Fénelon, ou la voix de Minerve

Conférence à l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Paris, Institut de France, 16 novembre 2015

par M. Xavier Darcos
Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

 
 
Madame le Président,
Mes chers confrères,
Mesdames, messieurs,

Pourquoi Fénelon ? La tradition de cette Académie confère à son secrétaire perpétuel un terrible privilège, celui de traiter, dans son discours de la séance solennelle dite «de rentrée», le sujet de son choix. Jadis, mes lointains prédécesseurs faisaient l’éloge de confrères défunts, tâche qui revient aujourd’hui, plus naturellement, aux successeurs élus à leurs fauteuils. Ces dernières années, plutôt que d’évoquer des académiciens disparus, j’ai choisi de faire mémoire de grandes figures qui n’ont pas siégé parmi nous, mais que nous pouvons considérer comme de « grands ancêtres » de notre Académie, ou, à tout le moins, comme des références encore actuelles.

Il y a deux ans, je vous parlai de Tacite, qui ne pouvait certes siéger dans aucune de nos confréries et ne devait connaître, en fait d’académie, que celle que Platon avait créée cinq siècles avant lui. L’année dernière, passant du style laconique qui a fait la gloire de Tacite au style torrentiel qui a nui à celle de Charles Péguy, j’évoquai le fondateur des Cahiers de la Quinzaine qui, lui, aurait pu être académicien. En théorie tout au moins, car, en réalité, son caractère aurait sans doute été un obstacle à son élection. Il mourut trop tôt, en septembre 1914, mais sa pensée et son œuvre couvrent presque tout le champ des sciences morales et politiques, et sont encore en mesure de les féconder aujourd’hui. Tel était aussi le cas de Tacite. Et tel est le cas de Fénelon.

Pour l’année 2015, l’histoire nationale offrait un choix vaste jusqu’à l’embarras: évoquer les défaites de Waterloo ou d’Azincourt aurait été malsonnant, et j’aurais eu du mal à justifier un hommage au vainqueur de Marignan. Quant au Roi Soleil, mort en 1715, le crépuscule de son règne aurait pu nous intéresser. Mais en entendant les hommages rendus récemment au roi qui a porté l’absolutisme à son comble, il m’a semblé qu’on avait injustement passé sous silence un fait pourtant essentiel. Du vivant même de Louis XIV, un homme avait dénoncé les dangers de la monarchie absolue et centralisatrice, et il avait payé sa lucidité et son courage de la disgrâce et de l’exil. Cet homme est mort la même année que Louis XIV, en janvier 1715, et il avait nom François de Salignac de la Mothe-Fénelon.

Si j’ai choisi d’honorer sa mémoire aujourd’hui devant vous, ce n’est pas donc pas seulement parce que Fénelon était du Périgord, comme moi. Fénelon me touche parce qu’il fut un grand pédagogue, comme précepteur du duc de Bourgogne ; parce qu’il avait fondé l’éducation morale et politique de son élève sur la culture classique, l’histoire antique, les langues anciennes, la mythologie même, sur laquelle il portait un regard de chrétien. Et quel chrétien ! Je n’oublie pas que l’auteur des Aventures de Télémaque fut un pasteur fervent et un 1 influent directeur spirituel, et c’était faire preuve de mauvaise foi que de prétendre, comme Bossuet, que Télémaque était un livre « indigne d’un évêque » : la jalousie aveugla Bossuet au point qu’il ne perçut pas combien, derrière les figures antiques et païennes, se cachaient une pensée politique, une réflexion morale supérieure. Cette fiction édifiante et poétique, destinée à la formation du petit-fils de Louis XIV, eut sa revanche puisqu’elle connut au 18ème siècle un tel succès et suscita de tels débats qu’on en vint à parler de « télémacomanie ».

