Comment réduire drastiquement le nombre de jeunes français qui sortent de notre système éducatif avec un niveau de formation très insuffisant ?

Séance du lundi 6 février 2017

par M. Christian Forestier,
Ancien administrateur Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam), consultant auprès de la Conférence des Présidents d’Universités pour la formation professionnelle et l’apprentissage

 

 

Cher Michel Pébereau, j’ai accepté volontiers de venir plancher aujourd’hui devant l’Académie des sciences morales et politiques et j’ai accepté l’objet de cette communication tout en étant bien conscient de son caractère probablement trop ambitieux.

J’ai accepté tout d’abord parce que je sais que nous partageons, tous les deux, la conviction que l’ampleur du nombre de jeunes qui quittent notre école avec un niveau de formation très insuffisant est plus qu’un drame individuel pour les jeunes concernés, c’est aussi un facteur qui pèse très lourd sur les capacités de croissance de notre pays, et j’ai accepté aussi, non pas parce que je suis convaincu d’être dépositaire de LA recette miracle qui pourrait d’un coup de baguette magique éradiquer ce que l’on nomme l’échec scolaire, mais parce que je crois que notre école est davantage prête à bouger que ne le montre l’image qui est généralement renvoyée, pour peu qu’on lui fasse confiance.

Mon propos tiendra en deux parties : tout d’abord une présentation, qui se veut la plus objective possible, de la situation actuelle et, dans un second temps quelques pistes qui pourraient être envisagées au moins à titre expérimental.

Essayons de préciser quel est aujourd’hui le bilan du fonctionnement de notre école. Je ne vous apprends probablement rien si je vous dis qu’elle va mal ; peut être moins mal que l’image renvoyée parfois par quelques médias à la recherche de sensationnel, mais certainement plus mal que l’idée que la société française et ses élites, ne s’en faisaient il n’y a pas si longtemps : l’école de Jules Ferry ne pouvait être que la meilleure du monde. Tout le monde sait maintenant qu’il n’en est rien, mais cette prise de conscience est relativement récente, guère plus de deux décennies. D’ailleurs la notion d’échec scolaire elle-même est récente, une toute petite cinquantaine d’années. Pour que cette notion apparaisse il a fallu deux choses : d’une part admettre que si un enfant est en difficulté à l’école il n’est pas forcément le seul responsable, et d’autre part acquérir la conviction qu’à partir d’un certain nombre d’individus concernés il y avait un préjudice pour l’ensemble de la société, deux notions qui n’allaient pas de soi il n’y a pas si longtemps encore, et peut être dans notre pays moins qu’ailleurs ; notamment notre capacité collective à admettre que l’élève ne pouvait être retenu comme seul responsable de ses échecs. La prise de conscience est venue progressivement à mesure que l’on a commencé à regarder ce que nous disaient les évaluations internationales de masse. L’idée d’évaluer les systèmes éducatifs date des années cinquante [1]. En 1952, l’UNESCO a créé à Hambourg l’Institut international de l’éducation, le premier organisme à essayer d’élaborer des protocoles d’évaluation des systèmes éducatifs puis en 1961 est constitué l’IEA (International Association for the Evaluation of Educationnel Achievement) organisme qui a en charge deux grandes évaluations internationales, PIRLS (Progress in International Reading Literacy) et TIMMS ( Trends in International Mathematics and Science Study) ; enfin c’est dès 1993 que l’OCDE a commencé à réfléchir à l’organisation d’une enquête internationale sur les acquis des élèves, et c’est en 1998 qu’a débuté la préparation du premier PISA (Program for International Student Assessment) qui s’est déroulé au printemps 2000 dans une trentaine de pays. Si je tiens à partir de cette chronologie c’est  pour rappeler que nous sommes face à des processus récents et surtout non stabilisés ; aujourd’hui encore les éventuelles collaborations entre l’IEA et l’OCDE sont quasi inexistantes, à un point tel qu’il est pratiquement impossible de mettre leurs évaluations en perspective. Les rivalités qui perdurent entre les spécialistes doivent nous inciter à une lecture critique de leurs productions. J’assume tout à fait ce propos, même si je m’empresse d’ajouter qu’ elles doivent être toutes prises en considération car toutes, nous donnent des informations précieuses sur ce que maîtrisent nos élèves. La France dès le début a participé pratiquement à toutes ces grandes évaluations et elle continue aujourd’hui, mais il est exact qu’à la différence d’autres pays [2] elle a eu beaucoup de difficultés à y intéresser les décideurs et les responsables du système éducatif. Il a fallu attendre 2005 pour que le HCÉÉ, le Haut Conseil de l’évaluation de l’école (qui a précédé le HCE Haut Conseil de l’Education) dise clairement que la politique de l’autruche ne saurait perdurer, et qu’il convenait d’analyser ce que mettait en évidence toutes ces évaluations, PIRLS et TIMMS d’une part et surtout PISA d’autre part. Sans rentrer dans les détails de ce que nous dit PISA (il faudrait une séance entièrement consacrée à cela) on peut en lister les principaux apports. J’aurai tendance à mettre en avant d’abord le caractère dynamique de ces évaluations : à la fois leur périodicité et leur reproductibilité dans le temps nous donnent de précieuses indications sur les évolutions de notre système à un moment où les décideurs sont de plus en plus amenés à vouloir gouverner dans l’instantané, ce qui est bien évidemment impossible en matière d’apprentissages scolaires fondamentaux. Il faut toujours rappeler que le temps de l’école et le temps politique sont incompatibles. Dans un second temps le fait qu’elles sont pratiquées dans un nombre croissant de pays, donc de systèmes scolaires différents, pourrait permettre de trouver des invariants de la réussite scolaire, mais cela s’avère de fait extrêmement difficile, toutefois une reprise des résultats au niveau de chaque pays apporte des renseignements supplémentaires [3]. Tout ceci est bien plus important que de savoir si nous sommes 28e ou 33e ce qui n’a aucun sens mais qui est bien évidemment le seul critère sur lequel nos médias communiquent. La conclusion de tout ceci est qu’en analysant les résultats obtenus par nos élèves (échantillons) dans les principales évaluations internationales, et en couplant ces observations avec les évaluations de masse mises en place par la direction compétente du ministère [4] ou avec d’autres évaluations [5], on peut considérer que nous avons une bonne connaissance des caractéristiques et compétences de nos élèves tant à l’école primaire qu’à la fin de la scolarité obligatoire ; les choses sont plus compliquées au delà, mais il en est de même pour les autres pays [6]. Alors quelles sont les principales caractéristiques de nos élèves notamment à la fin de la scolarité obligatoire ? Il faut tout d’abord s’intéresser à la maîtrise de la langue d’enseignement, le français : quel est le niveau de maîtrise du français à la fin de la scolarité obligatoire ou plutôt quelles sont les indications les plus préoccupantes ?

