Séance du lundi 12 décembre 2016
par M. Jean-François Mattei
Monsieur le Président de l’Académie des Sciences morales et politiques,
Monsieur le Vice-président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Chers Confrères,
Chers membres de la famille de Raymond Boudon,
Chères Consœurs et chers Confrères de l’Académie Nationale de Médecine,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Il est des peuplades lointaines qui n’ont pas de mot dans leur langage pour dire « merci ». Chez elles, la gratitude s’exprime en actes. On répond à un don par un autre don. Cette sagesse n’est pas étrangère au rite imposé au nouvel élu par notre compagnie, à savoir remplacer par l’éloge d’un mort le remerciement aux vivants. La pudeur du nouveau venu est épargnée et l’institution est honorée à travers celui qui vient de la quitter [1].
Cet usage de lire une notice rédigée par ses soins sur la vie et l’œuvre de son prédécesseur peut conduire le nouvel académicien à entrer dans une spécialité très étrangère à la sienne et à essayer, pourtant, d’en discourir au risque de se perdre. Il faut l’accepter comme tel, puisqu’aussi bien c’est le but de notre académie de grouper des personnalités apportant chacune des connaissances particulières au profit de l’ensemble.
Mais de plus, cet usage nécessite de s’imprégner de la pensée de son prédécesseur pour la faire valoir. J’ai, heureusement, pu bénéficier d’entretiens précieux avec des proches et des collaborateurs de Raymond Boudon, notamment Bernard Valade que je remercie. J’ai aussi puisé dans ses nombreux ouvrages comme dans les biographies qui lui ont été consacrées. De sorte que, tout bien considéré, parmi les privilèges qui me sont échus, j’apprécie au plus haut point d’avoir à faire l’éloge de ce grand esprit.
Je n’ai jamais rencontré Raymond Boudon mais deux anecdotes ont permis de rapides présentations.
La première s’est déroulée l’après-midi même où mes confrères m’ont admis parmi eux. Voulant aussitôt partager la nouvelle avec l’équipe du Fonds Croix-Rouge française, j’ai expliqué que je succédais au sociologue Raymond Boudon. Notre conseiller scientifique, lui-même jeune sociologue, s’est soudain figé avant de s’exclamer : « Raymond Boudon ! Mais c’est un monument ! ». Au- delà du monument dont je vais vous parler en rappelant les lignes de force de sa pensée, j’ai surtout retenu l’utilisation du temps présent » : « C’est un monument ! » Il signifiait ainsi, spontanément, la permanence de la pensée de Raymond Boudon, plus que jamais présent dans le débat d’idées. J’en ai acquis la certitude.
La deuxième anecdote, certains d’entre vous l’ont peut-être partagée avec moi en allant sur le site internet de notre Académie et en cliquant sur « Raymond Boudon ». Loin des clichés convenus, il apparait, certes en habit vert, mais jouant avec son petit-fils sur le canapé de son salon. Ils ont l’un et l’autre un large sourire qui en dit long sur leur complicité mais aussi sur l’humanisme et l’authenticité de cet homme.
Voilà comment j’ai fait la connaissance de Raymond Boudon et je dois vous confier que cela m’a donné grande envie de le connaître mieux.
Raymond Boudon est né le 27 janvier 1934 à Paris. Faut-il y voir un présage, c’est l’année de la publication du Nouvel esprit scientifique de Gaston Bachelard et de La Logique de la découverte scientifique de Karl Popper. Sans les confidences de sa famille et de ses proches, notamment son épouse que je remercie encore, il m’aurait été quasiment impossible d’aborder le chapitre de sa vie personnelle et familiale tant il demeure discret sur ce sujet. Pourtant cette vie personnelle révèle deux des convictions profondes qui l’ont accompagné.
La première est qu’il ne croit pas au déterminisme dû aux origines sociales. On le comprend quand on sait que ses parents sont issus d’un milieu d’artisans avec un niveau scolaire des plus modestes. Son père a obtenu son certificat d’études et a fait toute sa carrière dans le même grand magasin parisien. Sa mère s’occupait de la bonne marche de la maison. Mais, dans la bibliothèque familiale, on trouve la traduction française de « Mein Kampf » qui a suscité son aversion pour le national-socialisme, et un exemplaire de « J’ai choisi la liberté » de Kravchenko [2] qui a entraîné la même aversion pour le communisme. Pour modeste qu’elle fut, cette famille-là ne l’a pas empêché d’atteindre les sommets fréquentés par les meilleurs penseurs du monde entier.
La deuxième conviction est que sa famille a, pour lui, une importance primordiale. Il n’a laissé que peu d’écrits sur ses années d’apprentissage, l’histoire sinistre de la guerre et du totalitarisme qui marquèrent son enfance. Le père est mobilisé. De cette période, Raymond Boudon retient les alertes aériennes, les tickets de rationnement et, à la libération les tirs des francs-tireurs qui jettent au sol la mère et ses deux garçons dans les jardins du Grand Palais. Il reste aussi, comme une blessure, la vision d’une femme tondue sous leurs fenêtres et il confie que cette barbarie lui avait soulevé le cœur. Est-ce pour cela que le sociologue Boudon n’oubliera jamais que la sociologie est une science des hommes et que l’humain est la matière de toute société ? Institution catholique pour le premier cycle, puis le lycée Condorcet jusqu’en terminale, et enfin, Louis- Le Grand où il nouera de solides amitiés, notamment avec notre confrère Jean Tulard, suivi de l’intégration à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en 1954. Raymond Boudon a vingt ans.
Après une année passée à l’université de Fribourg, de retour à Paris, il rencontre sa future épouse, Rosemarie Riessner, en 1956. Une allemande venue de sa lointaine Thuringe, via la Bavière, pour apprendre le français. Ils se marient et Raymond Boudon confie le rôle important qu’elle a joué à ses côtés, y compris dans ses travaux d’écriture. Leur fils unique, Stéphane, né en 1963, à qui est dédié le livre « L’idéologie [3] », deviendra normalien à son tour. Puis, c’est la venue de deux petits-fils dont l’aîné est dédicataire du livre « Le juste et le vrai [4] » publié en 1995.
Je me suis autorisé à évoquer ces aspects personnels car ils sont déterminants dans la pensée de Raymond Boudon. Aussi bien, pour comprendre un itinéraire, il faut toujours chercher du côté de l’enfance.
