Chantal Delsol : Destin de la religion à l’âge moderne

Séance du lundi 16 novembre 2015

par Mme Chantal Delsol,
Président de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur,
Monsieur le Président de section au Conseil d’État,
Messieurs les Conseillers auprès du Premier ministre et du Ministre de l’Intérieur,
Monsieur le Directeur général de la Recherche et de l’Innovation,
Mesdames et Messieurs les dirigeants des établissements de recherche et d’enseignement,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Madame et Messieurs les Secrétaire perpétuel, Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,

Il est bien sûr presque impossible de prendre la parole aujourd’hui en étant assuré de se hausser à la hauteur des événements, à défaut de vouloir prendre une posture aux yeux de l’histoire. Si notre Compagnie ne revendique pas nécessairement d’être la voix de l’histoire, elle se doit à tout le moins d’être fidèle à elle-même et à son règlement. Celui-ci porte, parmi au fond peu d’obligations, celle de tenir la séance de ce jour.

Nous la tenons donc. Sans hésitation… Mais sans le plaisir qui aurait dû l’accompagner. Par respect avant tout de l’état de droit, qui est notre seul rempart, celui-là même que la barbarie voudrait nous contraindre à abattre. Et pour cela, je veux le croire, la majorité de nos concitoyens accepteraient de mourir.

Le Président de la République lui-même, retenu au Congrès à Versailles, informé de cette séance de rentrée, a tenu à faire savoir qu’il était reconnaissant à l’Académie de participer à sa façon et par ses travaux au deuil national.

La coutume, en sa sagesse, veut que j’évoque maintenant la mémoire des confrères qui nous ont quittés

Parmi les membres titulaires : Michel Albert, qui fut notre secrétaire perpétuel de 2005 à 2011, Pierre Bauchet et Bernard d’Espagnat ; parmi les membres associés étrangers : Roland Mortier, membre également de l’Académie royale de Belgique ; parmi les correspondants : Claudio Cesa, Alexandre Lamfalussy, Jean-Louis Cremieux-Brilhac, Jacques Parizeau, Jaakko Hintikka, Stanley Hoffmann et François Dagognet.

Encore sont-ils allés au bout de leur âge, ce qui est une grâce. Et le souvenir de leurs vies accomplies nous pousse à redire leurs noms…

Mais, il y a deux jours, des jeunes gens qui buvaient un verre en terrasse, avaient décidé de dîner dehors ou d’aller à un concert — bref qui tentaient simplement de vivre leur vie — sont tombés. À l’heure où je parle, ils ou elles n’ont pas encore tous un nom. En mémoire d’eux, je vous demande d’observer une minute de silence.

La vie cependant doit reprendre son cours.

 

Destin de la religion à l’âge moderne

 

Pourquoi avoir choisi ce sujet : la religion, pour nos conférences du lundi de l’année 2015 ? Essentiellement, pour nous permettre de mieux comprendre l’évolution religieuse de ce temps. Notre époque à cet égard est traversée de courants et de remous divers. Au fond, elle raconte l’histoire de sociétés (les nôtres) qui avaient prévu, promis, démontré scientifiquement la disparition des religions, qui tentent constamment de les effacer, et les voient resurgir par toutes sortes de marchés noirs. Et l’histoire des cahots spirituels qu’occasionne ce surprenant destin.

Je vous propose de raconter cette histoire en 9 étapes, chaque étape représentée par quelques unes de nos conférences.

 

1ère étape : Depuis les Lumières et essentiellement au XIX° siècle, les Occidentaux pensent que la religion disparaîtra avec l’âge de la maturité humaine.

 

Nous le savons, le XIX° siècle entier est rempli de cette certitude : l’âge de la religion n’était qu’une étape de l’histoire, bientôt ou déjà révolu, et la science remplacera la religion, la connaissance remplacera la foi, et les certitudes remplaceront les préjugés. Karl Marx n’est pas le seul à penser ainsi : il n’est que le centre, peut-être en partie l’initiateur, d’une nébuleuse immense. L’Occident est le théâtre de ce que Jaspers appelait le « déraillement » de la Modernité comme « spéculation immanentiste » : sous le prétexte que la transcendance serait rêve ou spéculation, on décrète que l’immanence est la seule réalité : or ceci est encore spéculation. L’immanence est un choix comme la transcendance. Certaines cultures, notamment asiatiques, font ce choix. Ce n’est pourtant pas le nôtre. Si le propre de l’homme, c’est ce que Yves Coppens appelle l’âme : l’homme a la responsabilité du sens à donner à l’existence – alors notre âme à nous occidentaux est tournée vers le monothéisme. Et pour nous, l’ordre de l’existence humaine est quête de transcendance, comme on le voit à partir de Moïse et de Platon – pour nous, réduire le monde à l’immanence s’apparente aussitôt à une révolte contre l’être.