Il y a semble-t-il consensus pour affirmer que si 80 % des jeunes français maîtrisent correctement notre langue (langue maternelle) cela signifie donc que 20% rencontrent des difficultés plus ou moins importantes : 10 % à 15 % de lecteurs très médiocres et 5 % qui relèvent de la définition de l’illettrisme; un chiffre stable au cours des dernières années, en tout cas depuis qu’existe la Journée de défense et citoyenneté. On peut comparer ces résultats à ceux obtenus aux différents PISA et notamment les PISA 2000 et 2009 ; ces deux plus particulièrement parce que ils sont vraiment comparables avec un intervalle de neuf années. Les tests PISA ont lieu tous les trois ans et portent essentiellement sur trois grandes familles de compétences : maîtrise de l’écrit, des mathématiques et de la culture scientifique. À chaque session une famille est dite majeure, les deux autres mineures, et donc, si on veut procéder à des comparaisons fiables il faut un intervalle de neuf années. Ainsi en 2000 et 2009 le PISA était consacré principalement aux compétences en maîtrise de la langue maternelle et les tests avaient été conçus afin de permettre une comparaison des résultats. Le résultat de cette comparaison a été particulièrement inquiétant puisque le taux cumulé de très mauvais lecteurs était passé en neuf ans de 15 % à 20 % soit une augmentation de 33 % (le taux d’illettrisme ayant lui doublé, passant de 5 % à 10 %). Il nous faudra maintenant attendre 2018 pour savoir si cette tendance s’est aggravée, stabilisée ou réduite. Il est tout aussi important de remarquer que l’observation des résultats obtenus aux PISA 2003 et 2012 permet la même comparaison sur les compétences mathématiques et on obtient des résultats comparables puisqu’en neuf années le taux d’élèves en grande difficulté en mathématiques est passé de 16 % à 22 % soit une augmentation comparable d’environ 33 %. On peut donc conclure avec des données scientifiques solides qu’à la fin de la décennie précédente, soit en 2010, nous avions en fin de scolarité obligatoire 20 % d’élèves en échec lourd et que ce taux avait augmenté de 33 % au cours de la décennie. Il n’est pas possible à ce jour de tirer des conclusions sur la décennie en cours même si certains résultats, on pense notamment à TIMMS 2015 [7], ne laissent pas beaucoup d’espoir quant à une amélioration sensible.

