séance du lundi 8 avril 2013
Allocution de Bertrand Collomb,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Discours de M. Gilbert Guillaume,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Discours du Juge Stephen Breyer,
Membre associé étranger
Allocution de M. Bertrand Collomb,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Pendant plus de quarante ans, l’Académie des sciences morales et politiques a compté parmi ses membres une personnalité dont la vie se confond avec l’histoire du dernier siècle, et dont le nom porte à lui seul, non un siècle, mais un millénaire d’histoire européenne. L’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine fut élu membre associé étranger de notre Académie le 1er juin 1970. Son décès, survenu le 4 juillet 2011, nous priva à la fois de notre doyen d’âge et de notre doyen d’élection. Lui rendre hommage aujourd’hui n’est pas seulement un devoir, c’est aussi et surtout un honneur pour notre Compagnie.
Il est impossible d’évoquer l’archiduc Otto sans avoir en mémoire une photographie vue et revue si souvent dans les livres d’histoire. Assis dans un fauteuil, un vieil homme aux favoris blancs et tombants, portant uniforme, sabre et décorations, serre entre ses mains celles d’un enfant qui se presse contre lui, vêtu d’une robe selon l’usage de l’époque. Cet homme, né en 1830, est empereur depuis 1848 : il se nomme François-Joseph. Et l’enfant, né le 20 novembre 1912 et âgé de trois ans, est notre futur confrère, Franz Joseph Otto von Habsburg-Lothringen. Quelques mois plus tard, le jeune garçon suivra le cercueil du vieux monarque dans les rues de Vienne, jusqu’au caveau des Capucins, où son propre cortège funèbre le conduira lui-même près d’un siècle plus tard. Entre ces deux jours, que d’événements, que d’épreuves, mais aussi que d’espérances ! Fils de Charles, dernier empereur d’Autriche-Hongrie, et de l’impératrice Zita, l’archiduc Otto ne s’est pas seulement « donné la peine de naître ». Cet homme, qui avait vocation à régner sur un immense empire européen, a connu la guerre à deux ans, la révolution à six, l’exil à huit.
Devenu adulte après une enfance internationale, il est à Berlin pour ses études en janvier 1933. Il assiste, incognito, à un meeting d’Adolf Hitler. Avec une lucidité parfaite, il prend toute la mesure du danger que représente l’effrayant orateur : il sera son ennemi intraitable. Ayant refusé radicalement d’être instrumentalisé par le nouveau tyran de l’Allemagne, il est menacé d’arrestation dès 1933. Cinq ans plus tard, il tente de faire obstacle à l’Anschluss et est poursuivi pour « haute trahison ». Il se réfugie à Paris, où il manque d’être enlevé par les nazis. Il se rend en Belgique, mais l’invasion de 1940 l’y surprend. Il fuit à travers la France et retrouve à Bordeaux ce qui reste du gouvernement de la République. Mais ce sont les Français, cette fois, qui s’apprêtent à l’arrêter. Alors, in extremis, c’est le départ vers l’Espagne, le Portugal, les États-Unis.
« Je suis devenu européen en Amérique », aimait-il rappeler. Dès les lendemains de la Libération, il est de retour en Europe. Sa vie se confond désormais avec l’histoire de la réconciliation des nations européennes et de l’unification du vieux continent. Il en posséda quatre citoyennetés : autrichienne, hongroise, allemande et croate. Il parlait couramment six langues : l’allemand, le hongrois, l’espagnol, l’anglais, l’italien et bien sûr le français. Il était aussi capable de s’exprimer en latin : il prononça un discours dans la langue de Cicéron au Parlement européen, dont il était le doyen. Seul un député – italien et communiste – fut en mesure de lui répondre. Peu d’hommes ont incarné, mieux que l’archiduc Otto, non seulement une grande partie de l’histoire de l’Europe mais aussi de sa géographie et surtout de sa culture.
Un tel homme avait bien des titres à être élu membre de l’Institut de France et à siéger dans notre Académie. Quelques mois après son élection, il fut introduit parmi ses confrères le 10 novembre 1970. Par une étrange ironie de l’histoire, on avait appris le matin même le décès du général de Gaulle. Le président de l’Académie rendit d’abord hommage au « plus illustre des Français » avant de présenter le « docteur Habsbourg Lorraine », selon l’expression que préférait l’archiduc, et de lui céder la parole. Le nouvel académicien fit l’éloge de son prédécesseur, le général Eisenhower. Le Commandant suprême allié en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale avait été élu en 1950 au fauteuil précédemment occupé par le général Pershing, fils d’une famille d’origine alsacienne et soldat d’exception qui, dans la Première Guerre mondiale, avait conduit la puissance militaire américaine sur le sol de la France pour y prendre sa part à la victoire.
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Monsieur le juge et cher confrère,
Le fauteuil qui vous est dévolu n’est pas un siège quelconque : il est celui-là même qu’occupèrent, avant Otto de Habsbourg dont vous allez prononcer l’éloge, deux hommes parmi vos plus glorieux compatriotes, et parmi ceux dont la France perpétue fidèlement la mémoire.
La France est le plus ancien allié de l’Amérique. L’histoire de cette alliance, chacun le sait, se confond avec l’histoire de la naissance même des États-Unis. Les Français ont aidé les Américains à conquérir leur liberté ; les Américains ont aidé les Français à sauver la leur. Mais cette alliance n’est pas seulement inscrite dans l’histoire politique : elle fait aussi partie de l’histoire académique. En un mot, si vous me permettez de jouer avec les mots et le nom de notre Académie, cette alliance politique est aussi une alliance morale. Par le choix de ses membres associés étrangers, l’Académie des sciences morales et politiques a su nouer dès ses origines avec les États-Unis un lien très étroit. Le tout premier nom qui figure en tête de la longue liste des associés étrangers de notre Compagnie, n’est autre que celui de l’auteur de la Déclaration d’indépendance américaine : Jefferson. Il fut élu en novembre 1801, peu après son accession à la présidence des États-Unis, dans l’intention de consolider les liens entre la République française et la République américaine. Cette alliance voulue par Bonaparte aboutit notamment à la cession de cet immense territoire français qu’était alors la Louisiane, dont l’acquisition doubla d’un coup la superficie des États-Unis.
Après Jefferson, notre Académie a élu membre associé d’illustres Américains : le diplomate et historien John Motley, le philosophe et poète Ralph Emerson, le psychologue et philosophe William James, le grand mécène et érudit James Hazen Hyde, les présidents Theodore Roosevelt, Woodrow Wilson, plus récemment Ronald Reagan, et, au cinquième fauteuil, celui que vous êtes appelé désormais à occuper parmi nous, le général Pershing et le président Eisenhower.