Dans l’ouvrage qu’il consacre à Raymond Boudon [5], Jean-Michel Morin compare ce dernier à Jean Rigaud tel qu’il apparaît dans son livre de souvenirs « Le bénéfice de l’âge [6] ». Ces enfants des années trente appartiennent à la « classe creuse » composée d’individus trop jeunes pour la guerre et la résistance, trop vieux pour l’épopée de la décolonisation ou le rêve de 1968. Jean Rigaud ajoute : « Par rapport à nos devanciers et à nos suivants, nous avons été, dans ce siècle, la génération la moins sensible à l’idéologie. Dès le rideau de fer baissé, le communisme a exhibé son visage le plus déplaisant qu’avaient pu dissimuler aux yeux de nos aînés la fraternité des combats et les illusions lyriques de la résistance ».
Les années passées à l’Ecole Normale Supérieure (1955-1958) vont préciser les orientations de Raymond Boudon. Dans cette Ecole, tous les champs de l’activité humaine sont représentés, et au XXe siècle, un futur sociologue s’y trouve dans la succession des Durkheim (1858-1917), Lévy-Bruhl (1857-1939) et Raymond Aron (1905-1983). Raymond Boudon y est précédé de peu par Alain Touraine. A vrai dire, il a intégré « Normale » grâce à ses notes de philosophie et son cursus le conduit naturellement vers l’agrégation dans cette discipline. Mais il hésite pour son orientation future car il est agacé par la rhétorique alambiquée et stérile qui semble être valorisée à l’Ecole Normale. Il estime qu’une telle attitude cherche davantage à séduire qu’à démontrer et expliquer. Pour lui, le règne de la rhétorique explique le mysticisme, d’obédience principalement marxiste, mais aussi le relativisme des théories contemporaines de la postmodernité. On peut penser qu’il a déjà trouvé ses repères.
Sans doute a-t-il lu Claude Lévi-Strauss (1908-2009) qui, à la même époque, à partir de ses études sur les structures élémentaires de la parenté, illustre la voie dans laquelle tend à s’engager la collaboration entre les mathématiques et les sciences de l’homme. En 1953, le Social Science Research Council des Etats-Unis organise un séminaire sur le sujet tandis que l’UNESCO s’en saisit aussi. Regrettant le trop petit nombre de spécialistes capables de penser à la fois sur le plan mathématique et sur le plan sociologique, Lévi- Strauss écrit que les nouvelles perspectives ouvertes aux sciences sociales par la réflexion mathématique moderne imposent un considérable effort d’adaptation.
Quoi qu’il en soit, délaissant les idéologies, tout comme les exclusives intellectuelles, Raymond Boudon profite de son service militaire pour se perfectionner en mathématique, statistique et psychométrie. Il est particulièrement séduit par les techniques de mesure qui fondent la sociologie américaine de Paul Lazarsfeld.
Grâce à Raymond Aron, il obtient une bourse de la Fondation Ford pour s’inscrire à l’université de Columbia où il travaillera avec le Maître Lazarsfeld. De retour en France, (1960) il choisit comme directeur de recherche Jean Stoetzel, professeur en psychologie sociale à la Sorbonne qui a créé l’Institut français d’opinion publique (IFOP) en 1938, fondé la Revue française de sociologie en 1960 et, de surcroît, dirige le Centre d’Etudes Sociologiques au CNRS. Raymond Boudon est recruté au CNRS en 1962 et c’est dans cet environnement qu’il va mettre ses convictions à l’épreuve de la démarche scientifique et commencer son œuvre.
La sociologie est une science
Il aura bien du mérite, car adepte d’une sociologie qui devrait expliquer avant de dénoncer, il fait figure de marginal pour ne pas dire qu’il s’oppose à l’intelligentsia « parisienne » à la mode. En ces années 60-70 les sciences humaines sont en vogue et les ouvrages de Michel Foucault et Roland Barthes largement diffusés. La pensée est dominée par les tendances qu’il appelle FMS pour freudisme, marxisme et structuralisme. Mais Raymond Boudon répugne à recourir à des motivations exclusivement culturelles, irrationnelles ou inconscientes pour rendre compte de la façon dont les hommes bougent, se révoltent ou se soumettent.
Il affiche d’emblée sa préférence pour la causalité et va s’attacher à démontrer que la sociologie est une science à part entière s’appuyant sur des méthodes, des expériences, des résultats quantifiables et des conclusions démontrables permettant de proposer des théories générales. De son point de vue, les sciences sociales et les sciences humaines doivent absolument se transformer en vraies sciences, alors que, jusqu’ici, elles n’ont qu’usurpé cette appellation.
Nommé, en 1965, Maître de Conférences à l’université de Bordeaux, il y déménage en famille, avec tout un symbole en toile de fond car Durkheim avait, lui aussi, commencé d’enseigner à Bordeaux avant de rejoindre la Sorbonne. Pour son travail inaugural, Raymond Boudon entreprend de préciser l’apport de la pensée mathématique aux sciences sociales. Il soutient sa thèse en 1967 sous la présidence de Jean Stoetzel auprès duquel il va se consacrer à l’analyse mathématique des faits sociaux confirmant que son parcours est définitivement marqué par les deux personnalités d’exception que sont Lazarsfeld et Stoetzel.
Inspiré par la recherche empirique américaine à base de questionnaires pratiquée à la Columbia autant que par la lecture des travaux de Durkheim, Boudon s’applique à définir la Société avec un langage scientifique basé sur la 4 définition de variables et la mesure de leurs relations de cause à effet [7]. Cette quête d’une méthode de recherche en sciences sociales se traduit dans divers ouvrages comme celui traitant « des Méthodes en sociologie [8] ». Le thème est totalement à contre-courant de la subjectivité de l’époque, mais Boudon l’impose. Quarante-trois ans après, en 2010, en guise de point d’orgue à l’unité de sa pensée, il confirmera son hypothèse de départ en signant l’ouvrage intitulé « La Sociologie comme science [9] ». Les faits sont têtus et Raymond Boudon obstiné. Toute sa vie il se sera battu contre l’idée solidement ancrée dans les esprits selon laquelle il y aurait une différence fondamentale entre les sciences qui traitent de la matière et celles qui traitent du vivant. Les premières obéissant à des lois immuables, les autres laissant place à l’insaisissable, à l’incompréhensible, à l’aléatoire, au mystérieux.
