Asymétries et forces neuves du monde actuel

Séance solennelle du lundi 19 novembre 2012

par Mme. Marianne Bastid-Bruguière,
Présidente de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur,
Monsieur le Chancelier,
Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,

Au cours de cette séance solennelle de rentrée, il revient au président en exercice de rendre compte des travaux de l’Académie durant l’année écoulée. Ce devoir est inscrit au règlement depuis 1888. Il est arrivé que le secrétaire perpétuel en prît la charge, conformément à la règle antérieure ou en raison de circonstances particulières. Ce fut le cas en 1997 lorsque Pierre Messmer, alors secrétaire perpétuel de notre Académie, soucieux des bonnes traditions parlementaires dans ce « parlement de savants », souhaita rendre compte de l’œuvre accomplie au terme de deux ans de mandat. En 2005, notre secrétaire perpétuel, Michel Albert, nous confiait une somme de réflexions sur l’activité d’ensemble de l’Académie au cours d’une année marquée à la fois par la célébration solennelle du bicentenaire de la naissance de Tocqueville et du centenaire de la loi sur la Séparation des Églises et de l’État.

Cette année où pour la deuxième fois seulement de l’histoire bicentenaire de notre Académie une femme occupe la fonction de président, il apparaît parfaitement conforme à la nature qu’elle assume la besogne d’économie domestique qu’est le compte-rendu des travaux de l’année. Deux bonnes raisons m’empêchent de me rebeller contre ce devoir. La première est d’ordre intellectuel et amical. Notre secrétaire perpétuel souhaitait nous entretenir d’un fort beau sujet. La seconde raison est de l’ordre des principes. Il convient de montrer, comme l’avait fait du reste la première présidence féminine, que l’alternance entre les genres à la tête de notre Bureau n’entraîne aucune contravention aux règles qui assurent l’heureux fonctionnement de l’institution et sa pérennité.

La période légale dont j’ai à rendre compte est celle de mon mandat, à partir du début de janvier 2012. J’y ajouterai cependant quelques événements de la fin de l’an dernier, postérieurs à la séance solennelle du 14 novembre 2011, et qui n’avaient donc pu être mentionnés dans la mémoire publique de notre Compagnie que sont les discours prononcés en cette occasion.

 

Notre Académie est un corps savant dont le visage change au fil des inconstances de la vie. Nous avons partagé avec le peuple de son pays et ses admirateurs émus à travers le monde entier la tristesse de voir s’éteindre le Président Václav Havel, le 18 décembre 2011. Ce grand écrivain humaniste, haute et vibrante figure de la démocratie, était membre associé étranger de notre Académie depuis le 13 janvier 1992. Nous avons regretté aussi, le 17 janvier 2012, la perte de John Anthony Jolowicz, professeur à l’Université de Cambridge, membre correspondant de la Section Législation, Droit public et Jurisprudence.

Nous avons honoré nos confrères disparus. Au cours de la séance du 5 décembre 2011, notre confrère Jean-Claude Trichet a donné lecture de sa notice sur la vie et les travaux de Pierre Messmer.

Nous avons appelé de nouveaux talents pour refaire nos rangs. Le 12 décembre, Monsieur Philippe Levillain, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-Nanterre, a été élu au fauteuil qu’avait occupé Pierre Chaunu dans la Section d’Histoire et Géographie. Le 26 mars 2012, l’Académie a procédé à l’élection de deux membres correspondants : Monsieur Tomás Calvo-Martinez, président d’honneur de l’Institut international de philosophie et professeur à l’Universidad Complutense de Madrid, a été élu à la place laissée vacante par le décès de Sergio Cotta en Section de Philosophie ; Monsieur Christian Schricke, membre du Collège de l’Autorité des marchés financiers, a été élu à celle laissée vacante en Section Législation, Droit public et Jurisprudence, à la suite du décès de Claude Reymond. Un troisième membre correspondant, Monsieur Laurent Stefanini, chef du Protocole, a été élu le 2 avril à la place vacante en Section générale depuis le décès de Xavier Deniau. Enfin, le 11 juin, nous avons élu Monsieur Stephen Breyer, juge à la Cour Suprême des États-Unis, à un fauteuil de membre associé étranger où il succède à l’archiduc Otto de Habsbourg.