J’ai parlé d’alliance morale et politique. Un homme, dans l’histoire de notre Académie, l’a incarnée sans doute mieux qu’aucun autre : je pense à Tocqueville, que vous connaissez si bien. Vous aviez bien voulu, en 2005, participer à nos côtés au bicentenaire de la naissance de l’auteur de La Démocratie en Amérique. Dans la première Démocratie, qui valut à Tocqueville d’être élu membre de notre Académie à l’âge exceptionnel – même à cette époque – de 32 ans et six mois, quelques paragraphes offrent une vision saisissante de la Cour suprême des États-Unis. Ils ont leur place dans cette séance, à la manière d’un exergue :
« Jamais un plus immense pouvoir judiciaire n’a été constitué chez aucun peuple, écrit Tocqueville. Chez les nations de l’Europe, les tribunaux n’ont que des particuliers pour justiciables ; mais on peut dire que la Cour suprême des États-Unis fait comparaître des souverains à sa barre. Lorsque l’huissier, s’avançant sur les degrés du tribunal, vient à prononcer ce peu de mots : “L’État de New York contre celui de l’Ohio”, on sent qu’on n’est point là dans l’enceinte d’une cour de justice ordinaire. […] Dans les mains des sept juges fédéraux reposent incessamment la paix, la prospérité, l’existence même de l’Union. Sans eux, la constitution est une œuvre morte. »
Et Tocqueville ajoute ce portrait du juge idéal :
« Les juges fédéraux ne doivent donc pas seulement être de bons citoyens, des hommes instruits et probes, qualités nécessaires à tous magistrats, il faut encore trouver en eux des hommes d’État ; il faut qu’ils sachent discerner l’esprit de leur temps, affronter les obstacles qu’on peut vaincre, et se détourner du courant lorsque le flot menace d’emporter avec eux-mêmes la souveraineté de l’Union et l’obéissance due à ses lois. »
Jamais aucun juge de la Cour suprême des États-Unis n’avait, avant vous, été élu membre de notre Compagnie. Cette lacune est heureusement comblée aujourd’hui. Le dernier Américain reçu sous cette Coupole, dans cette Académie, était Ronald Reagan, qui venait de quitter la présidence. La séance eut lieu dans un contexte très particulier, le 15 juin 1989. La France célébrait le bicentenaire de sa Révolution et l’Europe elle-même était sur le point de reconquérir plus complètement sa liberté. Le président Reagan termina son allocution par ces mots : « Des choses étonnantes se préparent dans le monde. Ce printemps, l’arbre de la démocratie a été planté. Peut-être faudra-t-il des années, des décennies pour que les peuples des pays de l’Est puissent s’asseoir à son ombre, mais ce jour viendra, j’en suis sûr. » C’était il y a près d’un quart de siècle. La démocratie s’est étendue depuis ce printemps 1989, plus vite sans doute que ne l’espérait le président en Europe, mais moins largement ailleurs dans le monde. Si l’unité et la liberté de l’Europe, pour lesquelles Otto de Habsbourg a tant lutté, a réellement progressé, bien des peuples, à travers le monde, ne peuvent encore s’asseoir à l’ombre de la démocratie. Notre rencontre d’aujourd’hui s’inscrit dans une longue tradition commune à nos deux nations. Elle nous permet de rappeler qu’il n’y a pas de vraie démocratie et de vraie liberté sans justice, ni de vraie justice sans grands juges et sans juges libres.
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Monsieur le juge, cher confrère,
En vous accordant nos suffrages, nous avons voulu vous manifester notre estime, mais aussi adresser un nouveau témoignage d’amitié à un pays dont la fondation, l’histoire et l’identité portent une certaine idée de la justice autant que de la liberté. C’est un privilège qui m’échoit aujourd’hui de vous accueillir en notre Compagnie et de vous inviter, selon la formule consacrée, à prendre place parmi vos confrères.
Discours de M. Gilbert Guillaume,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Monsieur le président,
Messieurs les secrétaires perpétuels,
Monsieur le chancelier,
Mesdames et Messieurs les hautes personnalités,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Monsieur le juge et cher confrère,
L’Académie des sciences morales et politiques comporte deux catégories de membres : les membres de nationalité française au nombre de 50 et les membres associés étrangers au nombre de 12.
Au nom de mes confrères, je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui en notre sein en cette seconde qualité. Depuis Jefferson, de nombreux citoyens des États-Unis d’Amérique vous ont précédé comme membre associé de notre compagnie, mais aucun n’appartenait à la Cour suprême. Après avoir rendu hommage à plusieurs présidents de votre pays, c’est aujourd’hui à la Cour que nous rendons hommage à travers vous.
Je le ferai en évoquant à la fois votre parcours, votre pensée et votre œuvre.
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Fils d’un avocat de San Francisco, vous êtes un brillant étudiant à Stanford, puis vous obtenez une bourse Marshall pour poursuivre ces études en philosophie et en science politique à Oxford. De retour aux États-Unis, c’est à l’école de droit de Harvard que vous terminez votre cursus universitaire magna cum laude.
Vous vous engagez alors dans la vie active comme référendaire d’un juge à la Cour suprême, le juge Goldberg. Observons au passage que ceci ne vous prédestinait en rien à y siéger par la suite comme juge, puisque statistiques à l’appui, j’ai constaté qu’au cours de l’histoire de la Cour, quatre référendaires seulement y sont revenus comme membres de la haute juridiction. C’est à cette époque que vous rencontrez Joanna, qui allait devenir votre épouse et dont je salue la présence ici parmi nous, avec vos enfants et petits enfants.
Après ce bref passage par Washington, vous repartez pour Harvard pour y professer le droit administratif et le droit de la concurrence. Puis après plusieurs années heureuses d’enseignement, l’occasion vous est donnée de vous lancer dans une nouvelle expérience. Vous retournez à Washington pour y travailler au Sénat comme conseil juridique du sénateur démocrate Ted Kennedy, puis, lorsque celui-ci est porté à la présidence du comité judiciaire du Sénat, comme conseil juridique du comité lui-même. À cette époque, les relations entre Républicains et Démocrates étaient moins tendues qu’elles ne le devinrent par la suite. Presque chaque matin, vous preniez votre petit déjeuner avec le conseil juridique du sénateur Thurmond, doyen des sénateurs républicains du comité, et vous organisiez ensemble les travaux de ce dernier dans une atmosphère cordiale. Vous réussirez ainsi à mener à bien plusieurs réformes fondamentales concernant le transport aérien intérieur, le transport de marchandises par route et l’industrie du gaz naturel, ouverts à la concurrence à la suite de ces réformes. Ce fut une époque fructueuse dans votre carrière qu’il vous arrive d’évoquer avec quelque nostalgie.
Vous étiez cependant voué à rejoindre un jour le cercle d’élite des juges fédéraux. Aussi est-ce tout naturellement que le président Carter proposa en 1980 votre nomination comme juge à la cour d’appel fédérale du premier circuit à Boston. Vous étiez si populaire au Sénat que celui-ci confirma cette nomination alors même que Jimmy Carter venait d’être battu aux élections présidentielles par Ronald Reagan.
Quatorze ans plus tard, le président Clinton vous choisissait pour siéger à la Cour suprême. Cette nomination suscita à nouveau un accord presqu’unanime au Sénat qui la ratifia à l’écrasante, et inhabituelle, majorité de 87 voix contre 9. Vous arriviez à la Cour avec une triple expérience de l’enseignement, du Congrès et de la justice. Vous y siégez maintenant depuis près de vingt ans.
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Que fait un juge à la Cour suprême ? Cette question vous fut posée un jour et votre réponse fut claire, encore qu’elliptique : « Il lit et il écrit. » C’est là le sort de tous les juges et plus encore des juges américains auxquels les avocats fournissent de copieuses occasions de lecture. Mais à ces travaux d’étude de dossier et de rédaction de jugement, vous avez ajouté, hors du prétoire, d’autres travaux d’écriture destinés à mieux faire connaître la Cour et les principes qui, selon vous, doivent guider son action.
