La confiance, moteur de l’innovation

Colloque à l’occasion de la remise du Prix 2012 de la Fondation Olivier Lecerf pour un management humaniste

Palais de l’Institut, 9 avril 2013

Allocution de Monsieur Vianney Mulliez (Président du Groupe Auchan)

Messieurs les présidents, mesdames, messieurs, cher Vineet,

Bonjour

Chez Auchan nous avons lu avec un immense intérêt le livre de Vineet Nayar, écouté avec intérêt ses convictions et adhéré à sa philosophie d’entreprise ; j’imagine que c’est cet enthousiasme qui me vaut d’être avec vous aujourd’hui pour vous parler de « la confiance, moteur de l’innovation ».

La crise financière, qui secoue le monde, devenue économique, puis sociale a certes des causes multiples, mais c’est, avant tout, une crise de confiance généralisée. Et il n’est pas besoin d’être un très fin observateur de la vie politique et économique pour constater le grand écart qui existe aujourd’hui entre les BRIC et la « vieille Europe » : il est clair « que c’est là-bas que cela se passe ! », mais ce qui frappe ceux qui ont la chance de voyager un peu à Shanghai ou à Delhi, c’est l’immense confiance des hommes dans l’avenir et leur propre créativité.

C’est donc bien le moment d’interroger le rôle de la confiance dans l’économie, dans l’entreprise qui fait l’économie et son lien avec la création de valeur que l’innovation peut produire.

Avant d’aller plus loin, il est intéressant de faire le constat que les anglo-saxons reconnaissent, mieux que nous, le double aspect de la confiance, à la fois personnel et collectif, puisque deux mots anglais traduisent en effet notre seule expression de confiance :

– « Trust » fait référence à un partage de valeurs communes entre personnes, suppose une réciprocité des relations et recouvre la notion de « confiance interpersonnelle ».

– Et « confidence » traduit davantage un sentiment de sécurité lié à la qualité des services rendus, plus proche de la notion d’assurance, de sureté et pourrait se traduire par « confiance sociale » et qui a trait à l’avenir.

La vie dans l’entreprise serait impossible sans ces deux dimensions de la confiance qui, toutes deux, sous entendent une relation avec le temps : longue à établir, que ce soit entre les personnes ou au sein de l’entreprise, elle est fragile et prompte à disparaître : elle s’éprouve dans les difficultés et se renforce par le respect des engagements donnés, que ce soit de façon explicite ou implicite.

Elle suppose un acte de volonté, celui qui veut créer de la confiance devra chercher à apporter du sens et donner à l’autre l’assurance d’être soutenu, tel qu’il est. Il va aussi encourir le risque de s’être trompé, et à l’extrême de voir sa confiance trahie. Comme nous l’avons vu la semaine passée, la confiance se donne, mais n’exclut pas le contrôle ! Mais fondamentalement, c’est un pari sur l’autre, avec foi et sans a priori …

Vous me direz, c’est un constat théorique … mais comment cela se traduit il au sein de nos organisations ?

J’ai une très forte conviction, nous, dirigeants, devons absolument avoir une vision, un projet d’entreprise enthousiasmant mais réaliste. Nous devons écouter, plus qu’imposer nos discours. Nous devons libérer plus qu’encadrer et nous devons motiver plus que sanctionner, nous devons protéger (prendre soin) sans infantiliser … C’est notre principale mission, une conviction que Gérard Mulliez, fondateur de Groupe Auchan s’est forgée il y a 52 ans …

Si Groupe Auchan s’est développé ainsi depuis 50 ans, (le discount, le SBAM, les nouveaux produits rendus accessibles au plus grand nombre, le club Rik et Rok, le braille sur nos produits, les produits sans gluten à notre marque, le drive, les nouveaux concepts, l’importation de Quirky….) c’est parce que ses dirigeants et l’ensemble des équipes ont en permanence innové, inventé de nouveaux services, de nouveaux projets….

