Séance du lundi 2 mai 2016
par M. Yves Daudet
Secrétaire général de l’Académie de droit international
Le sujet de l’enseignement du droit international est un peu austère et je m’efforcerai de ne pas le rendre trop technique en m’efforçant le plus souvent possible de rattacher cette question à celle des évolutions et des grandes tendances du droit international lui-même qui, ces dernières années, a pris une ampleur considérable et connaît une diversification et une multiplication de branches de spécialités, lesquelles affectent tant le droit international général lui-même que de son enseignement.
Je prendrai la notion « d’enseignement » dans un sens large, en l’entendant au sens de « formation » au droit international car il est bien évident qu’on ne peut se limiter aux activités conduites dans le cadre des Facultés de droit pour rendre compte de ce qui se fait dans ce domaine. Le recours à la pratique selon les diverses facettes qu’elle comporte et les divers exercices dont elle est l’objet occupe une part importante de notre sujet. En droit international comme en beaucoup d’autres matières juridiques et peut être plus encore qu’ailleurs cet aspect présente un caractère essentiel.
Enfin, ce droit qui vise à l’universalité – tout en comportant des approches et des règles régionales ou locales reconnues par la Cour internationale de Justice dans des arrêts célèbres- n’est pas appliqué partout de la même manière, entretient avec le droit interne des relations différentes d’un pays à l’autre et comporte une dimension politique qui ne doit pas être niée ni occultée mais au contraire abordée avec franchise. Ce sont là des éléments qui ont naturellement une incidence directe sur son enseignement et sur la manière dont il est perçu par ceux auxquels il s’adresse.
Une question préalable se pose cependant : le programme de formation des juristes doit-il comprendre nécessairement un enseignement de droit international ? Tout étudiant en droit doit-il avoir une connaissance de cette discipline, au moins dans ses éléments fondamentaux ? Etant moi-même professeur de droit international, la réponse que je vais apporter à cette question ne vous surprendra pas. La réponse est cependant moins importante que la question elle-même. Il ne viendrait à l’esprit de personne de se demander si un étudiant en droit doit ou non obligatoirement suivre des cours de droit civil, de droit administratif ou de droit pénal.
En revanche, la question se pose pour le droit international avec toutefois, me semble-t-il, moins de vigueur qu’il y a quelques années pour deux raisons qui sont d’ailleurs liées l’une à l’autre.
La première tient au fait que le débat sur la juridicité du droit international peut à mon avis être considéré comme clos. Le célèbre cours prononcé à l’Académie de droit international de La Haye par votre confrère le professeur Prosper Weil sur « le droit international en quête de son identité » a constitué une contribution majeure à cet égard. Il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque j’étais jeune professeur à la Faculté de droit d’Aix en Provence, j’avais pour voisin un vieil avoué à la Cour d’Appel qui me demandait régulièrement avec malice si j’enseignais toujours la « courtoisie internationale » et à la faculté même je crois bien que certains collègues ne me prenaient pas plus au sérieux que le professeur de science politique, c’était tout dire. Ces temps me semblent révolus et il est aujourd’hui bien compris que la « juridicité » du droit international ne doit pas se comprendre par référence aux principes et techniques du droit interne mais que le droit international comporte ses propres ressorts en matière de création normative comme en matière d’application. La question de la sanction du droit se rattachant à son efficacité mais non à son existence. Sur ce premier point, je ne vois donc pas de motif pertinent qui permettrait d’écarter le droit international de la liste des matières faisant partie du bagage de base de tout étudiant en droit.
