Séance du lundi 25 mars 2013
par M. Jean-François Sirinelli,
Directeur du centre d’histoire de Sciences Po
Monsieur le Président,
Monsieur le Vice-président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Ce qui me vaut le plaisir et l’honneur de présenter ma communication, c’est que le titre et la teneur du petit ouvrage que j’ai publié il y a deux ans, L’histoire est-elle encore française ?, ont retenu votre attention dans cette série d’interventions qui vous réunit et coordonne votre réflexion sur la France dans le monde. Je me dois d’abord de commenter ce titre, pour qu’il n’y ait pas de malentendu. Je ne suis pas un spécialiste des relations internationales et, quand je pose cette question : l’histoire est-elle encore française ?, il ne s’agit pas du tout pour moi de m’interroger sur un sujet, au demeurant essentiel, qui est le poids actuel de notre communauté nationale dans le déroulement de l’histoire qui nous entoure, de l’histoire mondiale. Mon propos, dans ce petit livre, était beaucoup plus modeste. Quand je disais : « l’histoire », il s’agissait de la discipline qui est la mienne, c’est-à-dire la discipline historique, et quand je posais la question : l’histoire est-elle encore française ?, il s’agissait de réfléchir sur l’existence ou pas d’un rayonnement de cette discipline historique en 2013.
Or, force est de constater – ce sera là le point de départ de mon exposé – qu’il y a incontestablement dans le domaine de l’histoire et, plus largement, dans les sciences sociales françaises, un recul des positions françaises dans le monde. Mon propos, plutôt que d’entonner devant vous l’air de la déploration, est d’essayer d’analyser en historien la nature de ce recul et, sinon de vous proposer des prescriptions, du moins de participer à une réflexion en votre sein sur les remèdes possibles.
Pour le moment, j’en reste à la pétition de principe puisque j’ai annoncé qu’il y avait recul, mais encore faut-il essayer d’étayer une telle assertion. Pour ce faire, je partirai de la comparaison entre deux images, à un demi-siècle de distance, car, précisément, la mise en perspective de ces deux images est frappante.
Les historiens dans le monde sont coordonnés dans le Comité international des sciences historiques qui se réunit tous les cinq ans en un grand congrès qui rassemble plusieurs milliers d’historiens venus du monde entier dans une ville donnée. Je pourrais intituler mes deux images « Rome 1955 » et « Sydney 2005 ». Pourquoi est-ce que je choisis ces deux photographies, dont la première est singulièrement jaunie ? C’est qu’à Rome, en 1955, au sein de ce Comité international et lors de ce congrès quinquennal, l’histoire française était au cœur des débats. C’est-à-dire que les grands thèmes qui, pendant plusieurs journées, ont réuni les congressistes, étaient des thèmes qui souvent provenaient des grands débats au sein des historiens français. D’ailleurs, ces historiens eux-mêmes, quand ils étaient présents, étaient au cœur de la discussion et du débat. Sans trop forcer le trait, on peut dire qu’à l’époque, l’école historique française donnait le « la ». Il y avait certes une raison intrinsèque, à savoir que ce Comité international, bien qu’il fût international, avait été fondé par des Français, était souvent présidé par des Français et l’une des deux langues pratiquées dans ce congrès était le français, au côté de l’anglais.
Mais, par-delà ces origines historiques – ce Comité était né après la première guerre mondiale –, il y avait une réalité : le rayonnement de l’école historique française faisait que lorsque des historiens du monde entier se réunissaient, le débat tournait autour de la production francophone. Du reste, en allant plus loin, quand on analyse ce qu’était la géographie universitaire des sciences historiques dans le monde à cette époque, on s’aperçoit que dans nombre de pays, les titulaires de chaires d’histoire française – qui étaient en contact direct avec l’école historique française – étaient souvent de très grands historiens, renommés, respectés par leurs pairs. En d’autres termes, non seulement la science historique française donnait le « la », mais être peu ou prou en dialogue avec cette science historique était, dans les pays respectifs de ces chercheurs, très gratifiant. C’était en 1955.
Si je prolonge la courbe d’un quart de siècle, avant d’en arriver à ma seconde photographie, plus récente, et si je me place en 1980, à la fin des années soixante-dix, force est de constater que ce rayonnement français a continué. C’est d’ailleurs l’époque où l’on parle de « nouvelle histoire » – expression assez ambigüe car elle désigne des courants historiographiques très hétérogènes – dont le centre de rayonnement, le centre de production est la France. Je n’irai pas plus loin dans ce domaine car un certain nombre de membres de votre Compagnie ont été et sont encore des représentants de cette génération qui a assuré la poursuite de ce rayonnement de l’école historique française.
