Séance du lundi 9 mai 2016
par M. Jean-François Dobelle,
Ambassadeur en mission à l’administration centrale
Mesdames, Messieurs,
Je suis très sensible à l’honneur que m’a fait le Président Guillaume quand il a bien voulu me demander de venir prononcer une communication sur la délimitation des frontières maritimes de la France. J’y suis d’autant plus sensible que c’est l’un des tout premiers sujets dont j’ai été amené à m’occuper au début de ma carrière professionnelle au Quai d’Orsay. Affecté à la direction des affaires juridiques où j’étais en charge du droit de la mer, j’ai eu la chance de participer à de nombreuses négociations de délimitation, sous l’autorité exigeante, rigoureuse, éclairée et bienveillante du Président Guillaume qui avait succédé au regretté Guy de Lacharrière à la tête de la direction des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères (lequel s’appelait d’ailleurs ministère des relations extérieures quand j’y suis entré en juin 1981). Entre 1981 et 1987, la délimitation des frontières maritimes de la France nous a acheminés le Président Guillaume et moi-même, alors son modeste serviteur, au Canada, à Monaco, en Martinique et en Guadeloupe, en Dominique, à Antigua et Barbuda sans oublier Rome. Mais laissons là les souvenirs et venons-en au cœur du sujet.
Mon propos s’efforcera de répondre à trois questions principales :
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Quels sont les enjeux de la délimitation des frontières maritimes de la France?
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Quelles sont les règles de droit applicables?
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Quels sont les résultats à ce jour et les obstacles auxquels continue à se heurter la délimitation des frontières maritimes?
Les enjeux
Ils sont à la fois d’ordre géographique et juridique si on se penche sur les raisons de tels accords, et d’ordre économique et politique si on en analyse les finalités.
Les enjeux géographiques et juridiques
a) Les enjeux géographiques sont évidents. Forte de ses départements d’outre-mer, de ses collectivités d’outre-mer, de ses terres australes et antarctiques, la France possède des côtes d’une longueur de trait de 18 450 km dont 5 853 km pour la métropole. Son domaine maritime, si on inclut la mer territoriale, la zone économique exclusive et le plateau continental, représente une superficie de plus de 10 millions de km2, dont 4 millions 804 000 km2 au large de la Polynésie, 1 million 727 000 km2 au large des terres australes et antarctiques et 1 million 364 000 km2 autour de la Nouvelle-Calédonie. La France, là encore si on englobe à la fois les espaces maritimes sur lesquels elle exerce sa pleine souveraineté (eaux intérieures et mer territoriale) et ceux sur lesquels elle exerce des droits souverains à des fins principalement économiques (plateau continental et zone économique exclusive), est bordée par près de 22 860 km de frontières maritimes avec 30 Etats, soit plus que tout autre pays dans le monde. Avec certains de ces Etats, nous avons d’ailleurs plusieurs frontières, dont quatre avec le Royaume-Uni, deux avec l’Australie, sans oublier bien sûr l’Espagne. A ce jour, près de 16 346 km ont fait l’objet d’accords de délimitation bilatéraux, soit 72% du total.
b) Les enjeux juridiques sont tout aussi manifestes avec le bouleversement qu’a connu le droit de la mer ces soixante dernières années, tout particulièrement entre les quatre conventions de Genève de 1958 et la convention de Montego Bay de 1982. On rappellera ici brièvement pour mémoire que cette réforme s’est traduite par une extension considérable des espaces maritimes placés sous la souveraineté ou la juridiction des Etats côtiers: consécration de la notion de plateau continental par la convention de Genève de 1958; élargissement de la mer territoriale de 3 à 12 milles; apparition dans les années 1970 du concept de zone économique exclusive, consacré par la convention de Montego Bay de 1982; nouvelle définition de la limite extérieure du plateau continental qui peut désormais dans certaines circonstances s’étendre jusqu’à 350 milles des côtes, voire au-delà si on retient l’isobathe de 2500 mètres.
La passation d’accords de délimitation maritime n’est certes pas un phénomène nouveau, comme l’attestent la Convention entre la France et la Grande-Bretagne du 2 août 1839 pour la délimitation des pêcheries d’huîtres dans la Baie de Granville, abrogée par les accords du 4 juillet 2000, la Déclaration du 30 mars 1879 sur la délimitation des juridictions de la France et de l’Espagne dans la Bidassoa et la Baie du Figuier, abrogée par la convention du 14 juillet 1959, ou la Convention franco-italienne du 18 janvier 1908 sur la détermination des zones de pêche respectivement réservées aux pêcheurs français et italiens dans les eaux comprises entre la Corse et la Sardaigne, abrogée par la convention du 28 novembre 1986 sur la délimitation maritime dans les Bouches de Bonifacio.
Toutefois, pendant longtemps, le principal problème posé fut celui de la délimitation vers le large de la zone sur laquelle les Etats riverains pouvaient revendiquer des droits exclusifs en matière de pêcheries côtières, surveiller le passage des navires de guerre et réprimer les actes de contrebande.
La réforme du droit de la mer devait rendre la plupart de ces délimitations, qui portaient généralement sur des eaux de trois milles de large, insuffisantes sinon obsolètes et conduire les Etats, dont naturellement la France, à tracer systématiquement leurs frontières.
La France a légiféré sur l’exploration et l’exploitation des ressources naturelles de son plateau continental dès 1968; elle a étendu sa mer territoriale de 3 à 12 milles en 1971 et créé des zones économiques au large de pratiquement toutes ses côtes en 1977-78, à l’exception de la terre Adélie, pour des raisons juridiques liées au traité de Washington sur l’Antarctique de 1959, et de la Méditerranée (où une zone de protection écologique puis une zone économique exclusive seront cependant tour à tour créées en 2004 puis en 2012, l’Espagne ayant déclenché unilatéralement le processus en proclamant une zone de pêche dès 1999).
Cette extension des espaces maritimes a entraîné deux conséquences sous l’angle de la délimitation :
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d’une part, elle a accru l’enjeu des délimitations qui portent désormais souvent sur de grandes distances et couvrent des superficies de l’ordre de milliers, voire de dizaines ou même de centaines de milliers de km2 ;
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d’autre part, elle a multiplié les cas de chevauchement dans lesquels il doit être procédé à une délimitation des eaux appartenant à deux Etats dont les côtes se font face.
Les enjeux économiques et politiques
Si on aborde à présent non plus les causes mais les finalités poursuivies par la conclusion d’accords de délimitation maritime, celles-ci sont pour l’essentiel de deux ordres :
a) d’abord des finalités d’ordre économique. La nécessité de fournir à nos ressortissants qui désirent se livrer à l’exploration et à l’exploitation des ressources de la mer, qu’elles soient minérales ou biologiques, la sécurité juridique requise, en même temps que le besoin de contrôler les activités menées par des Etats tiers dans nos eaux supposent que soient définis avec le maximum de précision les espaces maritimes relevant de notre souveraineté ou de notre juridiction.