Pourtant, le « déraillement » immanentiste de la Modernité ne se contente pas de récuser le monothéisme et la transcendance. Il récuse toute religion comme appel du sens, et attend de remplacer la religion par la science. C’est l’annonce d’un séisme anthropologique. L’étude de l’athéisme nous permet de comprendre pourquoi ce séisme ne se produira pas.

Dominique Folscheid nous décrit l’athéisme comme une invention des monothéismes occidentaux. Certaines civilisations, ainsi celle de l’Inde, n’ont même pas de mot pour cela. Pourquoi ? Parce que là-bas le monde est pétri de divin. L’athéisme comme négation de Dieu n’a aucun sens dans ce type de civilisation. On ne se défait que de ce qui est extérieur à soi. Et seul le Dieu des monothéismes est extérieur à l’homme.

Pour les monothéismes, seul Dieu est divin. « Au lieu que l’amour soit un dieu, c’est Dieu qui est Amour ». La conception animiste ou panthéiste du cosmos, qui existe chez tous les peuples, est remplacée ici par la Création. Le concept de Création fonde un monde désacralisé, dédivinisé, profane: c’est le « désenchantement » du monde. L’homme dès lors est un vivant « hors de Dieu », vivant « chez soi » (Lévinas). On peut presque dire que son état naturel est l’athéisme, et s’il adhère à ce Dieu extérieur, c’est par la foi. Il peut se refuser à Dieu ou le nier. Lévinas en concluait que « c’est certainement une grande gloire pour le créateur que d’avoir mis sur pied un être capable d’athéisme ».

Les religions juive et chrétienne ont donc instauré une vision du monde qui permet singulièrement l’apparition de l’athéisme. L’idée de personne, l’importance conférée à la conscience individuelle et à la liberté humaine, rendent possible le retournement de l’esprit contre ce Dieu même qui ouvre les possibles. C’est pourquoi Marcel Gauchet parle d’une « religion de la sortie de la religion ». Par cette singularité même qui nous rend capables d’athéisme, il est donc entendu en Occident, et la littérature du XIX° et du XX° siècle en témoigne, que nous avancerions rapidement, grâce à la science, vers la fin des religions et leur complète inutilité.

 

2ème étape : Apparaissent alors des religions séculières, rapidement totalitaires.

 

La question religieuse récusée, considérée comme dépassée, se redéploie aussitôt sous des aspects monstrueux. Thierry Gonthier nous montre comment Eric Voegelin décrit le totalitarisme: «une expérience religieuse subvertie». Le surgissement de ces religions politiques, qui étaient censées abolir la religion, en marquent au contraire l’exigence et la permanence, puisqu’elles réinstaurent ce qu’elles abolissent et n’en sont finalement que des formes grimaçantes. Comme Maritain, Vialatoux, de Lubac, Bergson ou Simone Weil, Voegelin pense que l’on ne peut poser correctement la question des totalitarismes contemporains qu’en les référant à la crise religieuse de l’Occident moderne.

Les représentations de l’apocalypse et de la rédemption à venir, issues des religions millénaires, ont été littéralement marouflées pour donner le troisième. Le processus de sécularisation comme « décapitation de Dieu » (Voegelin) laisse place à la foi en les Lumières sources de rédemption, acquises par la force et la terreur. Les totalitarismes déifient ce qui reste après la mort de Dieu : l’homme futur.

Nous savons que la foi et l’espérance caractérisaient les adeptes nazis ou communistes, que l’homme nouveau de l’Evangile était devenu l’homme nouveau de Tchernytchevski et de Lénine, que le Parti Communiste ressemblait à une Eglise avec ses pompes, ses cardinaux et la figure tutélaire de son pape. Nous savons que ces dogmes immanents avaient leurs rites, leur catéchisme et leurs martyrs, ainsi que leurs grands-messes. Comme le dit Dominique Folscheid, « impossible de ne pas voir dans la momie de Lénine une version kitsch du culte des reliques. Ni dans la figure de « Che » Guevara, un calque du Christ crucifié ».