A ce bilan en matière de compétences maîtrisées en fin de scolarité obligatoire on doit pouvoir  associer les niveaux de qualification ou de diplomation obtenu à la sortie de l’école, et étudier ainsi la relation à l’employabilité, ou plutôt la relation diplôme-emploi. En la matière l’outil le plus complet disponible est constitué par les études générationnelles du CEREQ [8] faites elles aussi tous les trois ans. Sans grande surprise on constate que toutes ses études montrent depuis les premières générations étudiées, 1998 et 2001, des liens très forts entre le niveau de diplôme obtenu et le taux de chômage au cours des trois années qui suivent la fin de la scolarité initiale. Dans le cadre de cette communication on s’intéresse essentiellement aux jeunes qui quittent l’école sans aucun diplôme ou avec seulement un diplôme professionnel de premier niveau c’est à dire un CAP ou un BEP. A noter que ces études générationnelles ont montré l’intérêt d’une approche par diplôme plutôt que par compétences [9], une approche plus conforme à la culture française. S’agissant des sorties sans diplôme comment ont elles évolué au cours des 15 dernières années ? Elles sont passées d’un peu moins de 20% au début du siècle à environ 15 % aujourd’hui ce qui semble à peu près cohérent avec le taux d’élèves en grande difficulté ; quant au taux de sortie après l’obtention d’un CAP ou BEP il aurait tendance à diminuer — de 18 % à 13 % — grâce à la montée en puissance du baccalauréat professionnel après son passage à trois ans. Ces deux niveaux de sortie qui doivent être considérés comme insuffisant (pas de diplôme) ou faible (CAP/BEP) sont donc à étudier en priorité puisqu’ils constituent les deux niveaux qui concourent le plus au taux de chômage des jeunes dans notre pays [10].

La France est régulièrement pointée, à juste titre, pour un taux de chômage de ses jeunes entrant dans la vie active, particulièrement élevé, toujours supérieur au double de celui de la population active, quel que soit le contexte économique. 15 % des 15-29 ans ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation, NEET (Not in Education, Employment or Training), au sens de l’OCDE, une catégorie de personnes dont le nombre baisse dans tous les pays de l’Union européenne à l’exception de la France. Aujourd’hui le taux de chômage des 15-24 ans est de l’ordre de 25 % alors qu’il est  de 10 % pour la population active. Cet écart important, est caractéristique de notre pays, et il est toujours du même ordre, depuis plus de vingt ans, quelle que soit la conjoncture. Mais il faut aussi observer que le taux de chômage des non diplômés est trois fois plus élevé que celui des jeunes diplômés du supérieur et le double des diplômés du secondaire. Dans notre pays le diplôme reste le meilleur mode d’accès à l’emploi ; pour les non diplômés le CEREQ nous dit que les difficultés persistent au delà de sept années. On en vient donc à la conclusion que s’agissant de la commande passée, à savoir comment réduire drastiquement le nombre de jeunes français qui sortent de notre système éducatif avec un niveau de formation très insuffisant ? la réponse est que la priorité doit être donnée à la maîtrise des compétences fondamentales, lire écrire compter, même si maintenant il est devenu très chic d’en rajouter d’autres (comme cliquer ?).

L’article 9 de la loi du 23 avril 2005, loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’Ecole précisait que la scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société. La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’Ecole de la République du 8 juillet 2013 n’a fait que renforcer cet objectif en redéfinissant le socle commun en socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Et donc nous sommes ramenés à la problématique comment faire acquérir ce socle à tous les jeunes français de 16 ans ?

Je pense que vous me pardonnerez d’avoir fait toute cette présentation de la situation de l’échec scolaire en France pour arriver à une conclusion aussi évidente ; mais je pense qu’il fallait  avoir une vue assez précise de l’ampleur du problème pour définir ce qu’il est raisonnable de se fixer pour objectif.

La situation étant connue — 20 % d’échec lourd et 20 % de faible qualification — et ceci avec un très fort déterminisme social ; l’objectif étant fixé – réduire de moitié l’échec lourd sans augmenter le nombre de personnes faiblement qualifiées –il reste donc à essayer d’identifier et de décrire les stratégies envisageables.