À titre d’exemple, les forages pétroliers projetés dans la Manche et dans l’Atlantique à la fin des années 60 et au début des années 70, qui n’ont d’ailleurs pas tenu leurs promesses, nous avaient amenés à entreprendre des négociations avec l’Espagne et le Royaume-Uni en vue de délimiter nos plateaux continentaux respectifs (on ne parlait pas encore de zone économique à l’époque).
De même, au début des années 80, la pratique ancestrale des pêcheurs martiniquais et guadeloupéens d’exercer leurs activités à proximité des côtes des pays antillais voisins, dans des eaux qui appartenaient depuis toujours à la haute mer avant de passer du jour au lendemain sous leur juridiction nationale, allait nous conduire à négocier dans les meilleurs délais des accords de délimitation et à demander simultanément à la Communauté économique européenne (aujourd’hui l’Union européenne) de conclure des accords de pêche octroyant des droits d’accès réciproques dans les eaux des Etats concernés.
Toujours dans le domaine de l’exploitation des ressources halieutiques, la modernisation du régime de la pêche dans la Baie de Granville impliquait une délimitation préalable des eaux françaises et jersiaises, ce qui explique la signature de deux accords distincts le 4 juillet 2000.
D’autres facteurs d’ordre économique peuvent d’ailleurs entrer en ligne de compte. C’est ainsi que la Déclaration franco-monégasque de 1967 relative à la délimitation de la mer territoriale de Monaco, abrogée depuis, avait pour objet principal de permettre à la Principauté de connaître avec précision les limites dans lesquelles elle pouvait réaliser des emprises sur la mer destinées à accroître les superficies constructibles. De même la construction du tunnel sous la Manche supposait que la frontière maritime entre la France et le Royaume-Uni dans le détroit du Pas-de-Calais fût délimitée avec précision.
b) ensuite des finalités d’ordre politique. Celles-ci sont particulièrement évidentes quand nous concluons des accords avec des Etats voisins de nos départements et collectivités d’outre mer. En effet, en passant de tels accords ces Etats reconnaissent formellement la présence française dans la mer des Antilles, l’océan Pacifique ou l’océan Indien. Sous cet angle, la France s’est efforcée dans un premier temps de conclure dans ces régions des accords de délimitation avec des Etats jouant un rôle de leader régional ou dont le comportement était susceptible d’avoir un effet d’entraînement sur les autres Etats de la région. D’où l’importance des accords passés avec le Venezuela (1980), l’île Maurice (1980), le Brésil (1981), l’Australie (1982) ou Fidji (1983). Cette dimension politique, toujours d’actualité, revêtait une importance toute particulière au début des années 80 car jusqu’en 1981 la clause coloniale qui figurait dans le projet de convention sur le droit de la mer, et selon laquelle des puissances administrant des territoires non indépendants au sens où l’entendaient les Nations Unies ne pourraient pas se prévaloir des droits procurés par la future Convention, laissait planer une hypothèque, fort heureusement aujourd’hui levée, sur l’exercice de nos droits souverains dans les zones économiques créées au large des départements et territoires (on dirait aujourd’hui collectivités) d’outre-mer.
Le droit applicable
Après avoir précisé quelques points d’ordre terminologique, méthodologique et procédural, on se penchera sur les règles de fond aujourd’hui applicables.
Questions d’ordre terminologique, méthodologique et procédural
a) S’agissant de la terminologie, les accords de délimitation conclus par la France portent des noms divers : traité, convention, accord, voire déclaration. Bien que se répande l’usage qui consiste à utiliser indifféremment ces termes et bien que le droit international ne soit pas formaliste, ce qui importe n’étant pas la dénomination de l’acte mais son contenu et la volonté des parties de se lier, il convient normalement de réserver le terme “accord” aux engagements internationaux en forme simplifiée au sens où l’entend la pratique française, c’est-à-dire conclus au nom des gouvernements, et le terme “traité” aux engagements conclus en forme solennelle, au nom des chefs d’État, auxquels l’on souhaite conférer une importance politique particulière. En revanche, le terme “convention”, que nous avons tendance à préférer, s’applique à l’un et l’autre cas.
Quant aux espaces maritimes faisant l’objet de la délimitation, leur dénomination exacte est généralement précisée dans l’accord. Néanmoins une terminologie volontairement moins précise a parfois été utilisée, qui fait simplement état d’ “espaces maritimes” ou de “ligne de délimitation maritime”, et ce notamment dans deux hypothèses :
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d’une part, lorsque l’État avec lequel nous nous délimitons n’a pas encore créé de zone économique, ce qui est aujourd’hui devenu fort rare mais n’était pas une hypothèse d’école au début des années 80. On mentionne alors les “espaces maritimes sur lesquels les Etats exercent ou exerceront leur juridiction conformément au droit international”.
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d’autre part, lorsque nous souhaitons réserver nos droits au regard d’un Etat dont la législation interne ne nous paraît pas conforme au droit international Tel était en 1980 le cas du Brésil qui revendiquait alors une mer territoriale de 200 milles.
b) Sur le plan méthodologique, la ligne séparative retenue par l’accord est généralement tracée sur une carte. La représentation cartographique d’une limite maritime est utile car elle sert à visualiser la ligne qui a été définie dans le corps de l’accord. Aussi une carte est-elle presque toujours annexée aux accords de délimitation que nous concluons mais elle revêt en général un caractère purement illustratif.
c) En ce qui concerne la procédure d’entrée en vigueur, elle varie selon les accords et dépend en partie de la volonté exprimée par notre partenaire. Plusieurs accords sont entrés en vigueur dès leur signature, comme ceux conclus avec Tonga, Sainte-Lucie ou l’île Maurice. Le plus souvent, l’entrée en vigueur est subordonnée à l’accomplissement d’une formalité postérieure à la signature (ratification ou approbation.
Enfin nous estimons qu’en vertu de l’article 53 de la Constitution, il n’existe, en ce qui nous concerne, d’obligation de saisir le Parlement que pour les seuls accords délimitant la mer territoriale qui s’écarteraient de l’équidistance. En effet :
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d’une part, la zone économique et le plateau continental ne peuvent être assimilés au territoire français au sens de l’article 53 car la France n’y exerce que des droits finalisés, et non une souveraineté pleine et entière;
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d’autre part, une délimitation de la mer territoriale qui retiendrait la ligne d’équidistance ne ferait que constater ou entériner une situation préexistante prévue par la loi du 24 décembre 1971 relative à la délimitation des eaux territoriales françaises. Elle aurait un simple effet déclaratif et ne comporterait ni “cession” ni “adjonction” de territoire.