Notre Vision d’entreprise, fondatrice de notre culture, qui est d’améliorer le pouvoir d’achat et la qualité de vie du plus grand nombre de clients, avec des collaborateurs responsables, professionnels, passionnés et considérés, repose en effet sur 3 valeurs intrinsèques que nous partageons avec conviction et force : la confiance , le progrès et le partage.

La confiance en premier ! car c’est elle qui accélère la prise d’initiative de chacun dans l’entreprise et particulièrement de ceux qui sont en contact avec les clients, je pense aux employés.

C’est bien la confiance qui permet la prise d’initiative, parfois de risque et qui crée de l’innovation donc du développement. C’est bien, ensuite, la réussite qui déclenche le progrès. Progrès qui permet ensuite le partage des résultats. Partage que nous mettons en pratique avec une politique de participation généreuse, un intéressement aux résultats . mais aussi partage de la progression de la valeur de l’entreprise avec l’actionnariat de nos salariés, aujourd’hui dans 9 de nos pays, y compris en Chine et en Russie. Nous avons plus de 150.000 actionnaires, plus que de nombreuses sociétés cotées !

Ce partage ne se limite pas à celui de l’avoir : nous le déclinons en une formule un peu lapidaire mais efficace : partage du savoir, du pouvoir et de l’avoir.

– du savoir, avec la formation, primordiale, mais aussi l’accès à l’information. Chaque collaborateur de l’entreprise connaît les performances de son rayon mais aussi de tous les mêmes rayons de son pays ; chaque collaborateur est formé pour améliorer son professionnalisme

– du pouvoir qui permet et encourage la prise d’initiatives. La responsabilisation des employés, leur écoute attentive est une telle source de progrès que nous serions stupides de ne pas les encourager…

– et ensuite seulement de l’avoir, mais je n’y reviens pas…

Les collaborateurs doivent avoir le sentiment d’être respectés, considérés, c’est un terme que nous employons souvent. Placé dans ce contexte de confiance, ils donneront libre cours à leur créativité, avec énergie : la confiance on le voit, est descendante et ascendante.

Et les dirigeants trop souvent pressés par la poursuite d’objectifs d’efficacité, de productivité, d’atteintes des objectifs quantitatifs, doivent de leur côté accepter la non-conformité, reconnaître le droit à l’erreur. Tout cela, alors que l’évolution des modes de management d’aujourd’hui va dans le sens d’un plus grand mimétisme entre les salariés.

Mais je vais trop vite ….je n’ai pas essayé de cerner ce que nous entendons chez Auchan par innovation, alors que nous ne sommes pas une entreprise de high tech, que nous avons fêté notre cinquantenaire il y a deux ans, et que nous exerçons l’un des plus vieux métiers du monde … Nous avons la chance d’avoir un métier que nous gérons de manière décentralisée, au niveau de chaque magasin, en misant sur les hommes et leur responsabilisation. Et l’innovation est le propre de l’homme, pas des organisations …

Nous avons consacré à ce sujet au cours des deux dernières années un certain temps… Partis au départ d’une définition qui recouvrait d’avantage la création de nouveaux services, produits, process, nous l’avons assez vite élargie à la notion d’initiative, à celle de nouvelles améliorations de l’existant, tout en maintenant la distinction entre ces deux exercices, finalement assez différents quoique tous deux apporteurs de valeur ajoutée forte pour l’entreprise.

Il y a plus de deux ans, j’ai acquis la certitude qu’il fallait, en particulier dans nos pays matures où les progressions de CA sont difficiles et limitées, revenir à ce qui a fait le succès d’Auchan dès sa création, qu’il fallait, d’une certaine façon, comme vous le recommandez Vineet, renverser la pyramide ! la faire reposer sur les personnes en relation avec les clients ceux qui sont de vrais créateurs de valeur alors que la hiérarchie est plutôt une contrainte ou un frein. Susciter des « intrapreneurs », les faire émerger, ce qui dans une entreprise qui compte aujourd’hui 300 000 personnes est un vrai sujet de réflexion….pour ne pas dire un casse tête !

