séance du lundi 18 juin 2012
par M. Christophe Jaffrelot,
Directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS
Voilà plusieurs années que je travaille sur la démocratie en Inde. L’angle sous lequel je vais aborder aujourd’hui ce sujet, à savoir celui de la relation entre le développement économique et la démocratie, a été retenu pour sa valeur heuristique. Il permet en effet non seulement de mieux comprendre l’Inde, mais encore de nous mieux comprendre nous-mêmes.
Il est de bon ton dans les sciences sociales et humaines de l’Occident de considérer qu’il existerait une relation quasi automatique entre développement économique et démocratie – que l’on regarde du côté d’auteurs marxisant comme Barrington Moore ou du côté d’auteurs libéraux comme Seymour Martin Lipset. Dès les années cinquante s’est imposée l’idée que le développement économique était le préalable incontournable à toute démocratie. Moore disait « No bourgeois, no democracy ! » pendant que Lipset affirmait qu’en dessous d’un certain revenu moyen un pays ne saurait être démocratique.
L’Inde est le contre-exemple parfait de ces théories. C’est, du moins, ce que je vais m’employer à démontrer, en justifiant dans un premier temps l’usage du mot “démocratie”. L’Inde prétend être la plus grande démocratie du monde. A-t-on de bonnes raisons de la croire ?
Dans un second temps, j’essaierai de montrer que si l’Inde s’est démocratisée, ce n’est pas tant du fait du développement économique que, paradoxalement, du fait de la caste – et certainement pas de la classe moyenne – le produit de la croissance économique récente – qui, en Inde, est certainement la moins démocratique des formations sociologiques.
L’Inde peut prétendre au titre de plus grande démocratie du monde pour plusieurs raisons. La première est qu’aucun pays au monde n’envoie autant d’électeurs aux urnes, élection après élection, depuis 1951, pour voter d’une manière libre. En 2009, l’Inde a voté pour la quinzième fois et ce sont quelque 500 millions d’électeurs qui ont été appelés aux urnes, non plus pour y glisser un bulletin, mais pour voter, comme c’est la règle depuis 2004, à l’aide de machines électroniques (les fameuses EVM, Electronic Voting Machines). On constate en outre, à chaque élection, un engouement assez spectaculaire pour l’acte de vote, avec, depuis la dernière décennie, un taux de participation moyen de 58%, supérieur – faut-il le noter ? – à celui enregistré lors des dernières élections législatives françaises. Le pic de participation a été atteint en 1984, au lendemain de l’assassinat d’Indira Gandhi, avec 64%.
On pourrait s’interroger sur le bon déroulement démocratique du vote en Inde dans la mesure où un grand nombre d’électeurs, près d’un tiers du corps électoral, sont analphabètes. Mais le problème a été résolu grâce à l’utilisation de symboles électoraux qui apparaissent sur les affiches des partis et les écrans des machines à voter. Chaque parti est identifiable par un symbole, le Parti du Congrès par une main ouverte, le BJP par une fleur de lotus, le parti communiste par une faucille et un marteau, etc.
La capacité de la démocratie indienne à mobiliser l’électorat n’aurait pas grand sens si cet électorat n’avait pas le choix entre différents partis. Or le multipartisme est ancré dans la vie politique indienne et l’éventail des sensibilités politiques n’est pas sans rappeler celui que l’on trouve dans l’Europe de l’Ouest. En Inde aussi, il existe un centre, une gauche et une droite.
Le centre, c’est le Parti du Congrès, parti historique créé en 1885, d’abord fer de lance du mouvement pour l’indépendance d’une élite anglicisée assez modérée, puis parti de masse dès lors que le Mahatma Gandhi en eut pris la tête en 1920. Ce fut ensuite un parti de gouvernement lorsque Nehru accéda à la direction de l’Inde en 1947. À Nehru, mort en 1964, succéda sa fille après un intermède assez court, et le Parti du Congrès exerça le pouvoir sans partage jusqu’en 1977. Indira Gandhi perdit le pouvoir jusqu’à ce que son fils Rajiv Gandhi lui succédât. Aujourd’hui, c’est Sonia Gandhi, la veuve de Rajiv, qui est à la tête du parti. Et c’est donc ainsi que le Parti du Congrès, depuis 1947, exerce le pouvoir en Inde et, en tant qu’épicentre du système politique, permet de garder le cap.