Les règles de fond applicables
a) Pour identifier les règles de fond applicables, il faut d’abord se référer à la Convention de Montego Bay du 10 décembre 1982, signée et ratifiée par la France. Celle-ci est relativement précise s’agissant de la délimitation des eaux territoriales : en effet, son article 15, qui reprend presque mot pour mot l’article 12 de la Convention de Genève de 1958 sur la mer territoriale, retient en principe la ligne d’équidistance, c’est-à-dire la ligne dont tous les points sont équidistants des points les plus proches des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale de chacun des deux Etats, sauf titres historiques ou autres circonstances spéciales. En revanche, la Convention est beaucoup plus floue à propos de la délimitation de la zone économique exclusive et du plateau continental entre Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face, car ses articles 74 et 83, rédigés de manière identique, ne donnent que quelques lignes directrices très générales, contrairement à l’article 6 de la Convention de Genève de 1958 sur le plateau continental qui mentionnait expressément le principe de l’équidistance en l’absence d’accord des Etats concernés ou à moins que des circonstances spéciales ne justifient une autre délimitation. Il est simplement indiqué dans la Convention de Montego Bay que la délimitation doit être effectuée par voie d’accord, conformément au droit international, afin d’aboutir à une solution équitable.
b) Toute la difficulté consiste à identifier les facteurs pertinents pour parvenir à une telle solution. A cet égard, le droit international est très largement jurisprudentiel. Douze arrêts de la Cour internationale de Justice et au moins autant de sentences arbitrales ont en effet été rendus sur cette question depuis cinquante ans, ainsi qu’une décision du Tribunal international du droit de la mer de Hambourg.
De l’arrêt de la CIJ de 1969 dans la célèbre affaire du plateau continental en mer du Nord à celui de 2014 dans l’affaire Chili/Pérou, la jurisprudence a sensiblement évolué et paraît aujourd’hui durablement stabilisée, non sans avoir connu quelques réelles incertitudes au début des années 80, au lendemain de l’adoption de la Convention de Montego Bay, en particulier avec les arrêts de la CIJ de 1982 sur la délimitation du plateau continental entre la Tunisie et la Libye et de 1984 sur la délimitation des espaces maritimes entre le Canada et les Etats-Unis dans le golfe du Maine.
Pour résumer cette évolution, on peut dire que dans une première phase la jurisprudence a de plus en plus relativisé le principe de l’équidistance auquel la Convention de Genève de 1958 sur le plateau continental, on l’a vu, avait réservé une place privilégiée. Dans son arrêt de 1969, la CIJ devait affirmer qu’il ne s’agissait pas là d’une règle coutumière et elle s’en était sensiblement écartée en mettant en avant des principes équitables. Les arrêts de la Cour de 1982 et 1984 devaient relativiser encore davantage l’équidistance en estimant qu’il ne s’agissait ni d’un principe juridique ni même d’une méthode privilégiée par rapport à d’autres. Ce faisant, le droit de la délimitation risquait de se retrouver privé de tout appareil normatif. Une équité autonome qui ne serait plus conçue comme une obligation de résultat mais comme une méthode autonome de délimitation permettant d’aboutir directement au résultat souhaité aurait introduit un fort élément d’imprévisibilité et de subjectivité dans le processus de délimitation, nuisant à la cohérence et à la sécurité juridique. Le risque d’arbitraire, y compris de la part du juge, devenait sérieux mais la Cour sut y parer habilement à partir de 1985 et plus encore dans les années 90. Dans une deuxième phase, dont on peut faire remonter l’origine à la sentence arbitrale de 1977 sur la délimitation du plateau continental entre la France et le Royaume-Uni dans la Manche et en mer Celtique, dans laquelle le tribunal avait relativisé la dichotomie entre l’équidistance et les principes équitables, la Cour allait en effet redonner une certaine place à l’équidistance en faisant valoir qu’il ne s’agissait certes pas d’une règle de droit, mais d’une méthode de délimitation qui devait constituer un point de départ et être appliquée à titre préliminaire, quitte à la corriger et à la rectifier si elle débouchait sur un résultat inéquitable en raison de certaines circonstances spéciales. Ce retour à l’équidistance, qui offre aux négociateurs comme aux juges un critère simple, géométrique et objectif, a été amorcé avec l’arrêt de la Cour de 1985 relatif à la délimitation du plateau continental entre Malte et la Libye et confirmé par l’arrêt de 1993 délimitant les espaces maritimes entre le Danemark et la Norvège au large du Groenland et de l’île norvégienne de Jan Mayen ainsi que par les arrêts qui ont suivi, notamment celui du 3 février 2009 entre la Roumanie et l’Ukraine, rendu à l’unanimité des juges sans la moindre opinion ou déclaration individuelle, ce qui est exceptionnel dans les annales de la Cour.
Comme elle l’a souligné dans son arrêt du 27 janvier 2014 à propos du différend opposant le Pérou au Chili, la CIJ a désormais recours à une méthode comportant trois étapes :
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elle trace d’abord, sauf raisons impératives contraires, une ligne d’équidistance provisoire, en accordant une attention particulière aux points saillants les plus proches de la zone à délimiter ;
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elle examine ensuite s’il existe des circonstances pertinentes pouvant justifier l’ajustement de cette ligne pour parvenir à un résultat équitable, ce qui sera le cas lorsque l’équidistance provoque une amputation excessive des projections en mer de l’un ou l’autre des Etats concernés ;
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enfin, dernière étape, celle du test, qui n’est d’ailleurs pas systématique, il arrive souvent que la Cour recherche si la ligne retenue, ajustée ou non, a pour effet de créer un effet de disproportion marquée entre les espaces maritimes attribués à chacune des parties dans la zone pertinente par rapport à la longueur de leurs côtes pertinentes. La CIJ a toutefois souligné à maintes reprises que le calcul à ce stade ne visait pas nécessairement à la précision et il lui est arrivé de se faire une idée globale du résultat sans essayer de l’exprimer en chiffres.
En résumé, l’équidistance apparaît comme une manière objective d’envisager l’équité. Elle constitue un point de départ dans la recherche de l’équité. On commence par examiner ce que la ligne d’équidistance va donner puis, le cas échéant, on la déplace si elle aboutit à un résultat inéquitable. Telle a d’ailleurs été généralement la pratique de la France qui a conclu à ce jour trente six accords de délimitation maritime dont plus des trois quarts retiennent la ligne d’équidistance.
c) La Cour a en outre réunifié l’ensemble du droit des délimitations maritimes en estimant qu’il convenait d’aboutir à un résultat équitable quelle que soit la zone en cause (mer territoriale, plateau continental, zone de pêche ou zone économique). Dans son arrêt de 2001 Qatar c. Bahreïn, elle a ainsi souligné que la règle équidistance/circonstances spéciales, applicable à la mer territoriale, et la règle principes équitables/circonstances pertinentes, applicable au plateau continental et à la zone économique exclusive, “étaient étroitement liées l’une à l’autre”. Ce faisant, la Cour a réduit considérablement la portée de la différence de rédaction entre l’article 15 de la Convention de Montego Bay, qui mentionne l’équidistance, et les articles 74 et 83, qui n’en font pas état.