La deuxième raison est plus circonstancielle. La société internationale que le droit international prétend organiser et régir est aujourd’hui une société mondialisée. Le phénomène en soi n’est pas fondamentalement nouveau. Ce qui est marquant est son mode d’exercice tant au plan quantitatif que qualitatif. Le Juge Stephen Breyer devant lequel j’ai l’honneur de m’exprimer, a très clairement montré comment le phénomène de la « mondialisation du droit », phénomène auquel s’attache le nom de Mireille Delmas Marty, visait à répondre aux grands enjeux actuels par exemple en matière de sécurité, de propriété intellectuelle, de commerce de concurrence et d’autres encore. En sorte que aucun juge national, fût il américain et donc de la première puissance mondiale, ne peut d’une part se contenter de se référer à sa loi nationale sans tenir compte de ce qui est décidé ailleurs et ne peut d’autre part ignorer que sa décision nationale va entraîner des répercussions au plan international. D’où la nécessité d’une « diplomatie judiciaire » sur laquelle pourra se construire et diffuser l’Etat de droit et ce que j’appellerai pour ma part une « société internationale de droit ». Cette vision d’un juge de la Cour suprême à l’origine de la pénétration du droit international dans sa jurisprudence et donc dans le système américain lui-même, donne une dimension réaliste et concrète au discours sur la mondialisation trop souvent général et inconsistant. Elle est à mon sens la meilleure justification pour que tout étudiant en droit reçoive un enseignement de droit international parmi les « outils de base » à partir desquels il bâtira son savoir propre. Lorsque je dis « outils de base », je pense que la formation doit être organisée selon un certain ordre allant du général au particulier mais qui doit aussi prendre en compte le double mouvement qui veut que le particulier trouve ses racines dans le général mais que le général soit aussi nourri par le particulier. Dans cette mesure et pour ne parler que du système français, j’ai toujours pensé qu’un cours de « relations internationales » qui figure au programme de la 1ere année de licence devrait être intitulé « RI et introduction au droit international » et être enseigné par des juristes afin que, très vite, l’étudiant prenne conscience que le droit n’est plus toujours borné par les frontières, et qu’il importe maintenant de raisonner autrement, et si vous me permettez d’employer une expression familière du langage sportif de « jouer collectif ». La même remarque vaudrait à l’égard du droit de l’Union Européenne ou de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
Cependant, certains esprits estiment que le droit international doit être simplement conçu comme une sorte de discipline d’environnement ou de culture juridique générale, certainement toujours utile mais dont l’utilisation directe n’apparaît pas avec évidence. A l’inverse, ils observent que certaines de ses branches spécialisées – par exemple le droit du commerce international ou le droit des investissements internationaux –correspondant à des secteurs d’activité bien identifiés, à des métiers, relèvent d’un statut différent. (Je vais revenir dans un instant sur cette question du général et du particulier). Une perspective utilitariste légitime conduit alors les étudiants à préférer des cours spécialisés, d’autant que les programmes de concours ou examens peuvent les y inviter. Les examens du barreau en France ou les bar exams aux Etats Unis ou en Angleterre ne comportent pas d’épreuve de droit international général. Si, par conséquent, celui-ci peut se trouver délaissé, il ne faut pas en faire reproche aux étudiants mais à ceux qui ont conçu les programmes selon une démarche qui me semble être à courte vue. J’ai tendance à croire que dans un monde où tout, y compris le droit, change si rapidement, il est plus important d’enseigner des principes et des méthodes qu’apprendre des règles qui seront modifiées le lendemain. L’acquisition des « bons réflexes » est à coup sûr une nécessité première pour ceux qui pratiqueront le droit.
En ce sens donc le droit international général, au moins dans ses grands axes, qui permettent d’en comprendre les articulations avec d’autres systèmes et son incidence sur ceux-ci, doit être enseigné à tous dans le cadre des études de droit, que ce soit en France ou ailleurs. Les solutions variant à cet égard comme on le verra.
Ces diverses données guideront l’exposé que j’ai l’honneur de vous présenter selon une articulation que je voudrais maintenant vous exposer.
Dans un article récent consacré à « la formation des juristes en France », publié par la revue Commentaires votre confrère le professeur Pierre Delvolvé pose les quatre questions fondamentales : « qui former ? à quoi former ? comment former ? par qui former ? ». Mutatis mutandis, les mêmes questions pourraient être formulées ici et de la même manière car, valant pour la formation des juristes en France, elles ont bien évidemment la même pertinence pour ceux d’ailleurs. Seules les réponses peuvent varier, ne serait-ce que du fait qu’il est ici nécessaire d’envisager non seulement les questions générales et globales mais aussi leur traitement différent selon une optique comparative entre les pays ou les systèmes. En tout état de cause et même si la meilleure façon pour moi de traiter le sujet aurait été de reprendre les questions posées par le professeur Delvolvé, le moindre respect des règles de la propriété intellectuelle et de la déontologie professionnelle m’ont commandé de procéder un peu différemment.