Munis de cette conviction, mais sans mode opératoire…. à l’époque, nous n’avions découvert ni Vineet ni son livre….nous avons imaginé ce que nous appelons le projet « créative attitude », qui comme son nom l’indique est d’abord un état d’esprit. Un état d’esprit d’entreprise mais aussi de chacun des collaborateurs. Or lorsque l’on parle de création, on parle du propre de l’Homme, on est vraiment au cœur du projet humain d’Auchan.

Cela a donc démarré de façon, un peu instinctive, il y a deux ans, par un appel à candidatures internes d’employés comme de cadres dans nos cinq pays les plus touchés par la crise, ceux où il est vital de se renouveler : la France bien sur, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, et le Luxembourg.

Objectif, créer un élan, dans la confiance, donner envie aux salariés de se lever et de passer à l’acte. Nous n’avons pas donné de cahier des charges très bouclé, nous avons plutôt communiqué sur le thème « vous avez une idée, vous avez envie d’innover, décrivez nous votre projet, nous emmènerons en « creative expeditions » avec quelques dirigeants ceux d’entre vous qui démontreront leur capacité et leur envie de créer, d’inventer, d’innover… ceux qui ont imaginé les projets les plus en lien avec la stratégie du groupe, que ce soit dans le domaine du commerce, de la relation clients, des services, des ressources humaines, du développement durable, de l’efficacité opérationnelle … »

L’objectif ensuite était de regarder, chercher à comprendre comment l’innovation passe de l’idée aux actes et au succès, de s’imprégner de ce climat vibrionnant qui suscite l’innovation… en rencontrant des entrepreneurs qui sont passés par ce processus de création et d’innovation. Nous avions en tête une première destination, San Francisco, mais pas encore la deuxième qui serait Amsterdam finalement.

Nous allions un peu à l’aveugle… nous avions eu l’imprudence de lancer un petit défi à notre direction de la communication en leur disant que nous évaluerions leur efficacité au nombre de dossiers remontés… et nous n’avons pas été déçus… plus de 1000 candidatures nous sont arrivées. Bien entendu nous n’étions pas dimensionnés pour effectuer un tel tri… nous manquions de vrais critères. Nous voulions de vrais innovateurs, nous ne voulions pas sélectionner sur la connaissance de l’anglais qui nous aurait privés des candidatures d’employés…

Nous aussi avons du innover pour faire face…la petite cellule innovation du groupe a travaillé d’arrache pieds et 20 Créacteurs sont partis à SF et 20 à Amsterdam… accompagnés de 20 dirigeants à chaque voyage.

Partis à San Francisco avec 1/3 d’employés et 2/3 de cadres, ne maniant pas tous la langue de Shakespeare, ces voyages ont été de véritables expériences et des rencontres d’une grande richesse…. Mais aussi, comme nous l’espérions révélateurs de talents insoupçonnés qui ne trouvaient pas à s’exprimer au sein de l’entreprise.

De retour de ces voyages d’une semaine, nous avions dans l’entreprise, 80 personnes motivées ouvertes aux nouveaux projets….et le reste qui nous regardait parfois d’un œil interrogatif, pour ne pas dire…dubitatif…en particulier les dirigeants … Car fondamentalement, l’innovation dérange l’ordre établi, les structures et la hiérarchie. Elle est par nature rebelle puisqu’elle pense en dehors du cadre et propose de faire les choses différemment.

Qu’à cela ne tienne, nous avons organisé 3 jours de « melting pot » entre ceux qui avaient participé aux expéditions et ceux qui les avaient regardés partir, ainsi que tous les DG et Présidents des pays/métiers, soit 120 personnes.

Avec une méthode bien rodée, nous avons ensemble défini, où et comment nous voulions aller sur ce projet, nous avons entraîné les dirigeants qui se sont engagés sur des modalités et un timing….