Dans un premier ouvrage intitulé en anglais Active Liberty, vous avez développé votre conception du juge en démocratie. Quelques années plus tard, vous avez, dans un second livre, présenté la Cour suprême et son histoire à vos concitoyens.
Ces deux ouvrages ont très heureusement été traduits en français et publiés par les soins des éditions Odile Jacob. Vous avez en outre été amené à de nombreuses reprises à développer votre pensée dans notre pays, au Collège de France, à l’université, et dans bien d’autres enceintes. C’est ainsi que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer pour la première fois au Clos-Vougeot. Notre réunion n’avait malheureusement pas pour objet la dégustation des crus de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin. Il s’agissait d’un colloque sur l’arbitrage international en matière d’investissement. Par la suite, nous nous sommes retrouvés au sein de l’un des réseaux sur l’internationalisation du droit créé par notre confrère, le professeur Mireille Delmas-Marty. C’est dire que vous êtes ici un peu chez vous et que nous accueillons aujourd’hui sous la Coupole un associé qui, s’il est étranger, est loin de nous être étranger.
Il l’est d’autant moins que vous pratiquez notre langue avec la précision du juriste et l’élégance de l’écrivain. Familier de notre littérature, vous avez ainsi un jour évoqué devant moi El desdichado de Gérard de Nerval, « le Ténébreux, -le Veuf, -l’Inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie ». Ce sonnet des Chimères baigne dans un climat d’imaginaire onirique habituellement étranger aux juges. Il souligne l’éclectisme de vos goûts et illustre la profondeur de votre culture française.
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Votre ouvrage sur la Cour suprême est né d’une constatation : un tiers seulement des Américains sont capables de nommer les trois instances du pouvoir, exécutif, législatif et judiciaire. Les trois quarts ne comprennent pas la différence entre le juge et le législateur. Je ne suis pas certain que les connaissances des Français en ce domaine soient meilleures. M’adressant cependant à un auditoire plus averti, je ne saurais lui infliger aujourd’hui un cours de droit sur la Cour suprême. Il n’en reste pas moins que, pour comprendre votre pensée et votre action, il n’est pas inutile de revenir sur la description que vous en avez faite.
La Cour suprême est composée, on le sait, de neuf juges nommés par le Président, avec l’assentiment du Sénat. Ces juges, dit la Constitution, siègent « aussi longtemps qu’ils en sont dignes ». C’est dire qu’en fait ils sont nommés à vie. Jefferson s’en plaignait en relevant que les juges à la Cour ne prennent jamais leur retraite et meurent rarement. C’était là leur prêter une immortalité à laquelle même les Académiciens ne sauraient réellement prétendre. Mais il est de fait que les membres de la Cour sont généralement nommés vers la cinquantaine et siègent par suite pendant plusieurs décennies.
La Cour ainsi composée a compétence pour interpréter et appliquer les lois fédérales. Elle juge en outre de la constitutionnalité de ces lois et des lois des États qui composent la Fédération. Sur 4 à 5 millions de procès engagés chaque année aux États-Unis, une centaine remonte jusqu’à elle. Elle les choisit par décision de quatre de ses membres. Dans nombre de cas, son rôle consiste simplement à assurer la cohérence de la jurisprudence des tribunaux fédéraux. Mais certaines affaires touchent à la vie même de la nation et la Cour a, au cours des dernières décennies, eu à se pencher sur des questions aussi controversées que le droit à l’avortement, la lutte contre la ségrégation raciale dans les écoles, les rapports entre l’État et les Églises, le financement des campagnes électorales ou la situation des détenus de Guantanamo.
Au total, l’histoire de la Cour, telle que vous la présentez dans votre livre, a connu des succès et des échecs qui vous semblent porteurs de leçons.
L’institution judiciaire fédérale était initialement une institution faible. Elle s’imposa grâce à l’intelligence et à l’habileté de son premier président, le Chief Justice Marshall dans une affaire bien connue des juristes, Marbury v. Madison. Ce qui est moins connu, c’est que dans cette affaire, la Cour réussit en 1803 à la fois à relever l’illégalité de l’action du président Jefferson et à ne pas la censurer en déclarant inconstitutionnelle la loi qui lui donnait compétence pour ce faire. Était ainsi évitée une crise politique grave et assuré le contrôle de constitutionnalité des lois.
La Cour attendit cependant 50 ans avant d’user du pouvoir qu’elle s’était ainsi reconnu. Elle le fit en 1857 à propos de l’esclavage à la veille de la guerre de Sécession dans l’affaire Dred Scott. Dans cette affaire, le requérant se prévalait d’une loi du Congrès, dite compromis du Missouri qui réglait depuis 1820 le sort des esclaves dans les territoires nouvellement rattachés à l’Union. La Cour jugea cette loi inconstitutionnelle et estima qu’un esclave ne pouvait devenir libre du fait de son séjour dans un État abolitionniste et qu’un ancien esclave n’avait en tout état de cause pas la qualité de citoyen capable de saisir une cour fédérale. Ce jugement très critiqué ne fut pas étranger au déclenchement de la guerre de Sécession.
Au lendemain de cette dernière et pendant plus d’un siècle, la Cour développa une jurisprudence restreignant les pouvoirs des autorités publiques. Elle s’opposa de ce fait dans les années 1930 à la politique du New Deal du président Roosevelt. Menacée d’une fournée de juges, elle s’inclina et, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle développa sous la présidence du Chief Justice Warren une jurisprudence nouvelle.
Celle-ci trouva son point culminant un siècle exactement après l’affaire Dred Scott dans l’affaire Brown concernant l’intégration raciale. Dans cette affaire, la Cour, renversant sa jurisprudence antérieure, décida que la ségrégation scolaire appliquée à l’époque dans de nombreux États du sud des États-Unis était incompatible avec le XVIe amendement à la Constitution selon lequel « Aucun État […] ne privera […] une personne […] de l’égale protection des lois ». L’application de cette décision se heurta à de fortes résistances et le président Eisenhower dut envoyer à Little Rock dans l’Arkansas la 11e division aéroportée pour que force reste à la loi.
Ces trois affaires et plusieurs autres, que je n’analyserai pas ici, vous ont amené à vous poser une question fondamentale, que se posent tous les juges, nationaux ou internationaux, celle de leur légitimité. En d’autres termes, sur quoi est fondée l’autorité du juge dans nos démocraties ?
Vous avez longuement réfléchi à cette question et en avez conclu que, dans nos pays, l’autorité du juge repose sur la confiance du peuple. Vous vous êtes par suite interrogé sur les moyens de gagner cette confiance.
Votre réflexion à cet égard est partie de Benjamin Constant. Celui-ci, rappelez-vous dans votre ouvrage Active Liberty, distinguait entre deux libertés qu’il estimait toutes deux nécessaires, la liberté des anciens et la liberté des modernes. La première, dont les cités grecques nous avaient donné l’exemple en organisant la délibération sur la place publique, implique, disait Benjamin Constant, une « participation active et constante au pouvoir collectif ». La seconde permet aux citoyens de « jouir de leur indépendance et de poursuivre leurs intérêts individuels ». Il nous faut, ajoutait-il, « apprendre à conjuguer les deux ensemble ».
