (premier principe). Nationalisme, humanisme, démocratie consensuelle et justice sociale constituent les quatre autres fondements de l’Etat. Malgré l’exploitation des pancasila dans un sens autoritaire par Soeharto et une certaine désaffection à son départ en 1998, ces principes restent le fondement de l’Etat indonésien : ils lui confèrent sa spécificité et représentent le compromis historique permettant de rassembler les peuples de l’archipel, quelles que soient leur religion ou leur ethnicité.
L’histoire de la jeune république fournit un répertoire politique aux actuels leaders du pays. Tout d’abord le modèle de 1945, à savoir celui d’une diplomatie de combat recherchant la reconnaissance de l’indépendance, associée à une résistance musclée sur le terrain. Ensuite le non alignement, animé par l’esprit de Bandung (conférence de 1955), qui préconise l’autonomie entre les deux mondes, capitaliste et communiste. Adoptant une posture extrême, Soekarno en 1965 a fini par prendre le parti de la révolution anti-impérialiste; il entend alors organiser, avec la Chine communiste, une Conference of New Emerging Forces (Conefo), rivale des Nations Unies, qui imagine déjà une forme d’émergence (révolutionnaire), mais se marginalise face au reste du monde. De cette époque militante et révolue, il reste l’actuelle diplomatie « libre et active » de l’Indonésie, qui n’est membre d’aucun pacte militaire, ni engagée dans aucun camp, même si elle est, dans la dernière période, l’amie des Etats-Unis contre la Chine et dans la lutte contre le terrorisme islamique.
Le nationalisme reste un élément clé de la société indonésienne qui permet de maintenir le vaste ensemble, envers et contre tout, malgré des tensions internes récurrentes. A cet égard, on note en 1998 la force de la nation même quand l’Etat est déliquescent, ce qui explique contre toute attente la survie de l’archipel comme république unitaire. Il faut signaler aussi que le nationalisme peut alimenter, chez quelques uns, la tentation du repli sur soi face à une globalisation libérale jugée parfois déstabilisante, malgré le parti qu’a su en tirer l’archipel pour sa croissance économique.
Sur la base de ces expériences contrastées, les Indonésiens se considèrent tout naturellement exceptionnels. Au nom de l’exception indonésienne, ils insistent sur leur différence culturelle, leur identité irréductible, même quand ils s’associent au concert mondial ou à la globalisation. La confiance en une identité nationale forte consolide le sentiment d’assurance et de sécurité face aux aléas de la conjoncture.
L’héritage du développement autoritaire
Parmi les expériences du passé qui comptent largement dans l’actuelle envolée indonésienne, celle du régime Soeharto a fortement imprimé sa marque. Elle a non seulement offert un modèle particulier de gouvernement, mais elle a aussi contribué à jeter les bases de la croissance après le départ du général en 1998. Elle a surtout généré et formé les élites qui gouvernent aujourd’hui le pays. Tant les actuels dirigeants que l’importante classe moyenne contemporaine sont issus de l’Ordre Nouveau (1966-98).
A son arrivée au pouvoir en 1966 après la destruction du parti communiste indonésien (le plus nombreux du monde après le parti chinois), Soeharto assume la posture d’un dictateur vertueux, chargé de remettre de l’ordre dans les affaires de la cité. Il dénonce la politisation excessive de son prédécesseur Soekarno, et affirme la priorité de l’économie. Avec l’appui américain et japonais, il lance le Développement avec un grand D, qui est la première tentative sérieuse de faire « émerger » l’Indonésie (on parle alors plutôt de « décollage ») : révolution verte, gestion avisée de la rente pétrolière dirigée notamment vers l’éducation, la santé et les infrastructures; stimulation du secteur non pétrolier, industrialisation, recours aux investissements étrangers fortement encouragés. Deux décennies de haute croissance fondée sur une gestion économique prudente (équilibrée, sagement comptable, menée par des technocrates formés en Californie sous l’égide de Wijoyo Nitisastro) amènent l’Indonésie au seuil du statut de « nouveau pays industriel », à l’instar d’autres pays d’Asie du sud-est.
Mais le libéralisme washingtonien impose une dérégulation bancaire qui sera fatale à l’économie de l’archipel. Mal menée par les conglomérats, propriétaires incestueux de banques qui les financent, elle engendre des malversations nombreuses, et accentue la concentration et la corruption du pouvoir politique. La crise monétaire et financière qui frappe l’Indonésie en 1997 à la suite de la Thaïlande et de la Malaisie aboutit à la démission du général Soeharto après trente-deux ans de pouvoir sans partage.