Il reste que les expériences totalitaires, par le vide existentiel qu’elles laissent et que d’ailleurs elles tentent de combler grâce à des artifices, démontrent l’existence même de ce qu’elles révoquent. Il faut bien que la quête du sens soit inscrite dans la structure de l’existence humaine, puisqu’elle est (inconsciemment ?) remplacée dès que niée.

C’est bien là d’ailleurs ce que nous indiquent à la fois les paléontologues et les historiens des cultures extérieures, autrement dit les connaisseurs du temps et ceux de l’espace. Yves Coppens affirme que l’homme s’extirpe de sa condition animale, devient humain à part entière, quand il prend conscience du tragique de son destin. On considère que les premières tombes ritualisées marquent l’apparition des premiers humains : la présence de la religion est la marque caractéristique de notre espèce, ce qui permet de la définir. On pourrait dire que l’humain est cet animal doté d’une âme, ou d’une conscience responsable qui l’incite à poser la question de l’existence, et à devenir un être de symbole, autrement dit, un être religieux.

La thèse du paléontologue est corroborée par les descriptions des peuples même les plus éloignés de notre culture, dont on sait que pas un n’ignore le sentiment religieux, fut-il très différent de ce que nous connaissons ici. Vincent Goossaert nous présente un panorama des religions en Chine, qui manifeste clairement à quel point, dans ces cultures de l’Orient extrême qui représentent littéralement « l’autre de l’Europe » (Simon Leys), le souci religieux n’est jamais ni écarté ni oublié.

Il semble bien que les religions soient des états plutôt que des étapes, des structures existentielles plutôt que des moments. Ce qui nous en convainc, c’est précisément le résultat des efforts titanesques qui ont été fait pour démontrer le contraire, et qui n’ont abouti à rien qu’à un retour à la case départ. A ce stade, je regrette de n’avoir pu inviter un spécialiste de Mircea Eliade, qui avait décrit bien avant son épilogue le processus de ce monumental égarement.

 

3ème étape : Le christianisme classique cesse d’être majoritaire, son autorité pose question, il subit des remous.

 

L’annonce de la mort de Dieu et même de la disparition de la religion en tant que question, se conjugue avec la montée de l’individualisme pour susciter un nouveau paysage de questionnement dans des contrées traditionnellement judéo- chrétiennes.

La nostalgie de la chrétienté en train de disparaître, en même temps que la récusation de l’autorité religieuse : ces deux aspects de l’esprit occidental/européen sont déjà très vivaces il y a cent ans, par exemple dans l’œuvre de Charles Péguy. Le grand poète de Jeanne d’Arc et de la France nous décrit un monde d’hommes et d’anges mêlés, un monde qui n’existe plus, celui si l’on veut de l’angélus de Millet. Et en même temps il met en cause les dogmes de ses pères. Jean-Noël Dumont nous dit : « Nous sommes en 1897, Péguy a 24 ans et a rejeté la foi de son enfance. Or pourquoi a-t-il rejeté la foi de son enfance ? Précisément par horreur de la pensée de l’enfer : Jamais nous ne dirons oui à la supposition, à la proposition de cette mort vivante. Une éternité de mort vivante est une inspiration perverse, inverse. De damnés, le jeune Péguy ne veut plus connaître, dit-il, « que les damnés de la terre pour lesquels, au moins, on peut utilement se battre ». On ne peut pas dénier à Péguy sa spiritualité. Il n’en exprime pas moins la volonté si contemporaine de valoriser le monde immanent, le monde social, au sein même de la religion qu’il défend.