De façon plus générale encore la querelle qui, pendant la négociation de la Convention de Montego Bay, opposait les partisans de l’équidistance à ceux de l’équité, les tenants d’un droit conventionnel issu de la Convention de Genève de 1958 sur le plateau continental qui aurait privilégié l’équidistance à ceux d’un droit coutumier dégagé par la CIJ dans son arrêt de 1969 sur le plateau continental en mer du Nord qui aurait mis en avant l’équité apparaît en 2016 bien dépassée. A partir du milieu des années 80 et surtout du début des années 90, la Cour devait démontrer magistralement qu’il n’y avait en réalité qu’une règle unique là où beaucoup pensaient, à tort, qu’il existait une dualité de normes.
Après donc avoir été privilégiée dans les années 50, relativisée à la fin des années 60, quasiment ignorée au début des années 80, l’équidistance a été retrouvée à partir de 1985 pour se voir reconnaître sa juste place à partir du début des années 1990. La jurisprudence de la Cour n’a fait que se consolider depuis, ce dont on ne peut que se réjouir.
Il est donc désormais acquis que la méthode de l’équidistance, quel que soit l’espace maritime en question, doit toujours constituer un point de départ dans la recherche de l’équité. Ceci est d’ailleurs parfaitement logique car si on ne veut pas refaire la nature, la méthode de délimitation retenue doit être ancrée dans celle-ci; d’où la nécessité de partir de la nature même. Or il existe deux manières de le faire:
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soit, première option, prendre en compte les profondeurs, les structures géologiques, bathymétriques ou géo morphologiques du plateau continental, mais cette méthode ne vaut pas pour la zone économique qui englobe la colonne d’eau et elle pose en outre problème au regard de la nouvelle définition du plateau continental donnée par l’article 76 de la Convention de Montego Bay puisque tous les États côtiers disposent désormais au minimum d’un plateau continental de 200 milles, y compris lorsque le rebord externe de la marge continentale se trouve à une distance inférieure, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a pas de plateau continental jusqu’à 200 milles au sens géographique du terme. En revanche la morphologie des fonds marins reprend ses droits au-delà de 200 milles car si le plateau continental naturel excède cette distance, il s’arrêtera au rebord externe de la marge continentale, lui-même calculé selon des méthodes complexes.
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soit, seconde option, prendre en compte la surface, partir de la géographie et donc de la configuration générale des côtes. Or, à cet égard, la méthode de l’équidistance apparaît comme la plus naturelle puisqu’elle consiste à tracer une ligne dont les points sont équidistants de ces côtes.
Ses avantages, sont évidents : elle s’applique aussi bien aux délimitations entre États dont les côtes sont adjacentes qu’à celles entre États dont les côtes se font face; elle réunit à la fois les qualités de “commodité pratique” et de “certitude dans l’application” mises en exergue par la Cour dès 1969; enfin et surtout, elle s’accommode aisément des modifications et corrections nécessaires pour parvenir au but ultime, à savoir l’équité, et constitue un excellent point de départ permettant de tracer une première délimitation objective grâce à laquelle les négociations pourront disposer d’un élément concret ne prêtant pas à contestation
d) Les circonstances pertinentes le plus souvent prises en compte pour corriger la ligne d’équidistance lorsqu’elle ne procure pas une solution équitable sont principalement d’ordre géographique. En ce sens, le territoire terrestre joue un rôle décisif dans la délimitation, en raison de l’importance des longueurs respectives des côtes, de leur configuration et notamment de leur caractère concave ou convexe, ainsi que de la distance des espaces maritimes à délimiter par rapport à la côte. En revanche, la profondeur du territoire terrestre importe peu. De manière générale, si, comme l’a dit la Cour dès 1969, il ne saurait être question de “refaire la géographie” en égalisant la situation d’un État dont les côtes sont réduites et celles d’un État dont les côtes sont étendues ni de corriger les inégalités naturelles car “l’équité n’implique pas l’égalité”, une solution ne sera considérée comme équitable que si elle ne débouche pas sur une trop grande disproportion entre la longueur des façades maritimes respectives et la superficie des espaces maritimes attribués à l’un et l’autre Etat; en revanche, l’équité n’implique certainement pas une proportionnalité arithmétique rigoureuse. Ce qui importe, c’est d’éviter que, du fait de certains accidents ou de certaines particularités géographiques non essentielles, l’équidistance ne débouche sur une solution qui reviendrait à amputer à l’excès un Etat des espaces maritimes auxquels il a droit. D’où l’importance du critère de la contiguïté géographique ou, plus précisément, de l’adjacence aux côtes.
e) La présence de côtes concaves rendant la ligne d’équidistance inéquitable en raison d’un rapport déraisonnable entre la longueur des côtes des États intéressés, mesurée selon leur direction générale, et la superficie des espaces maritimes placés sous leur juridiction mérite une mention particulière. Dans plusieurs affaires, la concavité des côtes a en effet été considérée par le juge comme une circonstance pertinente justifiant une dérogation à la ligne d’équidistance. Tel a été le cas dans l’arrêt célèbre rendu par la CIJ en 1969 dans l’affaire du plateau continental en mer du Nord où la Cour a dérogé à l’équidistance en faveur de l’Allemagne, dont les côtes concaves étaient enclavées entre celles, convexes, des Pays-Bas d’un côté et du Danemark de l’autre. Beaucoup plus récemment, en 2012, le Tribunal international du droit de la mer a, en raison de la concavité de la côte du Bangladesh dans son ensemble, corrigé sensiblement à son profit la ligne d’équidistance que revendiquait le Myanmar afin d’éviter que l’espace maritime du Bangladesh ne soit amputé à l’excès. Le tribunal arbitral chargé de délimiter la frontière maritime entre l’Inde et le Bangladesh a retenu le même raisonnement au profit du Bangladesh en 2014, en soulignant que plus la distance par rapport à la côte s’accroissait, plus l’iniquité s’aggravait.
S’agissant de la France, la délimitation du plateau continental avec l’Espagne dans le golfe de Gascogne résultant de l’accord du 29 janvier 1974 s’écarte à partir d’un certain point de l’équidistance pour tenir compte de la concavité des côtes françaises et attribuer â chaque État des espaces qui soient proportionnés à la longueur respective de ses côtes. En Méditerranée cette fois, la concavité de la côte française dans le golfe du Lion et la convexité des côtes espagnoles au nord de la Catalogne, accentuée par la protubérance du cap de Creus, justifieraient également à nos yeux une dérogation significative à l’équidistance en notre faveur, aussi bien pour la mer territoriale que pour la zone économique, ce que conteste jusqu’à présent l’Espagne.