Ces élections, par l’attention qu’elles attirent dans les milieux intéressés et par les choix qu’elles indiquent, font voir que l’Académie persévère dans une mission première que lui confièrent ses fondateurs thermidoriens il y a plus de deux siècles : assurer un lien fécond entre les générations savantes et avec les milieux savants du monde entier.

 

Par bien d’autres activités encore, notre compagnie remplit les diverses fonctions que la tradition et les règlements lui reconnaissent.

Si, depuis plus d’un siècle déjà, l’Académie ne propose plus elle-même de sujets de concours sur lesquels chaque année les meilleurs esprits de la nation sont invités à disserter pour obtenir des prix, sa tâche originelle de suivre et promouvoir les travaux scientifiques d’intérêt général, d’exercer un jugement scientifique impartial dans le vaste champ des disciplines de son ressort, reste une de ses activités importantes, bien que peu connue du grand public. Le long palmarès que lira tout à l’heure notre vice-président montrera l’étendue et la variété des domaines couverts. C’est surtout grâce à la générosité privée que nous pouvons continuer ainsi à distinguer et récompenser les mérites scientifiques ou civiques, ou encore remédier à des situations personnelles difficiles. Je veux en remercier ici nos donateurs.

Une autre application notable de la fonction d’évaluation scientifique que nous assumons réside dans les avis que nous devons donner, en seconde instance, sur les propositions de nomination dans plusieurs grands établissements d’enseignement supérieur et de recherche, tel le Collège de France, et dans notre participation aux conseils qui dirigent certaines de ces institutions. Il peut paraître saugrenu que par ces temps de rigueur les pouvoirs publics aient l’habitude de constituer à grands frais des comités d’experts extérieurs, souvent immédiatement contestés, pour procéder aux innombrables évaluations dont on imagine qu’elles perfectionnent la gestion des choses, alors que ces mêmes pouvoirs disposent gratuitement du vivier des académies. Le paradoxe est d’autant plus étrange, et prête à rire à l’étranger, que nombre d’académiciens sont sollicités à titre individuel de donner leurs avis, conseils et évaluations, précisément par les glorieuses universités anglo-saxonnes que l’on voudrait égaler en France.

Cependant, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche a confié depuis 2009 à notre Académie la charge d’organiser le concours du Prix Claude Levi-Strauss, destiné à distinguer chaque année un chercheur d’excellence dans le domaine des sciences humaines et sociales en France. L’an dernier, le prix avait été remis, par le ministre lui-même, à Monsieur Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, le 29 novembre 2011. Le lauréat de 2012 sera désigné avant la fin de cette année.

L’Académie, depuis toujours, pratique la recherche et s’attache à l’animer par les groupes de travail qui se forment en son sein et s’associent des collaborations extérieures compétentes et fidèles. Deux groupes se sont réunis très régulièrement cette année. Le groupe de travail, que préside notre confrère François Terré, sur la réforme du droit des obligations a remis au ministère de la Justice, en 2011, ses propositions sur le droit de la responsabilité civile, qui ont fait l’objet d’une consultation publique. Un autre rapport vient d’être achevé sur la réforme du régime général des obligations. Le groupe présidé par notre confrère Bernard d’Espagnat sur l’apport de la physique contemporaine à la théorie de la connaissance a également poursuivi ses travaux, dont les résultats ont abouti à différentes publications. Il convient de mentionner aussi la parution cette année de l’ouvrage Le peuple et l’idée de norme, sous la direction de notre confrère Pierre Mazeaud, qui réunit une réflexion conduite par notre Académie et l’Institut Jean Foyer de droit parlementaire qu’elle parraine.

Plusieurs colloques organisés de concert avec nos confrères des sciences ont permis d’élargir les échanges entre toutes les branches du savoir qui sont la vertu de l’Institut de France. Ainsi s’est tenu le 26 mars et le 21 mai un colloque en deux parties, où se croisaient le point de vue des sciences humaines et celui des neurosciences sur les états modifiés de conscience. Le 9 mai, c’est sur l’enseignement philosophique et les sciences que notre Compagnie et l’Académie des sciences réunissaient un colloque accueilli à la Fondation Del Duca, auquel était associée l’Inspection générale de l’Éducation nationale.