La chrétienté s’affaiblit et même s’efface, si l’on entend bien par là non pas la religion elle-même, mais la culture structurée et inspirée par cette religion. Dans nos régions où le christianisme inspirait les lois, commandait les comportements, fondait les coutumes, légitimait les modèles sociaux et politiques, définissait le sacré, tout cela passe en d’autres mains, d’ailleurs diverses. Emmanuel Mounier en avait fait un livre au titre bien frappé : Feu la chrétienté. Thierry Humbrecht se demande si la chrétienté est bien finie ou si elle risque de rater sa sortie. Ou encore : que peuvent et doivent faire des Chrétiens dépossédés de la chrétienté ? Comment se comporter face à la perte d’influence, la réduction drastique des effectifs, et, ce qui est bien plus important, la perte du sens de la vérité ? Les Chrétiens d’aujourd’hui, qui ont compris pourquoi ils étaient marginalisés et ont pris conscience de leurs erreurs passées, vont devoir acquérir une nouvelle place dans la société : ce ne sera plus une place dominante, mais ce devra être une place essentielle. Pourquoi ? Simplement parce que le judéo-christianisme est la matrice de la culture européenne/occidentale, parce que c’est lui qui inspire les politiques de liberté, la sécularisation et en France la laïcité. Et on ne peut s’en affranchir totalement sans se défaire de tout ce qui fait notre fierté – dilemme cornélien : on n’efface pas la mémoire sans effacer aussi les conquêtes.

Pourtant les Chrétiens se sont trop habitués à courber l’échine sous les quolibets – il y a peu de mois, la revue Commentaire a publié un beau texte de Kolakowski qu’Alain Besançon a exhumé et qui s’appelle « Jésus ridicule » (entendre Jésus ridiculisé). Aussi Thierry Humbrecht espère-t-il des chrétiens qui aient le courage de se dire tels ; et l’approfondissement à nouveaux frais de ce qui les constitue. C’est en osant défendre leur propre religion (et non en la laissant lâchement démolir), qu’il seront les partenaires de la culture et non pas ses hilotes. Les catholiques devraient alors, au lieu de balancer entre lamentations et silence honteux devant l’état de minorité où ils sont tombés, adopter le comportement d’une minorité active. C’est une situation historique connue. Cela s’apprend ! Les Juifs et les Protestants pourraient sans doute leur porter conseils. Dans une situation de minorité comprise avec intelligence et fierté, peut-être même gagne-t-on en vertu ?

Les dogmes et les manières de voir des Eglises se trouvent déstabilisés par les courants majoritaires qui les somment de choisir entre la marginalisation et l’indéfinie compromission. Cette période de remise en cause et d’instabilité fragilise les appareils de gouvernance, l’Eglise avec ses pompes mais aussi avec ses œuvres. Philippe Levillain constate avec intérêt et inquiétude l’apparition d’une forme de polysynodalité, qui laisse au pape la loi ou le principe, mais permet aux conférences épiscopales d’exercer leur discernement pour transformer ou non les lois en décrets.

 

4ème étape : Du même coup, le rapport religion/politique se réorganise.

 

Depuis Tocqueville l’époque post-révolutionnaire a repensé les liens entre religion et politique. Agnès Antoine nous montrera comment, pour l’auteur de La démocratie en Amérique, la religion joue un rôle essentiel dans la constance et la continuité des régimes de liberté. On se souvient de l’affirmation célèbre : « quand un peuple veut être libre, il faut qu’il croie, et s’il ne veut pas croire, il faut qu’il serve ». On se souvient que depuis Machiavel (et l’Eglise l’avait copieusement détesté pour cette raison), un fort courant tient la religion pour une contribution nécessaire au lien social et à la morale sociale, même si elle demeure par ailleurs un aimable conte. Autrement dit, elle est un secours pour les gouvernants qui permet de tenir les gouvernés tranquilles sans devoir sans cesse les redresser par la force. On sait que cette religion dite sociologique a parcouru les siècles pour venir littéralement mourir entre les mains de Maurras et ses disciples, après lesquels elle va produire ses conséquences naturelles : une religion sociologique contribue à tuer dans la réalité la religion qu’elle a déjà tuée symboliquement en l’instrumentalisant, en faisant d’elle un simple outil. Mais l’argument de Tocqueville est beaucoup plus fin que toutes ces ruses machiavélo- maurassiennes : il montre comment la présence de la religion monothéiste/transcendante sur ce continent, fonde littéralement la liberté et la garantit. C’est pourquoi, croyant ou pas, l’auteur de La démocratie en Amérique défend la religion de ses pères au moins pour la grandeur de la civilisation qu’elle crée, structure, soutient.

Nous n’avons pas fini de nous poser ce genre de question : en quoi l’effacement de la chrétienté risque-t-il de remettre en cause les justifications de ce à quoi nous tenons (la liberté politique, la conscience personnelle) ?