Somme toute, cette crise financière gravissime, qui a failli emporter l’économie indonésienne, a eu un effet bénéfique pour la suite : la cure d’austérité bancaire (restructuration, recapitalisation, défaisance des « actifs pourris ») a permis d’assainir le secteur financier indonésien et constitue l’un des facteurs qui a permis à l’économie indonésienne de traverser la crise mondiale de 2008 sans être autrement affectée.
D’autres facteurs rendent compte de cette nouvelle résilience de l’archipel, au premier rang desquels sa transformation politique.
La démocratie bourgeoise : la meilleure et la pire des choses
Les réformes politiques introduites par le président Habibie en 1998-98 ont jeté les bases d’un nouveau contrat social. Parallèlement à la mise en place des libertés fondamentales, sont approuvées et mises en œuvre de nouvelles règles du jeu politique.
Les élites issues du soehartoïsme se mettent d’accord pour résoudre la lutte pour le pouvoir qui les oppose par des moyens pacifiques, c’est-à-dire électoraux. Fait sans précédent, le président Habibie accepte de quitter le pouvoir (1999) après avoir été défait devant l’assemblée du peuple, nouvellement détentrice de la souveraineté nationale.
Par ailleurs, la profonde décentralisation mise en œuvre à partir de l’an 2000 permet de maintenir l’unité de l’archipel en validant et en légitimant sa diversité. Par les moyens qu’elle accorde (transferts de compétence et moyens budgétaires), elle redynamise les régions. Les tentations séparatistes sont ainsi réduites, tandis que des autonomies « spéciales » sont accordées aux provinces les plus contestataires (Aceh à l’Ouest et Papouasie à l’Est).
Les réformes démocratiques (la reformasi) réveillent un certain idéalisme dans l’opinion sur la nécessité de la vertu en politique. La société civile, les citoyens de base, l’Indonésie profonde, attendent une moralisation de la vie politique qu’ils confondent avec le message religieux. C’est ainsi que dans un premier temps (1999-2004), le primat est accordé dans les élections libres aux partis confessionnels (islamiques), qui se présentent comme porteurs de projets de moralité et de moralisation publiques. La « vraie religion » (l’islam) est perçue comme la garantie de l’harmonie et de la justice dans la vie de la cité. Tout confondus, les partis musulmans tant modérés qu’islamistes à leur apogée (élections législatives de 2004) atteignent 35% des voix. Sur ce pourcentage, les partisans de l’Etat islamique et de la sharia représentent 20%, c’est-à-dire un cinquième seulement du corps électoral.
En 2004 également, l’élection du général Susilo Bambang Yudhoyono (SBY, ancien proche du général Soeharto) à la présidence de la république annonce la décrue de la confiance dans la politique confessionnelle. Porté par le parti démocrate à l’idéologie plus séculière, le nouveau chef de l’Etat symbolise l’éclosion de la classe moyenne, certes musulmane, mais éminemment modérée. Il incarne jusqu’à la caricature le compromis politique entre les partis séculiers et les partis confessionnels ; il a du reste constitué un gouvernement de très large coalition, renouvelé lors de sa réélection en 2009.
La reformasi indonésienne a également permis de régler une question séculaire et déterminante pour la croissance, à savoir la place des sino-indonésiens dans l’archipel. En l’an 2000, le président Wahid a remis en selle ce groupe traditionnellement très actif dans l’économie, mais soumis aux persécutions des nationalistes ou du régime Soeharto qui les maintenait dans une dépendance étroite en leur interdisant toute expression culturelle chinoise et en les limitant au business privé. Réintégrés comme citoyens à part entière, ils peuvent désormais se livrer à leurs activités économiques sans que leur légitimité soit contestée. Ils jouent un rôle clé dans l’expansion actuelle avec le talent et les moyens qui sont les leurs, comme ils ont contribué à celle de la Chine lorsque Deng Xiao Ping a lancé les quatre modernisations en 1978 : les grands tycoons indonésiens emmenés par Liem Sioe Liong (homme le plus riche d’Asie dans les années 1990, disparu en juin 2012) ont investi massivement dans les provinces du sud, le Fujian notamment, exportant ainsi le modèle sud-est asiatique de l’Etat-atelier, plateforme compétitive produisant pour le marché mondial. Dans les années 1980, ils étaient les plus importants investisseurs étrangers en RPC. En retour, cette expérience en Chine a inspiré les Indonésiens pour leur propre gouverne au début du 21ème siècle.