Mais j’en arrive, hélas !, à 2005, c’est-à-dire au congrès de Sydney qui réunissait environ 1 300 personnes. La disproportion était écrasante entre la France et le reste du monde puisqu’il y avait en tout et pour tout une quarantaine de Français et de francophones. Dans un grand congrès international en 2005, sans qu’il y ait aucun complot, aucune opération délibérée contre l’école historique française, par une sorte de mécanisme complexe sur les raisons duquel je reviendrai dans un moment, la place de l’école historique française, et surtout au regard de ce que je décrivais à l’instant, concernant Rome un demi-siècle plus tôt, cette place s’était érodée. Pour aller plus loin, dans les programmes d’un congrès qui se tenait pendant cinq jours, quand on regarde le nombre de panels – et l’usage du mot panel dans ma bouche vous montre en quoi l’érosion était forte –, on voit que ceux qui se tenaient en français étaient singulièrement peu nombreux et, en général, quand ces panels avaient lieu en français, il y avait dans la salle dix, quinze, au maximum vingt personnes. Et donc, par une sorte de paradoxe, à Sydney, les Français parlaient aux Français.
Cela pose un réel problème : pourquoi cette production intellectuelle, cette production scientifique, cette production historique française était-elle ce jour-là, en cet endroit-là, réduite, sinon à un statut d’isolat, du moins à la portion congrue. C’est sur ce point que je voudrais m’interroger dans la suite de mon intervention en disant d’emblée que la cause de cette disproportion est sans surprise. La cause est la suprématie de la langue anglaise. Mais une fois que l’on a fait ce constat, il convient d’aller plus loin, d’autant que ça n’est pas la seule cause. Il en est une seconde, sur laquelle aussi je reviendrai : à la différence du milieu du XXe siècle, en 2005 nous sommes dans un monde globalisé et donc toutes les questions d’influence culturelle ne peuvent pas se poser simplement sur un registre théorique, mais sur un registre pratique. Qu’est-ce que c’est qu’exercer une influence culturelle dans un monde globalisé ?
À partir de ce constat dont je conçois fort bien qu’il puisse paraître banal – mais n’oubliez pas que la banalité est la plupart du temps le reflet de la massivité des phénomènes – je voudrais essayer de monter en généralité et de réfléchir avec vous, d’autant que, pour le moment, j’ai parlé d’un recul. Mais je vais faire une deuxième observation qui va rendre notre analyse plus complexe : la qualité intrinsèque de la production historique française n’a pas baissé. Le reflux n’est donc pas dû à un recul de la qualité. On débouche sur le problème concret : comment nous, historiens, mais aussi comment nos collègues, spécialistes d’autres sciences sociales, pouvons-nous à la fois préserver la qualité de nos productions scientifiques tout en nous insérant dans les grands circuits de la communication et de l’échange scientifique au XXIe siècle ?
On va voir qu’il ne s’agit plus seulement d’un paradoxe, mais que nous sommes dans un véritable dilemme, parce que la question centrale est la question de la langue. Confronté à cette question, l’historien fait face à un choix cruel – qu’il tente longtemps d’éluder, mais auquel il ne peut échapper – qui est le suivant : par sa participation à la production en sciences sociales, il participe, même modestement, au rayonnement de notre culture, car les sciences sociales françaises sont un élément du patrimoine culturel français. Mais comment peut-il faire pour ne pas s’enfermer dans une sorte de bunker, ne pas devenir un officier du Désert des Tartares qui, pour défendre sa production scientifique, l’enferme dans la langue française ? Mais s’il ne l’enferme pas dans la langue française, il ampute un autre aspect de notre patrimoine, qui est tout simplement la langue.
Vous voyez que le diagnostic que je fais, et qui n’a pas lieu de vous surprendre, est placé sous un triple mot : l’urgence – car ce que je viens de décrire n’est pas le fruit de cinquante ans d’évolution, mais d’une érosion toute récente –, la gravité et la complexité de la situation.