Le contenu donné à l’enseignement du droit international soulève des questions de principe d’une grande importance, qui cependant ne sont pas bien perçues partout, et, du même coup, reçoivent des réponses variées. C’est donc sur l’objet couvert par l’enseignement du droit international à travers un ensemble de questions posées par la variété des contenus (I) que je m’interrogerai tout d’abord. J’examinerai ensuite, toujours sous l’angle de la diversification, ce qui touche aux cadres dans lesquels le droit international est enseigné (II)
La variété des contenus de l’enseignement du droit international.
La question majeure qui se pose ici et qui reçoit des réponses différentes selon les époques et les pays est celle d’une différence d’approche selon qu’on traite du droit international général ou des matières spéciales qui en sont issues. Je les distinguerai donc.
Le droit international général
A l’origine, le droit international s’enseigne selon les deux grandes branches générales : le droit international public et le droit international privé qui ont toutes deux en commun de s’appliquer à une relation de caractère international entre des acteurs soit étatiques soit privés selon la branche considérée. A cet égard, le droit international privé des origines relevait en réalité du droit interne car son objet principal était de déterminer quelle était la loi (interne) applicable à un rapport juridique privé mais de caractère international donc, comme tel, susceptible d’être régi par des lois nationales différentes selon les principes définis par les fameux « conflits de lois ». Assez rapidement cependant ce droit s’est « internationalisé » avec l’œuvre des conférences de La Haye et du bureau de la conférence de droit international privé de La Haye ou encore, dans un cadre régional avec l’adoption de règlements dans le cadre de l’Union européenne (par exemple les règlements dits « Rome I » sur la loi applicable aux obligations contractuelles, « Rome II » sur les obligations non contractuelles et « Rome III » sur le divorce). Le droit international privé, au moins dans l’optique française, concerne également le droit de la nationalité et la condition des étrangers, matières en réalité à cheval avec le droit international public.
Quant au droit international public qui règle à l’origine les seuls rapports entre les nations il va voir son objet s’étendre à d’autres sujets, par exemple les organisations internationales, ce qui représente un champ d’action important, de plus en plus important à vrai dire, justifiant parfois d’être régi par des règles propres, ou par exemple encore et dans une certaine mesure les ONG, et à d’autres objets, ainsi les relations entre des investisseurs et des Etats ou des Etats agissant non plus de jure imperii mais de jure gestionis faisant ainsi entrer les deux droits – public et privé – dans des zones proches ou communes. Certains pays ne font d’ailleurs pas de différence dans l’enseignement de ces deux disciplines traitées indifféremment par les mêmes professeurs. Tel est le cas par exemple en Italie ou aux Etats Unis. En France en revanche, les deux matières font l’objet d’enseignements distincts dispensés par des professeurs différents. Il y a certainement là un héritage du concours d’agrégation. Toutefois, on observe actuellement certaines tendances vers, sinon une fusion, au moins de fort rapprochements entre les deux disciplines, parfois à partir d’un appui sur le droit comparé. Cette tendance est développée par certains professeurs de l’Ecole de droit de Sciences po.
Comme je l’ai dit il y a un instant, le droit international vise à l’universalité et y parvient largement, par exemple par les grandes conventions multilatérales ou, mieux encore, grâce à la coutume. Cela n’empêche cependant pas que coexistent des conceptions nationales différentes, souvent en fonction des intérêts politiques ou autres qui se reflèteront dans l’accent mis sur tel aspect ou le développement de telle interprétation. A cet égard, les traditions juridiques peuvent jouer un rôle important : telle notion d’utilisation courante en droit continental peut être peut être inconnue, voire incompréhensible pour un juriste de common law. Ou encore, le rôle du juge, capital dans les systèmes de common law ou l’existence de la règle du précédent entraînent des répercussions sur le contenu des enseignements, ou les méthodes de celui-ci. Je pense à la place de la méthode des cas dans les systèmes anglo-saxons et, très certainement, à l’influence de celle-ci sur le contenu de l’enseignement du droit international donné ailleurs dans le monde.