D’autres colloques se sont tenus en liaison avec des fondations dont nous avons la charge d’attribuer les prix. Le 27 juin, nous avons réuni un colloque très tonique sur l’expérience du réseau GERME (Groupes d’entraînement et de réflexion au management des entreprises), lauréat du Prix Olivier Lecerf pour l’encouragement d’une approche humaniste dans le management des entreprises. Ce réseau, qui compte 81 groupes en métropole, aux Antilles et en Belgique, est un organisme de formation, sur une base associative, spécialisé dans l’accompagnement des cadres et des dirigeants dans leurs fonctions de management, pour les aider à remettre l’homme au cœur de l’entreprise. La semaine dernière, les 15 et 16 novembre, notre Académie était le maître d’œuvre du colloque sur La défense de l’Europe, entre Alliance atlantique et Europe de la défense, accueilli par la Fondation Singer-Polignac, avec le concours de la Fondation créée par Édouard Bonnefous, qui fut près de cinquante ans une des grandes figures de notre Compagnie et qui exerça dix-sept ans la charge de chancelier de l’Institut. Les travaux du colloque donnèrent l’occasion de mettre en lumière l’action d’Édouard Bonnefous en politique étrangère pendant la guerre froide. Lors d’une visite en France de Monsieur Amartya Sen, professeur à l’Université Harvard et prix Nobel d’économie, l’Académie a organisé une conférence publique au cours de laquelle l’éminent savant a exposé sa théorie sur le choix collectif et son raisonnement politique.

 

La grande innovation dans l’activité de recherche et d’animation des débats savants que pratique l’Académie a été la mise en œuvre des Entretiens académiques, selon l’idée qu’avait lancée et inaugurée l’an dernier notre confrère Jean Baechler, durant sa présidence. Celui-ci avait prévu, à vrai dire, deux formules différentes. L’une, sans désignation particulière, par laquelle chacune des six sections qui composent l’Académie prend la charge de définir l’objet d’une séance et d’en assurer l’illustration. L’autre, intitulée proprement « Entretiens de l’Académie », dans laquelle, le lundi matin, à l’initiative entièrement libre d’un académicien, sur un thème de son choix et avec le concours de compétences internes et externes à sa convenance, est réuni un colloque restreint, devant un public d’invités. Les deux formules ont stimulé l’inspiration générale et ont adopté l’appellation commune d’Entretiens académiques, sauf dans le cas, que j’évoquerai un peu plus loin, où les sections ont assuré une séance du programme annuel par le truchement d’un exposé individuel.

Les Entretiens académiques de l’année écoulée ont porté sur La disqualification des experts, le 28 novembre 2011, à l’instigation de notre confrère Jean Baechler. Un exposé examinait les diverses formes que prend dans les faits la disqualification, et les vices des expertises parallèles auxquelles elle conduit, pour se demander si la racine du phénomène résidait dans un déficit de formation et d’information ou dans une dévalorisation insidieuse de la notion même de progrès. Le deuxième exposé approfondissait l’analyse des raisons du phénomène, à partir desquelles le troisième orateur suggérait certaines pistes originales pour y porter remède, en raisonnant en termes de marketing cognitif, face à un problème qui est celui d’une concurrence d’idées et croyances sur le marché cognitif.

Un deuxième Entretien, le 12 décembre, Mondialisme et déclin, était conçu par notre confrère Georges-Henri Soutou sur l’hypothèse qu’à un certain degré de puissance et de développement, les grands pays ont été poussés à se “mondialiser”, dépassant ainsi leurs capacités réelles et entamant, sous l’effet de leur surengagement, le processus de leur déclin. Cinq contributions ont discuté les cas britannique, soviétique, américain, allemand et chinois, avant un débat et quelques conclusions générales.

Le troisième Entretien, Quel avenir pour le nucléaire dans la politique énergétique française ?, occupa toute la journée du 19 mars, à l’initiative de notre vice-président, Monsieur Bertrand Collomb. Six contributions ont fait le point sur les problèmes de sûreté, entretien et modernisation des centrales nucléaires, sur la question des économies d’énergie, des énergies renouvelables, en relation avec la protection de l’environnement et de la santé, les coûts et les alternatives. Notre confrère Édouard Brézin de l’Académie des sciences a présenté la position de son Académie sur le nucléaire. À la suite du débat public et de ses propres délibérations, notre Académie a adopté le 26 mars un avis, communiqué aux pouvoirs publics et à la presse, sur l’énergie nucléaire en France. Elle y affirme que « la meilleure stratégie pour la France est de combiner la poursuite d’un programme nucléaire dynamique avec des actions d’économies d’énergie et d’efficacité énergétique, et le développement des énergies renouvelables ».