Sociologie de l’éducation
Mais pour l’heure, nous sommes au milieu des années soixante alors que la sociologie de l’éducation attire de plus en plus de chercheurs et d’enseignants. L’explosion scolaire commence à manifester ses effets. A Bordeaux, Raymond Boudon met donc un terme à ses recherches sur les mathématiques et s’oriente vers une sociologie de la mobilité sociale et du système scolaire. Il s’engage dans des projets de l’OCDE sur des comparaisons internationales et accumule des quantités considérables de données statistiques relatives aux systèmes éducatifs en Norvège, Suède, Angleterre, Etats Unis et ailleurs. Pendant dix années il applique des techniques nouvelles telles que la modélisation et la simulation au sujet en pointe que sont « Les chances devant l’école et la société ». Ce faisant, il va réaliser ce qui apparaîtra comme un véritable coup d’éclat.
Raymond Boudon est alors nommé professeur à la Sorbonne sur une chaire nouvelle de « méthodologie des sciences sociales » suscitée par Stoetzel et Aron. Il a trente deux ans. Suggérée par Lazarsfeld et dirigée par Raymond Aron, sa thèse complémentaire avait porté sur « la notion de structure ». Elle donnera lieu à la publication d’un ouvrage au titre provocateur : «A quoi sert la notion de structure ? [10] ». Nous sommes en 1968.
Dans un premier temps il succède à Jean Stoetzel à la direction du Centre d’Etudes sociologiques, mais dès 1971 il crée son propre laboratoire, le GEMAS (ou Groupe d’Etude des Métho des de l’Analyse Sociologique) implanté à la Maison des Sciences de l’Homme, boulevard Raspail, qui va lui permettre de décliner son credo. Il le fera aussi à la tête de L’année sociologique dont il a présidé le comité de rédaction de 1978 à 2002 [11]. Raymond Boudon fait donc son entrée à l’université au moment où le monde intellectuel paraît sclérosé par les grands systèmes de pensée déjà cités, en particulier le structuralisme, qui conduisent les sciences sociales vers des horizons idéologiques plutôt que scientifiques. A l’opposé, Boudon est l’homme du concret autour de chiffres, statistiques, courbes et dates. Tout ceci est précis, clairement conçu et écrit dans une langue simple. On songe au mot de Vauvenargues : « La clarté orne les pensées profondes ».
Fidèle à son idée, son enseignement va se nourrir de la sociologie de l’éducation avec une base mathématique. Il publie en 1973 son livre consacré à « L’inégalité des chances [12] » dont il termine l’écriture pendant son année passée à Stanford en Californie. Avec lui, il ouvre l’une des grandes controverses de l’après-guerre en sociologie en défendant l’hypothèse selon laquelle l’Ecole n’est en aucun cas un système de reproduction des inégalités sociales. L’analyse statistique permet à Raymond Boudon de montrer, dans ce qui reste son maître ouvrage, que les écarts de réussite scolaire des enfants de différents milieux sociaux peuvent être expliqués simplement si on prend en compte les différences entre les attentes des familles sur leurs choix d’orientation. Sa proposition fait donc voler en éclat un des mythes centraux des démocraties occidentales contemporaines [13] selon lequel la réussite scolaire du plus grand nombre devait conduire à plus d’égalité sociale. Il y affirme son hostilité à l’idée que les individus seraient prisonniers de leur classe sociale d’origine.
Ce livre sur l’inégalité des chances, comme la plupart de ceux de Raymond Boudon, ne touche pas un large public en France, peut-être parce qu’il faut le lire « un crayon à la main » selon l’explication de Raymond Aron. Il n’en déclenche pas moins de très importants débats intellectuels sur les structures sociales, les actions individuelles et connaît une large diffusion à l’étranger où il est traduit dans plusieurs langues.
Boudon propose, ainsi, une lecture du monde social à la fois humble et pénétrante, avec la force tranquille de celui qui est sûr de sa démonstration, encore qu’il se permette parfois quelques « piques désinvoltes » face au contradicteur. Il marque sa distance à toute pensée holiste et réifiante tendant à considérer « la société » comme une chose indivisible, comme une entité dont les mouvements et les « comportements » pourraient être expliqués comme ceux d’une personne. Sa pensée traduit une autre vision des systèmes sociaux et inscrit durablement la sociologie française dans l’affrontement entre l’approche holiste « des structuralistes » et celle des « individualistes » dont Raymond Boudon sera le chef de file. Dans ce combat épique, marquée par l’étrange question de savoir s’il valait mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron, Boudon acceptait d’endosser le rôle de l’esprit libéral dans un milieu très ancré à gauche.
L’individualisme méthodologique
Après la sociologie de l’éducation, et toujours pour démontrer le bien-fondé de sa méthode, Boudon va l’appliquer aux thèmes de la sociologie de l’action. En quelques années, il écrit plusieurs ouvrages tels que « Effets pervers et ordre social [14] », « La logique du social [15] » ou encore « La place du désordre. Critiques et théories du changement social [16] ». Ce faisant, il précise sa théorie de « L’individualisme méthodologique », sorte d’ingrédient fondamental de sa discipline scientifique qui l’oppose aux sociologues, davantage préoccupés d’idéologie que de sociologie et qui voyaient les agrégats humains comme des personnes sociales ayant une volonté et une influence propre. Cet « individualisme méthodologique » va rester l’identifiant sociologique de Boudon comme l’atteste un article intitulé : « Raymond Boudon, sociologue théoricien de l’individualisme méthodologique [17] » paru dans le journal le Monde au lendemain de sa disparition. L’originalité de cette approche consiste à refuser le postulat que les classes sociales ou les cultures nationales conditionnent les choix des individus tels que « le bourgeois pense ainsi car il est bourgeois, ou le Danois préfère la transparence sur sa vie privée parce qu’il est protestant ». A l’inverse, s’attaquant à toutes les formes de massification où se perd l’individu, il explique les phénomènes sociaux par l’action intentionnelle des individus, soutenant qu’il n’est jusqu’à l’Etat, la Nation ou l’Ecole qui ne résulte de la combinaison de comportements individuels. Selon son idée, tout phénomène social, aussi énigmatique qu’il paraisse, peut être ramené aux actions et interactions individuelles qui le composent. Il affiche, dès lors, sa conviction : Parlant de la « société », il faut chasser l’illusion tenace qu’on fait accroire qu’il existerait des « entités supérieures aux individus ». Pour lui, les phénomènes collectifs sont toujours le résultat d’actions individuelles. Celles-ci sont inspirées par des sentiments et des raisons que les sciences sociales ont pour fonction principale de reconstituer, et cela en dehors de toutes les forces occultes, ou chimères de la Société, ou encore l’Inconscient collectif.