La démocratisation de l’archipel depuis une douzaine d’années a donc favorisé la montée d’une bourgeoisie tant sino-indonésienne qu’indigène, fleurons de la nouvelle classe moyenne. En retour, ces groupes sociaux sont les garants de la nouvelle démocratie et le moteur de la croissance économique. Une élite oligarchique s’est dégagée de ce mouvement ascendant qu’elle conduit. Dirigeants de conglomérats nés à l’époque Soeharto, ils ont construit leur fortune sur l’exploitation des matières premières (bois de Kalimantan, huile de palme, extraction minière, hydrocarbures), mais aussi sur l’industrie, qui s’appuie sur une main-d’œuvre nombreuse, habile et bon marché.
Il faut également signaler l’importance des entrepreneurs santri ou musulmans pieux, dont l’esprit d’initiative et l’éthique de travail sont avérés et qui participent à l’essor actuel. Il ne s’agit pas seulement des Javanais, mais aussi de groupes extrêmement entreprenants tels les Minangkabau de Sumatra Ouest ou les Bugis de Célèbes Sud.
En fait, le brassage et la concurrence généralisés qui en d’autres temps ont été sources de tensions, voire de graves conflits, produisent désormais un climat de saine émulation. La multiplicité et la diversité, qui pouvaient être facteurs de segmentation, fragmentation, dissolution, deviennent sources d’enrichissement, stimulation, mobilité, compétition, lucidité, maintien en alerte, éveil, vivacité. Le retour de la confiance se produit quelque part au début du 21ème siècle, quand la nouvelle démocratie se stabilise (avec l’élection de SBY au suffrage direct en 2004). La sphère publique très active, nourrie par les médias libérés et les effets d’une conversation internétique très active (l’Indonésie étant le pays les plus impliqué dans les réseaux sociaux après les Etats-Unis et l’Inde), reflète et stimule l’optimisme général.
Au bout du compte, ce sont l’expansion quantitative et la confiance accrue de la classe moyenne indonésienne qui expliquent et nourrissent l’émergence indonésienne. Un chiffre donne indirectement une évaluation de ce groupe central dans la société indonésienne : 60 millions de personnes, soit un quart de la population, prennent régulièrement l’avion chaque année. Le transport aérien, et sa croissance exponentielle, symbolisent l’accélération du rythme indonésien—jadis on aurait dit le « décollage » de l’archipel.
Toutefois, l’euphorie générale ne doit pas masquer l’existence et la prégnance d’un certains nombre de difficultés et fragilités qui doivent relativiser le diagnostic.
Les défis et vulnérabilités
En effet, le tableau n’est pas sans nuances, et certaines déficiences viennent ternir l’impression positive. En premier lieu, la répartition sociale des fruits de la croissance. Malgré un revenu moyen en hausse (3500 dollars américains par tête, plus de 4000 en parité de pouvoir d’achat), la pauvreté reste importante, même si elle a été réduite à 13% de la population active. Le chômage reste officiellement limité à 8%, mais une importante partie de la population continue de vivre non loin du seuil de pauvreté (fixé à deux dollars par jour). Inévitablement, l’accélération économique augmente les inégalités sociales.
Le sentiment d’injustice sociale associé à la déstabilisation provoquée par le changement rapide nourrit les conduites extrêmes et notamment la tentation fondamentaliste chez les musulmans. La pauvreté et la sécularisation liée à la modernisation et aux effets de la globalisation sont exploitées par des groupes radicaux, qui mobilisent les chômeurs contre la dégradation des mœurs, l’immoralité de la vie publique et la corruption. Parmi les milices islamiques les plus virulentes, il faut citer le Front des Défenseurs de l’Islam (FPI) dont les actions violentes vont de la fermeture de boîtes de nuit à la persécution des Ahmadis, en passant par l’interdiction d’un concert de Lady Gaga à Jakarta (juin 2012). Proches de certains milieux policiers, ils bénéficient d’une certaine impunité. La majorité modérée des musulmans indonésiens reste relativement silencieuse face aux exactions commises par ces islamistes violents, même si l’interdiction du FPI fait l’objet d’un débat public.