Le quatrième Entretien, États en faillite ? Dettes souveraines et défaillances des États, s’est tenu le 15 octobre à l’initiative de notre confrère Gilbert Guillaume. Deux exposés tirèrent quelques leçons et parallèles édifiants de la cascade des banqueroutes d’État depuis le XVIIIe siècle. Quatre autres contributions examinèrent les enchaînements et mécanismes financiers propres au contexte actuel, et portèrent le regard sur l’appareil juridique et les pratiques de négociation et d’arbitrage qui encadrent aujourd’hui les dettes souveraines ou qui pourraient atténuer les conséquences redoutables de la faillite financière d’un État.

Un cinquième Entretien, L’industrie manufacturière en France, organisé par notre Section d’Économie politique, Statistique et Finances, s’est déroulé toute la journée du 22 octobre. Il a été honoré par la présence et un discours du ministre du Redressement productif. Il a fait l’objet d’un communiqué de presse. Les propos des six orateurs invités et les débats qui les ont accompagnés se sont rejoints sur le constat de la désindustrialisation en France et de ses effets directs sur l’aggravation du déficit commercial et du chômage, sur le ralentissement de la croissance et la perte de compétitivité. Ils ont procédé à une analyse précise et sereine des différents facteurs de cet état de choses, en comparant avec la situation d’autres pays et en suggérant une série de moyens d’action pour parvenir à une revitalisation du tissu industriel, qui est immédiatement nécessaire mais doit être conduite en sorte de s’assurer une réelle efficience sur le long terme.

Notre sixième Entretien, Relecture de Raymond Aron : “Paix et guerre entre les nations” cinquante ans après, a eu lieu le 5 novembre à l’initiative de notre confrère Georges-Henri Soutou. Comme il est juste, puisque notre Académie a eu l’honneur de compter Raymond Aron parmi ses membres de 1963 à 1983, ce retour sur la théorie des relations internationales de l’illustre philosophe et sociologue a été conduit surtout par des confrères. Plusieurs ont été ses élèves et perpétuent d’ailleurs dans les pages de la revue Commentaire, qu’il avait fondée, les lignes de force de sa pensée libérale et critique.

Deux autres Entretiens, Les ambiguïtés de la science et Démocratie et anticipation de l’avenir se tiendront les 3 et 10 décembre à l’initiative de notre confrère Jean Baechler. Celui-ci a monté par ailleurs un programme de recherche Guerre et sociétés, soutenu par la Fondation Del Duca de l’Institut, qui a donné lieu, les 19 et 20 juin, à des journées d’étude sur les « Penseurs de la stratégie ». Monsieur Baechler a été invité aussi à assurer la coprésidence du Centre Chine-Europe pour la communication transculturelle, créé en mai à l’Université polytechnique de Hong Kong avec un soutien de la Fondation Forum Chine-Europe abritée par l’Académie. Je fais moi-même partie du comité scientifique d’un projet de recherche engagé par ce centre, sur les villages catholiques du Nord-Est de la Chine.

 

La diffusion de nos travaux adopte de nouvelles formes. Ces dernières années, seules les communications hebdomadaires, suivies des questions et réponses, étaient accessibles, en format texte sur le site Internet de l’Académie, et en transmission radio sur Canal Académie, le centre radiophonique de l’Institut. Elles le sont toujours. Mais l’Académie s’est dotée depuis cette année d’un Bulletin, revue dont le service gratuit est en principe assuré à plusieurs centaines d’organismes. Trois numéros ont déjà paru. Chacun contient une chronique de toutes les activités de l’Académie et deux dossiers thématiques réunissant des textes présentés lors des Entretiens ou des séances ordinaires. Une autre partie des textes de même provenance paraitra sous forme de petits volumes de la collection « Débat public » publiée par l’Académie chez Hermann. Le premier volume, qui vient de sortir, est La disqualification des experts.