Et puis, le 6 juillet, date symbolique pour nous, anniversaire du Groupe Auchan… nous avons célébré, dans tous les pays impliqués, non seulement l’innovation mais surtout les personnes volontaires pour innover, celles qui se sont levés avec nous dans ce projet totalement nouveau et ont osé partager une idée jusque là personnelle !

Désormais ce sont ces 5 pays et non plus la cellule innovation du groupe qui se sont appropriés les projets et ont développé leurs « couveuses » à innovateurs, avec quelques règles très importantes, les règles de la confiance : le droit de se tromper, celui de recommencer : « le play again », l’appui d’un parrain ou d’une marraine pour accompagner l’intrapreneur, celui de faire appel aux spécialistes de la maison dont les conseils lui sont nécessaires, qu’ils soient fiscaux, financier, techniques…..

En France c’est un directeur de magasin du Nord qui gère désormais l’ancienne cellule innovation qui travaillait sur des projets RFID, Web2.0, applications Iphones…et qui a la responsabilité de faire réussir les projets qui ont émergé de « creative attitude ». De nouvelles synergies se créent ainsi, entre le magasin, l’innovation et les intrapreneurs… est ainsi en cours d’élaboration un système de distribution alliant internet et système de livraison en zones rurales, des tests sur l’économie d’usage …

En Italie, un projet de production d’énergie par le passage des voitures sur nos parkings est en train d’être testé, en Espagne un système de reconnaissance des plaques minéralogiques va permettre aux conducteurs de régler leur note sans passer physiquement par la caisse si le test est concluant.

A ce jour, ce sont 26 projets, tous pays confondus, qui sont en cours de test voire de démarrage. 97 sont encore en cours d’étude. Mais surtout une magnifique démonstration des talents de nos collaborateurs qui ne demandaient qu’à s’exprimer !

J’ai essayé de partager avec vous ce qui constitue notre culture de la confiance et de l’innovation. Nous partageons nombre des valeurs exprimées par Vineet Nayar, nous sommes, par exemple, très attentifs à l’exemplarité des dirigeants, à la simplicité des relations, à l’accessibilité des membres des comités de DG, à l’écoute de nos équipes….et notre directeur général d’Auchan France que vous connaissez, Vineet, qui a offert votre livre à tous ses managers….est en train de suivre le chemin que vous avez tracé, chemin que vous avez eu la grande générosité de venir expliquer à ses équipes réunies dans le Nord de la France : ils sont vraiment en train de renverser la pyramide ! Ils ont décidé de redonner la main aux collaborateurs !

En guise de conclusion, sur ce lien intrinsèque entre confiance et innovation, ne sous estimons pas la capacité du management souvent intermédiaire à résister à la perte de repères qu’implique l’innovation, à la perte d’une forme de pouvoir….ce sont ces cadres qu’il faut convaincre de « lâcher prise ». Cela demande … de la confiance !

Mais ne sous estimons pas non plus l’immense confiance en elle que l’entreprise doit avoir pour créer ce désordre créatif qu’implique l’enracinement de la confiance et de l’innovation à chaque étage, quelle que soit l’histoire et la culture des pays et des entreprises du groupe…

Vineet, vous êtes un homme, non seulement inventif et audacieux, qui avez vu mieux que beaucoup d’autres la réalité de ce lien intrinsèque entre confiance, innovation et progrès des entreprises et des hommes.

Vous êtes aussi généreux, puisqu’au lieu de garder votre méthode pour vous et votre entreprise, vous la partagez haut et fort, avec une immense conviction, pour faire avancer et dépasser nos idées préconçues. Ils sont peu nombreux, ceux qui ont fait autant ces dernières années pour réconcilier de manière pratique en entreprise ces deux plans, humains et économiques, qui trop souvent semblent s’opposer irréductiblement ! C’est sans aucun doute ce qui a motivé le jury du prix Olivier Lecerf.