Il est aussi arrivé que la concavité des côtes d’un de nos voisins justifie en sa faveur une dérogation à l’équidistance. Ainsi l’accord de délimitation avec la Dominique du 7 septembre 1987 a reconnu à cette île une superficie environ trois fois supérieure à ce qu’aurait donné l’équidistance dans le secteur Atlantique : en effet, la concavité des côtes de la Dominique et la convexité des côtes de la Martinique (avec la presqu’île et le rocher de la Caravelle) comme de celles de la Guadeloupe (avec l’avancée de la pointe des Châteaux et des îles de la Désirade et de Marie-Galante) auraient très vite enclavé les eaux dominiquaises dans les eaux françaises si l’équidistance n’avait pas été sensiblement corrigée pour éviter cet effet d’amputation.
f) La prise en compte de facteurs non géographiques occupe dans la jurisprudence une place nettement plus modeste. Ainsi, dans son arrêt de 2002 sur la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, la Cour a indiqué que les concessions pétrolières et les puits de pétrole ne sauraient en eux-mêmes être considérés comme des circonstances pertinentes justifiant l’ajustement ou le déplacement d’une ligne d’équidistance tracée à titre provisoire.
Certaines décisions ont néanmoins tenu compte de la sécurité des riverains, notamment lorsque les espaces maritimes à délimiter sont situés à proximité des côtes. Dans d’autres affaires, les ressources naturelles, notamment halieutiques, ont été également prises en considération, ne serait-ce que pour vérifier a posteriori que la solution que le juge se proposait de retenir n’était pas inéquitable en attribuant toutes les ressources à un seul des Etats intéressés.
Il est aussi parfois arrivé que la Cour s’appuie sur des titres conventionnels, lesquels prévalent alors sur toute autre considération, comme dans son arrêt du 27 janvier 2014 dans le différend Pérou/Chili, ou sur des circonstances historiques, par exemple dans son arrêt de 1992 entre le Salvador et le Honduras, à propos des eaux du golfe de Fonseca qualifiées d’eaux historiques soumises à la souveraineté conjointe des Etats riverains.
En revanche les différences de niveau économique entre Etats n’ont jamais été jugées pertinentes pour procéder à une délimitation maritime car la pauvreté et la richesse sont des facteurs conjoncturels qui ne sauraient avoir d’incidence sur le tracé d’une frontière, lequel revêt un caractère permanent et définitif. Comme l’a souligné la Cour en 1982, “il s’agit là de facteurs quasiment extrinsèques, puisque variables et pouvant à tout moment faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre de façon imprévisible, selon les heurs ou malheurs des pays en cause”.
g) La présence d’îles peut constituer un facteur susceptible de compliquer une délimitation, surtout quand elles sont situées du mauvais côté de la ligne médiane : tel est le cas d’îles appartenant à un Etat A se trouvant à proximité des côtes d’un Etat B, par exemple les îles Anglo-Normandes au large des côtes françaises du Cotentin ou Saint-Pierre-et-Miquelon au large des côtes canadiennes. Le risque est alors grand, en effet, que les îles, si on retient l’équidistance, n’amputent à l’excès les espaces maritimes de l’Etat continental. Ceci explique d’ailleurs que, dans les deux cas en question, le tribunal arbitral ait largement dérogé à la ligne d’équidistance, en faveur respectivement de la France et du Canada.
Si on se penche sur la pratique française concernant les îles, plusieurs cas méritent de retenir l’attention:
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la délimitation du plateau continental franco-britannique dans la Manche au large des îles Anglo-Normandes et dans le secteur Atlantique, qui a fait l’objet d’une sentence arbitrale rendue en 1977, nous donne largement satisfaction à un double titre: d’un côté, dans la Manche, elle retient le principe d’une ligne médiane continue entre les masses continentales française et anglaise et octroie aux îles Anglo-Normandes un plateau continental de 9 milles au-delà des 3 milles de mer territoriale. Dans le secteur Atlantique, elle applique la méthode du demi-effet aux îles Sorlingues, situées par rapport à Land’s End à une distance double de celle d’Ouessant par rapport aux côtes françaises.
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la sentence arbitrale de 1992 sur la délimitation des espaces maritimes entre la France et le Canada est nettement moins satisfaisante car si le tribunal a reconnu à Saint-Pierre-et-Miquelon le droit à une zone économique revêtant la forme d’un corridor d’une longueur de 200 milles, sa dimension est extrêmement réduite puisque sa largeur ne dépasse pas 10 milles marins.
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la délimitation de notre zone économique au large de la Guadeloupe et de la Martinique avec celle du Venezuela au large de l’îlot d’Avès est, elle aussi, intéressante car du fait de la taille très exiguë de cette île de formation corallienne par rapport à celle des Antilles françaises, nous avons reconnu au Venezuela une zone économique réduite d’environ 11% par rapport à ce qu’aurait donné l’équidistance.
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l’accord du 14 avril 2005 entre la France et Madagascar qui délimite les espaces maritimes entre les deux Etats au large de la Réunion retient l’équidistance.
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enfin l’accord de délimitation avec l’Italie signé à Caen le 21 mars 2015, qui porte sur les espaces maritimes situés au nord, à l’est et à l’ouest de la Corse, prend pleinement en compte les îles de l’archipel toscan bien que leurs côtes soient d’une dimension très réduite par rapport à celles de la façade orientale de la Corse.
h) Avant de conclure cette seconde partie sur le droit applicable, il convient de mentionner au moins un cas où la France s’est écartée sciemment du droit international, qui lui aurait été beaucoup plus favorable, pour des raisons d’opportunité politique. La convention du 16 février 1984 reconnaît à Monaco un plateau continental de 3km de large et de 80km de long, revêtant la forme d’un corridor qui s’arrête à égale distance des côtes continentales et corses. Seuls des motifs de courtoisie et de bon voisinage expliquent la solution retenue.
Les résultats obtenus et les obstacles persistants
Les accords conclus au 1er janvier 2016
Avant d’analyser les différents obstacles auxquels peut se heurter la délimitation des frontières maritimes, il convient de souligner que la France a déjà conclu à ce jour 37 accords de délimitation maritime dont 35 sont en vigueur.
Si l’on prend les côtes bordant la mer du Nord, la Manche et l’océan Atlantique, nous avons passé deux accords avec la Belgique, six avec le Royaume-Uni et trois avec l’Espagne en incluant la convention du 14 juillet 1959 relative à la pêche dans la Bidassoa et dans la baie du Figuier, modifiée en 1998 puis en 2011, qui divise en trois zones du point de vue juridictionnel les eaux intérieures situées en-deçà d’une ligne joignant le cap du Figuier et la pointe du Tombeau, celles qui ne sont placées ni sous la juridiction exclusive de la France ni sous celle de l’Espagne étant qualifiées d’eaux communes.