 

Vingt-huit de nos séances hebdomadaires ont été consacrées cette année à une réflexion sur les asymétries et forces neuves du monde actuel. Fidèle à sa vocation première, l’Académie porte une attention continuelle aux problèmes de la société de notre temps, ainsi que l’illustrent les travaux que je viens de mentionner et ceux des années antérieures. Il en va ainsi en fonction des compétences et intérêts très variés de ses membres, sous la nécessité des circonstances, en particulier du fait des difficultés nées de la crise économique et financière mondiale, ou encore par suite de sollicitations spécifiques. Cependant, la place que tient naturellement dans nos préoccupations le domaine français ou l’implication de notre pays dans des questions plus générales conduit notre regard et nos raisonnements à se renfermer dans le champ familier des expériences sociales et des habitudes de l’Europe et de l’Amérique du Nord.

J’ai voulu que, lors des séances ordinaires de l’année écoulée, nous tentions de prendre une distance par rapport aux événements et défis immédiats, afin d’enrichir les données et perspectives de la réflexion qu’on y doit appliquer. Cette distance concernait la méthode et les objets d’observation. L’exploration à laquelle nous nous sommes livrés a laissé de côté l’analyse des concepts, des modèles ou des structures, qui soutient d’ordinaire, dans les sciences sociales du monde occidental d’aujourd’hui, les approches générales synthétiques ou théoriques. En effet, quel que soit le soin qu’on apporte à la définition des termes utilisés, le discours abstrait sur les concepts tend de plus en plus à déformer, à trahir la réalité de la vie présente du monde, spécialement quand l’on doit appréhender par le truchement d’une langue étrangère les réalités de l’existence dans des pays de culture différente.

Eussions-nous recours au langage des images, pour être plus dans le vent, en substituant des vidéos et Power Points aux grâces austères de nos communications, le dommage serait le même. L’image fige la réalité tout autant que le mot. En outre, elle ne permet au spectateur aucun dialogue instantané sur le même registre. L’auteur de l’image impose sa vision au spectateur désarmé. Nous en sommes donc restés à la parole, ce saint langage honneur des hommes, comme disait Valéry, car seule la parole permet le débat. Mais nous avons cherché à saisir, autant que les imperfections de notre langue et les limites de notre esprit le permettent, le mouvement des choses et des hommes dans le monde d’aujourd’hui, et la configuration des forces qui portent ou conditionnent ces transformations.

Cette direction d’enquête m’était inspirée par une fréquentation impénitente de Thucydide et de travaux d’hellénistes relatifs à la formation de la notion grecque de καιρóς (mot intraduisible, rendu souvent par « moment favorable », « occasion ») ou des travaux sur le passage de la philosophie ionienne, vision de l’univers, à la pensée grecque classique, tournée vers la connaissance de l’homme. Une perspective orientée vers les dynamiques en jeu dans le monde actuel me venait aussi de la lecture assidue des nombreux textes dans lesquels depuis deux siècles, et de toute antiquité, les Chinois se livrent à l’analyse de conjonctures politiques confuses.

Dans la bigarrure du réel, qu’ils désignent du terme de ποικιλíα, Thucydide et le génie de son temps s’efforcent de découvrir les jointures par où l’esprit humain peut instaurer sa maîtrise sur les circonstances, les données extérieures, les réalités mouvantes, en vue de succès d’ordre pratique. Pour percevoir le temps propice à l’action sur le monde extérieur, pour en comprendre la configuration et les ressorts, ils mettent en œuvre l’intelligence rusée, technicienne, la μñτις, plutôt que la raison spéculative en quête de vérité absolue.

Plus anciennement et plus durablement que les Grecs, les Chinois ont coutume, pour guider leur action, notamment dans le domaine public, d’examiner soigneusement ce qu’ils appellent le shi ?, c’est-à-dire l’état des choses et leur mouvement, leur tendance, leur potentiel, la configuration des forces et des réalités du monde extérieur, l’efficacité qui n’a pas son origine dans une initiative humaine intentionnelle et clairement identifiée, mais résulte de la disposition des choses. Pour cet exercice et l’utilisation de ses résultats, ils déploient une forme d’intelligence ou sagesse, zhihui ??, assez proche de l’intelligence rusée des Grecs, soucieuse comme elle de sentir le terrain, de toucher le concret.