Dans un premier temps, avant d’égrener quelques propositions qui circulent depuis longtemps dans l’univers des spécialistes il me semble que nous devons nous persuader de deux choses. D’une part avoir présent à l’esprit que le temps de l’école est un temps long. Affirmer que l’on pourrait, par exemple, réduire de moitié l’échec lourd en quelques mois ou même quelques années (le ramener de 20 à 10 %) est une pure escroquerie intellectuelle, quelles que soient les actions envisagées ; un espace temps de la dizaine d’années pour observer des modifications en profondeur d’un système éducatif semble être la norme [11]. Cette première affirmation est lourde de conséquence puisqu’elle demande un peu plus de sérieux aux médias dans leurs présentations du fonctionnement de l’école, et par ailleurs elle devrait induire une grande stabilité dans l’action politique. D’autre part il me semble évident qu’il est vain d’espérer de grands changements dans le fonctionnement de l’école, s’il n’y a pas au préalable la construction d’un consensus social sur le bilan et l’objectif et surtout s’il n’y a pas le retour de la confiance envers les professionnels de l’école. Ce point est essentiel, il conditionne tout le reste ; or si aujourd’hui on peut considérer que le consensus est pratiquement atteint en matière de constat et d’objectifs, s’agissant du retour à la confiance, tout reste à faire. Tout d’abord l’affirmation qu’il y a consensus sur le constat mérite peut-être d’être précisée. Je fais part là de ma conviction que les décideurs aujourd’hui se retrouvent sur le fait qu’il y a un échec lourd insupportable, associé à un déficit de qualifications intermédiaires et supérieures, qu’il y a en la matière un trop fort déterminisme social et qu’enfin la maîtrise des apprentissages fondamentaux au cours de l’école primaire doit être la priorité des priorités ; j’en veux pour preuve les différents rapports parlementaires produits ces dernières années, les avis des différentes instances compétentes et même les différents programmes présidentiels qui circulent en ce moment. Ce point est très important et doit être préservé. De là s’est constitué un autre consensus, ce qu’il est convenu d’appeler la priorité à l’école primaire ; le dire est une chose, le faire en est une autre mais un consensus sur cette nécessité est aussi un acquis essentiel. Il faut se souvenir qu’il n’est pas si loin le temps ou notre école primaire était décrite comme le maillon fort du système versus le collège maillon faible. C’est le rapport du HCE d’avril 2007 qui restera le premier document officiel décrivant cette situation [12]. Si ce rapport brisait pour la première fois un tabou, il n’a jamais depuis était contesté, plus, il a été conforté par d’autres rapports mais il reste pourtant pour l’essentiel toujours d’actualité, dix ans après.

Il nous faut donc maintenant aborder la dernière partie, c’est à dire celle qui tente de décrire quelques transformations jugées nécessaires (par moi) après, faut-il le rappeler, avoir constaté des consensus sur constats et objectifs et reconstruit un début de confiance entre la nation et son école. Il est à craindre que toute réforme imposée soit, quelle que soit sa pertinence, au moins dans un premier temps, vouée à l’échec, mais à contrario il faut savoir qu’il existe au sein même de l’école française un pôle réformateur plus ouvert au changement que ceux qui sont le plus souvent mis en avant ; je ne souhaite pas ici délivrer des brevets d’ouverture à telle ou telle organisation ou catégorie de personnels mais simplement affirmer que les organisations les plus tonitruantes ne sont pas forcément les plus représentatives.

On devine facilement que cette toute dernière partie est la plus difficile à écrire et d’abord pour une raison essentielle : l’observation des autres systèmes éducatifs nous apporte peu de certitudes. Marc Antoine Jullien se trompait quand il écrivait que l’on trouverait un jour en matière de système éducatif les lois universelles de la réussite de tous, tout au plus peut on dégager quelques pistes qu’il conviendrait d’explorer. Et tout d’abord affirmer le principe de l’expérimentation, une expérimentation d’autant plus nécessaire que justement nous avons peu de certitudes ; faut-il encore que cette liberté d’expérimenter soit bien réelle et non cosmétique, inscrite dans la durée et évaluée scientifiquement par des évaluateurs indépendants. Cette dernière remarque conduit à formuler une première proposition qui est de créer une instance d’évaluation des politiques éducatives vraiment indépendante ; si à chaque réforme on progresse (DEP, HCÉÉ, HCE, CNESCO.) on est encore loin d’un éventuel Haut conseil de l’évaluation des enseignements scolaires, un HCEES.

Écrire qu’il n’y a pas de certitudes en matière d’invariants de la réussite scolaire n’est pas tout à fait exact. A l’évidence personne ne peut contester que la formation des maîtres est essentielle, à condition de s’entendre sur ce que doit être une bonne formation et de ce point de vue continuer à ne vouloir recruter les enseignants en n’évaluant principalement que les compétences académiques (nécessaires) est tout simplement consternant : la formation professionnelle in vivo est tout aussi essentielle. Depuis la disparition des écoles normales, c’est à dire depuis un quart de siècle, notre pays est à la recherche d’un nouveau souffle en la matière. La création des ESPE dans la dernière loi est une bonne chose ; dans le monde entier les maîtres sont aujourd’hui formés dans l’enseignement supérieur. Il est toutefois encore trop tôt pour tirer un vrai bilan (laisser du temps au temps), on peut néanmoins exprimer quelques critiques qui justifieraient des évolutions et dire surtout que la mobilisation des universitaires sur cette mission de formation des maîtres reste largement insuffisante, notamment dans le champ scientifique, alors qu’en d’autres temps les mathématiciens avaient été des pionniers en matière de formation continue des professeurs avec la création des IREM. Il faut enfin rappeler que si la formation des maitres est essentielle, sa maintenance l’est tout autant, et que l’on ne fera pas l’économie de la mise en place d’une véritable formation continue des maîtres, dans un environnement universitaire, et ne pouvant plus relever du seul volontariat.