En Méditerranée, nous avons conclu deux accords avec l’Italie qui procèdent à une délimitation complète des espaces maritimes au large de la Corse, de la Sardaigne et de l’archipel toscan et un autre avec Monaco. En revanche, nous n’avons aucun accord avec l’Espagne. Tout au plus peut-on relever une pratique administrative franco-espagnole, remontant à l’Acte final de délimitation de la frontière terrestre du 11 juillet 1868, selon laquelle les contrôles douaniers se sont toujours effectués de part et d’autre d’un parallèle de 3 milles nautiques de longueur partant de l’aplomb de la grotte Cava Foradada, qui marque le point d’aboutissement à la mer de la frontière terrestre.
S’agissant de la Guyane, nous avons conclu un accord avec le Brésil dès 1980 mais les négociations avec le Surinam, qui sont sur le point de s’achever, auront demandé plus de quinze ans, entrecoupés de longues périodes de suspension.
Dans les Caraïbes et la mer des Antilles, au large de la Guadeloupe et de la Martinique, nous avons conclu des accords avec Sainte-Lucie, le Venezuela (à propos de l’îlot d’Avès), la Dominique et le Royaume-Uni (au titre de Montserrat); en ce qui concerne Saint-Martin et Saint-Barthélémy, nous avons là aussi passé un accord avec le Royaume-Uni (au titre d’Anguilla) et nous venons d’en conclure un autre avec les Pays-Bas (au titre à la fois de Sint Maarten, de Saint-Eustache et de Saba). Manquent encore à l’appel Saint-Christophe et Nieves ainsi qu’Antigua et Barbuda.
Avec le Canada, la frontière maritime a été délimitée par voie d’arbitrage au large de l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon en 1992.
Dans l’océan Indien, nous avons conclu des accords de délimitation au large de la Réunion avec l’île Maurice et avec Madagascar; au large de l’archipel des Glorieuses (île de la Grande Glorieuse et île du Lys) avec les Seychelles; au large des îles Kerguelen avec l’Australie (à propos des îles Heard et Mac Donald).
En Nouvelle-Calédonie, nous avons conclu des accords avec trois de nos quatre voisins (l’Australie à l’ouest et au sud; les îles Salomon au nord-ouest et Fidji au sud-est); il reste à nous délimiter avec le Vanuatu (ex-Nouvelles Hébrides) auquel nous oppose un contentieux territorial sur les îlots de Matthew et Hunter.
En ce qui concerne Wallis et Futuna, nous avons conclu des accords de délimitation avec tous nos voisins, l’exception des îles Samoa : le Tuvalu au nord, la Nouvelle-Zélande au nord-est, Fidji à l’ouest et au sud et le Royaume de Tonga au sud-est, sachant qu’avec Tonga et le Tuvalu, il s’agit d’accords en forme simplifiée qui retiennent la méthode de l’équidistance comme limite de référence, dans l’attente du calcul des coordonnées géodésiques et de la mise au point des cartes qui fixeront la frontière maritime avec précision.
Enfin, en Polynésie française, nous avons passé des accords de délimitation avec tous nos voisins sans exception : les îles Cook à l’ouest, Kiribati au nord-ouest et le Royaume-Uni (à propos des îles Pitcairn) à l’est.
Au total, une fois que l’accord avec le Surinam aura été signé, il ne restera que deux voisins avec lesquels nous pouvons passer des accords de délimitation ne soulevant a priori aucune difficulté juridique ni politique particulière : les Îles Samoa dans l’océan Pacifique et Saint-Christophe et Nieves dans les Caraïbes. Les autres exercices seront beaucoup plus délicats.
Les obstacles auxquels peut se heurter la délimitation des frontières maritimes
Ils sont principalement de trois ordres : technique, juridique et politique.
a) Un exemple de difficulté technique tient à la nécessité d’éliminer les discontinuités dues aux disparités des niveaux de référence des marées. On rappellera ici pour mémoire que deux méthodes sont concevables pour déterminer la ligne de base, c’est-à-dire la ligne à partir de laquelle est mesurée la mer territoriale : soit la laisse de basse mer le long de la côte (ou, dans l’hypothèse d’atolls ou d’îles bordées de récifs frangeants, la laisse de basse mer sur le récif, côté large) soit des lignes de base droites, lorsque la côte est profondément échancrée et découpée ou s’il existe un chapelet d’îles le long de la côte, comme en Norvège. La France, pour sa part, retient la laisse de basse mer là où la côte est droite et rectiligne (par exemple en mer du Nord ou dans le golfe de Gascogne); en revanche, elle a, par décret du 31 juillet 2015 abrogeant le décret du 19 octobre 1967, tracé des lignes de base droites lorsque les côtes sont découpées (Normandie, Bretagne, Provence, Corse).
Quand on retient la laisse de basse mer, les frontières maritimes sont fixées par rapport à un niveau zéro de la mer qui définit en quelque sorte l'”altitude” des lignes de base. Or d’un pays à l’autre, voire d’une côte à l’autre, le zéro peut être défini de façon différente, ce qui ne permet pas le recoupement des lignes de base. Tel est le cas entre la France et la Belgique. Nous avons opté pour un système qui retient comme laisse de basse mer le niveau le plus bas que peut atteindre la mer du seul fait astronomique; la Belgique, au contraire, se réfère au niveau moyen des basses mers de vive eau.
La passation d’un accord de délimitation, surtout lorsqu’il s’agit d’un accord entre Etats limitrophes qui retient comme ligne séparative la ligne d’équidistance et que des hauts fonds découvrants aux abords des côtes des deux pays sont ou non pris en compte selon le système retenu, implique donc une entente préalable sur les niveaux de référence de manière à retenir le même tracé de la laisse de basse mer.
Les accords franco-belges signés à Bruxelles le 8 octobre 1990 sur la délimitation de la mer territoriale et du plateau continental sont parvenus à surmonter ces difficultés techniques grâce à un compromis : l’application par la France et la Belgique de deux méthodes différentes pour le calcul des hauteurs d’eau ayant conduit à deux tracés distincts, il a été convenu, s’agissant de la mer territoriale, que la surface comprise entre ces deux tracés serait divisée en deux parties égales. Dans le même esprit, en ce qui concerne le plateau continental, la solution équitable agréée représente un compromis entre deux hypothèses, celle prenant en compte les hauts fonds découvrants aux abords des côtes des deux pays et celle retenant la laisse de basse mer sur la côte.