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis que fut créée la chaire de droit international à l’Université de Paris en 1829 dont le premier occupant fut Albert Paul Royer-Collard et qui fut ultérieurement occupée par le célèbre internationaliste Louis Renault à partir du dernier quart du XIXème siècle. Depuis cette époque et principalement, au cours des cinquante dernières années, le droit international, public ou privé, a connu une formidable expansion. Celle-ci a concerné d’abord le droit international général lui-même qui s’est renforcé et structuré grâce à l’activité des Etats dans une société internationale dont les composantes ont été considérablement accrues depuis 1945, engendrant ainsi un développement de politiques juridiques créatrices de normes internationales et une jurisprudence de la Cour internationale de Justice constituant aujourd’hui un corpus sur un grand nombre de questions, chaque arrêt à lui seul couvrant toujours plusieurs aspects. J’aurais mauvaise grâce à développer des réflexions sur la Cour devant son ancien président et après que vous avez entendu l’actuel ici même il y a quelques mois mais, en tant que professeur je voudrais tout de même souligner que si la mission de la Cour dont elle est investie par son statut est de régler les différends qui lui sont soumis et si sa première préoccupation est remplir cette mission là, on ne peut occulter la réalité que, ce faisant, la Cour contribue aussi et, si je puis dire, à la même occasion, à l’établissement ou à la consolidation du droit international en marquant de son sceau des avancées et de véritables constructions prétoriennes. On pourrait en donner de multiples exemples, ce dont je m’abstiendrai faute de temps. Le droit international dans son ensemble doit ainsi une part considérable de son développement aux décisions de la Cour. Ainsi a-t-il pris de l’ampleur et son enseignement est il devenu à la fois alourdi et rendu plus complexe dans son contenu. Les étudiants sont du reste parfois déroutés par sa complexité et ses incertitudes. Ils ne disposent pas d’un vrai corps de règles auxquelles on peut se référer comme on peut le faire d’un code ou d’un ensemble de règles organisées auxquelles se rattachent des jurisprudences précises. Au contraire, surtout pour des étudiants français qui n’y sont pas accoutumés, la lecture d’un long jugement de la Cour abordant le plus souvent plusieurs questions de natures différentes, assorti d’opinions ou de déclarations des juges est un exercice compliqué et considéré généralement comme difficile. De mon point de vue, ce sont précisément ces difficultés, y compris celle de démêler un écheveau compliqué et d’en isoler un certain nombre d’éléments pour opérer des rattachements avec d’autres données qui constituent un exercice particulièrement approprié à la formation juridique et, comme tel, absolument nécessaire dans le bagage intellectuel d’un juriste d’aujourd’hui.
L’ampleur prise par le droit international dans le monde actuel a consisté ensuite en une floraison de matières spéciales. Sans prétendre les énumérer toutes, je citerai le droit international économique, le droit commercial international, le droit des investissements internationaux, le droit international des droits de l’homme, le droit humanitaire, le droit international pénal, le droit international de l’environnement et j’en oublie. Toutes ces disciplines sont parfois portées par des tribunaux internationaux spécialisés : juridictions pénales, tribunal du droit de la mer, organe de règlement des différends de l’Organisation internationale du Commerce et, bien entendu de nombreux organes arbitraux.
Assez logiquement, ces diverses sous-disciplines du droit international vont elles-mêmes se développer selon un processus comparable à celui qui s’est appliqué au droit international général lui-même. Tout aussi logiquement, elles vont alors faire l’objet d’enseignements distincts de celui-ci et spécialisés, qui soulèvent alors des interrogations de même nature que celles que pose la coexistence au plan contentieux de divers tribunaux internationaux spécialisés et de la Cour mondiale, à savoir la relation entre le général et le particulier.
La relation entre le droit international général et les matières spécialisées
C’est là une question cruciale. De même que la multiplication des tribunaux internationaux spécialisés à côté de la Cour internationale de Justice qui est une juridiction « généraliste » n’est pas un problème en soi, de même la prolifération des enseignements spécialisés à côté de celui de droit international général n’est nullement en soi une source de difficultés. Ce sont des faits dont on doit prendre acte et qui, d’un certain point de vue, témoignent de la vitalité du droit international et de son développement dans de multiples directions. En revanche, la relation et l’articulation entre ces deux niveaux le général et le spécialisé, elle, pose problème.
Pour les juridictions, la formule actuellement utilisée est celle du « dialogue des Juges » en vue d’éviter autant que faire se peut les contrariétés ou divergences de décisions dans un système qui ne comporte pas d’organe régulateur comme une Cour suprême de l’ordre interne, même si en pratique, la Cour internationale de Justice jouit d’un prestige particulier et d’une évidente autorité dans l’ensemble des juridictions internationales. Je n’en dirai pas davantage puisque ce n’est pas mon sujet, même si ce « dialogue » peut aussi s’interpréter comme ayant une certaine composante pédagogique, et, dans ce cas, y entrer.