Pour répondre à la question posée, je raisonnerai en historien. Je vous parle de la situation de la discipline historique, mais cette discipline historique me donne aussi des instruments pour me saisir de la question et pour essayer d’y apporter un certain nombre d’éléments de réflexion. À ce stade, je ferai quatre remarques. La première est que j’ai – mais c’était volontaire – commis une erreur de méthode en vous présentant terme à terme deux photographies, celle de 1955 et celle de 2005. Je les ai en effet comparées terme à terme dans un monde qui a changé et la comparaison n’a donc pas lieu d’être, car que veut dire « faire un congrès à Rome » en 1955 ? Ça veut dire une sorte d’entre-soi. Il y a des historiens polonais, soviétiques, italiens, français, américains, britanniques. En leur sein se manifestent des clivages idéologiques très forts, mais cela reste un entre-soi. Un David Lodge pourrait décrire un congrès des historiens français de 1955, car c’est un monde d’avant la décolonisation (1955 est l’année de Bandung). Il y a à peine quelques dizaines d’États-nations dans le monde.
Bien évidemment, le Sydney de 2005 est le monde post-colonial, un monde où certes ce congrès n’a pas d’historiens de deux cents nationalités différentes car beaucoup d’historiens ont du mal à se rendre à ce type de congrès, mais où soixante, soixante-dix, voire quatre-vingts pays sont représentés. On est ainsi passé de l’entre-soi au monde, urbi et orbi d’une certaine façon. Avec cette donne profondément modifiée, il faut une langue universelle et cette langue universelle se trouve être l’anglais.
Toujours dans la perspective de l’historien, il apparaît clairement qu’en ce demi-siècle, ce ne sont pas seulement des dizaines d’États-nations qui sont apparus, mais aussi des pays émergents qui sont devenus des môles émergents dans le domaine des sciences sociales. Cela signifie que les centres de gravité de la vie scientifique se sont eux aussi modifiés. Rien que dans le domaine qui est le mien, je suis très impressionné par la production, par exemple, des historiens brésiliens. Longtemps, au Brésil, l’historiographie a été dominée, influencée et par le continent nord-américain et par le continent ouest-européen. Mais aujourd’hui, l’école brésilienne existe par elle-même et il y a là incontestablement, pour les décennies à venir, des choses très prometteuses qui s’amorcent. Si nous donnions le « la » à Rome en 1955, il est très vraisemblable qu’en 2055, certains historiens brésiliens donneront le « la ».
Pour ces môles géographiques émergents dans les sciences sociales, la condition sine qua non de leur percée est l’existence de cette sorte de latin commun aux uns et aux autres qu’est l’anglais. Pour des raisons historiques et géographiques, ce n’est pas le français qui s’impose directement à leur vue et à leur ouïe.
On voit donc que l’historien constate cette sorte de tectonique des plaques, à la fois linguistique, géographique et intellectuelle qui emporte notre planète depuis un demi-siècle.
Ma deuxième remarque tient au processus de globalisation. Il s’agit bien sûr en premier lieu d’un processus socio-économique, mais c’est aussi un processus de globalisation socio-culturelle, dont je perçois dans mon travail de chercheur le côté irréversible . Je pense que nous sommes dans une phase de mutation culturelle comme le monde en a rarement connues au fil des millénaires.
Ma troisième remarque est liée à la précédente puisqu’elle concerne l’émergence de la culture-monde. Le XXe siècle a été le moment de la montée en puissance de la culture de masse. La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle sont le moment de la transformation de cette culture de masse en une culture-monde. Dans cette culture-monde, nous autres historiens ne sommes que des petits éléments, des molécules emportées par ce brassage. Je rencontre ce phénomène dans ma pratique professionnelle. Deux exemples permettront d’illustrer cela.
Je travaille sur l’histoire de la Ve République et, notamment, sur l’histoire des Droites. Quand, dans les années quatre-vingt, on observe un développement de l’Extrême-Droite en France, les historiens qui se penchent sur ce processus peuvent encore l’analyser avec des outils endogènes et avec des explications qui renvoient à l’histoire française, car la grille d’analyse endogène, franco-française, suffit. Je remarque, en tant qu’historien, que je ne peux pas faire de même au début du XXIe siècle. Quand j’ai à étudier les mouvements populistes, je commets une erreur de perspective si je les ramène à leur seule dimension franco-française, car le monde entre aussi dans nos cultures politiques. Or, par définition, s’il est un domaine où l’État-nation reste le plus solide le plus longtemps, c’est le domaine politique. Néanmoins, en tant que spécialiste d’une vie politique nationale, je suis obligé de tenir compte, beaucoup plus que par le passé, de tout ce qui relève de la culture-monde.