Vous êtes convaincu comme nous que ces bonnes méthodes appliquées largement, contribueront au progrès de notre société, par la création de richesses humaines et économiques pour tous. Pour ce que vous êtes, pour ce que vous faîtes, permettez moi, très simplement et très sincèrement, de vous dire un très grand merci.

Allocution de M. Roland REITTER (professeur émérite – HEC)

Vous me faites un grand honneur en me demandant d’apporter en ces lieux la réplique à Monsieur Vineett Nayar.

Je vais essayer de remplir mon rôle en m’appuyant sur Paul Ricœur et son concept d’identité narrative.

Résumons :tout comme les individus, les organisations ont une identité. Pour Ricœur, celle-ci n’est pas une pure construction intellectuelle, mais une construction narrative : pour donner une image satisfaisante de son organisation et amener ses collaborateurs à s’y identifier, le leader va chercher à raconter l’action collective en lui donnant une cohérence, une spécificité et une continuité dans le temps. Mais cette présentation de soi coexistera toujours avec ce que manifeste cette action, et que le discours ne dit pas.

Pour être intéressante, toute histoire doit se fonder sur une trame narrative. C’est un texte à épisodes, dont chacun évoque un temps ou un thème et où la succession des temps ou des thèmes doit entraîner l’adhésion du lecteur – ou des membres de l’organisation concernée, ou des spectateurs – à l’odyssée qui est contée, et le convaincre d’y prendre part.

Le dirigeant d’entreprise n’est jamais obligé de signer une narration et de produire une identité narrative, qu’il en soit ou non le héros. En le faisant, comme Monsieur Nayar, il peut espérer, pour peu qu’il gagne la confiance de l’auditoire, créer une dynamique humaine incroyable – ceux qui s’identifient se passionnent et se reconnaissent solidaires les uns des autres, faisant ainsi surgir les deux forces humaines capitales : l’engagement et la collaboration.

Toutefois, le héros risque aussi les désillusions indissociables du décalage pouvant naître, au fil du temps, entre les promesses et leur confrontation au réel. Je me propose maintenant de passer en revue les quatre chapitres du livre de Monsieur Nayar, en en faisant apparaître les logiques sous-jacentes et ce qu’elles peuvent avoir comme avantages et comme inconvénients pour l’action collective. Je conclurai sur ce qu’il convient de garder à l’esprit pour tirer parti de cette expérience : l’idée de leader comme tiers-garant de sa propre action.

Premier épisode : Mirror ! Mirror ! Miroir, mon beau miroir… Nayar travelled …….

La logique de ce premier épisode est ternaire :

– Le marché impose à l’entreprise de vivre dans le réel et non pas dans le fantasme.

– Ce principe de réalité est sans appel dans le cas d’HCL : la « plateforme brûle », comme disent volontiers mes amis consultants.

– Pour sauver l’entreprise, Monsieur Mayar comprend qu’il faut se couper du passé et s’auto-recréer : « du passé faisons table rase », ou encore : « le changement, c’est maintenant ! ».

En principe, cette logique ternaire est vertueuse, car elle peut mettre en branle les énergies de tous ceux qui, étant confrontés au réel sur le terrain, savent bien, ne serait-ce que confusément (comme le Guépard de Lampedusa), qu’il faut que tout change pour que rien ne change, ou que tout change à leur profit.

Cette logique peut être mise au service de la raison.

Je vais faire un parallèle historique: on est dans la situation de l’appel du 18 juin de De Gaulle, ou de la marche du sel de Gandhi, mais avec deux différences majeures, qui peuvent compliquer les choses pour le héros.

Tout d’abord, De Gaulle ou Gandhi s’appuyaient sur des représentations culturelles anciennes et légitimes : la France éternelle de Michelet et la Satyagraha. Leur engagement promettait un avenir au nom d’une continuité historique. Monsieur Nayar, lui, ne met pas en avant une telle mémoire ; il devient ainsi son propre fondateur. Ce faisant, il s’expose à une confusion entre son organisation et sa personne, confusion qu’il lui faudra gérer, comme nous le verrons dans le quatrième épisode.