Dans cette perspective, vous lancez dans vos livres un appel aux juges afin que, dans l’interprétation des normes et notamment des normes constitutionnelles, ils accordent une égale considération à la liberté des anciens, la « liberté active » qui fonde la démocratie, et à la liberté des modernes, c’est-à dire aux droits de l’individu face à l’État.
Ceci implique en premier lieu que les tribunaux échappent à la tentation de l’activisme judiciaire. Ils ne peuvent ni ne doivent se substituer aux assemblées et aux gouvernements légitimement élus qui, pensez-vous, sont mieux placés qu’eux pour peser les avantages et les inconvénients des solutions à retenir. Ils doivent par exemple laisser le Président mener la politique étrangère et de défense qu’il entend mener et laisser le Congrès mener les réformes sociétales qu’il estime nécessaires. Ils ne doivent intervenir, pour reprendre les mots d’Alexander Hamilton, que lorsque les « passions publiques » mènent à des décisions portant atteinte aux droits fondamentaux de l’individu. Si le juge ne doit pas être aveugle, il doit aussi rester modeste.
Concilier la liberté active du citoyen et la liberté reconnue à l’individu face à l’État implique en outre pour vous, non seulement que soit respectée la séparation des pouvoirs, mais encore – et ceci est plus original – que le juge tienne la balance égale dans ses jugements entre ces deux libertés. En effet, rappelez-vous, les pères fondateurs de la nation américaine poursuivaient un double objectif : créer un régime démocratique fondé sur la souveraineté du peuple exercée à travers ses représentants élus ; et en même temps protéger la liberté privée à travers une déclaration des droits. Protecteur de cette liberté, le juge doit fournir de cette déclaration une interprétation qui ne porte pas atteinte au bon fonctionnement de la démocratie.
Vous vous êtes inspiré de ces considérations dans deux affaires récemment tranchées par la Cour suprême. La première concernait le financement des campagnes électorales. Diverses lois avaient, depuis 1907, limité les possibilités de financement de ces campagnes par les entreprises. La Cour les avait jugées compatibles avec le premier amendement à la constitution garantissant la liberté d’expression. Elles étaient cependant d’une faible efficacité et les dépenses de publicité télévisée en faveur des candidats auxquelles participent les entreprises avaient augmenté dans les dernières décennies jusqu’à atteindre des centaines de millions de dollars. Une nouvelle loi, d’ailleurs modeste, intervint en 2002 pour réduire ces dépenses dans les semaines précédant immédiatement les scrutins. Elle fut déférée à la Cour suprême. Revenant sur sa jurisprudence antérieure, celle-ci, en 2010, donna une valeur absolue à la liberté d’expression garantie par le premier amendement et déclara cette loi inconstitutionnelle.
Vous vous êtes ce jour-là dissocié de la majorité de la Cour en soulignant que le premier amendement vise principalement à encourager l’échange d’information et d’idées dont les citoyens ont besoin pour former l’« opinion publique qui est la source ultime du gouvernement dans un État démocratique ». Dès lors le Congrès est en droit, disiez-vous, de réglementer le financement des campagnes électorales dans l’intérêt même de la démocratie, de la liberté active, dès lors qu’un équilibre satisfaisant est assuré entre l’extension ainsi apportée à cette liberté et les restrictions en résultant pour la liberté d’expression individuelle. Pour vous, il appartenait à la Cour suprême de se livrer au contrôle de proportionnalité qu’un tel équilibre implique entre ces deux formes de liberté. En l’espèce cet équilibre vous est apparu assuré et vous avez été conduit à exprimer avec trois de vos collègues une opinion dissidente.
Vous avez adopté une attitude comparable lorsque la question de la ségrégation raciale à l’école s’est à nouveau posée devant la Cour. Depuis l’arrêt Brown, de multiples formules avaient été imaginées par les autorités scolaires et universitaires en vue de lutter contre cette ségrégation et ces autorités avaient pris à cet effet diverses mesures de discrimination positive en faveur des noirs. La Cour avait estimé ces mesures conformes au XVIe amendement garantissant l’égalité devant la loi dès lors qu’il ne s’agissait pas de quotas appliqués de manière mécanique. Elle renversa, là encore, sa jurisprudence en 2007 et releva, sous la plume du Chief Justice, que « la meilleure manière de mettre fin à la discrimination raciale est de mettre fin à toute discrimination fondée sur la race » et en censurant les mesures prises en vue d’assurer un minimum de mixité dans les écoles de Seattle et de Louisville. Vous vous êtes alors vigoureusement élevé contre cette décision, rendue une fois encore par 5 voix contre 4, en soulignant avec une éloquence que la traduction ne saurait rendre, que « la constitution n’autorise pas les juges à dicter la solution à donner aux problèmes nés de la discrimination ». Il convient de laisser cette tâche au peuple et la Cour suprême doit se borner à s’assurer que les décisions prises par les autorités scolaires ne sont pas déraisonnables, compte tenu du but poursuivi, ce qui vous a semblé le cas dans les espèces dont la Cour était saisie.
Les principes que vous avez ainsi dégagés vous paraissent devoir être appliqués non seulement à l’occasion du contrôle de constitutionnalité, mais plus généralement dans l’interprétation des textes législatifs et réglementaires, quelle qu’en soit la nature. Certes le juge doit, dans son interprétation des textes, partir des textes eux-mêmes. Mais que faire en cas de doute ?
Vous illustrez le problème en évoquant un exemple pittoresque advenu dans un train en France en 2008. Lors d’un contrôle des billets, le chef de train constata qu’un passager voyageait avec un panier contenant une douzaine d’escargots vivants qu’il rapportait de la campagne en vue d’illustrer un cours qu’il devait donner le lendemain à ses élèves. Le règlement de la SNCF prévoit que l’achat d’un billet est obligatoire pour tous les animaux. Cependant ceux-ci voyagent à demi-tarif. Mais, s’ils pèsent moins de six kilos et s’ils sont transportés dans un panier, le prix par animal ne peut excéder 5,10 euros. Le contrôleur crut devoir réclamer cette somme au voyageur qui, après avoir protesté, la régla. L’affaire fut évoquée dans la presse et la SNCF remboursa l’instituteur. Mais qui avait raison et pourquoi ?
À travers cet exemple inattendu, vous soulevez une difficile question, celle des méthodes d’interprétation des textes.
Deux écoles s’opposent à cet égard jusqu’au sein de la Cour suprême.
Les uns ont une approche axée sur le texte. Ils en examinent soigneusement les termes. Le cas échéant, ils consultent un dictionnaire et étudient attentivement le contexte. Ils recherchent si l’interprétation à laquelle ils aboutissent de la sorte peut être confortée par l’histoire et la jurisprudence.
Les autres, sans renier complètement les méthodes d’interprétation ainsi évoquées, mettent l’accent sur les intentions des auteurs des textes et les conséquences des interprétations envisagées. Vous appartenez à cette école car, pensez-vous, l’examen judiciaire des intentions du législateur contribue à renforcer les buts démocratiques de la Constitution. Il permet de placer les responsabilités là où elles sont et de rendre les élus directement comptables de leurs décisions devant les électeurs.