Jean Baubérot reprend l’analyse du « conflit des deux France », qui oppose la France « fille aînée de l’Eglise » à la France fille ainée de la Révolution. Il rappelle qu’effectuant, en 2004, « le bilan d’un siècle de laïcité » française, le Conseil d’Etat3 a affirmé que la loi de 1905 se situe dans la filiation de John Locke. Pourtant les Français la voient plutôt fille de Voltaire. La laïcité, est-ce « organiser la liberté » ou « écraser l’infâme » ? En France beaucoup voient la laïcité comme un bannissement de la religion. Il est clair que la situation dès lors marginale de la religion réclame de repenser la laïcité.

Bernard Bourdin confirme pour ainsi dire les anciennes affirmations de Péguy : le christianisme doit s’installer dans l’histoire humaine pour attendre le royaume de Dieu. Et ce n’est pas une mince affaire, puisque la séparation des ordres, qui a été instruite à l’origine par cette religion, aboutit à l’exclusion de la religion… Mais le modèle de 1905, qui sépare la sphère privée, dans laquelle serait contenue la religion, et la sphère publique qui serait l’apanage du politique, ne fonctionne plus. Et c’est peut-être l’irruption de l’islam dans notre monde, qui nous le montre. Ni la laïcité ni la république ne parviennent plus à se définir. C’est qu’il n’est pas possible (ou plus possible ?) de séparer entièrement la sphère publique de la religion : notre sphère publique est imprégnée de chrétienté, et c’est bien pourquoi le niqab offense nos lois. Un nouveau paradigme des relations entre les Eglises et l’Etat, est donc nécessaire. Quand aux Chrétiens, il leur revient d’inventer un nouveau civisme, qui tiendrait compte de la connivence si mal connue entre le christianisme et la démocratie, car, je cite Bernard Bourdin « l’un et l’autre sont marqués par le régime de l’incertitude ».

 

5ème étape : des branches du christianisme se développent, plus adaptées au temps présent, et la religion traditionnelle se modernise

 

“Dieu se porte bien !” nous dit Sébastien Fath en parlant de l’Evangélisme. L’islam n’est pas seul à progresser, même s’il occupe médiatiquement une place privilégiée. Le christianisme reste la plus grande religion du monde, surtout grâce à des expressions nouvelles ou renouvelées comme le protestantisme évangélique. Il s’agit d’une adaptation, au moins dans la forme mais pas seulement, aux exigences de l’époque, par l’individualisation et l’association volontaire. L’accent est mis sur la responsabilité individuelle. Ce sont des Eglises complètement adaptées au monde présent : elles se sont débarrassées du niveau national pour ne compter que sur le local. Face à des Etats providences parfois défaillants, elles deviennent des Eglises providences – ou plutôt redeviennent ? Un chrétien sur quatre dans le monde est évangélique, et il y a 62 millions d’évangéliques en Chine, laquelle nourrit des projets missionnaires à sa mesure, c’est à dire gigantesques. Le déploiement de cette religion est considérable sur tous les continents : le jour n’est pas venu où les humains ne se poseront plus les questions existentielles.

Qu’en est-il de l’orthodoxie ? L’une des questions qui se pose à la religion orthodoxe aujourd’hui est celle des relations avec la modernité. Il suffit de lire la Déclaration des Droits de l’homme du patriarche Cyril pour voir à quel point la vision de certaines de ses Eglises est éloignée de l’évolution actuelle de nos sociétés. Il est probable que l’orthodoxie demeure attachée à des formes d’enracinement que les Eglises catholique et protestantes ont aujourd’hui dépassées – reniées ? Et par ailleurs c’est peut-être bien la religion orthodoxe qui réinventera le personnalisme dont l’individualisme triomphant a besoin pour se donner enfin des limites. J’ignore ce que Bertrand Vergely nous dira sur la question.

Les nouveaux courants qui apparaissent dans l’aire occidentale témoignent des inquiétudes du temps et de la nécessité d’inscrire les religions traditionnelles dans le fil des bouleversements inouïs qui accompagnent la modernité tardive. C’est le cas de Radical Orthodoxy, mouvement récent dont nous parle Denis Sureau. La force de ce mouvement œcuménique provient de ce que justement il déconstruit la sécularisation et rejette toute sacralisation de la laïcité, pour prendre un terme français. La lutte contre le nihilisme moderne s’entreprend par la récusation de l’humanisme athée, considéré comme aussi peu humaniste que possible. On constate chez les écrivains de Radical Orthodoxy le même rejet du dualisme traditionnel que l’on trouve dans les pensées de l’écologie : nous avons là, sinon un monisme, au moins une pensée de la participation qui s’apparente à une recherche de la communion. Avec cohérence, ce courant est platonicien c’est à dire anti-démocratique, et anti-libéral, très opposé à l’individualisme. Ici on aperçoit les liens ou les retrouvailles, déjà vécues ou encore très probablement à venir, entre les courants chrétiens et l’écologie – à noter l’apparition récente de l’expression « écologie intégrale ».