En d’autres termes, Boudon révoque toutes les entités mystérieuses telles que structures ou autres classes sociales censées, pour certains, présider aux destins des hommes. Cette théorie de « l’individualisme méthodologique » continue d’inspirer, aujourd’hui, tout un courant de la recherche en sciences sociales.
La causalité
Dans les années 90, Raymond Boudon évolue vers une sociologie de la connaissance et des croyances. Il revient sur la causalité qui avait été le sujet d’un de ses premiers essais [18] et publie un article coécrit avec notre confrère Bertrand Saint-Sernin [19]. Boudon ne perd jamais une occasion de réaffirmer qu’il préfère le « pourquoi ? » au « comment ? ». Ainsi, lorsque la Revue française de sciences politiques lui demande, en 1996, de commenter un livre de Robert Mendras intitulé « Comment devenir sociologue ? », il répond, sous le titre « Pourquoi devenir sociologue ? », par une longue analyse des raisons de croire dans la sociologie comme discipline scientifique.
Plus que les thèmes de ses travaux pour lesquels lui-même se décrivait comme « nomade », son credo, présent dans chacun de ses ouvrages, crée une unité, par exemple« Le Juste et le vrai » en 1995 [20] ou « Croire et savoir, penser le politique, le moral et le religieux» en 2012 [21] dans lequel il analyse les valeurs et la morale quotidienne, ces « petites idéologies » sur lesquelles nous fondons une grande partie de nos actes. Il s’avère le meilleur penseur de « l’effet pervers » que Weber nommait « le paradoxe des conséquences », à savoir les effets inattendus et non voulus des actions. De fait, l’addition des décisions individuelles motivées par de bonnes raisons ne conduit pas forcément à une solution optimale relevant d’une rationalité objective et calculatrice. Comme il a raison, et comme je peux le constater, moi-même, dans le domaine de la génétique et du diagnostic prénatal.
La rationalité
Enfin, dans les années 2000 Raymond Boudon va s’orienter vers la sociologie cognitive et les théories de la rationalité laissant la place à un engagement moral et politique plus net faisant du citoyen éclairé la figure centrale de la vie démocratique. Auteur régulier de la revue Commentaire dirigée par notre confrère Jean-Claude Casanova que je remercie pour son aide, Raymond Boudon y livrait régulièrement des morceaux choisis de ses travaux afin de partager les étapes de sa pensée. Parmi les 45 articles qu’il y a publiés en quelque 33 ans, ma recherche éthique personnelle avait été particulièrement attirée, en 2002, par l’un d’entre eux traitant sur le mode interrogatif de la question « Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ? [22] ». De fait, il ne perdait pas une occasion de s’insurger contre la fameuse théorie du « choc des civilisations » et il écrivait : « J’ai toujours trouvé suspects les systèmes globaux qui transforment les hommes en imbéciles au point de les considérer comme de simples choses mues à leur insu par des forces qui les dépasseraient ». Essayant de faire la part entre les propos du Café du Commerce et la meilleure littérature sociologique, à partir d’une enquête réalisée dans sept pays occidentaux, il apporte les preuves s’opposant à l’affaissement des valeurs et de la morale avancé par certains. Certes, écrit-il, « on croit de moins en moins aux vérités toutes faites, mais on croit à l’existence de vérités ; on croit de moins en moins qu’il soit facile de distinguer le bien du mal, mais on accepte cette distinction ». Et il conclut sans doute avec un brin de malice, que décidément l’opinion publique n’a, ici comme souvent, pas grand-chose à voir avec l’opinion des « intellectuels » et des médias qui les suivent. Raymond Boudon est vraiment d’actualité !
En somme, dans ce seul travail, il confirme tout ce qu’a été le fond de sa pensée pendant plus de quarante ans, à savoir la prééminence de la rigueur scientifique, la qualité des preuves qu’elle apporte et la critique des intellectuels qui s’expriment selon une esthétique résonnant à l’envi dans les médias. Cela me conduit à aborder deux exigences que j’ai identifiées comme fil rouge tout au long de l’œuvre de Boudon.
Première exigence : Ne pas céder au second marché des médias
La première exigence est révélatrice de sa personnalité : il refusait de céder à ce qu’il appelait le second marché des médias qui, à ses yeux, contribuait à fausser la définition des intellectuels. Il s’exprime sur le sujet dans un article intitulé « Les intellectuels et le second marché » paru en 1990 dans la Revue européenne des sciences sociales [23]. Pour lui, la notion d’intellectuels associe l’idée d’une attitude critique de la société et la finalité de créer du savoir en distinguant absolument les objectifs cherchant à dire le vrai de ceux qui visent plutôt à plaire. Or, dès que les intellectuels sont incités à travailler surtout pour le second marché « médiatique », des brèches entières de la recherche et de l’activité intellectuelle sont menacées de disparition. Lorsque la séduction l’emporte sur l’érudition, c’est le vide qui menace ! La mode et les passions dominantes règnent en maîtresses et les lois de la philosophie, de l’histoire, voire de l’économie ou de la sociologie acquièrent une fonction plutôt de divertissement au sens « pascalien » que d’approfondissement de la connaissance.