 

Notre examen panoramique et comparé a envisagé les données mondiales fondamentales en matière de population et de ressources matérielles. Le regard s’est porté ensuite hors du champ familier de l’Europe et de l’Atlantique Nord, à travers le monde, sur la dynamique interne et l’évolution culturelle de différentes sociétés et régions émergentes. Les interventions et débats sont déjà accessibles ou le seront sous peu dans nos publications et sur notre site Internet. Je mentionnerai simplement ici l’itinéraire que nous avons suivi et les guides avertis qui nous accompagnèrent. Je vous engage vivement à lire leurs textes et tiens à remercier tout spécialement leurs auteurs.

Monsieur Henri Léridon, membre correspondant de l’Académie des sciences, et Monsieur Jacques Véron, directeur de recherche à l’INED, en collaboration avec Madame Isabelle Attané, également directeur de recherche à l’INED, nous ont tracé des prévisions raisonnées sur une croissance et des mouvements migratoires de la population mondiale, certes considérables, mais progressifs et gérables. Monsieur Christian Morrisson, professeur émérite à l’Université de Paris I, et Monsieur François Bourguignon, directeur de l’École d’économie de Paris, nous ont montré comment depuis vingt ans, pour la première fois depuis trois siècles, l’inégalité mondiale, mesurée en termes de différence de revenu moyen entre pays, a baissé de manière significative, notamment grâce à une diminution du nombre des pauvres et très pauvres en Asie orientale, en grande partie imputable aux effets de la mondialisation. En revanche, des facteurs complexes, les uns spécifiques à certains pays, expliquent la croissance de l’inégalité des revenus à l’intérieur des pays, frappante surtout dans les pays avancés, où elle renverse une tendance historique, mais notoire aussi dans les pays du Sud. Cette inégalité nationale, dont on doit noter qu’en France elle s’est accusée moins fortement qu’ailleurs, n’a guère d’incidence sur la tendance générale à la baisse de l’inégalité mondiale entre pays. La hausse de l’inégalité nationale peut d’ailleurs être modérée, sans compromettre la croissance, par des politiques adéquates de redistribution et de régulation du secteur financier.

Sur la question de la dégradation et de l’épuisement des ressources naturelles disponibles pour assurer la prospérité d’une humanité plus nombreuse, Monsieur Pierre Gadonneix, président du Conseil mondial de l’énergie, a souligné que si les réserves d’énergies non renouvelables étaient suffisantes pour couvrir les besoins pendant au moins deux siècles encore, l’inégalité de leur répartition géographique posait un problème géopolitique et économique. La thèse de la réduction de la consommation d’énergie n’est pas soutenable, et d’énormes investissements sont nécessaires, qui distinguent soigneusement les technologies économiquement matures. Monsieur François Bersani, Secrétaire général du comité pour les métaux stratégiques, et Monsieur Didier Julienne, expert, ont traité des réserves minières, notamment des métaux et terres rares indispensables à toutes les nouvelles technologies, du vulgaire téléphone portable aux éoliennes. Ils ont montré que la pénurie ne guette pas, même pour les substances les plus rares, si l’on veille aux économies, aux substitutions et au recyclage. L’eau non plus ne risque pas de manquer, nous a expliqué Monsieur Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS, mais son exploitation devient de plus en plus difficile. La notion de sécurité hydrique, définie comme l’accès à une eau sûre d’un coût abordable, tout en protégeant et améliorant l’environnement naturel, s’est imposée peu à peu pour guider les politiques de l’eau en Europe. Les politiques les plus économes pratiquent une gestion intégrée et participative à plusieurs niveaux à l’échelle du bassin-versant. Le modèle gagne du terrain à l’échelon international et son principe inspire les travaux de la Commission du droit international relatifs à l’eau. Monsieur Michel Griffon, directeur général adjoint de l’Agence nationale de la recherche, a précisé les insuffisances et contraintes de la production agricole. Il a souligné qu’une nouvelle technologie, en cours de mise au point, qui amplifie les mécanismes de l’écologie et de la biologie, pourrait accroître les rendements et renouveler la fertilité des sols sans nuire à l’environnement, mais elle devrait s’accompagner de régulations conjointes des politiques agricoles, des politiques commerciales internationales et des politiques de santé publique. Un exposé de Monsieur Christian de Perthuis, professeur associé à l’Université Paris-Dauphine, a introduit une réflexion sur les réalités et incertitudes du changement climatique, ses impératifs en matière de construction du système énergétique et agro-forestier, et sur les voies d’action mises en œuvre ou possibles pour adapter le développement général des sociétés à ce changement.