Dans cette perspective, prendre en compte les conséquences d’une décision de justice ne revient pas à se demander si cette décision est bonne ou mauvaise, du point de vue du juge, mais en fonction du but recherché par l’auteur de la loi. C’est au coup par coup qu’il convient de procéder à cette recherche.
Une approche de ce type, fidèle aux intentions du législateur et attentive aux conséquences des jugements, vous parait la seule de nature à éviter la rigidité du juge littéraliste comme le subjectivisme du juge qui, sous couvert d’interprétation téléologique, s’arroge des pouvoirs qui ne sont pas les siens. Respectueuse de la démocratie, elle crée la confiance.
Au total, la question initialement posée vous parait donc appeler une réponse simple : le juge sera respecté en démocratie s’il respecte lui-même la volonté du peuple et de ses représentants, tout en censurant les excès. Il y parviendra par une approche pragmatique, sans dogmatisme, au coup par coup.
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Je ne saurais cependant mettre un terme à ce propos sans aborder un autre élément de votre réflexion et de votre action concernant non plus les rapports entre la liberté et la démocratie, mais les rapports entre la nation et la société des nations, c’est-à dire, pour le juge, les rapports entre d’une part le droit interne et d’autre part les droits étrangers ou le droit international.
Le juge français, comme le juge américain n’a pas toujours réservé un accueil empressé au droit comparé. Vous vous êtes constamment élevé contre ce provincialisme et la Cour suprême vous a suivi lorsqu’en 1999, elle a été amenée à s’interroger sur la constitutionnalité de la peine de mort pour les crimes commis par des mineurs de moins de 18 ans. Elle releva alors que la peine capitale était en pareil cas contraire au huitième amendement qui prohibe les peines cruelles et exceptionnelles. Mais à l’appui de son raisonnement elle ajouta que les États-Unis étaient le seul pays au monde qui appliquait la peine de mort pour des infractions commises par des mineurs et que l’opinion de la communauté internationale appelait le respect et confirmait la solution retenue. De même en 2003, la Cour, en s’appuyant notamment sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, invalida une loi texane qui faisait en toutes circonstances de l’homosexualité un crime. Ces solutions ont cependant été vivement critiquées dans les milieux conservateurs et le Congrès alla même jusqu’à voter une résolution interdisant en principe aux tribunaux de fonder leurs décisions sur le droit de pays étrangers ou sur le droit international.
Quoiqu’il en soit de la valeur constitutionnelle de cette résolution, les tribunaux américains, comme les tribunaux européens sont nécessairement amenés à appliquer les multiples conventions internationales auxquelles leur pays est partie. Ainsi la Cour suprême a constaté que les conventions de Genève étaient applicables aux prisonniers de Guantanamo. Mais l’application des traités peut bien évidemment donner lieu à des difficultés sérieuses dont l’affaire Medellin offre une illustration éclatante.
Cette affaire sera la dernière que j’évoquerai, mais je ne peux manquer de le faire, car vous y avez développé une opinion d’une grande portée et elle est très sensible à mon cœur, puisqu’elle porte sur l’exécution par les États-Unis d’un jugement de la Cour internationale de justice auquel j’ai participé. L’Allemagne et le Mexique s’étaient en effet plaints devant la Cour internationale de la méconnaissance par les États-Unis des dispositions de la convention de Vienne sur les relations consulaires. Celle-ci fait obligation aux États parties d’informer les étrangers arrêtés sur leur territoire du droit dont ils disposent d’entrer en contact avec leur consul. Cette obligation n’avait pas été respectée par les États-Unis dans le cas de 51 ressortissants mexicains condamnés à mort sans avoir pu en temps utile bénéficier de la protection consulaire. La Cour internationale de justice avait en 2004 constaté cette violation, puis, à l’unanimité, prescrit aux États-Unis « par les moyens de leur choix, d’assurer le réexamen et la révision des verdicts de culpabilité et de la peine » des intéressés. À la suite de ce jugement, le président George W. Bush adressa un mémorandum à l’Attorney General lui précisant que les tribunaux des États fédérés étaient dans l’obligation de donner effet au jugement de la Cour de La Haye. En exécution de ce jugement et conformément au mémorandum du Président, la situation des condamnés fut réexaminée tantôt par ces tribunaux, tantôt par les gouverneurs agissant dans l’exercice de leur droit de grâce. La Cour suprême du Texas s’y refusa cependant dans l’affaire Medellin et son jugement fut déféré à la Cour suprême. Par une majorité de 5 voix contre 4, la Cour estima que l’arrêt de la Cour internationale et le mémorandum du Président ne s’imposaient ni aux États-Unis, ni au Texas et elle rejeta le recours.
L’opinion des juges minoritaires fut rédigée par vos soins. Vous y relevez que, selon la constitution américaine « Treaties shall […] be the supreme law of the land », les traités sont la loi suprême de la nation. Vous rappelez que, selon la jurisprudence de la Cour, cette clause doit être interprétée comme donnant aux traités une valeur inférieure à la constitution et les plaçant sur un pied d’égalité avec les lois fédérales. Vous relevez que, selon cette même jurisprudence, un traité ne peut être invoqué devant les tribunaux que si le Congrès a adopté les lois nécessaires à son application ou si ses dispositions sont suffisamment précises pour pouvoir être appliquées en l’absence d’intervention du législateur, c’est-à-dire pour user du jargon des juristes, si elles sont auto-exécutoires. Vous estimez qu’il en est bien ainsi des dispositions de la convention de Vienne invoquées, puis, à la lumière de la Charte des Nations-Unies et du statut de la Cour internationale de justice, vous précisez qu’il en est de même du jugement de cette dernière. Vous notez qu’en arrivant à une conclusion différente, la majorité de la Cour n’a pas été fidèle à sa jurisprudence et qu’elle a méconnu le droit applicable. Vous ajoutez que, du fait de cette décision et de cette seule décision, la nation américaine aura manqué à la parole donnée, alors que le Président avait cherché à en assurer le respect et que rien n’indiquait que le Congrès ait été d’un avis différent.
Cette opinion me parait refléter votre philosophie juridique de manière particulièrement nette.
Elle traduit tout d’abord une véritable audace, car la solution que vous préconisiez en ce qui concerne la portée du jugement de la Cour internationale de justice n’allait pas de soi. Mais l’audace est nécessaire pour faire progresser le droit, comme elle est nécessaire pour faire progresser les nations. Dans un contexte différent, vous le faisiez observer un jour à notre confrère, l’ambassadeur Jean-David Levitte, en vous étonnant que le pays de d’Artagnan et de Napoléon ait inscrit dans sa constitution le principe de précaution et non le principe d’audace.
En l’espèce, dans votre opinion, vous manifestiez hardiment votre souci de contribuer au progrès du droit et de la justice internationale, encore bien fragiles dans un monde dominé par les intérêts des agents économiques, les passions des hommes et l’égoïsme des États.
Cette opinion demeure en outre fidèle aux valeurs fondamentales de la constitution américaine, démocratie et liberté. Elle s’appuie en effet sur l’attitude adoptée par le président et le congrès des États-Unis et elle observe qu’au cas particulier étaient en cause les droits individuels des personnes condamnées. Enfin, si elle relève que le jugement de la Cour de La Haye s’imposait au juge américain, elle ne fait pas de cette obligation une règle générale et absolue.