Par ailleurs, les religions traditionnelles ont cessé de croire que chaque fois que la science progresse, elles perdent un miracle. Pendant les deux derniers siècles, on a pensé pouvoir expliquer la foi avec la raison scientifique. Aujourd’hui, parce que les époques se jettent toujours trop brutalement du côté où elles ne se sont pas égarées, certains pensent qu’on pourrait expliquer la science avec les récits de la foi. Aussi les religions doivent-elles entamer avec la science un débat sans concession ni complexe, et refouler aux marges, non sans mal il est vrai, ceux qui arguent des excès des Lumières pour défendre des thèses ténébreuses. Paul Clavier nous a montré ce que notre temps peut répondre au créationnisme, et comment la création peut trouver sa place au sein de la science moderne et à la fois de l’émancipation des Lumières.

 

6ème étape : Des théologies sauvages se développent, des sagesses voient le jour comme en remplacement, nous nous « indianisons »

 

Peut-être la franc-maçonnerie devrait-elle être considérée comme la première religion de substitution répondant au vide laissé par l’athéisme moderne. C’est cette question que j’ai posée à Jérôme Roussel-Lacordaire, qui donnera sa conférence en décembre. Le zèle de cette institution à donner du sens à la vie, ses allures d’Eglise avec ses rites et ses grands-prêtres, manifestent une fois encore le besoin humain de religion, que Robespierre lui-même avait compris. En tant que telle, elle ressemble d’abord aux sectes d’initiés, en raison de son culte pour le secret, par ailleurs tout à fait anti-démocratique.

On peut probablement considérer l’Art Contemporain comme un sacré de substitution, dont Aude Kerros nous dit qu’il se donne comme un sacré numineux, c’est à dire « un vertige provoqué par le néant » – le sacré d’un monde effrayé par l’absence des dieux.

Les expressions sont multiples de religions au marché noir, au moment même où la question religieuse est ridiculisée et considérée comme hors d’âge. Le Dieu judéo-chrétien est un grand chasseur d’idoles. Quand il s’efface réapparaissent les idoles de toutes sortes, qui d’abord répondent au matérialisme ambiant et à la passion pour l’apparence. Top-modèles, chanteurs, idoles du nouvel Olympe. Mais aussi qui répondent à l’idéologie la plus importante, l’écologie : culte de Gaïa, mouvement des adorateurs de baleines, culte des dieux nordiques… le meurtre de Dieu ne suscite pas un athéisme général et paisible, mais plutôt le renouveau des paganismes. L’émergence de courants panthéistes aussi bien à travers l’écologie profonde qu’ailleurs encore, nous rappelle les intuitions post- révolutionnaires, qui dès la fin du XVIII° siècle avaient suscité la querelle du panthéisme annoncée par Jacobi. Tocqueville avait écrit dans La démocratie en Amérique un chapitre bref et éblouissant sur le panthéisme comme seule religion convenant à la démocratie moderne.

Pour Pierre Caye, notre époque est théologique, en raison de tous les surgissements religieux qui suivent immédiatement, et ironiquement, la soi- disant disparition de la religion. Les marchés noirs de religions se déploient jusque dans des lieux dangereux et parfois criminels, sous l’aile de l’autorité charismatique et abusive des gourous. Ce sont les sectes, décrites par Jean- François Mayer, qui prennent en charge les questions existentielles pour des personnalités fragiles et facilement soumises.

En disant « des sagesses voient le jour, nous nous indianisons », avec ce dernier mot je fais référence à Husserl. L’époque contemporaine marquée par la montée des sagesses, infirme la prévision de Husserl, qui dans sa description de l’universalisme européen, avait écrit « les autres peuples s’européanisent, mais nous ne nous indianiserons jamais ». D’un point de vue religieux, nous sommes en train de nous indianiser.