La gauche est bicéphale. Elle comprend un parti communiste très ancien, deuxième parti communiste à avoir été créé en dehors de l’Union soviétique, en 1921. Ce parti communiste a des bastions forts, au Bengale occidental ou encore au Kerala, où les communistes, en 1957, pour la première fois dans le monde, ont été portés au pouvoir par la voix des urnes. La gauche comprend également un parti socialiste, tourné vers le monde paysan et qui défend les petits tenanciers, parti souvent déchiré par les luttes de factions, mais qui parvient toujours, tant bien que mal, à retomber sur ses pieds.
La droite, si l’on s’en tient à nos critères de classification, pourrait parfois être qualifiée d’extrême-droite. En effet, le BJP, parti nationaliste hindou, est certes libéral sur le plan économique, mais passablement xénophobe sur le plan politique, puisqu’il considère que les minorités, musulmane (14%) et chrétienne (2,5%) doivent s’intégrer et refouler dans la sphère privée les manifestations de leur foi pour reconnaître dans l’hindouisme LA culture nationale. Cette droite a pris le pouvoir à plusieurs reprises dans les États, mais aussi au centre de 1998 à 2004.
Ce dernier point m’amène à évoquer un autre fait majeur de la démocratie indienne : l’alternance. L’alternance politique est devenue parfaitement banale: elle est considérée de façon totalement dédramatisée. De 1989 à 2004 – le scrutin de 1999 excepté -, alors que les Indiens ont voté à cinq reprises, aucun parti n’a été reconduit au pouvoir sans que cela créât la moindre difficulté. On voit là que la démocratie indienne est bien différente de la plupart des «démocraties» d’Asie, hormis, peut-être, Taïwan, la Corée du Sud, Sri Lanka et le Japon. Par ailleurs, il faut signaler qu’aucun Premier ministre indien éconduit n’a eu la tentation de faire appel à l’armée pour garder le pouvoir. Du reste, quand bien même il l’aurait fait, l’armée, pléthorique (un million cinq cent mille personnes), n’aurait pas suivi car elle est totalement apolitique et n’a jamais eu la moindre velléité de prendre le pouvoir.
Le bon fonctionnement des institutions démocratiques en Inde est également dû à la présence d’un contre-pouvoir majeur, la Justice. L’indépendance de la Justice indienne, incarnée au plus haut niveau par la Cour suprême est d’autant plus nécessaire et utile que la corruption est grande au sein de la société. Si la Cour suprême des États-Unis est nommée par le président américain, certes après validation par le Congrès, la Cour suprême indienne est nommée par les juges de rangs inférieurs des Hautes Cours des États de l’Union. Cette cooptation de juges par d’autres juges offre une garantie d’indépendance, d’autant que les juges de la Cour Suprême ne peuvent être révoqués, sauf à lancer une procédure d’impeachment à l’américaine qui ne peut aboutir que si trois cinquièmes du Parlement votent sa révocation, cas qui ne s’est jamais produit et qui a peu de chances de se présenter à l’avenir.
Les juges disposent donc d’un grand pouvoir qu’accroit encore le prestige dont ils jouissent dans le pays. La Justice est, avec l’armée, l’institution qui bénéficie de la meilleure image au sein de la société indienne. La popularité des juges – certes de plus en plus ternie par des cas de corruption – est aussi dû à leur mode de vie assez spartiate, qui tranche agréablement avec l’ostentation des nouveaux riches et de bien des hommes politiques.
Outre la Justice, il existe en Inde un autre contre-pouvoir, la presse. La presse indienne est florissante et enregistre des taux de tirage qui ont encore augmenté de 8% l’an dernier. En 1993, il y avait déjà 32 214 titres répertoriés avec un tirage de 68 millions d’exemplaires toute catégories liées à la périodicité confondues. Une dizaine de titres tirent actuellement à plus d’un million d’exemplaires. Le Times of India tire à plus de 2,5 millions ; Dainik Bhaskar, en langue hindi, est le plus grand quotidien du monde, etc. Il s’agit d’une presse vigoureuse, lue souvent à voix haute dans les villages afin que les analphabètes puissent être informés, et qui n’épargne ses critiques à aucun gouvernant. Cette presse bénéficie du reste de toutes les fuites que la Justice ménage pour elle afin de mettre en difficulté les hommes politiques les plus corrompus.