Nous avons ensuite pris quelques vues d’ensemble de la géométrie des forces à l’échelle mondiale. Le général Jean-Louis Georgelin, Grand Chancelier de la Légion d’honneur, a traité de la question militaire, à l’instigation de notre Section générale. Il a décrit la transformation de la réalité de la guerre et des armées, mais en soulignant que si la puissance d’une nation repose aujourd’hui sur une combinaison subtile de pouvoirs diversifiés, dans une crise, cette puissance ne reste crédible que soutenue par une réelle capacité militaire. C’est à une lecture politique des pays émergents que nous a conviés Monsieur Pierre Morel, représentant spécial de l’Union européenne pour l’Asie centrale. Il a proposé une définition et une typologie de ces pays, et cerné la dynamique en jeu. Ce sont des sociétés en évolution rapide, acteurs « westphaliens » souverainistes, qui ouvrent une sorte de « deuxième vague anticoloniale », dont la revendication commune est une juste recomposition du monde, mais dont les critères de réussite rejoignent les normes occidentales. Dans un groupe qui est loin de se limiter aux cinq pays du sigle BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), l’hétérogénéité et les divergences de ces nouveaux acteurs globaux, intervenant sans cohésion véritable en plein désordre mondial, orientent la perspective moins vers l’idée d’un système international multipolaire, inévitablement conflictuel et discriminant, que vers la voie d’une agrégation progressive d’éléments d’une autorité mondiale. C’est, du reste, le sens des efforts de structuration du G20 en vue d’une gestion partagée des interdépendances, qui permette de surmonter les blocages persistants du système des Nations Unies.

Sur les trajectoires intérieures très différentes, mais toutes marquées au sceau de la démocratie, du Brésil, de l’Inde et de l’Indonésie, Monsieur Alain Rouquié, président de la Maison de l’Amérique latine, Monsieur Christophe Jaffrelot et Monsieur François Raillon, tous deux directeurs de recherche au CNRS, nous ont apporté leur analyse, fondée sur une longue expérience de ces pays. La réorganisation des espaces et des flux économiques dans la vaste région de l’Asie orientale a été examinée par Monsieur François Gipouloux, directeur de recherche au CNRS. Elle s’articule autour d’un long corridor maritime jalonné d’une chaine de métropoles de Tokyo et Vladivostok à la Malaisie, chacune nœud d’un réseau de circulation de capitaux, de technologie et de flux humains. Mais face à la réactivation exubérante de traditions commerciales très anciennes qui évoquent celles de la Méditerranée, l’alliance, traditionnelle elle aussi, entre les grandes entreprises chinoises et le pouvoir d’État, maître absolu du système bancaire, est source de fragilités et de tensions croissantes.

Une singularité de la Chine et de l’Inde réside dans leur nombreuse diaspora répandue à travers le monde, souvent depuis fort longtemps. Ces Chinois et Indiens d’outre-mer sont-ils aujourd’hui des outils ou des partenaires de puissance pour leur métropole ? Monsieur Thierry Sanjuan, professeur à l’Université de Paris I, a comparé pour nous aussi bien les stratégies successives des États d’origine envers leur diaspora que le rôle crucial de cette dernière dans leur émergence respective, en notant que malgré des différences, les deux diasporas s’intègrent mais ne s’assimilent pas dans les pays où elles s’établissent. La Chine plus que l’Inde sait enrôler au service de son développement interne le potentiel intellectuel et technique de ses nationaux restés à l’étranger, en les insérant dans les réseaux qui irriguent en permanence ses propres chantiers économiques et scientifiques. Un exemple spécifique de cette efficacité a été donné dans le tableau vécu et très précis que Monsieur Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l’INRIA, a brossé de l’avance remarquable conquise par les Chinois dans les technologies de l’information, de leurs applications à l’ensemble du champ scientifique, de l’économie d’innovation et des asymétries qu’elles génèrent.