Un courant puissant rappelle à juste titre que la spiritualité n’est pas l’apanage de la religion et certainement pas de nos religions monothéistes. C’est l’apparition (ou la réapparition, si l’on retourne à l’antiquité) des sagesses, prospèrant sur une déception face aux religions traditionnelles, que nous décrit André Comte-Sponville.

L’époque des sagesses, qui s’avance, est une époque dans laquelle la morale est toute puissante et évince tout autre considération. La vérité est dévalorisée au profit du bien, la croyance est dévalorisée au profit de la morale – le problème étant évidemment que la morale a du coup perdu ses fondements, puisqu’elle ne reconnaît plus rien d’autre qu’elle-même.

 

7ème étape : Le judéo-christianisme qui a fait ce continent est récusé par les instances européennes

 

Je regrette de n’avoir pu inviter mon collègue et ami italien Roberto de Mattéi qui a beaucoup de choses intéressantes à dire sur la question. Je me contenterai d’évoquer trois événements.

Lors de l’élaboration du projet de constitution européenne, la question de l’affirmation des racines chrétiennes de l’Europe vient au débat du Conseil européen. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, le Royaume-Uni, la Grèce, la Pologne se déclarent favorables à cette mention. Jacques Chirac s’y déclare défavorable, entrainant la Belgique et la Suède. Trois pays vont imposer leur vue à tous les autres, ce qui indique bien la force de la pression dans le sens d’un escamotage du religieux.

En 2012, la Slovaquie, à l’occasion du 1500° anniversaire de la mission Cyrille et Méthode en Grande Moravie, frappe à l’effigie de ces saints la face nationale de sa pièce de deux euros. Aussitôt, la France suivie de la Commission exige que soient effacées les auréoles et les croix de ces saints. Une révolte de l’opinion publique slovaque décidera le gouvernement de ce pays à ne pas obtempérer. Lorsque Viktor Orban fit adopter une nouvelle constitution pour la Hongrie avec un Préambule soulignant « la vertu unificatrice de la chrétienté pour la nation hongroise», l’affaire donna lieu au Parlement européen à des débats littéralement hystériques.

Comprenons-nous bien. Il est vrai que la Chrétienté (au sens de culture chrétienne dominante) a disparu. Mais ici il s’agit de dire qu’elle n’a jamais existé – comme lorsqu’un régime efface ses ennemis sur la photo de la fondation du Parti…

Eteignez s’il vous plait vos téléphones portables quand vous entrez dans la salle de conférences. Mettez vos portables sur le mode avion. Oubliez vos conversations privées que vous reprendrez tout à l’heure. Eteignez s’il vous plait vos croyances religieuses quand vous entrez dans la classe, dans l’hémicycle, dans la salle de conférences. Mettez Dieu sur le mode avion. Il n’a rien à voir là-dedans. Vous reprendrez votre conversation privée avec lui quand vous en aurez fini avec les choses importantes.

Et pourtant. La religion de nos origines n’a-t-elle pas structuré notre continent au plus profond ? N’est-ce pas elle qui fomente le régime de la vérité et la dignité de la personne, la science, l’universalité, la liberté et la démocratie – donc, tout ce qui nous fait ? Nos dirigeants d’Europe de l’Ouest s’imaginent-ils que c’est par ce vide assourdissant qu’ils répondront à la propagation de l’islamisme ? Dans l’histoire il arrive souvent que les élites courent à la chute par capitulation morale et spirituelle.

 

8ème étape : L’islam s’implante sur nos dénis et nos décombres

 