Plus généralement, les islamistes en perte de vitesse aux élections tentent de compenser leurs échecs politiques par une islamisation de la société par le bas. N’ayant pu obtenir au parlement national la légalisation de la sharia en 2002 qui aurait fait de la république indonésienne un Etat islamique, ils utilisent la dévolution de pouvoirs produite par la décentralisation pour introduire des règlements imposant des éléments de loi coranique dans les régions (obligation faite aux femmes de porter le voile, candidats au mariage devant faire la preuve de leur connaissance du coran, etc.). Les politiciens locaux croient ainsi se rendre populaires auprès d’un électorat jugé demandeur d’une islamisation accrue de la société. En fait, ces initiatives sont diversement appréciées localement, tandis que le gouvernement central abroge lentement et prudemment ces dispositions jugées illégales.
Toutefois, lorsqu’ils dénoncent la corruption, les islamistes rencontrent un certain écho. Bien qu’ils n’en soient eux-mêmes pas exempts, ils soulignent un mal qui ronge l’Indonésie et que la démocratie n’a pas réussi à éliminer. En fait, l’enrichissement du pays et la décentralisation ont provoqué une extension de la corruption, estimée encore plus importante qu’à l’époque du régime Soeharto. Désignée sous son sigle KKN qui réunit trois mots européens (korupsi, kolusi, nepotisme), comme pour signifier une origine étrangère, la corruption qui était jusque là concentrée pour l’essentiel à Jakarta et dans les métropoles régionales s’est répandue dans les régions. Le népotisme notamment s’est accru dans les collectivités locales au motif (illégal) selon lequel la préférence régionale doit s’appliquer aux candidats fonctionnaires. L’électoralisme généralisé (toutes les positions exécutives de la république sont désormais soumises au suffrage populaire, du chef de l’Etat aux gouverneurs et préfets, des maires des grandes villes aux chefs de village) diffuse la corruption et la collusion dans tout le corps social. Les campagnes électorales très coûteuses incitent les politiciens à se rembourser sur les fonds ou les contrats publics une fois élus par leurs concitoyens.
Les nouvelles libertés et l’autonomie accordées aux provinces et aux départements au titre de la décentralisation n’ont pas réussi à régler la question papoue dans la région la plus orientale de l’archipel. Les élections libres en Papouasie ne permettent pas aux Papous (chrétiens) de prendre en main leur destin, car la colonisation de leur territoire par les Javanais, mais aussi et surtout par les Bugis, les a transformés en quasi minorité sur leur propre territoire. Le conflit entre les Papous et Jakarta se cristallise autour de la gigantesque mine de cuivre (la plus grande du monde) exploitée par la compagnie américaine Freeport à Mimika. Les profits considérables ne bénéficient pas aux Papous, tandis que la compagnie américaine s’appuie sur la protection des militaires indonésiens pour assurer sa sécurité.
Ces différents thèmes — impunité de milices islamiques, contestation de l’autorité publique, corruption généralisée malgré les efforts de la Commission anti corruption (KPK), incapacité à traiter convenablement la question papoue — soulignent un problème structurel qui pourrait finir par entraver l’émergence indonésienne : la faiblesse de l’Etat.
Paralysé par la transition démocratique et son souci de respecter les droits humains et les libertés fondamentales, affaibli par une décentralisation nécessaire mais dont les modalités altèrent les relations structurelles entre le centre et les régions, violemment contesté par les islamistes qui dénoncent son sécularisme, l’Etat indonésien cherche à se reconstituer ; il entend rechercher l’efficacité, réduire la propension bureaucratique de son administration, améliorer la gestion du domaine public, notamment les infrastructures physiques largement insuffisantes (transport, énergie). Le gouvernement central, dans la période de reformasi, se sent obligé de maintenir un consensus mou dans un archipel complexe… Le chef de l’Etat maintient dans son gouvernement une coalition qui va des islamistes aux nationalistes (à l’exception du PDIP de Megawati, seul parti d’opposition) qui lui permet de tenir en laisse les opposants, mais qui le rend otage de ceux qu’il prétend contrôler. Pourtant, Susilo Bambang Yudhoyono auquel il reste deux ans dans son second et dernier mandat quinquennal aurait la liberté et la légitimité de prendre des mesures fermes et adaptées avant la prochaine élection présidentielle en 2014. Mais par tempérament consensuel ou par refus de l’autoritarisme, il préfère intervenir le moins possible, en observant un style de présidence lointaine, préoccupée des grands sujets mondiaux et diplomatiques…
En fait, l’un des débats qui agitent la sphère publique en juin 2012 est celui du rapport au monde, dont la crise — largement occidentale — inquiète l’opinion. Faut-il céder aux sirènes du protectionnisme pour faire face à la crise mondiale? Les économistes nationalistes préconisent de récupérer ainsi de la valeur ajoutée en limitant les exportations de matières premières non transformées, mais les plus libéraux redoutent une attitude trop frileuse face aux marchés mondiaux. La question est de savoir si le vaste marché national indonésien qui a permis au pays de traverser en toute immunité les crises récentes pourrait le mettre à l’abri d’une crise qui finit par toucher l’Asie orientale.