S’agissant de l’enseignement, cette situation est très largement débattue dans la plupart des pays. L’Association de droit international (ILA) a constitué en 2000 un groupe de travail chargé d’examiner lors de ses réunions biennales la question de l’enseignement du droit international. Au cours des sessions successives cette question est analysée pour relever qu’elle n’est pas traitée de manière satisfaisante dans de nombreux pays où des cours portant sur des sujets spéciaux et spécialisés ne sont pas précédés d’un cours général qui devrait faire l’objet d’un prérequis. Comment peut-on parler d’investissements internationaux à des étudiants qui ne savent pas ce qu’est un traité international ou une réserve à celui-ci ou le mécanisme général de la responsabilité ? L’ignorance des éléments de base et des grands fondements du droit international rend impossible une compréhension raisonnée des questions de spécialité. On n’oserait énoncer de tels truismes si l’on n’observait pas de multiples situations contraires à ces évidences de bon sens.
Il est certain que la multiplication des spécialités au sein du droit international engendre une offre de formation plus diversifiée et oblige les étudiants à faire des choix de plus en plus compliqués, chaque spécialité se développant à son tour comme une vis sans fin et étant susceptible de donner naissance à de nouvelles sous-spécialités comme il en est allé par exemple du droit international économique. A partir du moment où une formation générale n’est pas posée comme un prérequis pour l‘accès à des spécialités, on entre dans un système déraisonnable où les professeurs ne peuvent plus tabler sur la réalité d’un savoir de base et où les étudiants enregistrent des connaissances parcellaires qu’ils ne peuvent resituer dans un ensemble. C’est une méthode qui est alors en cause, un entraînement au raisonnement juridique qui est ainsi compromis et, au total des esprits qui ne sauront pas développer les capacités d’adaptation nécessaire au traitement de situations différenciées.
C’est un très curieux paradoxe du système – qui n’est d‘ailleurs pas propre à l’enseignement du droit international – que celui qui consiste à dire aux jeunes que, à la différence de leurs ainés, ils changeront probablement plusieurs fois de métier au cours de leur vie et en même temps à les enfermer dans des spécialités précoces sans leur donner les outils méthodologiques propres à les préparer aux changements de métier qui les attendent.
En Allemagne où la législation fédérale a été amendée en 2002 pour permettre l’introduction du système de Bologne, l’architecture générale de la formation juridique est à peu près la même dans toutes les universités où une formation spéciale est organisée à partir du 6ème ou 7ème semestre. La question de la place qui devrait être réservée au droit international dans le cursus a été largement débattue tout récemment au sein de la société allemande de droit international qui a adopté une résolution demandant que le droit international ne soit pas considéré comme une matière de spécialité à choisir parmi d’autres en fin d’études mais fasse partie de la formation générale de tout étudiant en droit au cours des premiers semestres précédant la spécialisation. La motivation expressément affirmée pour justifier cette position a été les exigences découlant de la mondialisation.
Des questions du même ordre sont posées aux Etats Unis dont le professeur Gamble, de l’Université de Pennsylvanie s’est fait l’écho au sein du groupe de travail qu’il préside au sein de l’Association de droit international depuis une quinzaine d’années où il plaide régulièrement pour l’introduction d’une formation de base en droit international précédant toute spécialisation. Toutefois, peu d’universités américaines ont introduit cet enseignement de base et lui préfèrent des cours spécialisés parmi lesquels les étudiants exercent un choix et au sein desquels ils peuvent éventuellement sélectionner le droit international général ou s’abstenir de le faire.
En Italie au contraire le droit international est enseigné depuis 1851 où une chaire fut créée à Turin et confiée à Mancini. Depuis, cette discipline qui comprend à la fois le privé et le public fait obligatoirement partie du cursus de toute étude de droit dans toutes les universités italiennes. D’où la grande réputation de la doctrine italienne du droit international.
Les références à ces divers exemples est une invitation à se pencher maintenant sur la variété des cadres dans lesquels le droit international est enseigné.
La variété des cadres de l’enseignement du droit international
Les développements précédents ont laissé entendre que le droit international comme la plupart des matières juridiques faisait une large place à la pratique. Naturellement, la réflexion théorique n’est pas absente de son enseignement mais la dimension de la pratique de nature à l’ancrer dans les réalités et les besoins de la communauté internationale nécessitent impérativement que cette dimension soit prise en compte de manière simultanée ou successive dans la formation dans cette discipline.