Boudon dénonce cette influence omniprésente dans les études philosophiques et littéraires et argumente à partir du livre consacré à Racine par Roland Barthes. D’après lui, cet ouvrage nourri de la pure inspiration de l’exégète renseigne finalement beaucoup sur Barthes et fort peu sur Racine, confirmant la polémique entre Raymond Picard dans son livre « Nouvelle critique ou nouvelle imposture [24] » et Roland Barthes qui d’ailleurs confie « J’écris souvent pour être aimé ». Lévi-Strauss avait, lui aussi, dénoncé la complaisance manifestée envers les illusions de la subjectivité. Pour lui cette élévation des préoccupations personnelles à la dignité de problèmes philosophiques conduisait à une sorte de métaphysique pour midinette. De fait, on vit de l’émotion avec un certain mépris pour la connaissance empirique et une prédilection pour fausser les idées jusqu’à l’extrême et aboutir à des concepts d’idéologie. Cette «nouvelle théorie française», illustrée notamment par Foucault, chamboulait les milieux académiques européens et américains en sciences sociales au point de penser que la riche tradition de la pensée française s’érodait et perdait de sa résonnance universelle. Elle cédait à un amour immodéré pour l’abstraction et à un véritable fétichisme pour la sémiologie, probablement l’un des héritages les plus pervers de la grande vague post structuraliste de la fin du XXe siècle. Comme si la pensée française, oublieuse de sa vocation universelle souffrait de plus en plus d’un repli national, comme l’a évoqué Pierre Nora [25].
Cette conception s’est insinuée dans les sciences sociales mais Raymond Boudon n’apprécie pas le prêt à penser et le démontre simplement dans son ouvrage « L’Idéologie ou les idées reçues [26] » critiquant l’un des livres les plus réputés de Michel Foucault « Surveiller et punir [27] ». D’après Boudon, ce livre repose entièrement sur deux sophismes parfaitement repérables et seule la démarche personnelle de l’auteur justifie ses conclusions sans que ses dérapages logiques ne semblent émouvoir les commentateurs.
Taine avait commencé d’enfoncer le clou en reprochant à Descartes et Rousseau de fuir l’expérience empirique et de créer un mode de raisonnement formel fondé sur la déduction et sur diverses abstractions essentialistes. Reprenant cette argumentation, Boudon souligne la distinction capitale entre les intellectuels qui poursuivent des objectifs cognitifs et peuvent laisser une trace dans l’histoire de la pensée et ceux qui, suivant des objectifs politiques ou esthétiques, ne peuvent espérer laisser une trace que dans l’histoire des opinions. Comme si les sciences humaines recherchaient moins le juste et le vrai que la création de l’existant. Comme si la pensée esthétique avait définitivement relégué la pensée conceptuelle au rayon des accessoires. Cette idée insupportait Raymond Boudon au plus haut point.
D’ailleurs, bien avant que le jeu ne soit à ce point faussé par l’influence médiatique, l’étude allemande de Lepenies en 1985 [28] portant sur les trois « cultures » que sont la science, la littérature et la sociologie, concluait que les fondateurs de la sociologie se sont trouvés d’emblée confrontés à un choix : comment situer la sociologie entre la science et la littérature ? Autrement dit, la sociologie peut-elle, comme l’astronomie ou la chimie, chercher en premier lieu à créer du savoir ? Ou bien, sous-prétexte que la complexité des phénomènes sociaux les rendrait difficilement accessibles à une démarche de type scientifique, doit-elle plutôt développer à leur propos des analyses de caractère essayiste plus ou moins séduisants.
Boudon va s’attacher à refuser cette sorte de fatalité de toute la force de sa pensée et de la rigueur de ses démonstrations. Il craint par dessus tout les acrobaties verbales, « l’essayisme » à grand spectacle ou, tout simplement, la causerie de bonne compagnie. Il affirme qu’il faut avoir assez de force d’âme pour se soustraire à l’emprise des modes intellectuelles et développer des travaux constituant d’authentiques apports à la connaissance. Il espère ainsi que les sciences humaines retrouveront la distinction que leur avait assignée un Tocqueville, un Weber ou un Durkheim.
De fait, cette problématique condensée en trois initiales « TWD », pour Tocqueville-Weber-Durkheim, est marquée chez Boudon par le souci d’un retour constant sur les classiques fondé sur de nombreux travaux d’histoire de la pensée sociologique. C’est ainsi que Durkheim a utilisé un style dépourvu de charme car il voulait affirmer le caractère cognitif de la sociologie et c’est avec une telle approche qu’il a pris toute sa stature en étudiant les causes des variations des taux de suicide [29]. Max Weber a privé ses écrits de tout pouvoir de séduction pensant qu’un homme de science se doit de ne pas influencer psychologiquement le lecteur. Et Tocqueville déplorait, en 1856, l’influence « extraordinaire et terrible» des personnalités littéraires en France qui goûtent les théories générales et abstraites en matière de gouvernement. Soulignant que les sciences sociales ne sauraient, sous peine de manquer leur objectif, confondre l’émotion avec la connaissance, ni la rhétorique avec l’analyse, Tocqueville se fondait toujours sur des théories solidement étayées et dénuées de toute verbosité. En somme, le genre cognitif s’était imposé aux classiques des sciences sociales comme une évidence.
Et, c’est avec regret que Boudon déplorait la tendance lourde de son époque qui incitait les intellectuels à fournir une production esthétique favorisant davantage l’apparition et l’épanouissement d’un éclectique Victor Cousin plutôt que des Socrate et Kant. Il constatait que le souci de créer du savoir qui confine à l’obsession chez lui, n’était plus l’objectif naturel des sciences sociales.
On comprend mieux pourquoi Boudon est allé à maintes reprises chercher de l’oxygène à l’étranger. Par nature sédentaire, sinon casanier, il habitait depuis 1968 le même appartement, où assis au même bureau il se plongeait dans ses livres et rédigeait ses ouvrages. Mais, à la manière d’un navire, appelé sous d’autres cieux où il était attendu parce qu’il parlait clair et permettait de croire encore en la France, il lui arrivait de tirer sur son ancre. Très estimé, il développait une activité internationale intense autour de ses conférences, de son appartenance à des académies étrangères, mais surtout de nombreux cycles d’enseignements dans des universités dont la liste serait une longue litanie planétaire. En témoignent les quatre volumes d’hommages rassemblés par M. Cherkaoui et P. Hamilton reçu en 2009 à l’Institut de France [30].