Si on peut considérer que l’on est proche du consensus lorsque l’on parle de la nécessité d’assouplir le fonctionnement de la machine le débat devient beaucoup plus vif dès lors que l’on essaye de formuler des propositions concrètes et le débat déconcentration décentralisation est loin d’être clos ; quant au mot autonomie il déclenche toujours des réactions violentes. Et pourtant ! C’est bien d’un pilotage plus proche du terrain et d’une plus grande autonomie des établissements scolaires que l’ on a besoin, et surtout il faut affirmer l’importance d’une gestion de proximité de toutes les ressources humaines, enseignants compris. Pourquoi ne pas dire avec encore plus de force que les lois de décentralisation de 1984 ont été pour les enseignements scolaires (du second degré) une avancée considérable, et pas seulement pour la gestion du patrimoine. Toute l’histoire des trente dernières années valide les transferts de compétences vers les régions ; la dernière réforme a créée au moins six régions ayant une population supérieure à la Finlande dont le système éducatif est souvent pris pour modèle, le moment est peut être venu de tirer les conséquences de ces constats Depuis plusieurs années certains envisagent de transférer la totalité de la responsabilité de la formation professionnelle aux régions, c’est à dire toute la formation professionnelle initiale jusqu’au niveau du baccalauréat, puisque ces dernières ont déjà toutes les compétences en matière de formation continue et apprentissage. Pourquoi pas ? Mais ce sera plus compliqué qu’on ne le pense compte tenu de la complexité de la structure de nos lycées qui très souvent offrent deux ou trois des voies d’accès au baccalauréat, les voies générales, technologiques et professionnelles alors pourquoi ne pas expérimenter des transferts de compétence vers les régions en matière de gestion de tous les personnels en ne conservant au niveau national que la fixation des objectifs ? Il restera toutefois à essayer de trancher le débat sur l’autonomie ou au moins d’une plus grande autonomie laissée à l’initiative des établissements, ou de groupes d’établissements, versus la liberté pédagogique revendiquée par les enseignants [13]. Pour ma part le choix est fait, et depuis longtemps : je suis favorable à tout ce qui augmente l’autonomie laissée aux établissements, c’est à dire aux communautés éducatives dans la mise en œuvre des politiques nationales. De même que l’égalité de traitement ne saurait garantir l’égalité de résultats il en est de même en matière de mise en œuvre [14], j’ai toujours beaucoup de mal à voir contester l’existence d’un effet établissement, pourtant guère contestable mais que certains voudraient réduire à la somme des effets maîtres dudit établissement, niant pilotage, environnement, histoire [15]… ; l’effet chef d’établissement pourtant bien réel étant le plus difficile à admettre par une profession de culture en apparence libertaire. On voit ainsi se dessiner non pas une autre école qui sera très rapidement baptisée libérale mais tout simplement une école partageant les valeurs et les objectifs de la nation mais plus à même de prendre en charge une diversité croissante.

Il faut enfin aborder un point pour moi essentiel mais qui pour l’instant ne fait pas consensus qui est celui de l’organisation structurelle de l’école obligatoire. Une école obligatoire à objectif unique, la maîtrise du socle, mais qui associe, l’école maternelle, l’école primaire, le collège et la première année du lycée. Une école obligatoire qui repose sur deux types d’enseignants qui ont à exercer des métiers très différents avec une même formation pour le maître de petite section et de CM2, ou pour ceux de 6e et de terminale. Une école obligatoire où l’on passe instantanément d’un maître polyvalent unique à une dizaine de professeurs spécialisés, l’un et l’autre souffrant d’un déficit de culture d’appartenance à un établissement [16]… bref une école obligatoire encore en construction. C’est probablement sur ce champ non consensuel que la possibilité d’expérimenter serait la bonne approche ; les volontaires pour tester une nouvelle organisation entre école maternelle et école élémentaire, entre école élémentaire et collège, existent, il suffit simplement d’autoriser les dérogations nécessaires. Ce champ est trop conflictuel pour imposer des réformes et trop surdéterminant pour ne pas envisager d’expérimenter d’autres modes de fonctionnement.