Il eût été piquant de raconter ici le duel épique entre l’évêque de Meaux et l’archevêque de Cambrai, entre Bossuet le bourguignon roturier et Fénelon le noble périgourdin – notre thème d’année, la religion, m’y invitait. Je n’irai pas sur ce terrain, qui n’est pas le mien. Au demeurant, comment ne pas être stupéfait de voir se déchaîner tant d’anathèmes autour de la doctrine du « pur amour ». Triste permanence que cet amour de Dieu qui fanatise et peut se transformer en haine mortifère !

Fénelon nous est proche. Moins par l’Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, certes, mais par l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, les Dialogues des morts, les Tables de Chaulnes, et surtout Les aventures de Télémaque. Ce récit qui tient à la fois de l’épopée romanesque, de l’utopie politique et du poème en prose, comble un vide entre la fin du Quatrième Chant de l’Odyssée et les retrouvailles d’Ulysse et de Télémaque à Ithaque. Dans la recherche de son père, le fils d’Ulysse est guidé par le vieux sage Mentor, et il affronte toutes sortes d’aventures dans les royaumes des bords de la Méditerranée, notamment à Salente, où règne Idoménée. Mentor devient son conseiller éclairé et Salente sera pour le jeune Télémaque une véritable école morale et politique – pour ne pas dire une « académie » morale et politique.

Bien que précepteur du petit-fils du roi, Fénelon était un réformateur politique. Il s’efforça d’imaginer ce que serait la France lorsque son royal élève serait en âge de régner. Il défendait une certaine idée de l’État, et surtout une certaine idée de l’homme d’État. Mieux que personne il a su associer morale et politique. Si notre Académie avait été fondée un siècle plus tôt, Fénelon en aurait certainement été membre. L’Académie française lui ouvrit ses portes, et n’eut pas à le regretter car elle en fut gratifiée de deux textes dignes de l’immortalité dont elle a fait sa devise : un discours de réception qui contient l’une des plus belles évocations du classicisme de la langue française ; et surtout la fameuse Lettre à l’Académie écrite par l’archevêque de Cambrai dans son exil, peu avant sa mort. Le secrétaire perpétuel avait demandé aux Quarante de faire des propositions sur ce que pourraient être les missions de l’Académie après l’achèvement du fameux dictionnaire. La réponse de Fénelon révèle un homme, au soir de sa vie, capable de faire encore de grands projets pour cette institution. Car cet académicien novateur et tourné vers l’avenir répondit, non par une ou deux vagues idées, mais par sept projets concrets. Voyez ce programme : « Projet de grammaire ; projet d’enrichir la langue ; projet de rhétorique ; projet de poétique ; projet d’un traité sur la tragédie ; projet d’un traité sur la comédie ; projet d’un traité sur l’histoire. » Et il achevait sa Lettre par des réflexions sur la Querelle des Anciens et les Modernes, qui déchirait alors la France littéraire et l’Académie en particulier.

Rêvons un instant. Imaginons, chers confrères, mesdames et messieurs, quelle « Lettre à l’Académie des sciences morales et politiques » Fénelon aurait pu écrire au secrétaire perpétuel, si notre compagnie avait existé et qu’il eût siégé. Voici, donc, l’archevêque académicien, dans le cabinet de travail de son palais épiscopal de Cambrai où l’exil le retient, prenant la plume pour écrire le programme que l’Académie des sciences morales et politiques devrait, selon lui, conduire dans l’avenir. Il n’aura qu’à puiser dans son œuvre abondante et dans sa propre expérience, pour composer des chapitres qui pourraient s’intituler: « Projet d’un traité sur l’économie » ; « projet d’un traité sur les relations internationales et le droit des gens » ; « projet d’un traité sur les rapports entre religion et politique » ; « projet de philosophie politique » ; « projet sur l’éducation » ; « projet de réforme des institutions politiques » ; « projet d’un traité sur l’art de gouverner, et de conseiller les gouvernants », etc. Voilà ce que Fénelon aurait pu écrire dans cette Lettre, à laquelle il n’aurait pas manqué d’ajouter, tels quels, deux chapitres de sa Lettre à l’Académie française : celui qui porte sur l’histoire, puisque cette discipline est du ressort de notre Académie, et celui sur les Anciens et les Modernes.