Le monde, disait Paul Valéry, progresse par les extrêmes et dure par les moyens. Le juge a pour mission de faire durer le monde et parfois de le faire progresser. Vous vous êtes attaché à rechercher les voies par lesquelles ce double objectif peut être atteint. Puisse votre réflexion inspirer les juges dans votre pays, dans le nôtre et de par le monde et puisse votre entrée dans notre compagnie y contribuer.
Discours du Juge Stephen Breyer,
Membre associé étranger
À la mémoire du défunt archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Chers collègues,
Chers amis,
Je vous remercie vivement du grand honneur que vous m’accordez aujourd’hui en m’accueillant parmi vous au titre de membre associé étranger. J’ai été touché par le discours d’accueil prononcé par Gilbert Guillaume. La Cour suprême des États-Unis est sensible aux hommages que vous lui avez rendus. Je suis reconnaissant de la présence ici de ma famille et de tant d’amis. De même, je suis sensible à l’honneur qui m’incombe en prenant la place de mon prédécesseur, l’archiduc Otto de Habsbourg, et je tiens à saluer la présence sous la Coupole de son fils.
Mon prédécesseur est né il y a plus d’un siècle à Vienne. Sa vie a traversé le XXe siècle. Elle a révélé ses qualités personnelles : son esprit de tolérance, qui ne surprend pas chez un descendant dynastique des chefs d’un grand empire multinational, multiculturel et polyglotte ; son courage exemplaire, qui était indispensable à quiconque voulait résister à Hitler ; son érudition, qui lui permit d’être, selon ses propres termes, la « sage-femme à la naissance de l’Europe », et finalement sa persévérance, qui fut la clef de son succès.
Il fut en tout cela encouragé par son nom, qui en faisait l’héritier légitime de l’Empire austro-hongrois, mais qui, dans la sphère politique, pouvait être à double tranchant, car s’il lui accordait, certes, l’avantage de la visibilité, il risquait aussi de le réduire au rang de curiosité — voire pire — dans l’âge de la démocratie.
Otto de Habsbourg sut écarter ce péril et faire de ses qualités et de son nom des armes pour mieux lutter contre son adversaire : cette menace du XXe siècle que fut la tyrannie — sous toutes ses formes —, la grande tyrannie érigée en État, celle d’Hitler ou de Staline, mais aussi la petite tyrannie des querelles, des hostilités et des violences entre groupes nationaux identitaires.
Du courage, il en fallut à mon prédécesseur quand il était jeune. Il connut avec sa famille l’exil en Suisse, sur l’île de Madère et en Belgique. Il alla à l’université à Louvain, mais bientôt Hitler accéda au pouvoir. Otto de Habsbourg ne pouvait s’y résoudre. Il opposa un refus catégorique à toute rencontre avec le dictateur, de crainte que celle-ci n’accordât à ce dernier une apparence de légitimité.
Au moment de l’Anschluss, il s’efforça d’organiser une résistance armée, mais en vain. C’est pourquoi Hitler chercha à l’arrêter, probablement pour l’exécuter. Lors de l’invasion de la Belgique, Otto de Habsbourg quitta ce pays avec sa famille par la route des Pyrénées, mais, au lieu de traverser tout de suite la frontière, il fit une halte à Lamonzie-Montastruc. C’est là que, grâce au soutien de son ami le consul du Portugal, il réussit à faire passer la frontière à quelques milliers d’Autrichiens, principalement des juifs, qui cherchaient à fuir la France.
Pendant la guerre, les Habsbourg se réfugièrent aux États-Unis. Après un déjeuner avec le président Roosevelt, qui trouva en lui une source précieuse de renseignements sur la politique de l’Europe centrale, Otto de Habsbourg tenta de recruter un bataillon de résistants autrichiens libres pour combattre en Europe. Il n’y parvint malheureusement pas, mais ses efforts en direction des réfugiés aux États-Unis ont marqué une étape décisive dans le rôle qu’il allait jouer à partir de 1945 au service d’un seul grand idéal : une Europe unifiée, une union des nations, incarnant à la fois les valeurs européennes humanistes tout en préservant les cultures individuelles de chaque pays.
Un jour de 1941, à Tucson en Arizona, un journaliste lui demanda : « Monsieur, quel pays considérez-vous comme le vôtre ? » Il savait qu’Otto de Habsbourg parlait sept langues et voyageait énormément. « Dans quel pays vous sentez-vous le plus chez vous ? » Mon prédécesseur répondit sans aucune hésitation : « Je suis un Européen. »
Après la guerre, Otto de Habsbourg se dévoua entièrement à cet idéal européen. Il écrivit des livres, donna des conférences un peu partout. Il devint membre, puis président de l’Union paneuropéenne, avant de se soumettre à l’épreuve des élections au Parlement européen. Un obstacle inattendu se dressa alors en travers de son chemin : de quel pays était-il au juste ? Il habitait la Bavière, mais n’était pas citoyen allemand. Curieusement, c’est en partie grâce à son siège à l’Institut de France qu’il parvint à acquérir cette citoyenneté.
La suite, vous la connaissez : Otto de Habsbourg remporte les élections et devient membre du Parlement ; il est maintes fois réélu, ce qui lui vaut de devenir le doyen du Parlement européen.
C’est dans son travail quotidien au Parlement qu’Otto de Habsbourg trouve l’occasion de mettre ses talents au service de la vision de l’Europe qui l’habite depuis toujours. Il devient au sein de cette assemblée un symbole d’intégrité, d’érudition, de persévérance.
Il se consacre à diverses causes. Il s’intéresse aux mauvais traitements infligés aux Croates, aux problèmes liés à la vieillesse, aux espèces d’oiseaux menacées d’extinction, même au sort des guides touristiques en Espagne. Il fustige les abus de pouvoir commis par certains membres de la Commission européenne et dénonce les remboursements de frais abusifs des membres du Parlement. Mais par-dessus tout, il ne cesse d’œuvrer pour l’ouverture de l’Union européenne à l’Europe centrale, réfutant le terme d’«Europe de l’Est » associé, à ses yeux, à la domination. Il passe ainsi deux ans à convaincre le Comité des affaires étrangères que les frontières de Yalta ne sont pas intangibles et finit par accueillir la Hongrie au Parlement.
C’était un travailleur infatigable qui ne s’arrêtait jamais. Il avait accroché à la porte de son bureau un écriteau sur lequel on pouvait lire : « Si vous n’avez rien à faire, ne le faites pas ici, s.v.p. »
Son immersion dans le travail quotidien ne rendait pas Otto de Habsbourg insensible au pouvoir des symboles comme instruments de communication. En 1989, il organisa à la frontière austro-hongroise un festival, aujourd’hui connu comme « le pique-nique paneuropéen », où les gardes de la frontière en barbelé ouvrirent les barrières à 661 Allemands de l’Est qui purent ainsi rejoindre l’Ouest. En invitant les journalistes à la fête, Otto de Habsbourg savait que cet évènement serait vu comme une brèche dans le Rideau de fer. Une brèche qui en appela bien d’autres, jusqu’à la chute du Mur de Berlin.