Autre difficulté technique, le tracé d’une frontière maritime peut dépendre de celui d’une autre frontière dont elle constitue le prolongement : ainsi il aurait été difficile de conclure un accord avec Saint-Christophe et Nieves tant que la négociation concernant les Antilles néerlandaises n’était pas achevée.
b) Les obstacles juridiques sont nombreux et souvent plus difficiles à surmonter que les précédents. On en recensera ici trois types différents :
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premier cas de figure, qui concerne surtout des Etats dont les côtes sont adjacentes, le point de départ de la frontière maritime peut être contesté du fait d’une incertitude ou d’un désaccord sur le point d’aboutissement exact de la frontière terrestre. Ainsi la conclusion d’un accord de délimitation maritime avec le Brésil supposait que les travaux de la commission mixte franco-brésilienne pour la délimitation des frontières terrestres le long de l’Oyapok eussent été menés à leur terme. Autre exemple, de désaccord cette fois, le différend territorial entre la France et les Pays-Bas sur l’appartenance de l’Étang aux Huîtres, qui borde le littoral le long de la côte de l’île de Saint-Martin et marque le point d’aboutissement de la frontière terrestre entre les pays à l’est, a conduit les deux parties à reporter vers le large le point de départ de la frontière maritime, là où l’Étang aux Huîtres cesse de produire ses effets, afin de ne pas préjuger la solution du litige. En revanche la persistance d’un différend frontalier entre la France et le Surinam le long du Maroni ne constitue pas un obstacle dirimant car les deux parties se sont mises d’accord pour que le point de départ de la frontière maritime parte d’une ligne droite fermant l’embouchure du fleuve.
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deuxième cas de figure, lorsqu’un Etat revendique une ligne séparative différente pour le plateau continental et la zone économique. La Convention de Montego Bay ne comporte en effet aucune disposition sur la coïncidence des limites du plateau continental et de la zone économique entre deux Etats riverains. Sans doute faut-il exclure d’emblée deux hypothèses dans lesquelles la limite séparative du plateau continental ne peut coïncider avec celle de la zone économique : d’une part, lorsque les côtes se font face et sont séparées par une distance supérieure à 400 milles et que le seul plateau continental, quand il existe, est à délimiter; d’autre part, lorsque les côtes étant adjacentes, les plateaux continentaux respectifs se prolongent au-delà de 200 milles. Mais dans tous les autres cas (côtes adjacentes jusqu’à 200 milles ou côtes se faisant face situées à une distance inférieure ou égale à 400 milles), nous estimons qu’il doit y avoir coïncidence entre les deux limites. Cette question n’est pas une hypothèse d’école. Le Royaume-Uni a longtemps revendiqué une limite différente pour le plateau continental et la zone économique dans la partie de la Manche où la délimitation du plateau résultait de la sentence arbitrale du 30 juin 1977, avant de se rallier finalement à notre point de vue, ce qui a permis la conclusion de l’accord du 20 avril 2011. En revanche, l’Espagne continue à revendiquer pour la délimitation de la zone économique dans le golfe de Gascogne une autre ligne que celle retenue par la convention du 29 janvier 1974 relative à la délimitation des plateaux continentaux des deux Etats. A notre sens, un tel point de vue reviendrait à faire éclater le concept de zone économique, lequel englobe à la fois la colonne d’eau ainsi que le sol et le sous-sol marins. En revanche, il est possible, notamment en matière d’hydrocarbures, de prévoir des zones d’exploitation en commun des ressources du plateau qui chevauchent la ligne séparative. Ainsi l’accord franco-espagnol de 1974 précité définit au-dessus du “dôme de Gascogne” un quadrilatère dans lequel les deux parties doivent favoriser une exploitation tendant à un partage des ressources, disposition qui est d’ailleurs restée lettre morte en l’absence de découverte significative. Il convient de mentionner aussi l’accord franco-canadien du 17 mai 2005 sur l’exploration et l’exploitation des champs d’hydrocarbures transfrontaliers.
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troisième cas de figure, et c’est le plus fréquent, un désaccord sur le contenu de la solution équitable. La persistance d’un tel différend, qui porte en général sur la nécessité ou non de déroger à l’équidistance pour parvenir à l’équité et, dans l’affirmative, sur l’ampleur de la dérogation, pourra déboucher sur la conclusion d’un compromis d’arbitrage, ce qui s’est jusqu’à présent produit à deux reprises : d’abord à propos de la délimitation du plateau continental franco-britannique au large des îles Anglo-Normandes et dans le secteur atlantique (mer Celtique), ensuite avec la délimitation des espaces maritimes entre la France et le Canada au large de Saint-Pierre-et-Miquelon. On peut aussi imaginer, si les deux parties l’acceptent, une saisine conjointe de la Cour internationale de Justice, voire même du Tribunal international du droit de la mer.
Aujourd’hui, l’ampleur du désaccord entre la France et l’Espagne sur la délimitation des espaces maritimes respectifs (mer territoriale comprise) en Méditerranée illustre bien ce type de litige : l’Espagne s’en tient à la ligne d’équidistance alors que la France estime qu’il importe de la corriger de manière substantielle pour parvenir à une solution équitable, en raison de l’effet d’amputation provoqué à la fois par la configuration des côtes continentales (concavité du golfe du Lion et convexité des côtes espagnoles au sud du point d’aboutissement de la frontière terrestre en raison de l’avancée des caps catalans) et par l’archipel des Baléares (on relèvera en particulier la disproportion entre la longueur des côtes continentales françaises et celle de Minorque).
Si les positions des deux parties demeurent trop éloignées sur le fond pour envisager un compromis mutuellement acceptable, le recours à un règlement juridictionnel devient tôt ou tard inévitable, du moins lorsque la zone à délimiter soulève de réels enjeux économiques ou environnementaux.
c) Enfin des obstacles politiques peuvent retarder durablement ou même empêcher indéfiniment la conclusion d’un accord de délimitation. On évoquera ici deux scénarios sensiblement différents :
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premier scénario, la négociation est retardée en raison du manque de moyens ou de volonté de notre partenaire, ou du fait de la conjoncture politique. Cela peut tenir à de multiples facteurs : absence d’expertise technique (on songe ici à certains petits Etats du Pacifique comme Tonga ou le Tuvalu avec lesquels nous nous sommes mis d’accord sur l’équidistance sans que la frontière maritime ait été établie avec précision); troubles politiques intérieurs (par exemple le Surinam dans les années 80); changement de statut de la collectivité territoriale étrangère concernée (tel a été le cas des Antilles néerlandaises); volonté de l’Etat de conclure au préalable une délimitation avec un autre voisin (le Surinam souhaitait ainsi achever sa délimitation avec le Guyana avant de reprendre les pourparlers entamés avec nous au début des années 2000; les Îles Samoa semblent être dans la même situation vis-à-vis de leur voisin, les Samoa américaines) ou de se concerter avec d’autres Etats de la région afin de dégager si possible une position commune (tel fut le cas dans les années 80 de certains Etats de la mer des Antilles, comme la Barbade, avec laquelle nous avons depuis conclu un accord, ou Antigua et Barbuda, regroupés au sein de l’Organisation des Etats de Caraïbe orientale); réticence de l’Etat voisin qui est conscient du fait que l’aboutissement de la négociation supposera des concessions de sa part (ainsi avec Antigua et Barbuda, une correction de l’équidistance en notre faveur s’imposera pour parvenir à une solution équitable en raison de l’effet d’empiètement excessif sur notre zone économique au large de la Guadeloupe provoqué par le tracé de lignes de base archipélagiques englobant non seulement les îles d’Antigua et Barbuda mais aussi l’îlot volcanique de Redonda, inhabité et d’une superficie de 1,5 km²).
