Comment obtenir la meilleure qualité des soins sans obérer le financement de l’assurance maladie ?

Séance du lundi 6 mars 2017

par M. Guy Vallancien,
Professeur d’urologie à l’université Paris-Descartes, membre de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie nationale de chirurgie

 

 

Le titre initialement proposé pour cette communication était : « Quelles réformes de notre système de santé pour assurer l’équilibre de l’assurance maladie sans affecter la qualité des soins ? » J’ai inversé les données, sans modifier la substance de mon propos, parce que je suis médecin et que je suis frappé de voir combien nous sommes riches, et combien nous gâchons. L’assurance maladie a dépensé en 2016 195 milliards d’euros, une somme qui monte jusqu’à 225 si on compte les arrêts de travail et la prise en charge des maladies professionnelles. Si le ministère a pu déclarer que le déficit n’était que de 3,5 milliards, c’est au prix d’un certain nombre de triturations statistiques. Il ne fait pas oublier que la Caisse d’amortissement de la dette sociale est encore de 160 milliards d’euros et qu’elle a été prolongée jusqu’en 2025 pour essayer d’apurer cette dette, ce qui n’est vraiment pas sûr.

J’avancerai, pour commencer, trois observations.

  1. Notre système est un système de soins, et non de santé. Lorsqu’on parle du ministère de la Santé, on parle en réalité du ministère des Maladies et des Crises sanitaires. Les maisons de santé qui se multiplient, ces endroits où des professionnels se regroupent, sont en fait des maisons de soins. Le parcours de santé est confondu avec le parcours de soin. Nous nageons, en somme, dans un flou sémantique dont il faudra sortir si nous voulons impulser une véritable politique de santé publique.

  2. L’organisation de nos structures sanitaires est devenue obsolète et de moins en moins efficace. Elle fait intervenir trop d’acteurs, qui prestent chacun de leur côté. On n’en compte pas loin d’une cinquantaine : agences, instituts, hauts conseils, hauts comités… qui font peu ou prou la même chose, nonobstant quelques différences. J’en prends un exemple : la Haute Autorité de santé s’intéresse aux bénéfices/risques de certains médicaments, quand l’Agence nationale de sécurité des médicaments s’intéresse au contraire, c’est-à-dire aux risques/bénéfices, sans que l’une et l’autre échangent leurs dossiers. D’où une perte en charge énorme qu’il faudra résoudre en concentrant les acteurs dans un nombre moindre d’institutions.

  3. Notre système est par gangréné par la gabegie. Nous dépensons au-delà du raisonnable. L’OCDE a calculé que 20 à 30 % de nos dépenses médicales étaient inutiles. Des confrères biologistes ou radiologues me confient qu’une fois sur deux ils font des bilans qui n’ont aucun intérêt. On multiplie les examens : scanner, IRM… pour une simple entorse de cheville. Chacun utilise le système de son côté, sans songer à une approche globale.

Les carences sont telles que la refondation du système s’impose. Elle doit s’appuyer sur tous les acquis des nouvelles technologies, qui nous permettront à la fois de rénover les structures et de faire progresser les pratiques médicales, en adoptant une nouvelle répartition des tâches.

 

Un paysage sanitaire repensé

 

La réorganisation des structures sanitaires doit intervenir à tous les niveaux, du sommet à la base.

Au plan national, une option qui me tient à cœur est la création d’un grand ministère de la Santé, qui intègre, outre les soins et la prévention médicale, l’agro-alimentaire et l’environnement, parce que les trois sont intimement liés et que nous ne ferons pas l’économie de leur rapprochement. L’autre grand bénéfice de cette mesure, c’est que nous disposerions ainsi d’une véritable instance politique en charge de la stratégie globale, tandis que la gestion du système serait rendue à ses acteurs. J’en appelle, on l’aura compris, à une libéralisation du système, tant nous sommes aujourd’hui bloqués par les normes, les décrets, les arrêtés, les circulaires qui freinent toute initiative. Un organisme indépendant, qui serait l’Agence nationale de santé, complèterait le dispositif, avec pour mission l’évaluation le fonctionnement de l’ensemble.

Cette Agence nationale serait composée de trois bureaux, en lieu et place des trois directions actuelles du ministère de la Santé (Direction générale de la santé, Direction de la sécurité sociale et Direction de l’organisation des soins), dont les attributions manquent de lisibilité. Il nous faut revenir à une répartition des tâches beaucoup plus claire et logique, entre un Bureau de la prédiction, de la prévention et de la veille sanitaire, un Bureau de l’évaluation, de l’organisation et de la qualité des soins, qui serait chargé de contrôler a posteriori les pratiques des acteurs sur le terrain, et un Bureau d’évaluation de la qualité et du prix des produits de santé, qu’il s’agisse des médicaments ou des dispositifs implantés que nous utilisons désormais.