Nos deux conférenciers musulmans insistent chacun sur une caractéristique de l’islam. Mohammed Amir-Moezzi souligne l’importance de la violence dans le processus d’installation et de consécration de cette religion, la longévité multiséculaire des conflits internes et fratricides. Il rappelle l’intensité et la violence des persécutions menées contre les shi’ites minoritaires. Ramine Kamrane décrit ce qu’il appelle une « culture de l’autorité », dans laquelle une réforme ne peut venir que du pouvoir. Khomeini par exemple fit des réformes, même si elles allaient, dit-il, dans le sens d’un type de régime fasciste. La protestantisation de l’islam, attendue avec ferveur et naïveté par les Occidentaux, n’est pas pour demain. Il est vain de croire, nous dit Rémi Brague, que l’islam pourrait s’instaurer comme religion de remplacement dans un Occident défait par l’incroyance. Pendant que l’islam est la religion du livre, le christianisme est la religion du logos, c’est à dire de l’interprétation, œuvre de la liberté personnelle et de la conscience personnelle. Pendant que l’islam est un savoir, donc ignorant la tolérance, le christianisme est une foi. Pendant qu’Israël signifie « celui qui a lutté victorieusement contre Dieu », islam signifie « soumission ». L’Occident n’est pas seulement la terre du judéo-christianisme, mais (à vrai dire surtout) la terre de la chrétienté, c’est à dire d’une culture spécifique, caractérisée par la séparation des glaives, l’abolition de l’esclavage, l’émancipation des femmes. L’islam et le judéo-christianisme engendrent deux cultures radicalement différentes. Elles peuvent se reconnaître et se respecter. Elles ne peuvent pas se fondre ni se remplacer.

Le christianisme souffre par sa faute : par son renoncement, sa honte d’être lui- même. Pascal Gollnisch dénonce la tiédeur de l’Occident et des instances internationales qui laissent l’islamisme radical s’étendre en abdiquant la défense de la laïcité. Par quelle lâcheté, par quelle coupable démagogie l’UNESCO a-t-elle pu enregistrer une « déclaration islamique des droits de l’homme » qui est à la fois une incohérence dans les termes et, dans son contenu, une injure à la notion même de droits de l’homme. Ce qui nous perd est probablement une anémie de l’âme.

 

9ème et dernière étape : Alors vient le temps des agents secrets de Dieu

 

Un ami juif m’a dit un jour : nos rites, ce sont des rampes dans le noir. C’est bien ce que nous dit Haïm Korsia. Dans un moment historique de désaveu et de désespoir, les rites nous arriment à notre histoire et maintiennent, en attendant la fin de la glaciation, nos références exténuées. Les rites retiennent ensemble des communautés dispersées par le doute et la négligence au sens latin de détachement des liens, en attendant qu’elles retrouvent les raisons profondes de l’alliance. Vous ne serez pas étonnés que je termine par la conférence d’Emmanuel Gabellieri, c’est à dire par Simone Weil. Juive, et récusant d’une certaine manière sa judéité ; passionnée par le combat social, au point qu’elle faillit s’inscrire au parti communiste ; agnostique peut-être – sa relation avec la foi religieuse est si complexe que nous ne savons pas s’il est vrai qu’elle demanda le baptême sur son lit de mort, après une conversion étrange qu’elle raconte sous forme de poème. C’est à travers ces contradictions et ces non-dits qu’elle apporta un immense tribut à la chrétienté anémiée et de tous côtés remise en cause. Le texte superbe qu’elle écrit à Londres dans ses derniers moments, et auquel les éditeurs donneront le nom de L’enracinement, est devenu un classique et son influence ne tarit pas. Si le besoin d’enracinement est humain et universel, ses expressions et ses médiations varient selon les cultures. En même temps, ce texte est l’affirmation caractéristique de la culture occidentale/judéochrétienne incarnée. Que ce soit dans la description de la personne, de la conscience et de la responsabilité personnelle, ou dans la nécessité de l’effort : il s’agit toujours de défendre ce qu’on peut appeler la chrétienté – mais attention, sans le dire. Le message de Simone Weil est clandestin, et c’est ainsi qu’il s’impose. Nul ne fait autant pour défendre la religion de nos pères, que cette femme exceptionnelle, qui disait qu’elle dérangeait Dieu.

Dieu est aujourd’hui une figure controversée, instrumentalisée, honnie. En son nom et en ce moment même, on massacre dans Paris. Pendant que d’autres le veillent comme une lueur ténue, à l’abri des regards assassins. J’ai voulu partager avec vous ce moment de tempête. Je vous remercie de m’avoir écoutée.

Un commentaire sur « Chantal Delsol : Destin de la religion à l’âge moderne »

  • J’ai lu ce texte avec intérêt et attention. Je découvre en fait votre site et je suis surpris de lire une analyse qui rejoint si bien mon sentiment. Je ne sais si nous partageons la même foi et la même inclination politique mais j’apprécie que votre académie permette ce discours et je souhaite qu’il soit entendu au-delà de votre hémicycle. Non seulement entendu mais qu’il inspire des décisions et des actes. Cinq ans après, ce discours garde, à mon avis toute sa pertinence. Merci.

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