Deuxième exigence : défendre l’université
Clairement, Raymond Boudon aimait cette vie académique, et c’était sa seconde exigence que de défendre l’université. Le manque de moyens dont celle-ci pâtit en France le désolait. Mais à la différence de nombreux autres sociologues de sa génération, il n’a jamais cherché à la fuir et n’a jamais cessé d’écrire des ouvrages valorisant la recherche destinés aux étudiants, comme son « Dictionnaire critique de la sociologie » écrit en 1982 avec François Bourricaut [31], ou encore dans la collection des « Que sais-je ? », « Les méthodes en sociologie [32] », « Le relativisme [33] » ou « La Rationalité [34] ». Sa visée ultime était la transmission de connaissances solides grâce à des textes accessibles servis par une langue limpide. Pour Boudon, un bon livre de sociologie est un livre qui permet de faire quelques heures de cours et de travaux dirigés, à la fois intéressants et formateurs. Très sociable, simple et parfois jovial, il signifiait que la sociologie était tout sauf une science triste.
Dans l’état d’esprit d’un authentique universitaire et aussi loin que possible des attitudes d’un gourou, il privilégiait les échanges d’idées avec les étudiants. Son souci des nouvelles générations s’exprimait encore dans le suivi des doctorants qu’il laissait assez libres quant au choix de leur sujet tout en restant soucieux de la qualité du dialogue intellectuel. Ce contact direct et régulier avec un public de jeunes chercheurs et la possibilité de répondre à leurs questions ou à leurs objections lui était nécessaire. Selon cette même logique, il s’est toujours engagé personnellement pour contribuer à l’insertion professionnelle de la centaine de thésards qu’il avait accompagnés. En somme, un caractère cordial avec les gens mais exigeant avec les idées définissant une personnalité qui correspond au conseil souvent repris de Maritain dans une lettre à Cocteau : « avoir l’esprit dur et le cœur doux ».
Alain Touraine ne peut être suspect d’indulgence car il ne partageait pas toutes les idées de Boudon. Pourtant, il lui reconnaît la volonté d’introduire une démarche scientifique dans les sciences sociales et insiste davantage encore sur son engagement pour l’Université. D’après Touraine, Boudon voulait être celui qui montrait la voie à la sociologie française et c’est lui qui formait le plus de professeurs. Pour Touraine, le monde universitaire des sciences sociales n’a été dominé, comme on le croit souvent, ni par la philosophie marxiste de Normale Sup’, ni par les historiens et sociologues de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales qui ont poursuivi l’œuvre de Fernand Braudel, mais bien davantage par Raymond Boudon et ses élèves [35].
En guise de consécration, Raymond Boudon est élu à l’Académie des Sciences Morales et Politiques en mars 1990. Il a 56 ans et notre confrère, Yvon Gattaz se souvient certainement de ce vote. Les académiciens l’avaient déjà repéré en lui accordant le Prix Emile Girardeau en 1974 pour son livre sur « L’inégalité des chances ».
C’est en relisant les discours prononcés lors de la remise de son épée à Raymond Boudon, le 29 mai 1991 dans le grand salon de la Sorbonne, qu’on comprend vraiment le sens et la cohérence de son œuvre toujours frappée du sceau d’une admirable logique car chaque thème est remis à sa place, relié à tous les autres.
Jean Cazeneuve, dans son allocution dense et pleine d’humour, résume les apports de « ce sociologue peu ordinaire qui dit des choses savantes et complexes dans une langue claire, alors qu’il est aujourd’hui de bon ton, surtout dans les sciences humaines, de faire exactement l’inverse, c’est-à-dire d’écrire des livres incompréhensibles en une langue hermétique, pour exprimer des choses banales, ou même, ce qui est le fin du fin, pour ne rien dire du tout (c’est Cazeneuve qui parle).
Poursuivant selon une connaissance des mots et des formules avec laquelle je ne saurai rivaliser, Jean Cazeneuve développe sa démonstration : « Quand il s’agit de proposer des remèdes à une certaine corrélation entre le statut social des parents et le niveau scolaire des jeunes, beaucoup de nos meilleurs esprits s’accordent à proposer le bon vieux système qui consiste à casser le thermomètre pour faire tomber la fièvre. En d’autres termes, la bonne logique conduit à supprimer les examens et concours ou plutôt, ce qui revient au même, à donner les diplômes à ceux qui les veulent. (…) En somme, si l’on cesse d’évaluer le niveau des connaissances et des aptitudes, il n’y a plus ni échecs, ni inégalités. (…) Eh bien, encore une fois, Raymond Boudon joue le mauvais esprit. Il soutient que c’est au contraire en affinant, en perfectionnant le contrôle scolaire que l’on pourra lutter contre les effets discordants des aspirations familiales, et par là atténuer la fâcheuse coïncidence entre le statut social des parents et le niveau scolaire des enfants. Le plus grave, c’est qu’il le démontre scientifiquement». De fait, l’augmentation quantitative des diplômes n’ouvre sur aucune mobilité sociale supplémentaire mais contribue simplement à les dévaluer. Nous en avons régulièrement la preuve flagrante.
De la même façon, dans un autre de ses livres, déjà cité, sur les effets pervers et l’ordre social, Raymond Boudon n’hésite pas à prouver que les meilleures intentions des législateurs peuvent aboutir parfois à un résultat tout à fait inverse à celui recherché.
Par exemple, en voulant protéger les locataires en période d’inflation par le blocage des loyers, on a découragé l’investissement dans la pierre et dégradé le patrimoine immobilier. De la même façon, en voulant freiner les licenciements, on a raréfié l’embauche et augmenté le chômage. En somme, il semble que les visées égalitaires aient souvent pour effet de renforcer les inégalités. Oserai-je dire que les démonstrations de Boudon sont toujours et encore d’actualité ?
Ces exemples suffisent à souligner que la bonne décision politique est celle qui manifeste une attention sourcilleuse aux conséquences qu’elle a des chances d’entraîner, plutôt qu’à la popularité des principes sur lesquels elle s’appuie.
Et Jean Cazeneuve de conclure son propos en qualifiant ce sociologue « d’empêcheur de penser en rond ». En somme, Raymond Boudon annonce des vérités qui sèment la perplexité là où il y avait des certitudes. En lui remettant son épée, Jean Cazeneuve l’imagine en Cyrano : « lorsqu’il brandit sa rapière pour défier ses vieux ennemis, le mensonge, les préjugés et la sottise… ».