Ensuite, l’objet de l’action est très différent: pour De Gaulle et Gandhi, l’ennemi était surtout extérieur, pour Monsieur Nayar, ce sont les attitudes et pratiques internes qu’il fallait réformer – c’est le thème du second épisode.

Deuxième épisode : Trust through transparency

A culture of trust…..

Je connais bien la logique de ce deuxième épisode. J’y ai récemment consacré un livre (« Confiance et défiance dans les organisations, Éditions Economica, vendu au prix exceptionnel de 20€ en fin de matinée).

L’engagement et la collaboration des acteurs sociaux constituent une composante cruciale du succès de l’action collective, dans l’entreprise comme dans tout autre groupe humain finalisé. Ils ne vont pas de soi. Les acteurs sociaux ont toujours de bonnes raisons de se méfier de leurs collègues et de leur organisation. Ils sont associés-rivaux méfiants et le plus souvent liés à l’entreprise par un contrat invisible assez précaire.

Or, la défiance a un coût : elle rend l’action incertaine et nécessite des investissements protecteurs lourds (contrats formels, procédures détaillées, etc.). Au contraire, un climat de confiance permet des miracles, en rendant l’action plus sereine et plus rapide.

La transparence réciproque paraît bien être un principe de base de la confiance. L’ambiguïté accroît l’incertitude ; au contraire, quand la confiance règne, mettre cartes sur table permet de se dispenser des garanties formelles.

Certes.

Toutefois, comme dit Lacan, la vérité, on ne peut pas la dire toute ; c’est en cela qu’elle tient au réel. La vérité que je dis est toujours restreinte, tant par mon ignorance que par mon désir, conscient ou inconscient, de me protéger des autres, autant que de moi-même, de mes passions et de mes angoisses. Les moralistes disent bien qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens, car autrui est prompt à exploiter toute faiblesse qu’on pourrait laisser voir. Un monde complètement transparent serait invivable et conduirait à la folie et à la violence. Les codes de politesse et de civilité, en voilant la réalité toute crue, facilitent le vivre ensemble.

Jouer la transparence, c’est donc courir un risque. La confiance n’est pas un état stable ; ce n’est que la suspension temporaire de la méfiance. L’acteur social dont la confiance aura été abusée reviendra à la méfiance et s’y tiendra avec encore plus de force.

Pour minimiser ce risque, il faut créer ce qu’on peut appeler une figure de tiers-garant, c’est-à-dire, un recours en cas de trahison, l’assurance que l’on peut exposer sa faiblesse au profit du collectif sans risquer le pire.

Troisième épisode : inverting the pyramid

Si je n’aime pas beaucoup le côté un peu trop « accrocheur » de ce titre, en revanche, je trouve intéressante la logique sous-jacente. Heureusement, Monsieur Nayar n’envisage pas vraiment de mettre la chaîne de commandement cul par-dessus tête ; il vise plutôt à susciter le changement par un effet de levier et, pour cela, à déterminer des zones clés dans l’organisation pour y introduire de petites innovations organisationnelles ayant une bonne chance de susciter un apprentissage collectif. C’est ainsi qu’un dispositif ingénieux, appelé « ticket », permet à tout employé de signaler un problème lorsqu’il le rencontre et de solliciter un travail collectif pour le résoudre. Le « ticket » circule dans l’entreprise, et la contribution de chacun est enregistrée.

En termes de confiance, ce dispositif est évidemment prometteur, car il permet de mieux reconnaître publiquement la valeur et l’engagement des plus actifs et des plus innovants, en particulier dans ce que Monsieur Nayar appelle la « value zone », la zone de valeur, là où se bâtit l’avantage concurrentiel.