La corruption est en fait le fléau de la démocratie indienne. L’actualité nous en offre une illustration avec l’emprisonnement du ministre des télécommunications qui a soustrait à l’État pas moins de 38 milliards de Dollars en sous-facturant des licences de téléphonie mobile.
Il n’en demeure pas moins que la démocratie indienne est robuste et bien vivante et que ce n’est donc pas sans raisons que l’Inde peut se targuer d’être la plus grande démocratie au monde.
La démocratie de l’Inde se heurte toutefois à une limite, celle de la caste, institution radicalement contraire à la démocratie, et l’on peut donc s’interroger sur ce qui a rendu possible la coexistence de la caste et de la démocratie.
Sur quoi repose la caste ? D’abord sur les notions de pur et d’impur. Le brahmane, au sommet de la hiérarchie est pur, de façon héréditaire. L’intouchable, au bas de l’échelle, est en revanche impur, également de manière congénitale. Son caractère impur lui interdit d’entrer en contact avec des castes supérieures parce qu’il les souillerait. Cette conception induit des répartitions sociales topographiques: dans les villages : les intouchables vivent dans des quartiers à l’écart et ils disposent de leur propre puits afin de ne pas polluer l’eau des autres castes.
La distinction du pur et de l’impur s’accompagne logiquement d’une spécialisation professionnelle. Les brahmanes sont les lettrés, ceux qui connaissent les textes et gèrent l’État. Viennent ensuite les guerriers, les kshatriyas, ceux qui ont conquis des territoires, les armes à la main, et dont les descendants sont les grands propriétaires fonciers – les maharadjas, les princes, appartenaient à cet ordre pour la plupart. Puis, viennent les vaishyas, les marchands, les financiers, les hommes d’affaires, ceux qui travaillent avec l’argent. Lakshmi Narayan Mittal appartient bien sûr à cette caste comme la majorité des dirigeants du «CAC 40» de Bombay, les autres étant parfois membres d’autres communautés marchandes comme les Parsis, petit groupe de zoroastriens qui ont quitté l’Iran à l’arrivée de l’islam.
La quatrième caste dans la hiérarchie, la plus nombreuse, est celle des shudras qui travaillent la terre et qui élèvent le bétail; ce sont les paysans. Enfin, il y a les intouchables, chargés d’exécuter les tâches que les autres se refusent à accomplir.
Le système des castes repose enfin sur l’endogamie. Tous les textes de l’hindouisme interdisent le mélange des castes. C’est d’ailleurs l’endogamie qui, en hindi, a donné son nom à la caste, le mot « caste » ayant été introduit par les Portugais. En hindi, « caste » se dit « jâti », un mot qui a pour racine le verbe jana, « naître » – il indique qu’on se reproduit dans sa caste. Même si de nombreux Indiens affirment que le système des castes est révolu, on constate qu’ils veillent néanmoins à se marier à l’intérieur de leurs castes respectives – et surtout à y marier leurs enfants, puisque les unions matrimoniales restent majoritairement arrangées par les parents.
Le système des castes étant tout sauf démocratique, il a favorisé une verticale du pouvoir très longtemps antidémocratique. Le Parti du Congrès a été le premier à se couler dans ce moule en se constituant autour d’une sorte de coalition des brahmanes, des kshatryias et des vaishyas pour faire voter comme il convenait les tenanciers, les paysans sans terre, les ouvriers… Pendant très longtemps, le régime politique indien ne constituait qu’une démocratie formelle, coïncidant, en fait, à une sorte de clientélisme. Mais la caste s’est transformée et c’est en se transformant qu’elle a aidé la démocratie.