Outre des évolutions qui accroissent les forces matérielles dans certaines régions du monde, il est nécessaire de prendre quelque mesure de l’imaginaire et des représentations qui animent aujourd’hui leurs sociétés. Pour le monde chinois, Monsieur Jean-François Billeter, membre correspondant de notre Académie, a évoqué la succession des schémas qui ont orienté, en Chine et hors de Chine, la perception du rapport entre le passé chinois et les bouleversements du présent. Il a défendu l’idée que, sous l’angle de la philosophie politique et sur la longue durée, le principe générateur de la constitution sociale et politique en Chine obéit à la catégorie organisatrice fondamentale du yin et du yang. Cette catégorie héritée de la pensée ancienne, qui modèle le cours et l’invention du changement, divise la réalité en deux sphères liées entre elles par des interactions aux formes asymétriques et mouvantes : une sphère du yang, celle de l’unité, de l’universel qui domine le divers ; une sphère du yin, divisée, créative et diverse, qui tend au désordre et a besoin d’être organisée. Dans son panorama du paysage religieux de l’univers chinois d’aujourd’hui, Monsieur Vincent Goossaert, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, a montré en Chine et à Taiwan, spécialement au sein du bouddhisme, un foyer de création religieuse dont les innovations essaiment rapidement à travers le monde grâce à la diaspora, et qui est le produit des sécularismes modernes. L’image de soi que peut révéler la littérature a été analysée pour la Chine par Monsieur Sebastian Veg, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, qui a insisté sur les ruptures récentes : affirmation d’un amoralisme, d’une marginalité, de l’absurdité de la période maoïste, en réaction à une visée moralisante, héroïque ou hédoniste de la littérature ordinaire. La littérature vernaculaire indienne qu’a présentée Madame Annie Montaut, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales, découvre un imaginaire différent de celui des auteurs indiens écrivant en anglais, un univers en contact aisé et naturel avec les grands mythes du passé, avec toutes les croyances et la diversité des populations, un monde où le sujet est englobé dans la réalité.

Sur les représentations dans les grands pays musulmans, Monsieur Michel Boivin, chargé de recherche au CNRS, a montré la grande diversité de l’islam et de ses courants de pensée au Pakistan. Elle fait la fragilité de ce pays qui n’a jamais pu décider s’il serait un État musulman ou un État pour les musulmans. Le sens et la puissance du salafisme dans le monde arabe ont été éclairés par Monsieur Bernard Rougier, directeur du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Caire. Il a précisé la filiation intellectuelle ancienne de cette réinvention d’un islam authentique, ses diverses formes, et les ressorts populistes grâce auxquels sa mouvance djihadiste, en réalité minoritaire, gagne des adeptes. À propos des tentations ottomanes de la Turquie, Monsieur Gilles Dorronsoro, professeur à l’Université de Paris I, a relevé que la plupart des problèmes extérieurs de la Turquie et sa hantise d’une division territoriale par manipulation de ses minorités internes sont le legs de l’empire ottoman. Malgré ses efforts pour développer une politique globale, ce pays semble voué à rester une puissance moyenne, faute de pouvoir s’affirmer comme un centre. En effet, une ambiguïté permanente règne dans l’opinion et la politique turques du fait d’un triple registre identitaire : identité européenne liée à l’héritage kémaliste de modernisation, identité turque qui incite à rallier les minorités turques ou turcophones de l’extérieur, identité religieuse de l’islam sunnite qui est en fait une religion officielle car la laïcité est surtout une volonté du politique de contrôler le religieux.

Trois autres communications viendront en décembre compléter cette réflexion, en abordant les changements politiques dans le monde arabe, la question de l’effacement de la souveraineté des États, et celle de l’extension d’une communauté universelle des valeurs.

Faute de temps, notre exploration est restée évidemment partielle. En bilan provisoire, je relèverai deux points pour conclure ce propos. Tout d’abord, au rebours des alarmes et du pessimisme qu’engendre généralement la confrontation des conjonctures du moment, dans notre investigation plus large il n’est pas apparu de grands problèmes mondiaux dont la solution ne semble concevable grâce à l’usage concerté de la raison et des méthodes de la science. Par ailleurs, la vitalité et la puissance qui se manifestent aujourd’hui dans de nombreuses parties du monde longtemps réputées endormies ou malades ne semblent pas simplement l’effet de l’avantage comparatif des bas salaires et d’un cadre juridique aléatoire. On les voit portées par une entreprise méthodique de formation scientifique et professionnelle des hommes, et même par des efforts d’innovation sociale et politique, où nos sociétés européennes peuvent trouver matière à comprendre leurs propres défauts et à s’amender.