Car ce que dit Fénelon de la célèbre Querelle, qu’il appelle « la guerre civile de l’Académie », a gardé toute son actualité, et dans un certain contexte éducatif présent, il n’est pas inutile de le relire : « L’émulation des Modernes serait dangereuse, si elle se tournait à mépriser les Anciens et à négliger de les étudier. Je ne vante point les Anciens comme des modèles sans imperfection [… mais] je voudrais que les Modernes surpassent tous les Anciens. Je voudrais voir des orateurs plus grands que Démosthène, et des poètes supérieurs à Homère. Ce serait un grand profit pour le monde en général, et un grand honneur pour notre siècle. Les Anciens n’y perdraient rien. […] Je propose donc seulement aux hommes qui ornent notre siècle, de ne mépriser point ceux que tant de siècles ont admirés. »

Les Modernes ont donc toute leur place, qui sera d’autant plus grande qu’ils auront su trouver chez les Anciens eux-mêmes les moyens de les surpasser. En somme, la gloire des Modernes sera à la mesure de leur modestie. Avec Fénelon, la Querelle des Anciens et des modestes n’aura jamais lieu, et les Modernes n’en seront que plus grands. On comprend que l’Antiquité ait été au cœur de sa pédagogie ad usum Delphini. Mais l’enjeu n’est pas une simple question d’érudition ou d’esthétique, ni même de pédagogie. L’inculture volontaire est la base des États absolus et totalitaires. Enseigner l’ignorance, décérébrer : voilà le fléau mortel. Fénelon l’avait bien compris ; il ne prévoyait pas que l’avenir (et l’actualité de ces 48 heures – hélas ! -) lui donnerait sinistrement raison.

De la même façon, le chapitre que Fénelon consacre à l’histoire dans sa Lettre à l’Académie n’a pas tellement vieilli et il pourrait convenir, encore aujourd’hui, à la plupart des historiens de notre Académie. Ecoutons Fénelon : « L’historien, ce me semble, ne doit être d’aucun temps ni d’aucun pays. Plus il est judicieux, sincère, exempt de partialité, plus il se contente de vous mettre tous les faits importants devant les yeux afin que vous puissiez juger. Il rapporte 3 comme douteux ce qui l’est et vous réserve la décision. Donnez au lecteur tout ce qu’il faut pour juger facilement, mais laissez-lui le plaisir de trouver et ne lui faites point de leçons. »

Peut-être mes amis et confrères Jean Tulard et Georges-Henri Soutou conviendront-ils qu’ils auraient pu signer de telles lignes. Continuons la lecture : « Rien ne décrédite tant un historien auprès d’un lecteur sensé et instruit que de le voir parler des mœurs des Francs au temps de Clovis comme de celles des Romains ». Cette fois, on croirait entendre Fustel de Coulanges – qui fut de notre Académie – lorsqu’il disait à ses élèves : « Soyez romains avec les Romains et gaulois avec les Gaulois. »

De l’histoire, passons à l’économie, qui n’était pas encore la science qu’elle est devenue. Si l’archevêque de Cambrai n’aurait sans doute pas obtenu le prix Nobel en cette matière, contrairement à notre confrère Jean Tirole, les questions économiques sont très présentes dans ses œuvres, y compris et surtout dans les Aventures de Télémaque. Ainsi lit-on au livre quatrième quelques bons conseils du vieux Mentor au jeune fils d’Ulysse :

« Soyez confiant dans les règles du commerce, qu’elles soient simples et faciles. Surtout n’entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il est plus convenable que le Prince ne s’en mêle point, et qu’il en laisse tout le profit à ses sujets qui en ont la peine ; autrement il les découragera. Le commerce est comme certaines sources ; si vous voulez détourner leurs cours, vous les faites tarir. »