C’est aussi une incitation à la coopération, même si le caractère public de l’action risque d’engendrer quelques jalousies ; là encore, un tiers-garant peut réduire ce risque.

Cependant, les sciences sociales nous invitent à nous méfier de ce que l’on pourrait appeler l’effet hype ou buzz. L’histoire des organisations est pleine de modes passagères. Poussées par la direction, investies solennellement, celles-ci ont, le plus souvent, de bons résultats à court terme grâce à l’engouement politiquement correct qui les porte. Mais cet engouement est généralement éphémère. Toute mode passe, une autre prend le relai. Changer trop souvent de totem entraîne désillusion et lassitude.

Quand « ça marche » pendant assez longtemps, un autre danger peut apparaître : la plupart des organisations n’aiment pas reconnaître qu’elles ont une dette à l’égard de leurs collaborateurs. Lorsqu’elles le font, c’est souvent du bout des lèvres, ce qui crée de l’amertume chez ceux qui se sont le plus engagés.

Quatrième épisode : recasting the rôle of the CEO

Nayar…

Un récit identitaire doit-il nécessairement se clore par un happy end ? Dans celui-ci en tout cas, la confiance étant rétablie, l’entreprise ayant fait sa cure de jouvence, la spirale vertueuse a pu produire une organisation apprenante fondée sur la raison et la passion d’agir. Confiant en la valeur de son personnel et en sa capacité d’affronter l’avenir, le leader, après avoir signé son œuvre, peut, sinon retourner à sa charrue comme Cincinnatus, du moins prendre de la distance.

Il nous faut croire cette narration. Cependant, fort de sa longue expérience, le vieux sceptique que je suis sait bien qu’il est très difficile à un leader passionné de laisser vivre sa création, avec laquelle il a tendance à se confondre. Se retirer, c’est se priver de la jouissance du pouvoir, c’est accepter sa propre finitude. C’est ce qu’ont su faire Gandhi et Mandela, qui sont les modèles du héros de ce jour, mais aussi De Gaulle que j’évoquais tout à l’heure.

Souhaitons que l’accueil fait à son livre, et le fait de recevoir ce prix en ces lieux où, depuis des siècles, siègent des immortels, aident Monsieur r dans son travail de deuil.

Je faillirais à mon rôle si je me bornais à constater que ce livre est un merveilleux cas d’école de construction par un leader d’une identité narrative et d’un climat de confiance.

Je voudrais donc, pour finir, dégager ce que j’espère être une généralisation utile concernant le leadership. L’idée était sous-jacente dans mon analyse : pour que la confiance perdure face à la réalité, il faut que le leader réussisse à être le tiers-garant de sa propre action. C’est là son dilemme fondamental : comment être à la fois le narrateur de l’identité collective rêvée, celui qui détient le pouvoir et celui qui garantit équité et justice dans le réel de l’action, comment convaincre qu’on n’abusera pas de sa position en étant juge et partie ?

Si je veux bien croire à cette narration, ce n’est pas parce qu’elle est belle et réconfortante, mais parce que, lors de ces quatre épisodes, vous montrez clairement, Monsieur, que vous vous êtes personnellement exposé. Pour le dire comme Ricœur, vous vous êtes traité vous-même comme un autre. L’identité narrative à bâtir vous imposait ses lois, ses promesses et ses valeurs, et vous vous êtes engagé à les respecter, à donner le primat à l’intérêt collectif sur l’intérêt particulier, y compris le vôtre, au risque d’égratigner votre narcissisme.

Vous avez ainsi adopté la seule attitude capable de lever la suspicion et de résoudre le dilemme, alors que, si souvent, on voit promettre et ne pas tenir, fixer des règles et les violer, discourir sur les valeurs et ne pas les respecter. Créer une identité narrative s’imposant à vous-même fut sans doute la condition de la confiance.

Monsieur le Président, je souhaite sincèrement le succès final de votre odyssée.

The proof of the pudding is in the eating. Ou : les vainqueurs ont toujours raison.

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