Les Universités
Afin de satisfaire à ces exigences et dans le but de former des juristes de droit international véritablement accomplis, la formation théorique au sens de la délivrance d’un enseignement abordant de manière systématique et de préférence logique les divers chapitres du droit international est normalement assurée dans le cadre des universités et écoles de droit. L’enseignement, qu’il porte sur le droit international général ou spécial y est dispensé selon des méthodes ou traditions différentes, sans que, a-priori l’enseignement du droit international présente à cet égard des spécificités par rapport à celui du droit civil, administratif ou autre. Les problèmes qui doivent être résolus sont les mêmes : on n’enseigne pas de la même manière dans une université de masse comme en France où il n’existe pas de sélection à l’entrée ou dans une université britannique ou américaine qui peut contrôler ses flux. Les professeurs américains, à très juste titre, mettent en avant les bienfaits de la méthode socratique qu’ils peuvent conduire dans le cadre de séminaires à effectifs restreints portant sur des matières ou la vertu formatrice du tutorat exercé dans leur bureau de l’Université. Leurs collègues français ne peuvent utiliser la même méthode qu’au niveau de la deuxième année de master et s’adressent le reste du temps à des auditoires trop nombreux pour qu’un dialogue soit possible. Quant à un tutorat, est-il seulement concevable lorsqu’on ne trouve, au moins dans les universités parisiennes, qu’un coin de banc au détour d’un couloir pour s’entretenir quelques minutes avec un étudiant de passage ? Ce n’est guère que dans le cadre d’une direction de mémoire ou surtout de thèse qu’un rapport suivi et approfondi peut s’établir. Si la même difficulté se rencontre quelle que soit la discipline, et pas seulement en droit international, il existe cependant un élément de spécificité de celui-ci.
Il tient au fait que le même contenu est enseigné partout à travers le monde mais que les conditions et les méthodes s’appliquant à ce même objet diffèrent d’un pays à l’autre. Il est donc légitime de souligner cette diversité des méthodes qui ne correspond pas à une différence de contenu des disciplines d’un pays à l’autre. A cet égard, il ne faut pas craindre de paraître conservateur et admettre que le cours magistral largement pratiqué en France a aussi ses vertus, dès lors qu’il permet un exposé systématique, logique et organisé de la matière qu’il serait impossible de conduire dans des circonstances où des jeux de questions/réponses écarteraient nécessairement du fil directeur de l’exposé. Il convient donc bien à l’enseignement des bases de la discipline à de larges auditoires en début de cursus tandis qu’une pédagogie interactive peut se pratiquer à des niveaux d’études plus avancés et dans des groupes plus restreints. Ainsi, les deux méthodes de l’enseignement unilatéral et de l’enseignement dialogué doivent se combiner au gré du niveau des étudiants dans leur formation, c’est le cas généralement en France et je ne pense pas que les étudiants en droit international y soient moins bons qu’ailleurs.
Les cadres de la pratique
L’enseignement universitaire n’est qu’un des éléments de la formation en droit international. D’autres, non moins importants, s’y ajoutent S’il est vrai que l’organisation de concours de plaidoiries et le déroulement de procès fictifs sont bien connus des étudiants en droit interne, par exemple les concours des Ecoles du barreau, la participation à des équipes de plaidoiries dans des procès internationaux fictifs a pris un développement considérable depuis quelques dizaines d’années. Je négligerai quelques expériences ponctuelles organisées dans des cadres restreints, comme celle qui avait été tentée au milieu des années 50 par le professeur Paul de la Pradelle – qui fut correspondant de votre Académie-. A la Faculté de droit d’Aix en Provence où il était professeur il avait créé la « Cour étudiante de justice internationale » et un recueil de ses arrêts dont les textes étaient communiqués à la Cour. Je ne sais pas très bien quel usage celle-ci en fit et le recueil, à ma connaissance, ne comporta qu’un seul arrêt.