Cédant à ma tendance naturelle, en plaidant pour plus d’autonomie et le droit à l’expérimentation, je suis resté sur le champ structurel, sans aborder peut être l’essentiel qui est ce qui se passe dans la classe lorsque la porte est refermée. Bien évidemment la façon d’enseigner va dépendre largement de la formation reçue par le maître, notamment professionnelle, mais jusqu’où la liberté pédagogique déjà évoquée peut-elle être admise à mesure que nos connaissances sur les processus cognitifs progressent ? Je ne vais pas cet après-midi rouvrir le dossier sensible de l’apprentissage de la lecture et pourtant ! Et pourtant les sciences cognitives nous permettent aujourd’hui de clore quelques vieilles querelles, il serait criminel de ne pas s’en saisir, même si cela doit bousculer quelques (petites) rentes de situation.

Je suis un peu gêné d’utiliser cette tribune pour faire la promotion de l’association Agir pour l’école [17] mais il me faut bien pourtant évoquer son action. Créée en 2010 cette association s’est donné pour ambition de trouver des solutions contre l’échec scolaire , avec comme action prioritaire la volonté de s’attaquer à l’échec lourd au cours du cycle des apprentissages fondamentaux, d’abord en matière de maîtrise de la langue puis du calcul. Dès le début l’association s’est largement inspiré d’une expérimentation menée dans l’académie de Grenoble entre 2005 et 2008 et qui avait donné des résultats exceptionnels en matière d’apprentissage de la lecture, et de là elle a fait le choix de mettre à disposition des enseignants des méthodes et outils nouveaux, travaillés avec des chercheurs reconnus [18], le programme Parler. Le sujet est hautement sensible, on l’a encore vu récemment lors de la parution d’un ouvrage très polémique, c’est pourquoi quand cette association a voulu m’associer à sa démarche j’ai évidemment donné spontanément mon accord compte tenu des objectifs et du sérieux de ceux qui me sollicitaient, tout en sachant que le dialogue avec le grand ministère que je connais bien ne serait pas naturellement facile. Je voulais aussi vérifier par moi même la valeur ajoutée de leur approche. C’est très sereinement qu’aujourd’hui je peux devant vous parler de résultats exceptionnels. Avant de vous donner quelques éléments de bilan je dois préciser plusieurs choses : dire tout d’abord que le dialogue avec les politiques, de Luc Chatel à Najat Vallaud Belkacem s’est fait dans un réel climat de confiance (le consensus dont je parlais précédemment) , puis dire ensuite qu’il a été facile de convaincre plusieurs centaines d’enseignants, environ 400 à ce jour, de rentrer dans l’expérimentation que l’on a voulu dès le début de grande ampleur et dans des zones très défavorisées telles que Quartiers Nord de Marseille, Dunkerque, Villeneuve la Garenne..; si des tentatives de blocage ont existé c’est plus au niveau des hiérarchies intermédiaires qu’il faut les chercher. Premiers éléments de bilan portant sur environ 10 000 élèves ; dans toutes les zones où le programme a été mis en œuvre l’échec lourd a été réduit de moitié ce qui signifie que compte tenu de la typologie de ces zones très défavorisées, le taux d’échec y a été ramené à la moyenne nationale, qu’il a donc contribué à améliorer significativement. Tout ceci bien évidemment validé par la direction compétente du ministère, la DEPP. J’ajoute enfin que l’apport en moyens humains apporté par l’association est à ce jour de 150 assistants pédagogiques.

Aujourd’hui on peut donc dire qu’il est possible de réduire de façon drastique le taux de mauvais lecteurs à la fin du cycle des apprentissages fondamentaux pour peu que l’on fasse confiance à la recherche en matière de sciences cognitives plus qu’à la liberté pédagogique ; et ceci avec le soutien actif de la communauté des enseignants dès lors que l’on a une approche positive. La balle est donc maintenant dans la main des décideurs.