Ce qui doit nous impressionner toutefois le plus chez Otto de Habsbourg — au-delà de son rôle dans des évènements médiatiques comme le « pique-nique » — c’est la discipline et la ténacité dont il a fait preuve, au quotidien, au service d’une vision engagée. Cette constance et cette discipline sont en grande partie à l’origine du succès qui fut le sien. Et c’est en signe de reconnaissance de son engagement — un peu plus d’un demi-siècle après qu’il eut déclaré : « Je suis un Européen » — que le Président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing, le surnomma « Otto von Europe ».
Le travail appliqué de mon prédécesseur démontre — à nous qui ne sommes pas des hommes politiques mais des techniciens, des conseillers, des professeurs, des écrivains, des juristes — qu’il existe une grande valeur dans la persévérance, dans la persistance quotidienne et dans l’opiniâtreté mises au service de la résolution des problèmes majeurs de notre temps.
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Comme vous tous, je me rends compte que les problèmes du XXIe siècle ne sont pas ceux du siècle précédent. Aujourd’hui, la grande fragilité de l’économie internationale, l’imprévisibilité des mouvements de population, la méfiance envers les institutions, la division entre le Nord et le Sud, nous menacent de turbulences, d’insécurité et, dans certaines régions, d’anarchie. En tant que juriste, je suis particulièrement sensible à la menace de l’arbitraire qui, selon le dictionnaire, représente l’injuste, l’illégal, le déraisonnable, l’autocratique, le despotique et le tyrannique.
Le droit lutte contre cet arbitraire. Les techniciens du droit, les magistrats, les professeurs, les avocats combattent l’arbitraire en œuvrant au quotidien dans leur travail pour confectionner une tapisserie que nous appelons « l’État de droit », un filet de droit qui protège les valeurs humanistes et démocratiques de nos sociétés.
De nos jours, ce travail exige un savoir juridique de plus en plus vaste et une coopération qui s’étend au-delà des frontières nationales.
Ces considérations me conduisent à souligner à quel point le travail quotidien de chacun d’entre nous dépasse dorénavant le cadre des frontières nationales, exigeant désormais des juristes, des autres spécialistes et des citoyens ordinaires de nos pays un effort commun pour défendre et faire avancer l’État de droit. Les historiens trouveront peut-être quelque analogie avec les efforts des Habsbourg de traiter des problèmes de différentes nationalités dans le cadre juridique d’un seul Empire.
Dans cette perspective, je vous propose de nous pencher sur les questions actuellement traitées par la cour à laquelle j’appartiens.
La première affaire sur la liste de la Cour suprême des États-Unis cette année concerne un jeune Thaïlandais qui étudie aux États-Unis. Les faits sont relativement simples : cet étudiant a demandé à ses parents d’acheter ses manuels scolaires, imprimés en conformité avec le droit, en Thaïlande où l’édition asiatique, écrite en langue anglaise, est meilleur marché que l’édition américaine. Reste ensuite aux parents à expédier les manuels aux États-Unis où ils sont revendus. Est-ce que cinq mots techniques dans le texte de la loi américaine concernant le droit d’auteur lui interdisent de le faire ?
Cette décision en apparence anodine, nous a-t-on expliqué, allait peser sur le commerce international à hauteur de plus de mille milliards d’euros.
Aujourd’hui, le commerce des livres, des films, des dessins et des autres produits étiquetés est mondial. Nous devons statuer sur une loi américaine dont la portée est mondiale.
Une autre affaire que nous allons bientôt trancher pose la question de la relation constitutionnelle entre le pouvoir du Congrès de légiférer, d’une part, et un traité international semblant élargir la portée de ce pouvoir, d’autre part — ce qui, nous disent certains avocats, excéderait le cadre des pouvoirs fédéraux énumérés dans la Constitution.
Une troisième affaire a trait au pouvoir du Gouvernement, en matière de terrorisme ou d’espionnage, de procéder à l’écoute de conversations électroniques privées entre les États-Unis et un autre pays, peut-être avec un participant américain.
De telles affaires ont des implications qui dépassent nos frontières.
L’enjeu commercial de la première est évident.
Les implications de la deuxième affaire pourraient elles aussi être importantes, notamment parce qu’il s’agit de définir les limites constitutionnelles du pouvoir du Congrès d’entrer en relation avec des institutions internationales. Au lieu de créer du droit substantiel, de plus en plus de traités créent des institutions qui, à l’image de l’Organisation mondiale de commerce, peuvent rendre des décisions juridiques contraignantes. Jusqu’à quel point le Président et le Sénat peuvent-ils déléguer par traité le pouvoir de légiférer à de telles organisations ? Si aucune limite n’est posée, il serait possible à un organe élu par le peuple américain de transférer son pouvoir de prendre des lois à des administrateurs internationaux non-élus. Mais à l’inverse, si de tels traités ne leur délèguent pas du tout ce pouvoir, comment les démocraties peuvent-elles envisager de trouver ensemble des solutions aux grands problèmes internationaux de l’économie globale, de la sécurité ou de l’environnement auxquels nous sommes confrontés ? Une affaire identique a été soumise, à l’intérieur de l’Union européenne, à la Cour suprême d’Allemagne.
La troisième affaire que j’ai évoquée concerne le conflit entre la sécurité nationale et la protection des droits fondamentaux de l’individu. La Constitution des États-Unis confie au Président et au Congrès le pouvoir de sauvegarder la sécurité des Américains, mais elle délègue la responsabilité de protéger les droits fondamentaux de l’individu aux tribunaux. Comment trouver alors un juste équilibre entre ces deux exigences ? Ce problème se pose non seulement aux États-Unis, mais dans toutes nos sociétés.
De nos jours, il n’est pas surprenant de trouver des affaires devant la Cour suprême des États-Unis qui, à l’instar de celles que je viens de décrire, dépassent le cadre des frontières américaines. J’en ai compté sept cette année, sur une liste de quatre-vingts. Il y a vingt ans, je n’en aurais compté qu’une ou deux.
Ce phénomène affecte nécessairement le savoir et les connaissances que nous devons mobiliser pour bien trancher ces affaires. Certaines, comme celles concernant les droits d’auteur ou le droit de la concurrence, exigent une connaissance du droit et des pratiques juridiques des autres pays. Dans d’autres cas, comme celui mettant aux prises la sécurité et les droits fondamentaux, il serait bénéfique de connaître l’expérience des autres pays.
Par ailleurs, nous devons souvent considérer les conséquences de nos décisions sur la conduite des affaires étrangères. Le Département d’État, notre ministère des Affaires étrangères, dépose de plus en plus de mémoires devant la Cour pour présenter les conséquences internationales d’une affaire. Nous lisons aussi de plus en plus de mémoires d’amicus curiae, ami(s) de la Cour, déposés par exemple par l’Union européenne, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Japon ou la France. Dans une affaire en cours qui concerne la possibilité de dédommager des victimes d’un acte contraire à la Law of Nations (“Droit des gens”) commis à l’étranger, nous avons reçu des mémoires de la part des gouvernements du Royaume-Uni et des Pays-Bas. Notez que, dans la même affaire, nous avons reçu des mémoires de groupes d’avocats britanniques et néerlandais dans lesquels ils nous expliquent que leurs gouvernements ont tort.