Le concours le plus réputé, le « Jessup » fut créé en 1959 à l’initiative de l’Américain Philip Jessup, internationaliste de grande renommée, qui fut peu après élu juge à la Cour internationale de Justice. Mis en place sous les auspices de Harvard, Columbia et l’Université de Virginie, « le Jessup » a pour but de promouvoir la connaissance du droit international à travers le cas fictif d’un différend qui serait porté devant la Cour internationale de Justice. Ce concours implique chaque année plus de 550 Facultés ou law schools de quelque 80 pays. Le concours se déroule en anglais avec le soutien du Cabinet White and Case. Il est le plus souvent remporté par des étudiants d’universités américaines. On trouve fréquemment Singapour au deuxième rang. Cette année l’équipe victorieuse était celle de l’UBA. La France n’a remporté qu’une seule fois le Jessup en 57 années d’existence lorsque en 1992 l’équipe de l’Université Paris 1 arriva en tête.
Du côté francophone, le concours Rousseau apparaît comme le pendant du Jessup bien que beaucoup plus faiblement doté, disposant de moyens bien moindres et utilisant le français, son attractivité au plan international est plus réduite mais il s’adresse cependant à plus de 200 établissements venant de nombreux pays francophones où il exerce donc une attractivité comparable à celle du Jessup. Au concours Rousseau, le cas fictif n’est plus conçu comme se déroulant exclusivement devant la Cour internationale de Justice mais s’adresse aussi à diverses autres juridictions internationales.
Le concours Telders, piloté part l’Université de Leiden et qui s’appuie également sur la Cour internationale de Justice fait aussi partie des grands concours de plaidoirie, comme, pour les droits de l’homme le concours René Cassin ou le Pictet en droit humanitaire ou encore, pour l’arbitrage le concours d’arbitrage international de Paris, créé il y une dizaine d’années à l’initiative de l’Ecole de droit de Sciences po. J’en oublie beaucoup d’autres tant ces exercices font aujourd’hui partie intégrante de la formation en droit international et c’est le point qui me semble important à mettre en relief. Le développement exponentiel de l’arbitrage international dans les différents domaines de celui-ci a entraîné chez les étudiants une forme « d’appel d’air » vers toutes les activités touchant au règlement judiciaire des différends internationaux que ces exercices viennent satisfaire en les préparant à des fonctions qu’ils espèrent exercer un jour (avec la possibilité non négligeable d’une déception de ne pouvoir entrer dans un cercle où la compétition est féroce et qui compte peu d’élus).
Les stages dans des cabinets d’avocats ne présentent pas ici de caractère spécifique et comportent la même valeur ajoutée que d’autres stages accomplis dans d’autres spécialités. En ce qui concerne le droit international il est en revanche important de mentionner ceux que les meilleurs étudiants peuvent accomplir un stage à la Cour internationale de Justice ainsi qu’à la CPA, de même que dans d’autres juridictions internationales. Il est bien évident qu’être admis comme stagiaire à la CIJ, ce qui fut rendu possible grâce à une initiative de votre président lorsqu’il était à la tête de la Cour, est d’un apport considérable à la formation de celui qui en bénéficie à l’issue d’une sélection très exigeante lui offrant ensuite la proximité avec un juge de la Cour et l’apprentissage qui en découle ainsi que la possibilité de voir comment se construit progressivement la solution d’un différend aux aspects juridiques toujours complexes. Même s’il est clairement précisé au départ qu’un tel stage ne débouche pas sur un emploi à la Cour ou ailleurs dans le système des Nations Unies, il constitue à l’évidence un excellent pied à l’étrier.
Ce panorama est très incomplet. Il ne vise pas à l’exhaustivité mais seulement à attirer l’attention sur la multiplicité des possibilités offertes en matière de formation, ou d’enseignement au sens large, du droit international.
J’y ajouterai un troisième volet que je me permets de considérer comme un « passage obligé » de l’enseignement du droit international ce sont les cours de l’Académie de droit international de La Haye que je suis privilégié de servir et dont je voudrais vous dire brièvement quelques mots en essayant de ne pas manquer à l’objectivité.
L’Académie de droit international de La Haye
Je ne dirai ici peu de choses sur nos divers programmes et sur les cours eux-mêmes ( mais je serai heureux de répondre à d’éventuelles questions ) sinon bien sûr qu’en principe ils sont délivrés par les meilleurs internationalistes, universitaires, juges ou praticiens traitant des sujets de leur spécialité pendant la période de droit international public ou celle de droit international privé au cours des semaines d’été ainsi que, à partir de 2019, d’hiver. A côté de ces cours qualifiés de « cours spéciaux », le célèbre « cours général » est autant une consécration pour celui qui le donne qu’un moment intense pour ceux qui le suivent. Le Curatorium de l’Académie le confie à un internationaliste réputé, apte à avoir du droit international une vision suffisamment élevée et distanciée pour présenter des synthèses qui aideront à découvrir le fil rouge dans un ensemble complexe ou un « panorama du droit international» selon le titre que Michel Virally avait donné à son cours. Certains de ces cours sont des chefs d’œuvre de réflexion et de synthèses sur le droit international.