La réponse de Raymond Boudon éclaire sa personnalité [36]. Pudique, au point que je n’ai, nulle part, trouvé de réponse à la question d’une éventuelle interrogation métaphysique. Mais, ce n’est ni le lieu, ni le jour de toucher à ces secrets de l’âme. Evitant de parler de lui, il consacre tout son discours à la vision qu’il forme pour la sociologie. On y retrouve la logique des repères qu’il a posés et de toutes les idées qu’il a semées au cours des années. Sans éclats médiatiques, et souvent par le détour de l’étranger où ses thèses font autorité, il a imposé et fait valoir sa conception de la sociologie. Du début à la fin de sa carrière il a soutenu que la sociologie est une véritable science au même titre que les autres et il a creusé son sillon, aussi droit que profond.
Il n’a pas craint de prendre à rebrousse-poil la pensée dominante, de la passer au crible du sens commun et d’aller à l’encontre de ce qu’il appelle le « relativisme moderne ». Pour lui, une idéologie dans laquelle « toutes les opinions se valent », tournant le dos à la hiérarchie des valeurs, que ce soit en politique, en art ou même en science, contribue à transformer les échanges intellectuels en rapports de séduction dans le meilleur des cas, en rapports de forces dans le pire. Selon lui, cette philosophie de la connaissance ne présente que des inconvénients car elle stérilise la production du savoir, tarit la source de la « culture générale », laisse le champ libre au scientisme en suggérant qu’il n’existe de savoir réel que dans le domaine des sciences réputées dures. Les sociétés restent alors une proie désignée pour les faux-prophètes et les imposteurs. Et deux remèdes préventifs peuvent être utilisés, les seuls dont l’action s’exerce en profondeur, les seuls capables, s’ils sont administrés assez tôt et continument, d’immuniser les sociétés guettées par la maladie. Ces deux drogues se nomment la raison et la liberté. Raymond Boudon les possédait l’une et l’autre.
La raison s’exprimait chez lui par son esprit critique, son respect inaltérable de la vérité et son refus de pactiser avec le mensonge. De même, il était habité par la volonté de résister à la contrainte, par le rejet du conformisme, et par l’insurrection de l’âme contre les idoles médiatiques, autant de traits qui sont la marque d’un homme libre. Raison et liberté lui étaient indispensables car les deux réunies sont les dissolvants les plus énergiques de l’idéologie.
Alors il se bat, avec ses armes. Dans son livre « Renouveler la démocratie, éloge du sens commun [37] » il veut favoriser la réflexion sur la crise intellectuelle que traduit l’évocation courante de la perte des repères qui caractériserait les sociétés modernes. Il s’inscrit en faux contre ceux qui, au nom du relativisme, refusent de considérer les droits de l’homme comme un progrès pour toutes les civilisations au nom de l’incontournable droit à la diversité culturelle. Il n’est pas beaucoup de penseurs qui se soient plus fermement élevés que lui contre les dérives du relativisme.
Proche de l’actualité, Boudon prend aussi position contre les lois dites mémorielles votées au Parlement, que ce soit celle qualifiant l’esclavage de crime contre l’humanité ou celle affirmant le caractère positif de la colonisation. Il s’insurge en questionnant : « Un parlement est-il habilité à décider de la vérité historique ? » Répondant par la négative, il reproche aux parlementaires d’avoir cédé à « divers groupes d’influence » pour aboutir à une « régression démocratique ». De son point de vue, le tableau idyllique des relations sociales qu’évoque la démocratie participative n’est qu’une fiction. Elle conduirait à une vie politique réduite à chercher des compromis entre les exigences de minorités actives se présentant comme les porte-paroles de communautés d’intérêts. A méditer dans les mois à venir ! Vous le voyez, Raymond Boudon est encore présent !
Tous les principes qui ont guidé les travaux de Raymond Boudon visent à démontrer l’inconsistance de certaines idées établies et à comprendre pourquoi elles peuvent jouir d’une autorité aussi durable et incontestée. Un tel tempérament fait penser au personnage de Sherlock Holmes que Boudon évoque lui-même, dans son ouvrage L’art de se persuader des idées fragiles, douteuses ou fausses, en 1990 [38]. Il y trouve la même jubilation à résoudre des énigmes, la même capacité à reprendre les indices collectés pour pousser plus loin la déduction avec le même flegme bienveillant.
Plus tard, c’est lui qui remet leur épée à nos confrères Alain Besançon et Jean Baechler. Dans chacune de ses allocutions il évoque les travaux les plus variés de sociologie et d’histoire livrant, une fois encore, l’étendue de ses connaissances encyclopédiques.
Mais un autre trait caractéristique de Raymond Boudon est sa méfiance de principe à l’égard des intellectuels qui prétendent expliquer aux autres ce qu’il faut penser de telle ou telle chose. Lui-même, quoiqu’habité par ses convictions, n’a jamais cessé de s’interroger sur le statut des sciences sociales et sur leur difficulté à s’affranchir d’une pensée non scientifique, comme il l’indiquait dès 1971 dans son livre sur La Crise de la sociologie [39]. Après tout, dans La Place du désordre [40] Boudon montre bien que de nombreuses réponses données après analyse approfondie et réfléchie par des scientifiques à des questions sur le « réel » sont elles-mêmes alternatives et non décidables. Aussi questionne-t-il sans cesse, au point de se demander « Durkheim est-il durkheimien ? » dans un colloque auquel participent nos confrères Jean Baechler, Bertrand Saint-Sernin et François Terré [41].
C’est probablement dans cet état d’esprit qu’en 2011, Boudon propose à Jean-Claude Casanova d’entreprendre et publier une enquête sur la sociologie dans un numéro spécial de Commentaire. La sociologie est-elle une véritable science, une simple discipline, un art ? Est-elle utile à nos sociétés ? Permet-elle de mieux les réformer ? Plus de vingt sociologues internationaux parmi les plus éminents sont interrogés et contribuent par leurs réponses courtes et incisives à dessiner les diverses facettes de la sociologie. En guise de préface Raymond Boudon propose une synthèse de ces contributions éclairées et il me semble qu’on peut deviner qu’il sourit de contentement car il ressort que la sociologie est désormais très présente dans toutes les sociétés démocratiques. Au cœur de toutes les sciences sociales, elle exerce une influence sur des disciplines plus vénérables et plus anciennes que sont l’histoire et la philosophie avec lesquelles elle doit collaborer pour expliquer des faits humains. Enfin, et surtout, la sociologie apparaît comme une discipline de caractère scientifique au sens où elle a pour principale vocation de créer un savoir solide sur les phénomènes sociaux. Traitant de la pluralité des sociologies, notre confrère Jean Baechler y explique que la sociologie est comme l’histoire, une discipline, et pour partie une science.