Alors que cette communication touche à sa fin on est en droit de se demander si j’ai bien répondu à la question posée ? On peut certainement penser que je n’ai à ce stade répondu que partiellement en ne traitant que la maîtrise des apprentissages fondamentaux, ce n’est pas faux mais ce choix je l’assume parfaitement. Je l’assume car je considère que la diminution drastique de ce chiffre d’environ 20% d’élèves qui quittent l’école en situation d’échec lourd, c’est à dire sans diplôme, doit être la priorité que la nation doit se fixer ; j’ai même à plusieurs reprises suggéré de déclarer cet objectif grande cause nationale. Ces jeunes de dix huit ans sont en situation d’exclusion et il est illusoire d’envisager de construire une réelle qualification professionnelle sur des fondations aussi fragiles. On touche là à un des paradoxes de la société française — mais ce n’est pas le seul pays qui fonctionne sur ce paradoxe — qui est de penser « qualification professionnelle » quand on est en échec dans les apprentissages académiques ; un non sens qui explique en partie pourquoi cet échec lourd constaté à la fin de la scolarité obligatoire a été longtemps accepté. On a même cru, ou voulu faire croire, qu’une partie de ces jeunes étaient qualifiés — au niveau V — dès lors qu’ils avaient suivi une formation de type CAP/BEP même sanctionnée par un échec. Il a fallu attendre les premières études générationnelles du CEREQ pour découvrir que ce qui était peut être acceptable en période de très forte croissance- les trente glorieuses- et à une époque où les compétences en matière de communication étaient moins importantes, ne pouvait plus être accepté aujourd’hui. Pour la suite il est maintenant assez facile de dégager du consensus et de constater des évolutions très importantes dans notre système de formation, notamment dès lors que l’on parle professionnalisation. Rien que le fait de pouvoir prononcer ce mot dans l’environnement du système éducatif post scolarité obligatoire est déjà le constat de la révolution culturelle de ces dernières années, le mot n’est plus désormais, pour la majorité des acteurs, considéré comme une provocation [19]. Longtemps en la matière on a connu une situation paradoxale : s’agissant des premiers niveaux de qualification — le CAP — notre pays fait le choix, au lendemain de la seconde guerre mondiale, de la formation sous statut scolaire plutôt qu’en situation de travail comme beaucoup d’autres pays, la formation in vitro plutôt qu’in vivo, mais en plus il établit une séparation très forte au niveau de l’enseignement supérieur entre formations académiques et formations professionnelles. Cette situation était due à une opposition idéologique forte entre le monde de l’entreprise et le monde académique ; il est possible aujourd’hui d’affirmer que ce temps est très largement révolu et il y a peu de responsables niant aujourd’hui la nécessité d’un travail avec le monde de l’entreprise pour assurer une véritable professionnalisation, à tous les niveaux, du CAP au Master. Pour ce qui nous concerne ici, c’est à dire le niveau CAP (éventuellement baccalauréat professionnel) il est évident que l’apprentissage doit non seulement être préservé mais développé ; et il n’est pas choquant d’en faire une priorité dès lors que cela ne se fait pas au détriment des formations supérieures qu’il n’est pas raisonnable d’opposer. Si l’apprentissage s’est beaucoup développé depuis 25 ans dans l’enseignement supérieur, ce qui a très largement contribué à sa revalorisation, c’est pour les moins diplômés qu’il favorise très nettement, l’insertion dans l’emploi. Pour un même diplôme de CAP-BEP les apprentis connaissent un taux d’accès durable à l’emploi près de 20 points supérieurs à ceux l’ayant obtenu par voie scolaire.

Au moment de conclure on voit donc se préciser, d’une part les objectifs qu’il conviendrait de se fixer si on veut répondre à la question posée avec un peu de pragmatisme, et d’autre part les quelques pistes qu’il conviendrait d’expérimenter. La priorité absolue est de réduire de façon drastique les sorties sans diplôme ce qui revient à fixer l’objectif de la maîtrise pour tous des compétences fondamentales ; un taux de 20% d’une génération, c’est à dire un jeune sur cinq, soit de l’ordre de 150 000 par an est un taux inacceptable. Sa réduction devrait être déclarée grande cause nationale. Pour cela il faut d’abord faire confiance dans les avancées en matière de sciences cognitives pour les apprentissages fondamentaux, assurer une plus grande cohérence sur l’ensemble de la scolarité obligatoire, établir une gestion de proximité pour l’ensemble du système éducatif et donc faire confiance aux capacités d’adaptation des établissements en renforçant leur autonomie, et enfin prendre les mesures nécessaires à un plus grand investissement des universités dans la formation des maîtres, et continuer et amplifier le développement de l’apprentissage (prochaine communication de Jean Michel Blanquer) Toutefois tout ceci ne sera possible que si tous les acteurs, politiques, éducateurs et usagers, sont en situation de dégager du consensus sur le bilan et les éléments de réponse à partir d’un minimum de confiance rétabli.