Fénelon a aussi parlé des relations internationales. Il y fait encore figure de précurseur : « Les États ne sont pas seulement obligés à se traiter mutuellement selon les règles de justice et de bonne foi, écrit-il ; ils doivent encore, pour leur sûreté particulière, autant que pour l’intérêt commun, faire une espèce de société et de république générale. » Fénelon insiste sur le respect du droit des gens, qui est « le fonds de l’humanité même », un « lien sacré et inviolable […] tant dans la guerre que dans la paix ». Très critique envers la politique européenne de Louis XIV, il prône un équilibre entre les grandes puissances plutôt qu’une hégémonie de l’une d’entre elle, dont le seul résultat est de prolonger vainement l’état de guerre et des ressentiments dont les effets seraient imprévisibles.

Nous pourrions ainsi continuer à présenter les idées de Fénelon dans presque tous les champs disciplinaires de notre Académie. Stimulante, large et cohérente, l’œuvre de Fénelon mérite d’être lue comme un des grands systèmes réformistes à la charnière du Grand Siècle et du siècle des Lumières. Sous sa plume, le « bien public », l’ « intérêt public » et surtout « l’intérêt du peuple » se substituent au « bien de l’État » ou à l’ « intérêt de l’État ». Cette conviction profonde de la nécessité d’associer la nation à l’autorité royale fait de Fénelon un précurseur de l’esprit libéral moderne. « Le roi n’est digne de la royauté qu’autant qu’il s’oublie lui-même pour se sacrifier au bien public », lit-on dans le livre cinquième du Télémaque. « Le roi, ajoute-t-il, peut tout sur les peuples, mais les lois peuvent tout sur lui. C’est la loi et non pas l’homme qui doit régner. » La raison d’État, à laquelle Bossuet faisait un accueil flagorneur dans la Politique tirée de l’écriture sainte, n’a pas sa place chez Fénelon. Quand Monsieur de Meaux voyait le roi comme la tête de l’État, « là où réside la raison qui conduit l’État », le siège de la rationalité politique à la fois délibérante, légiférante et 4 gouvernante, Monsieur de Cambrai inspire au souverain la défiance envers soi- même, la recherche des conseillers sincères et la soumission à la loi comme à la morale. Fénelon n’avait sans doute pas d’illusion sur la possibilité d’avoir un souverain raisonnable et une société juste, mais on comprend que Lamartine ait vu dans Télémaque « le code moral et politique des gouvernements ». C’est le livre de la liberté de l’esprit écrit à l’apogée de l’absolutisme.

Ne négligeons pas les autres œuvres de Fénelon, en particulier les délectables Dialogues des morts, dans lesquels l’auteur met en scène, au royaume des ombres, de grands personnages de l’histoire : des rois, des philosophes, mais aussi des artistes tels que Poussin ou Léonard de Vinci. Fontenelle, toujours caustique, disait de ce genre littéraire : « Les morts sont gens de grande réflexion tant à cause de leur expérience que de leurs loisirs. »

La philosophie et la morale fénelonienne se déploient dans les Dialogues autant que dans Télémaque. Fénelon est l’anti-Machiavel. Par exemple, dans le dialogue qu’il imagine entre Romulus et Rémus se retrouvant après la mort. Machiavel, cynique, avait écrit, à propos du meurtre fratricide: «Si l’acte l’accuse, le résultat l’excuse. » Fénelon, lui, ne croit pas que la fin justifie les moyens. Lisons : « Rémus : – Enfin vous voilà, mon frère, au même état que moi. Cela ne valait pas la peine de me faire mourir. Quelques années où vous avez régné seul sont finies. Il n’en reste rien, et vous les auriez passées plus doucement si vous aviez vécu en paix partageant l’autorité avec moi. « Romulus : – Si j’avais eu cette modération, je n’aurais ni fondé la puissante ville que j’ai établie, ni fait les conquêtes qui m’ont immortalisé.