Conclusion
L’élan indonésien repose sur un modèle paradoxal de développement fondé sur un environnement à la fois propice (vaste et riche en matières premières) et dangereux (une nature volcanique et équatoriale, virulente et stimulante tout à la fois) ; l’association d’une démocratie jeune et dynamique à un passé autoritaire et austère qui a permis la naissance et l’ascension d’une bourgeoisie toujours plus nombreuse. La clé de l’émergence dans le cas indonésien est la diversité des modèles politiques expérimentés par le pays, la diversité transcendée par un nationalisme durable, dont se sont emparé la bourgeoisie et les nouveaux bataillons de la classe moyenne. Cette convergence nationale se maintient malgré la multiplicité et l’hétérogénéité des conditions naturelles, sociales et culturelles de l’archipel. Les Indonésiens partagent un narratif collectif, qui met en scène leur identité fondée sur une histoire et des valeurs communes. Au-delà de ces variables qui peuvent aussi bien jouer dans un sens négatif, il faut souligner l’apparition (fortuite ?) d’une heureuse conjoncture, où (presque) tous les facteurs se mettent à jouer dans un sens positif.
Malgré son exotisme et son éloignement, l’Indonésie interpelle la France, en tant qu’expérience sociale et nationale singulière. De loin le premier pays de l’ASEAN, l’archipel s’insère dans la société mondiale comme nouvelle puissance moyenne, dont l’influence dépasse les moyens réels. Bien que les relations soient cordiales dans la dernière période, la présence française reste en pointillé dans l’archipel. La France a souvent été absente et présente à contre temps : fort active dans les années Soeharto (l’Indonésie autoritaire était le pays le plus aidé par la France, en dehors du pré carré africain), elle est absente au moment de la démocratisation de l’archipel, sans doute dissuadée par la crise financière de 1998 et par les tensions séparatistes et religieuses qui ont suivi. Cette attitude frileuse contraste avec celle des Américains, qui ont au contraire réinvesti politiquement dans l’archipel en 1998, tablant sur sa démocratisation ; ils ont ainsi obtenu sa coopération stratégique dans la lutte contre le terrorisme après la destruction des tours jumelles de New York. On notera la visite à Jakarta du premier ministre français François Fillon en juillet 2011, qui a permis de signer un « partenariat stratégique » avec l’Indonésie. De tels partenariats sont significatifs, mais leur multiplication même les dévalue quelque peu.
L’Europe est plus active, sur le plan commercial tout au moins. Mais elle ne dispose d’aucun moyen militaire, et son expression diplomatique reste limitée.
Dans le cadre d’un rééquilibrage du rapport au monde et de la politique extérieure, jouer la carte de l’Indonésie démocratique serait avisé. Les aptitudes de sa population, ses ressources, sa mobilisation pourraient compter, face à une Chine vouée au ralentissement et au vieillissement et peut-être aux aléas de l’autoritarisme. L’Indonésie poursuit sa conversion à la démocratie, qu’elle met en œuvre de façon relativement paisible, à la différence de l’Inde. Elle draine derrière elle le reste de l’Asie du Sud-Est, région riche de sa diversité et de son dynamisme. Ces qualités ne peuvent être ignorées par les Européens en quête d’une énergie nouvelle.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Les plus émergents des pays émergents : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud.
[2] Notamment un ouvrage à visée exhaustive intitulé L’enjeu mondial, Les pays émergents, Presses de Sciences Po, 2008, sous la direction de Christophe Jaffrelot.
[3] Cf. « Great game in the South China Sea », The Hanoist, Asia Times online, 17 avril 2012.
[4] L’Indonésie était appelée autrefois « archipel malais », mais pour désigner sa durée dans le passé on préfère parler de nusantara, terme indonésien d’origine sanscrite, dont l’étymologie indo-européenne donne le sens moderne : nusa : île (cf. nesos en grec), et antara : entre, inter. Nusantara signifie donc archipel.