 


[1] De fait l’« éducation comparée » n’est pas une discipline particulièrement nouvelle. Son véritable père est le révolutionnaire Marc-Antoine Jullien dit « de Paris » qui publie en 1817, dans le Journal d’éducation dont il était un fondateur, l’Esquisse d’un ouvrage sur l’éducation comparée. Dans cet article, il expose son projet, de comparer les établissements d’éducation de toute l’Europe, dans le but de mettre en évidence les invariants de la réussite scolaire. Marc-Antoine Jullien en était convaincu, le comparatisme allait permettre de mettre en évidence qu’au même titre que les sciences de la nature, la science de l’éducation pouvait établir les lois qui régissent les faits éducatifs.

[2] A la différence de l’Allemagne par exemple.

[3] Une étude détaillée des résultats de la Suisse par exemple peut renseigner sur l’importance, ou non, de la langue d’enseignement ; une étude du Canada est intéressante dans la mesure ou chacune des provinces dispose de son propre système, et l’Allemagne peut nous renseigner sur un système fortement décentralisé.

[4] La DEP Direction de l’Evaluation et de la Prospective créée en 1987 par René Monory aujourd’hui DEPP, Direction de l’Evaluation de la Prospective et de la Performance.

[5] Journée de défense et citoyenneté par exemple.

[6] Il y a un vide en matière d’évaluations internationales entre la fin de la scolarité obligatoire est l’enseignement supérieur.

[7] En 2015 la France a participé aux évaluations sur le niveau en mathématiques et en sciences, niveau CM1 et Terminale et les résultats sont inquiétants car ils décrivent une importante chute des performances. Les résultats sont suffisamment médiocres pour justifier une enquête approfondie.

[8] Première « génération » étudiée celle qui a quitté la formation initiale en 1997.

[9] Les partenaires sociaux ont décidé en 1969 de découpler les deux notions pour ce qui relève de l’enseignement secondaire.

[10] Ne pas oublier que s’agissant de la tranche d’âge 16-25 ans le taux d’activité est une donnée plus importante que le taux de chômage.

[11] Après le PISA choc des allemands de l’an 2000 il a fallut attendre le PISA 2009 pour voir les premières améliorations.

[12] Conclusion du rapport : La réussite future de tous les enfants que l’école primaire accueille dès l’âge de trois ans repose sur la solidité de leurs premiers acquis. La Nation s’est engagée à leur donner les moyens de maîtriser le socle commun au terme de la scolarité obligatoire : l’école primaire a un rôle essentiel à jouer dans cette mission. Les données internationales et nationales montrent aujourd’hui une stagnation du niveau des élèves en France, voire une dégradation au cours des dix dernières années, dans le domaine de la langue écrite. Par ailleurs, l’école primaire ne parvient pas à réduire la grande difficulté scolaire. Les taux d’encadrement se sont améliorés depuis vingt ans, sans répercussion positive sur les acquis des élèves. La mise en place des cycles est restée largement théorique, en partie en raison de la faiblesse des mesures d’accompagnement. Certaines pratiques, comme le redoublement précoce, ont persiste. Vaincre la difficulté scolaire est plus que jamais une urgence, et les apprentissages fondamentaux constituent une priorité dès le début de l’école. La formation initiale et continue des enseignants doit être adaptée et renforcée dans des domaines-clés, comme la prévention des difficultés d’apprentissage, l’évaluation des élèves, les relations entre les enseignants et les parents, et l’exercice du métier en école maternelle. Tout doit être mis en œuvre pour aider chaque élève durant son parcours, afin que le socle commun soit maîtrise par tous, aux différents niveaux du cursus. L’école primaire bénéficie de l’estime et de la confiance des familles. La responsabilité qui pèse sur elle est aujourd’hui plus forte. Pour pouvoir atteindre ses objectifs, il est nécessaire que le système soit plus organise, mieux pilote, et évalue plus précisément.

[13] « la liberté pédagogique s’exerce dans le respect des programmes et des instructions (…) et dans le cadre du projet d’établissement avec conseil et sous contrôle des membres des corps d’inspection » Loi Fillon 2004.

[14] Jusqu’à la mise en place des ZEP en 1981 il était admis que l’égalité des moyens mis devant les élèves pouvait seule garantir l’égalité des chances. Il a fallut l’état de grâce qu’a connu A Savary pour rompre avec cette absurdité et pourtant aujourd’hui encore certain pensent par exemple que le nombre d’heures d’enseignement par discipline doit être normé nationalement.

[15] L’effet établissement n’est plus contesté dès lors qu’il s’agit d’en choisir un pour ses enfants.

[16] Etablissement qui peut même être sans personnalité juridique au niveau de l’école primaire.

[17] http://www.agirpourlecole.org

[18] Marc Gurgand, Bruno Suchaut, Stanislas Dehaene, Maryse Bianco, ou Michel Fayol.

[19] S’il y a un endroit où les esprits ont le plus évolué c’est bien au sein des universités.