« Rémus : – Il valait mieux être moins puissant et être plus juste et plus vertueux. Vous vouliez de l’autorité et de la gloire. L’autorité n’a fait que passer dans vos mains ; pour la gloire vous ne l’aurez jamais. Avant que d’être grand homme, il faut être honnête homme. »

Tout Fénelon est là. Et que dire du dialogue, ou pour mieux dire, de la véritable algarade, que Fénelon imagine entre Richelieu et Mazarin au moment où ce dernier arrive au paradis des anciens premiers ministres : « – Hé ! vous voilà, seigneur Jules ! », dit Richelieu. Il s’en suit un long et vif échange sur leurs choix politiques respectifs. Lorsque Richelieu prétend qu’il n’a « jamais eu d’autres ennemis que ceux de l’État », Mazarin lui répond : « Mais vous pensiez être l’État en personne. Vous supposiez qu’on ne pouvait être bon Français sans être à vos gages. » Puis la conversation se fixe sur l’art et la manière d’être ministre : « Richelieu : – Je n’ai jamais poussé plus loin que vous les soupçons et la défiance. Nous servions tous deux l’État. En le servant nous voulions l’un et l’autre tout gouverner. Vous tâchiez de vaincre vos ennemis par la ruse et par un lâche artifice. Pour moi, j’ai abattu les miens à force ouverte. J’ai été ami et ennemi de bonne foi. »

Mazarin se défend comme il peut, accuse Richelieu de vanité : « Y a-t-il en Sorbonne une porte ou un panneau de vitre où vous n’ayez fait mettre vos armes ? » Entre nous, c’est l’hôpital qui se moque de la charité, car ici, dans ce palais fondé par Mazarin, nous aurions bien de la peine à ignorer les armes du cardinal italien.

Richelieu donne enfin le coup de grâce à son successeur par une leçon sur l’habileté en politique :

« La vraie habileté consiste à n’avoir jamais besoin de tromper, et à réussir par des moyens honnêtes. Vous êtes toujours en danger quand vous ne pouvez mettre dans vos intérêts que des dupes et des fripons. »

Mais à cet instant, est-ce encore Richelieu qui s’adresse ainsi au « seigneur Jules », à Giulio Mazzarino, où bien Fénelon lui-même à son royal disciple, Louis, duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV ?

Lorsqu’en avril 1711 meurt le Grand Dauphin, qui fut l’élève de Bossuet, le nouveau dauphin de France est le duc de Bourgogne, le zélé disciple de Fénelon. Aucun prince n’avait reçu une formation aussi complète que ce jeune homme de trente ans qui se préparait à ceindre la couronne après le trop long règne de son grand-père. Assurément, Fénelon dominera l’entourage du futur roi et gouvernera avec ses amis, le duc de Beauvillier et le duc de Chevreuse. Il faut se préparer à cette lourde tâche. En novembre 1711, les trois hommes se retrouvent au château de Chaulnes pour établir leur programme de gouvernement. Ce qu’on appelle les Tables de Chaulnes sont les notes écrites par Fénelon au cours de ces conversations. C’est une refondation radicale de l’État. Réforme judiciaire et réforme fiscale, obligation pour l’État de faire « la comparaison exacte de sa dépense totale avec le total de ses revenus». Sur le plan institutionnel, systématisation des États provinciaux mais surtout des États généraux représentatifs, réunis à dates fixes et dotés de pouvoirs étendus en matière d’impôts, d’économie, de police, de guerre, de diplomatie. Certes, ce ne sont pas encore les principes de 1789, ni la nuit du 4 Août, mais les Tables de Chaulnes veulent tourner la page de la monarchie absolutiste et centralisatrice bâtie par Richelieu et Louis XIV.

Ce rêve, pour ne pas dire cette utopie, ne va durer que quelques mois. Le 18 avril 1712, une rougeole foudroyante emporte le dauphin, une semaine après sa femme, et trois semaines avant son fils aîné, laissant pour héritier du trône de France un enfant de deux ans, que notre histoire allait connaître sous le nom de Louis XV.