Ce sur quoi je préfère cependant insister car le temps m’oblige à faire des choix, est la spécificité de l’Académie par rapport aux autres institutions avec lesquelles on pourrait la comparer. L’Académie, qui n’est pas une université et ne cherche pas à y ressembler, n’est pas seulement un lieu où sont délivrés des cours qui, après tout, rappelleraient ceux qui sont donnés dans une excellente université.
Elle est autre chose. Son siège à la Haye au Palais de la Paix, dans le voisinage immédiat de la CIJ (l’habitude a été prise de demander chaque année à un juge de donner une conférence sur la Cour, tous les juges reçoivent des groupes d’étudiants et je vous laisse imaginer le souvenir qu’ils en conservent). Son siège est dans la ville de La Haye dont les Néerlandais ne manquent pas de rappeler qu’elle est la « capitale du droit international » selon une formule dont la paternité revient à Boutros Boutros-Ghali, dans un environnement juridique et judiciaire dont nous essayons de faire profiter du mieux possible nos auditeurs qui sont un groupe de près de 100 nationalités différentes. Tout cela donne à la venue à l’Académie de droit international la signification d’un parcours initiatique, signification très différente de l’inscription dans une université si prestigieuse soit-elle. Dans l’esprit des auditeurs (et ils ont raison) la participation à une session de l’Académie est un « parcours rituel obligé » sans lequel on ne peut prétendre être, ou être considéré comme, un internationaliste accompli. Il ne m’appartient certainement pas de dire si c’est là une réalité ou une simple croyance. Nous savons tous en tout cas l’importance des croyances et des rites. Les étudiants rentrent de La Haye marqués par un souvenir qu’ils conserveront leur vie durant et souvent rendus passionnés de droit international.
Conclusion
Une réflexion sur l’Académie de La Haye me fournit le thème de la conclusion de ces quelques observations sur l’enseignement du droit international. L’attractivité de la matière est évidente. J’en ai directement observé la croissance régulière et continue pendant plus de 10 années que je viens d’y vivre. Bien entendu, il faut se garder de généraliser : ceux qui viennent à La Haye sont déjà convaincus et en reviennent renforcés dans leurs convictions. Ce point de vue n’est certainement pas universellement partagé. Cependant, l’attrait de « l’international » comme on dit dans la jeunesse est certain et je pense que, chez les juristes, une bonne part de l’attractivité du droit international tient aux intérêts présentés par l’ailleurs, de l’étranger. Le programme Erasmus, les régimes d’études incluant un séjour dans une université étrangère, les doubles diplômes, tout cela a certainement un impact auprès de ceux, nombreux, qui se sentent profondément citoyens européens et parfois citoyens du monde. Certes, il ne faut pas confondre droit comparé et droit international mais l’un et l’autre ont bien souvent partie liée sous le signe de l’ouverture et de l’aptitude à l’échange, échange d’expériences, échange d’analyses, échanges de visions.
L’Académie de droit international de La Haye est incontestablement un excellent observatoire de l’un des éléments du futur. Non pas de ce que les conditions politiques, économiques, sociales, environnementales nous réservent mais un observatoire de ce que seront les femmes et les hommes qui en assureront la gestion et entre les mains desquels l’avenir sera placé. En effet, nombre d’entre ceux qui constituent l’auditoire d’aujourd’hui, venant de tant de pays, de tant de cultures, de tant de systèmes juridiques, occuperont dans leurs pays respectifs et dans la vie internationale des positions importantes ou des postes de décideurs comme politiciens, diplomates, conseillers juridiques, praticiens, universitaires. A observer leur comportement d’aujourd’hui, leur foi dans le droit international, l’aspiration à l’état de droit pour ceux qui en sont privés et le souci de le maintenir pour ceux qui ont la chance de le vivre au quotidien, tout cela me donne confiance et espoir dans ce que sera la gestion du monde que nous leur laissons. Même si naturellement, je sais bien que le principe de réalité me murmure à l’oreille la triste certitude que quelques uns d’entre eux oublieront leurs serments de jeunesse.