Il en va bien évidemment de même sur l’autre registre de mon activité qui est l’histoire culturelle. Quand je travaille sur les pratiques culturelles des Français, sur l’entre-deux-guerres, sur les intellectuels de l’entre-deux-guerres, je peux, d’une certaine façon, sans trop amputer mon analyse, garder un périmètre franco-français. Mais je ne peux plus le faire au début du XXIe siècle où les intellectuels et les pratiques culturelles des Français sont à replacer dans des jeux d’échelle qui ont changé.
Ma dernière remarque porte sur un phénomène que l’on peut déplorer – mais je ne me placerai pas sur le registre de la déploration – à savoir le recul de la civilisation du livre. Or le livre constituait le support, le vecteur culturel des sciences sociales, pas simplement parce c’était un héritage, mais parce que souvent le périmètre d’exposition des sciences sociales, la nécessité pour un philosophe, pour un historien, de décliner les attendus de son développement passaient par le livre – et pas uniquement par l’imprimé périodique qu’est la revue. Il y a aujourd’hui un profond changement des vecteurs culturels de l’échange.
Or tout acte culturel passe par deux données : la création et la circulation. Nous constatons aujourd’hui que ce qui a été le vecteur culturel majeur de notre expression est très largement érodé par d’autres supports, qui ont évidemment leur respectabilité. Tout au long du XXe siècle, il y eu la montée en puissance de l’image et du son. Actuellement, il y a aussi Internet qui modifie jusqu’au travail scientifique lui-même et à coup sûr son expression.
On ne peut comprendre les problèmes des sciences sociales si on ne voit pas que toute vie scientifique doit comprendre deux registres concomitants. Le premier, j’y reviens, est l’acte de création. La vie scientifique, la science fait partie de la création culturelle et l’avancée d’un savoir est une contribution à l’avancée d’une représentation du monde. D’une certaine manière, c’est la raison sociale, le statut social des chercheurs que de faire cet acte de création. Mais le registre de la création est bien évidemment indissociable du registre de la transmission, c’est-à-dire qu’un savoir n’existe que s’il y a circulation et échange. Il faut qu’il y ait circulation pour que ce savoir s’insémine et il faut qu’il y ait échange pour que ce savoir soit débattu et soumis au jugement des pairs.
Au cœur de notre réflexion, il n’y a donc pas seulement la question de la langue, mais aussi celle des vecteurs culturels. Les deux choses sont liées. C’est parce qu’il y a dans le monde un certain nombre de langues dominantes sur un certain nombre de vecteurs culturels que la question est devenue une question aigüe. Pour nous historiens, pour nous tenants des sciences sociales, la question est : comment faire ? Faut-il – je reprends le syndrome du Désert des Tartares – rester isolé en attendant des guerres linguistiques qui se mènent ailleurs ou faut-il se saisir de la question ? Je me permettrai tout à l’heure de vous faire, sinon des propositions, du moins des observations, à partir de ce que peut éprouver un chercheur de mon âge, c’est-à-dire qui a connu les deux phases successives.
Que faire donc ? D’abord, je voudrais poser la question en termes généraux. Avant d’en venir au rôle de chacun d’entre nous, il y a le rôle de la puissance publique car c’est une grande tradition quasi régalienne que le rôle joué par la puissance publique dans le domaine de la défense et de la propagation d’une langue. C’est un des aspects de ce qu’on appellera la « diplomatie culturelle ». Là, j’observe une véritable guerre culturelle. De mon point de vue, il y a une véritable ligne de front culturelle qui dépasse chacun d’entre nous à titre individuel, mais qui nous concerne en tant qu’État-nation, en tant qu’individus agrégés et liés dans un destin culturel. Je constate – et je m’en réjouis – que la prise de conscience est réelle, que l’action est soutenue, mais que cette action est complexe. Ça n’est en effet pas la même chose que de faire de la diplomatie culturelle dans les années soixante et d’en faire dans un monde globalisé. En d’autres termes, le paysage a changé. Quelle stratégie faut-il mener dans un paysage qui a changé ? Tout est à réinventer.