Le roi modèle ne régnera donc pas. Fénelon, Chevreuse et Beauvillier, qui auraient été les hommes forts du nouveau règne, virent ainsi abattue en un jour l’œuvre de toute leur vie. L’archevêque vécut encore deux années dans le deuil de cette monarchie chrétienne et éclairée.

Les réformes destinées à placer la France sur une voie plus moderne ne seront donc pas conduites. Mais un demi-siècle plus tard, un Dauphin s’inscrira dans cette filiation fénelonienne, c’est le jeune Louis-Auguste, auteur en 1766 d’un Recueil de maximes morales et politiques extraites de Télémaque, et qui devait bientôt régner sous le nom de Louis XVI. Observons les maximes féneloniennes que le futur roi a préparées pour le jour où, écrit-il, « il aurait le malheur de régner ». Elles portent sur le discernement des hommes nécessaire au souverain et sur l’exemple qu’il doit donner à ses sujets ; sur la nécessité de s’appuyer sur la bonne foi, l’honneur, l’honnêteté, tant pour le gouvernement intérieur que pour la politique étrangère ; sur le soin qu’il faut avoir d’encourager l’agriculture, le commerce, l’industrie, sans pour autant favoriser le luxe ; sur la haine de la flatterie, du despotisme et de la guerre ; sur la soumission aux lois et le désintéressement car la tyrannie amène la rébellion, les «révolutions soudaines », et le « renversement des rois ». Terrible auto-prophétie.

Ce caractère fénelonien attirera sur le jeune roi Louis XVI, au début de son règne, une prodigieuse popularité, à la mesure de celle que les écrits de Fénelon avaient acquise eux-mêmes à cette époque. Car au siècle des Lumières, tout le monde ou presque se réclame de Fénelon, de Rousseau à Voltaire, de Condillac à d’Alembert, de Chénier à Bernardin de Saint-Pierre. Les révolutionnaires eux- mêmes ne jurent que par Fénelon, même après la chute de la monarchie. En novembre 1792, la Convention envisage de transférer ses cendres au Panthéon, au moment même où commence le procès de Louis XVI. Bientôt Robespierre proclame : « Nous voulons fonder Salente ! » et s’inspire de Télémaque pour la fête de l’Être suprême. Sous le Directoire, les théophilanthropes fêtent l’exilé cambrésien comme un bienfaiteur de l’humanité, dans l’église parisienne de Saint-Sulpice transformée en temple, alors même que la cathédrale de Cambrai, vendue comme bien national, est démolie pierre par pierre.

Il faudra réagir contre cette captation d’héritage, ce à quoi Chateaubriand s’emploiera dans toute son œuvre, en littérature comme en politique.

Pendant plus d’un siècle, depuis le temps des « philosophes » jusqu’à la consolidation de la Troisième République, ce qui correspond au début de l’histoire de notre Académie, il a donc existé un débat, non entre adversaires et partisans de Fénelon, mais entre ses interprètes : quel Fénelon, ou pour mieux dire quel fénelonisme, serait le plus fécond pour l’État moderne ? Celui des républicains démocrates ou celui des monarchistes libéraux ? En s’opposant à l’absolutisme, Fénelon s’est-il fait le précurseur de la démocratie moderne ou seulement le défenseur de certaines libertés dans une monarchie éclairée ?

Avec les Fables de La Fontaine, Les aventures de Télémaque furent l’œuvre la plus étudiée dans les écoles de France au 19ème siècle. Et plus tard des hommes comme Aragon ou Sartre s’en réclameront. Écrit ad usum Delphini au siècle de l’absolutisme, le livre devient celui du peuple, ad usum populi, au siècle de la démocratisation. Son règne dure jusqu’à la Belle Époque, avant de connaître un brutal effondrement, supplanté par Le Tour de la France par deux enfants. Le parallèle saute aux yeux : même perte initiale du père, même quête d’un principe paternel qui se confond avec la quête de la patrie perdue ; même voyage, naufrage compris. Mais en substituant le tour de France au tour de la Méditerranée, le roman national remplace la fable grecque, l’histoire et la géographie au service du patriotisme remplacent la culture classique et ses vertus universalistes. Cette substitution comporte en outre une certaine dose d’anticléricalisme, et ce n’est pas un hasard si la mention de Fénelon dans la première édition du Tour de la France en 1877, disparaît dans la réédition parue au temps du combisme triomphant, réédition où les « Mon Dieu ! » ou « Ciel ! » sont aussi remplacés par de simples « Hélas ! ».