Au terme de cet éloge, on ressent profondément combien Raymond Boudon a marqué notre Académie, et j’aurais pu citer nombre de nos confrères qui ont échangé et collaboré avec lui. Il avait œuvré toute sa vie pour que la sociologie évolue, s’affirme, s’impose et se définisse comme la discipline indispensable à la connaissance et à la compréhension de notre monde. Ce qui frappe dans le foisonnement de ses livres c’est l’unité de pensée qui les lie les uns aux autres. D’ailleurs, Raymond Boudon le disait lui-même : « J’ai le sentiment de n’avoir écrit qu’un seul livre… ». Sans doute parce qu’il était convaincu que le réel était rebelle à se laisser saisir et qu’il fallait s’y prendre à plusieurs fois. Il apparaît comme un de ces authentiques découvreurs et bâtisseurs de paradigmes en l’absence desquels l’expérience ne peut être qu’une « rhapsodie de sensations » selon l’expression de Kant. C’est dire que ses convictions ne vont pas au dogmatisme mais s’appuient sur un travail patient et constamment inquiet de sa solidité. On a parfois évoqué parmi les sociologues, autour de la pensée de Raymond Boudon, plusieurs cercles « boudonniens » en fonction de la proximité des thématiques ou des approches méthodologiques. Notre confrère Jean Baechler y figure, d’après mes sources, en bonne place dans le premier de ces cercles. N’étant pas sociologue je ne peux hélas y prétendre, bien que je me sente, désormais, « boudonnien » convaincu.
Boudon est considéré comme le sociologue le plus créatif de sa génération d’après Robert King Merton, éminent sociologue de la Columbia. Et, pour conclure, écoutons la confidence d’un de ses disciples :
« Raymond Boudon a marqué l’histoire intellectuelle du XXème siècle et permis à nombre de chercheurs de faire de la sociologie autrement. Homme de tradition, il connaissait l’importance de s’appuyer sur les travaux des grands penseurs du passé. Et s’il aimait utiliser l’expression « sur les épaules des géants », ses disciples savaient tous qu’il était déjà l’un de ces géants ».
[1] J’emprunte cette image à Alain Peyrefitte, discours de réception à l’Académie française le 13 octobre 1977.
[2] Kravchenko V.-A., J’ai choisi la liberté, trad. Jean de Kerdélan, Paris, éd. Self, 1947, réédition, Paris, éd. Olivier Orban, 1980
[3] Boudon R., L’Idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Arthème Fayard, 1986
[4] Boudon R., Le juste et le vrai : études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance, Paris, Fayard, 1995
[5] Morin Jean-‐Michel, Boudon un sociologue classique, Paris, L’Harmattan, 2006
[6] Rigaud Jacques, Le bénéfice de l’âge, Paris, Grasset, 1993
[7] Boudon R., L’Analyse mathématique des faits sociaux, Paris, Plon, 1967
[8] Boudon R., Les Méthodes en sociologie, 1969
[9] Boudon R., La sociologie comme science, Paris, éditions La Découverte, 2010
[10] Boudon R., A quoi sert la notion de structure, Essai sur la signification de la notion de structure dans les sciences humaines, Paris, Gallimard, 1968
[11] Valade B., « Raymond Boudon (1934-2013) : un sociologue hors modes », L’année sociologique, 2013, 63, pp. 301- 305
[12] Boudon R., L’inégalité des chances, Paris, Armand Colin, 1973
[13] Vautier C., Raymond Boudon : vie, œuvres, concepts, Paris, Ellipses, 2002
[14] Boudon R., Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977, éd. Quadrige
[15] Boudon R., La logique du social, Paris, Hachette, 1979
[16] Boudon R., La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, PUF, 1984, éd. Quadrige
[17] Le Monde, 13-‐04-‐2013, article de Gilles Bastin 18 Le Figaro, 12-‐04-‐2013, article de Charles Jaigu
[18] Boudon R., L’analyse empirique de la causalité, 1966
[19] Boudon R., Gautier, M., Saint-Sernin, B., « Causalité », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/causalite/
[20] Déjà cité (2)
[21] Boudon R., Croire et savoir, penser le politique, le moral et le religieux, Paris, PUF, 2012
[22] Boudon R., Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?, Paris, PUF, 2002 et Commentaire, n°97, Printemps 2002
[23] Boudon R., « Les intellectuels et le second marché », Revue européenne des sciences sociales, XXVIII, 87, 1990
[24] Picard R., Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, J.-J. Pauvert, cool. Libertés, 1965
[25] Pierre Nora, entretien au Figaro, mai 2015
[26] Boudon R., L’idéologie ou les idées reçues, Paris, Fayard, 1986
[27] Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975
[28] Lepenies W., Die Drei Kulturen, 1985, (trad. fr., Les trois cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Paris, éditions de la MSH, 1990)
[29] Durkheim E., Le suicide, Paris, Alcan, 1897
[30] M. Cherkaoui & P. Hamilton (eds), Raymond Boudon : A Life in Sociology, Oxford, The Bardwell Press, 2009
[31] Boudon R. et Bourricaud F., Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982
[32] Boudon R., Les méthodes en sociologie, PUF (Que sais-je ?), 1969
[33] Boudon R., Le Relativisme, Paris, PUF, « Que sais‐je ? », 2008
[34] Boudon R., La Rationalité, Paris, PUF, « Que sais‐je ? », 2009
[35] Alain Touraine dans le Monde, 13/04/2013, propos recueillis par Jean Birnbaum
[36] Remise à Raymond Boudon de son épée d’académicien, Sorbonne, Salons du Rectorat de Paris, le 29 mai 1991 (discours de Raymond Boudon)
[37] Boudon R., Renouveler la démocratie, éloge du sens commun, Odile Jacob, 2006
[38] Boudon R., L’Art de se persuader des idées fragiles, douteuses ou fausses, Paris, Fayard/Seuil, « Points », 1990
[39] Boudon R., La Crise de la sociologie, 1971
[40] Boudon R., La Crise de la sociologie, 1971
[41] Déjà cité (13)