La transformation de la caste a eu lieu de façon très progressive suite, principalement, à la colonisation du pays par les Britanniques. Pour eux, et notamment pour les missionnaires – qui n’étaient d’ailleurs pas tous britanniques -, le statut des intouchables était insupportable. Il faut se rappeler que dans le Dharmashastra tuer une vache était davantage puni que tuer un intouchable et que ce genre de préjugé continuait d’informer la mentalité des castes dites supérieures. Très vite, les missionnaires chrétiens ont décidé que ces groupes méprisés, tenus à l’écart, devaient être éduqués. C’est en leur prodiguant une éducation de base que les missionnaires ont inventé la discrimination positive – qui n’est donc pas le produit des mesures d’affirmative actions introduites par les Démocrates américains en faveur des Noirs.
Il est vite apparu que des intouchables éduqués pouvaient être aussi intelligents que quiconque. Ainsi, après l’indépendance, Nehru a estimé que cette politique devait être systématisée et si l’Inde a officiellement dénoncé les discriminations fondée sur la caste, elle a continué à recenser les intouchables. Ceux-ci représentant 15% de la population indienne, il a été décidé que 15% des places à l’université, dans la fonction publique et dans les assemblées élues leur seraient réservées. Cette mesure a constitué le point de départ d’une transformation radicale de la société indienne.
Les intouchables ont pris conscience de leurs droits et de la place qu’ils pouvaient revendiquer dans la société. Des partis se sont formés sur cette base, l’un d’entre eux a même été au pouvoir de 2007 à 2012 dans l’Uttar Pradesh, le plus grand État de l’Inde, avec ses 200 millions d’habitants. Comme par contagion, les shudras qui se trouvaient au-dessus des intouchables se sont également mobilisées pour réclamer aussi des quotas. Elles ont obtenu en 1990 que 27% des places dans la fonction publique nationale leur fussent réservées. C’est de ce moment que l’on peut dater la démocratisation de la démocratie indienne, avec un élargissement considérable de la base sociale du régime et un renouvellement significatif de l’élite politique – lié à la création de partis de basses castes. En 1951, les quelque 13% que constituaient brahmanes, guerriers et marchands occupaient 65% des sièges des circonscriptions des l’Inde du Nord, tandis que les 52% que constituaient les paysans n’avaient que 5% des sièges. Aujourd’hui, sur les 29 États que compte l’Inde, seuls quatre sont encore dirigés par des brahmanes.
En se transformant en groupe d’intérêt, la caste s’est affranchie de l’ancienne hiérarchie statutaire et est devenue le vecteur paradoxale de la démocratie. Si les paysans ont bénéficié de la Révolution verte des années 1960, le développement économique n’a donc pas joué un rôle moteur dans le processus de démocratisation.
En fait, la croissance économique aura plutôt exercé une influence contraire. En effet, la classe moyenne qui est née de l’envolée économique de l’Inde – avec un taux de croissance moyen de 7% sur les dix dernières années – est non seulement très consumériste et individualiste, voire, portée au darwinisme social, mais surtout très peu portée à s’impliquer dans la gestion de la chose publique. A la différence des autres démocraties du monde, en Inde, plus on est riche et éduquée, moins on vote. Le taux de participation électorale dans les quartiers résidentiels du sud de Delhi peuvent n’être que de 27-28% tout au plus aux élections municipales. La «classe moyenne» – une formule qui, en Inde, désigne plutôt l’élite sociale, s’est repliée sur la sphère privée – non seulement au sens de l’espace domestique, mais aussi le secteur privé qui a tant profité de la réforme libérale de 1991 et de la croissance.
Cela pose, pour finir, la question de la démocratisation du secteur privé. Jusqu’où la démocratisation de la démocratie indienne pourra-t-elle laisser celui-ci de côté? Les nouvelles élites de basse caste qui ont aujourd’hui accès au pouvoir politique et administratif seront certainement amenés tôt ou tard à frapper à la porte du secteur privé, détenteur de la richesse – et, de plus en plus, du pouvoir. Je ne doute pas que l’Inde ait les moyens de résoudre cette difficulté, peut-être en favorisant l’enseignement professionnel pour ouvrir les entreprises à des gens qui aujourd’hui n’ont pas de formation ; peut-être aussi en réservant des contrats d’État à des entreprises dirigées par des gens de basse caste, comme cela a été fait aux États-Unis avec les Noirs. On peut ainsi espérer que le développement économique et la démocratie finiront par aller de pair en Inde grâce à de véritables politiques publiques de redistribution – comme l’introduction d’une forme de protection sociale.