L’expulsion de Télémaque des programmes scolaires au 20ème siècle a achevé de plonger l’archevêque de Cambrai dans les oubliettes de l’Éducation nationale. Certes, les goûts évoluent. Pour autant, je n’hésite pas à considérer que nous sommes ici comme les descendants laïques de Fénelon. Car il manque encore un chapitre à cette Lettre fictive qu’il aurait pu écrire à une Académie des sciences morales et politiques fondée un siècle plus tôt. Un chapitre qui définirait la vocation de notre Compagnie. Un chapitre où Fénelon 7 nous demanderait : Qui est le vrai héros des Aventures de Télémaque ? Malgré le titre, ce n’est pas le fils d’Ulysse, promis au trône d’Ithaque. Ce n’est pas non plus le roi Idoménée. C’est Mentor. Ici le héros n’est pas le roi qui doit régner mais l’orateur qui doit convaincre. Dans ce jeu de déguisement littéraire, dont Montesquieu se souviendra dans ses Lettres persanes, Mentor est le porte-parole de Fénelon. Mais à y regarder de près, Mentor n’est pas exactement le double de Fénelon. Bien que jeune, Télémaque n’est plus dans l’enfance, il n’a plus besoin d’un précepteur, il est déjà dans l’action, il doit être guidé, conseillé. C’est alors qu’apparaît clairement le fil principal avec lequel Fénelon a tissé les Aventures de Télémaque. Son périple le fait rencontrer d’abord deux mauvais rois, Sésostris, roi d’Égypte, mal conseillé par Butis (presque une anagramme de Bossuet) ; puis le roi de Tyr Pygmalion qui, lui, refuse les conseils de quiconque. Enfin, voici Idoménée, un roi poussé à l’erreur lui aussi, tant qu’il était « livré au conseil des esprits flatteurs », mais qui a la sagesse de reconnaître la sincérité de Mentor et de suivre la voie qu’il lui indique, rendant ainsi la prospérité et la gloire à Salente.

Mentor n’est ni l’allégorie de l’éducation, ni celle du commandement ; il est l’allégorie du conseil. Mentor est le conseiller savant, sage et désintéressé. Mentor aide Télémaque et Idoménée à analyser les situations et à prendre les bonnes décisions, tant dans le court que dans le long terme. Il leur apprend à avoir une conception de leur rôle de gouvernants, et une vision de ce que doit être leur État.

Mais Mentor lui-même n’est qu’une apparence : sa véritable identité est révélée à Télémaque à la toute fin du récit. Le moment est venu de se séparer. Le fils d’Ulysse va bientôt retrouver son père. C’est alors que Mentor l’entraîne sur un rivage écarté et procède avec lui à un grand sacrifice en l’honneur de Minerve. Tout à coup, « le visage de son ami prend une nouvelle forme : les rides de son front s’effacent comme les ombres disparaissent, quand l’Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l’Orient et enflamme tout l’horizon. Ses yeux creux et austères se changent en deux yeux bleus d’une douceur céleste, et pleins d’une flamme divine, sa barbe grise et négligée disparaît ; des traits nobles et fiers, mêlés de douceur et de grâces, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnaît un visage de femme ; sur ce visage fleurit une éternelle jeunesse ; […] sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante. Toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le cœur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douceur délicieuse. Sur son casque paraît l’oiseau triste d’Athènes, et sur sa poitrine brille la redoutable égide. À ces marques, Télémaque reconnaît Minerve. »