Toujours en termes généraux, je souhaite évoquer un deuxième point. J’ai dit que les sciences sociales françaises se portent bien de façon endogène, mais mal dans leur rayonnement. Encore faut-il s’assurer que la qualité de ces sciences sociales ne diminuera pas à l’avenir. Et donc, un problème qui nous paraît être un problème orbi est un problème qui reste dans un premier temps un problème endogène. Il est donc de notre responsabilité et de celle de la puissance publique de maintenir les sciences sociales dans l’état qui leur permette de rayonner. Bien évidemment, la question est complexe. J’observe, en m’en réjouissant, qu’au moment où l’on décidait qu’un départ à la retraite sur deux ne serait pas remplacé, une exception a été faite en faveur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Un autre problème est que les effectifs des étudiants en sciences sociales n’ont cessé de baisser au cours des dernières décennies. Or il n’y a pas en France beaucoup de grands organismes de recherche en sciences sociales en dehors de l’Université. Donc, quand il y a des UFR, des sections, des départements dont les effectifs sont en décrue, c’est comme des flotteurs qui perdraient de l’air alors qu’ils maintiennent la recherche française à niveau. Mon propos d’aujourd’hui porte sur le rayonnement, mais on ne peut rayonner qu’en entretenant le foyer initial.
Le problème n’est donc pas seulement un problème extérieur, mais il demeure une question endogène, d’autant qu’on peut se demander ce que signifie « rayonner ». Il arrive en effet que ce qui, dans les sciences sociales, rayonne à l’étranger, n’est pas forcément ce qui est considéré par les pairs comme le plus scientifique à l’intérieur. Il y a des effets de mode qui font que certains grands esprits français rayonnent à l’étranger sans qu’ils soient pour autant considérés en France comme des figures de proue de leurs disciplines respectives.
Après ces mesures générales qui relèvent de la puissance publique, il faut se demander comment chacun peut faire à son créneau. Comment les universitaires, les chercheurs peuvent-ils contribuer ? La situation est très compliquée car nous retrouvons le problème de la langue. Au bout du compte, la question est : faut-il diffuser en anglais ?
Autant la question est lapidaire, autant la réponse doit-elle être nuancée. Un certain nombre d’éléments, conduisent – hélas ! – à dire qu’il faut diffuser en anglais. Les éléments qui poussent en ce sens sont essentiellement au nombre de trois : d’une part, nos collègues étrangers sont de moins en moins francophones ; d’autre part, les moteurs de recherche sur Internet, qui sont majoritairement anglo-saxons, ne prennent souvent en compte que la production anglophone ; enfin, si l’on ne diffuse pas en anglais, on risque tout simplement d’être marginalisé.
Il y a donc un certain nombre de raisons pour diffuser en anglais. Mais il y a aussi deux raisons qui plaident en sens inverse, qui plaident pour que nous nous battions sur une ligne de front linguistique. Ces raisons sont que le cœur d’une culture est constitué par sa langue et que tout ce qui à un titre ou à un autre affaiblit cette langue ampute une partie de cette culture. Il y a donc incontestablement un principe de responsabilité, au moins dans l’acte de création que représente l’écriture.
Un deuxième problème se manifeste, beaucoup plus grave celui-là parce qu’il tient à la nature des sciences sociales. Que sont les sciences sociales ? Ce sont des sciences qui travaillent sur l’humain et sur l’humain en société. Leur rôle est donc de rendre compte d’une réalité complexe, qu’elle soit passée ou contemporaine. Ce que la société attend de nous est en conséquence un rendu de complexité. Or, pour rendre compte de la complexité, il faut de la nuance que seuls peuvent apporter la puissance et le registre des mots.
Ce qui m’inquiète, dans la question de la langue, c’est que bien évidemment il existe un anglais de l’échange, y compris de l’échange scientifique – et loin de moi l’idée d’affirmer qu’il s’agirait d’un anglais totalement appauvri et dégradé – mais il me semble pouvoir affirmer que c’est un anglais peu propice à la nuance et au rendu de la complexité. De même qu’un PowerPoint, en semblant simplifier la forme, appauvrit le fond, je crois qu’un anglais trop pauvre risque de nous faire sortir de ce qui est la grandeur des sciences sociales, à savoir le rendu de complexité.
La question essentielle reste donc celle de la traduction des œuvres françaises en langue étrangères. Je dirais même qu’il faudrait un Plan Marshall de la traduction. L’enjeu est essentiel.
Mon exposé n’a pas été le glas, mais il se voulait à bien des égards le tocsin et, s’il n’est pas une pavane pour des sciences sociales défuntes, il est incontestablement un cri d’alarme pour des sciences françaises qui se trouvent à la croisée des chemins. L’ampleur et l’accélération de l’évolution font que le combat est ici et maintenant.
Je vous remercie.