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deuxième scénario, la négociation est impossible en raison des revendications formulées par l’Etat voisin sur des territoires terrestres relevant de la souveraineté française et au large desquels se situent les espaces maritimes à délimiter : tel est le cas de Madagascar pour les îles éparses du canal du Mozambique et l’archipel des Glorieuses, de l’Union des Comores pour Mayotte, de l’île Maurice pour Tromelin et du Vanuatu pour les îles Matthew et Hunter, dépendances de la Nouvelle-Calédonie. Néanmoins, nous avons pu passer avec Maurice un accord qui délimite les zones économiques française et mauricienne au large de La Réunion jusqu’au point équidistant de ces deux îles et de Tromelin qui a, ainsi, été disjoint de la négociation. A l’opposé, un différend territorial entre la France et un de ses voisins peut amener un Etat tiers à refuser de négocier avec nous pour des raisons diplomatiques ou liées à la solidarité régionale : tel est le cas du Mozambique qui ne souhaite pas indisposer Madagascar (tous deux sont membres de la Communauté de développement de l’Afrique australe ou SADC) en négociant avec nous un accord de délimitation au large des îles éparses (Juan de Nova, Europa, Bassas da India) alors que lui-même n’a aucune revendication sur ces îles.
Conclusion : Vers une nouvelle frontière?
Le terme “nouvelle frontière” est à prendre ici au sens symbolique autant que juridique.
Il vise la limite extérieure du plateau continental au-delà de 200 milles revendiqué par la France dans plusieurs régions du globe, en application de l’article 76 de la convention de Montego Bay, dans le cadre du programme EXTRAPLAC (extension raisonnée du plateau continental).
On rappellera pour mémoire qu’en vertu de la Convention de Montego Bay, tous les Etats côtiers ont au minimum un plateau continental de 200 milles marins, y compris lorsque le rebord externe de la marge continentale se trouve à une distance inférieure, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a pas de plateau continental jusqu’à 200 milles au sens géographique du terme. En revanche, au-delà de 200 milles, la morphologie des fonds marins reprend ses droits. En effet, si le plateau continental naturel excède les 200 milles, il s’arrêtera au rebord externe de la marge continentale, lui-même calculé selon des méthodes complexes dont l’une tient compte de l’épaisseur de la couche de sédiments et l’autre de la distance (60 milles) par rapport au pied du talus, avec cependant deux limites maximales, l’Etat riverain étant libre de choisir celle qui lui est le plus favorable : soit 350 milles à partir des lignes de base, soit 100 milles au-delà de l’isobathe de 2500 mètres. La limite extérieure du plateau ne peut néanmoins dépasser les 350 milles marins quand on est en présence de dorsales sous-marines. Comme on le voit, la Convention de 1982 combine donc au-delà de 200 milles les critères de profondeur et de distance. La Convention de Montego Bay crée par ailleurs une Commission des limites du plateau continental, composée de 21 experts, qui est chargée de donner des avis et d’adresser des recommandations aux Etats côtiers pour le tracé de leur plateau continental lorsque celui-ci s’étend au-delà de 200 milles. Cette Commission se prononce sur la base des demandes présentées par les Etats, lesquels doivent démontrer scientifiquement que le territoire terrestre se prolonge sur le fond des océans. On se trouve ici en présence d’un exemple quasi unique de “gouvernement d’experts” dont les recommandations sont “définitives et obligatoires”.
La France a d’ores et déjà obtenu des recommandations de la Commission pour le golfe de Gascogne, la Guyane, la Nouvelle-Calédonie, les Antilles et les Kerguelen. Hormis le golfe de Gascogne, qui fit l’objet d’une demande conjointe de quatre Etats (France, Royaume-Uni, Irlande, Espagne), et dont la délimitation entre eux demeure inachevée, principalement du fait de l’Espagne qui a suspendu unilatéralement les négociations après la proclamation par la France d’une zone économique exclusive en Méditerranée le 12 octobre 2012, les autres cas ne soulèvent pas de difficultés avec les Etats tiers.
Quatre décrets en date du 25 septembre 2015 fixent donc les coordonnées géographiques des limites extérieures du plateau continental français au large de la Guyane, des îles Kerguelen, de la Martinique et de la Guadeloupe, et enfin de la Nouvelle-Calédonie, pour une extension respective de 72 000, 423 000, 8 000 et 76 000 km2.
D’autres demandes d’extension ont été présentées en 2009 pour La Réunion, Saint-Paul et Amsterdam ainsi que pour l’archipel des Crozet (en coopération avec l’Afrique du Sud qui exerce sa juridiction sur les îles du Prince Édouard), et en 2012 pour Wallis et Futuna (dossier présenté conjointement avec Tuvalu et la Nouvelle-Zélande agissant pour le compte de Tokelau). Une demande formelle d’extension est imminente pour la Polynésie. Enfin une demande d’extension concernant Saint-Pierre-et-Miquelon a été déposée le 16 avril 2014 mais ses perspectives d’instruction par la Commission semblent lointaines, d’une part, en raison de l’encombrement de son ordre du jour (elle a aujourd’hui une quarantaine de demandes à examiner), d’autre part et peut-être surtout, du fait de l’objection soumise par le Canada qui a exprimé son opposition à tout examen et qui dénie le droit pour Saint-Pierre-et-Miquelon de bénéficier d’un plateau continental au-delà de 200 milles.
Cet exemple parmi d’autres prouve que la délimitation des frontières maritimes de la France, en dépit des quelque 37 accords déjà conclus, a encore sinon de beaux du moins de longs jours devant elle, ce qui ne peut être que pain bénit pour les diplomates et les juristes, du moins pour ceux ayant un goût prononcé pour les questions internationales et qui estiment que le droit international public, a fortiori celui de la délimitation des frontières maritimes, est la dernière des sciences et le premier des beaux-arts.
Je vous remercie de votre attention.