Cette scène finale, baignée d’une lumière à la Claude Lorrain, à mi-chemin entre la transfiguration du Christ et la transverbération de la Grande sainte Thérèse, est aussi une métamorphose digne d’Ovide… L’évêque exilé par Louis XIV à Cambrai rend ainsi hommage au poète exilé par Auguste à Tomis. Il est inconfortable de se dresser contre un pouvoir fort, Fénelon comme Ovide en ont fait la dure expérience. Sous cette Coupole, la métamorphose de Mentor et la révélation de sa véritable identité nous raniment, parce que Minerve, alias Athéna, est l’emblème de l’Académie des sciences morales et politiques, et de l’Institut de France tout entier. Ainsi Fénelon parle-t-il par la voix de Mentor, qui n’est autre que 8 Minerve. Cette allégorie du conseil aux pouvoirs publics, dont la voix « douce et modérée, mais forte et insinuante », selon les mots de Fénelon, incarne un idéal collectif qui est celui de l’Académie des sciences morales et politiques dans la République. La Minerve de notre République ne doit pas manquer de faire à tous les Idoménée cette apologie du « langage dur » que Mentor tient à l’homme d’État au livre X de Télémaque :

« Si vous avez été trompé jusqu’ici, c’est que vous avez bien voulu l’être. Avez-vous cherché les gens les plus désintéressés et les plus propres à vous contredire ? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés dans leur conduite ? Non, non, vous n’avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité, et qui méritent de la connaître. »

Si Fénelon a pris la peine de nous dire que Télémaque ne fera rien de bon sans Mentor, c’est parce que, de toute évidence, la Res Publica ne fera rien de bon sans Minerve.

Vous l’avez compris, mon propos d’aujourd’hui, en ces heures endeuillées, est d’inviter à une persévérance. Celle d’une raison que rien ni personne n’empêchera de prendre la parole. À trois siècles de distance, Fénelon nous fixe une mission : face à la barbarie et à l’obscurantisme, évitons au débat public deux écueils : soit paniquer et s’exciter, soit s’étioler ou s’étouffer. Cherchons les moyens d’être collectivement le Fénelon de la République. Ayons le courage d’analyser toutes les dérives des États, fictifs ou réels. Refusons que l’horreur nous aveugle. Continuons à réfléchir à ce que pourrait être le monde d’après- demain, pour que la liberté et les droits humains finissent toujours par l’emporter.

 

Mes chers confrères,

Mesdames, Messieurs,

Dans sa Lettre à l’Académie, Fénelon évoque ainsi la récompense suprême du lecteur au moment où il achève un livre :

« Dès que sa lecture est finie, il regarde derrière lui, comme un voyageur curieux, qui étant arrivé sur une montagne, se tourne, et prend plaisir à considérer de ce point de vue tout le chemin qu’il a suivi et tous les beaux endroits qu’il a traversés. »

Que sont pour nous, dans ces journées tragiques, ce paysage, ce chemin, cette perspective ? Finalement, pourquoi Fénelon ? Est-ce parce qu’il insinue, dans un style subtil, que l’exigence suprême est celle de la tolérance ? Est-ce parce qu’il invite à déceler en chaque homme ce qu’il a de meilleur ? Oui, tout cela, sans doute. Mais si nous aimons le lucide Fénelon, c’est surtout parce qu’il répand sans parcimonie ce dont nous avons tant besoin : une confiance inébranlables en nos forces.

Il m’a soufflé pour conclure, cinq citations extraites de ses Dialogues des morts. Je les ai simplement reliées entre elles. Voici ce que nous dit, d’outre- tombe, la voix de Fénelon : « On est maître de la vie des autres car on ne compte la sienne pour rien », pourtant « toutes les guerres sont des guerres civiles : c’est l’homme contre l’homme, qui répand son propre sang », puisque « chacun doit infiniment plus au genre humain, qui la grande patrie, qu’à la patrie particulière où il est né ». Mais « il ne faut point que le courage de celui qui commande puisse 9 être douteux », car « le vrai courage se reconnaît à ce qu’il ne se laisse jamais abattre ».