Par conséquent, il faut que nous soyons mieux informés du droit et des solutions juridiques pratiquées dans d’autres pays. J’en suis convaincu. Nous devons aussi y accéder beaucoup plus facilement. Nous vivons dans un monde où ce type de savoir n’est plus un luxe mais une nécessité quotidienne. Notre effort pour maintenir l’État de droit l’exige.
L’État de droit relève d’une vision ambitieuse. Réaliser cette vision requiert les efforts de tous. Pour le comprendre, je vous invite à vous asseoir à mes côtés lorsque des magistrats d’autres pays, en particulier d’Afrique et d’Asie, sont en visite officielle aux États-Unis. Tous demandent comment assurer en pratique la stabilité et les garanties d’un État de droit. Ils posent toujours la même question — comme l’a récemment fait la présidente de la Cour suprême du Ghana qui, comme beaucoup d’autres, veut aider son pays à établir un système de droit qui protégerait concrètement la démocratie et les droits fondamentaux.
Pourquoi, me demanda-t-elle, les citoyens des États-Unis acceptent-ils de se plier à vos décisions, surtout quand ces décisions ne sont pas du tout populaires ? Après tout, vous n’avez, comme le reconnaissait Alexander Hamilton il y a deux siècles, ni le pouvoir de la bourse, ni le pouvoir des armes. Quel est votre secret ?
D’autres juristes de Chine, du Burkina Faso ou de Tunisie posent la même question. Je suis certain que mes collègues français ont fait la même expérience. D’une certaine façon, c’est la question que Hotspur pose à Owen Glendower dans la pièce de Shakespeare, Henri IV. Glendower, chef des Gallois, un mystique, dit à Hotspur : « Je peux appeler des esprits du fond de l’abîme. » Et Hotspur, un Anglais doué de sens pratique, lui répond : « Moi aussi, tout le monde le peut, mais est-ce qu’ils viennent quand vous les appelez ? »
Voilà la question ultime que pose la protection contre l’arbitraire, une question éminemment pratique dont dépend l’existence même d’un « État de droit ».
À cette interrogation, je réponds qu’il n’y a pas de solution miracle. Les États-Unis eux-mêmes ont suivi un long et sinueux chemin avant d’être en mesure de répondre positivement à la question.
Laissez-moi vous donner quelques exemples.
Le premier a lieu aux environs de 1830. Les Cherokees, une tribu d’Indiens, étaient propriétaires de terres au nord de l’État de Géorgie. Après qu’on y eut trouvé de l’or, les Géorgiens s’emparèrent de ces terres. Les Indiens firent valoir leurs droits devant les tribunaux, jusqu’à la Cour suprême, qui trancha en leur faveur. Mais Andrew Jackson, alors président des États-Unis, lança ce défi à John Marshall, le président de la Cour : « Vous avez pris votre décision ; à vous de la faire appliquer ! » Jackson envoya l’armée en Géorgie, non pas pour faire respecter la décision de la Cour, mais pour chasser les Cherokees de leurs terres. Tel était le respect du droit à cette époque.
Je vous donne un deuxième exemple. Cent vingt ans plus tard, la Cour a décidé, dans l’affaire Brown contre Board of Education, que la Constitution des États-Unis interdisait la ségrégation raciale, notamment dans le Sud où des lois étatiques l’autorisaient. Mais le Sud résistait. Lorsqu’un juge fédéral ordonna que les écoles de Little Rock dans l’Arkansas respectent la décision de la Cour, le gouverneur de cet État, Orville Faubus, menaça d’appeler la milice pour empêcher que des élèves noirs n’intègrent le même lycée que des élèves blancs.
Cette fois, un autre président, le président Eisenhower, fit un choix diffèrent, celui de faire respecter la décision de la Cour. Il décida d’envoyer à Little Rock les parachutistes de la 101e Airborne Division, des soldats qui, comme le savait chaque Américain, étaient les héros du débarquement en Normandie. Ces paras ont pris les jeunes et courageux élèves noirs par la main et sont entrés avec eux dans l’école. Des photos de cet évènement ont été diffusées à travers le monde. Ce fut une grande victoire pour l’État de droit.
Je vous laisse le soin de choisir le troisième exemple : entre la décision de la Cour suprême relative à l’interruption volontaire de grossesse, la décision contre la prière dans les écoles d’État ou encore la décision Bush contre Gore. Toutes ces décisions ont été hautement polémiques et les questions de droit qu’elles soulevaient très délicates. Les juges restent des êtres humains comme les autres, ce qui veut dire qu’ils peuvent se tromper ; c’est d’ailleurs ce que pensent toujours cinquante pour cent des Américains en ce qui concerne la décision Bush contre Gore. Je suis de leur avis, ayant écrit une opinion dissidente dans ce sens.
Mais l’aspect le plus remarquable de cette décision a été occulté. En effet, malgré l’opposition forte d’une partie de la population, il n’y a eu ni émeutes, ni pavés jetés dans les rues, ni même de grandes manifestations violentes. Le public a accepté la décision. À bien y réfléchir, cette réaction témoigne du chemin parcouru par les Américains concernant le respect et la défense de l’État de droit.
Comment expliquer cette attitude ?
Comme l’illustrent les exemples précédents, le respect des décisions de justice est une question de mœurs, d’habitudes et de coutumes des peuples. Je le constate chaque jour dans mon travail lorsque, devant le banc des juges, on trouve des gens de différentes races, de différents pays, de diverses religions et d’opinions tout à fait opposées.
Aux États-Unis, il a fallu que plus de 300 millions de citoyens apprennent à vivre ensemble. Après l’esclavage, une épouvantable guerre civile, quatre-vingts ans de ségrégation raciale et bien d’autres horreurs, juges, avocats et citoyens ordinaires ont appris à surmonter les épreuves d’une histoire qui les a convaincus peu à peu de la nécessité de faire confiance au droit, et non à la force, pour résoudre leurs différends. Le résultat est encore — et souvent — un compromis, un accord qui demeure fragile.
Vous comprendrez donc ma réponse aux juges africains et asiatiques concernant les conditions nécessaires d’un État de droit. L’établir, le maintenir, n’est pas seulement l’œuvre des juristes : cette tâche incombe aussi au gouvernement, aux citoyens ordinaires, à tout le monde. Aussi faut-il du temps, de la patience, des efforts soutenus. Et aujourd’hui, ces efforts doivent dépasser les frontières nationales.
L’objectif de la lutte contre l’arbitraire est bien ambitieux. C’est pourquoi nous devons tisser ensemble une sorte de grande pièce de toile. De temps en temps, on croit que cette tâche que nos pays se sont ensemble fixée ressemble à celle de Pénélope : ce que l’on tisse le jour, on le défait la nuit.
Il faut se souvenir alors de l’enseignement d’Otto de Habsbourg : sa persévérance, sa persistance quotidienne, son obstination l’ont emporté. Méditons cette leçon pour continuer l’ouvrage.
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À la fin de La Peste, Albert Camus écrit « que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester […] endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
L’État de droit est une arme dans la lutte contre ce bacille que décrit Camus, une lutte qui continue pour empêcher l’arrivée de ce jour funeste. L’État de droit est la clef de voûte de cette lutte pour bâtir une société civilisée, humaine, et juste. Efforçons-nous de la construire ensemble.