L’Agence nationale de santé laisserait les régions s’organiser elles-mêmes, avec un transfert de près des trois quarts du financement vers les régions. On objecte généralement à cette mesure le risque d’incompétence, on agite le spectre du retour du clientélisme, mais c’est inexact, parce que n’est qu’au niveau des régions qu’il est possible de connaître les acteurs et la réalité du terrain. On ne soigne pas, aujourd’hui encore, un Breton comme un Alsacien ou comme un Corse : il existe des traditions culturelles régionales qui doivent être préservées. Cette régionalisation s’appliquerait également dans le domaine de la formation des étudiants, qui se ferait dans les CHU locaux, en fonction des besoins régionaux, tout en prévoyant un quota supplémentaire, car il y aura toujours des passages de médecins d’une région à une autre. Dans un système ainsi conçu, les agences régionales ne seraient plus que les garantes, et non les gérantes, de la qualité des soins.

À la base, une des tâches est de réduire les « déserts médicaux » en les parsemant de ce que j’appelle des « oasis de santé », autour desquelles doit être repensé tout le maillage hospitalier du territoire.

Nous avons aujourd’hui tous les moyens de parer à la désertification, que ce soit dans les campagnes ou dans les centres-ville, grâce aux progrès de la télémédecine, sur lesquels je reviendrai. Mais atteindre cet objectif suppose aussi une conversion de nos structures. Il nous faut pour cela passer de la notion de groupes hospitaliers de territoire, qui ne s’intéressent qu’au service public, à la notion de groupes de santé territoriaux, intégrant tous les acteurs, privés comme publics, dans une coopération de plus en plus étroite, de façon à satisfaire les attentes de la population.

En pratique, cela passe par la multiplication des maisons de santé pluridisciplinaires, dont Jean-François Mattei a été à l’initiative lorsqu’il était ministre de la Santé et dont nous devons faire le pilier de la réforme de notre système sanitaire. On en compte 1000 environ en France aujourd’hui, mais on estime les besoins à 8000 ou 10 000, canton par canton et quartier par quartier. Il s’agit de petites structures regroupant en moyenne cinq à six médecins généralistes, en lien avec tous les corps de métier qui interviennent dans le domaine de la santé : infirmières, kinésithérapeutes, orthoptistes, psychologues, assistantes sociales, pharmaciens, dentistes… Elles doivent être envisagées comme des plateformes sanitaire de premier recours pour les patients, qu’elles mettront en relation, le cas échéant, avec les unités de soins et les spécialistes que leurs pathologies requerront.

Pour être au plus près des populations, ces maisons pourront avoir des antennes dans les villages, en utilisant les locaux qui existent déjà à cet effet dans les mairies ou les bureaux de poste, où se tiendront, un jour précis de la semaine, les consultations. La liaison pourra également se faire grâce aux moyens fournis par la télémédecine. Quand je dois expliquer cela à des populations qui expriment leurs inquiétudes à propos de la désertification, je leur réponds toujours que se nourrir est vital, et que pourtant il n’y a pas un marché tous les jours à Cajarc. C’est une affaire de régulation interne.

Ces maisons de santé seront d’autre part reliées aux hôpitaux et aux cliniques qui ont les spécialistes ou qui seuls peuvent prodiguer les soins les plus lourds. Dans ce dernier cas, le transport des malades sera assuré par des SMUR (services mobiles d’urgence) ou par hélicoptère. Nous avons à notre disposition un parc d’hélicoptère considérable, mais sous-utilisé en dépit de la crise et le risque terroriste. Entre les trois armées, la protection civile, les pompiers, le SAMU et la gendarmerie, nous ne sommes pas capables de mutualiser les transports héliportés. Or, le coût d’une heure d’hélicoptère est d’environ 2500 euros, alors qu’entretenir une équipe entière dans un petit hôpital à faire de la chirurgie une fois par semaine est beaucoup plus dispendieux et risqué de surcroît. Pour le reste, lorsqu’un déplacement ne s’impose pas, on doit imaginer des consultations de spécialistes dévolues uniquement aux appels des médecins généralistes. J’ai déjà expérimenté le procédé, en donnant ou confirmant un diagnostic à 400 km de distance. En quelques minutes, le généraliste, qui a le patient à ses côtés, a obtenu le renseignement voulu, sans frais de transport, ni délai d’attente avant la consultation.

Dans ce système de santé, tel que je le conçois, l’hôpital doit être considéré comme l’échec, le lieu de dernier recours. Plus le malade sera pris en charge en amont, moins on aura besoin des hôpitaux. L’heure est à la suppression des lits et à leur concentration, pas du jour au lendemain évidemment, mais à l’horizon d’une dizaine d’années.

Dans cette perspective, la création d’hôtels de patients mitoyens des plateaux techniques apparaît comme une option intéressante. Voici quarante ans de cela, les fondateurs du groupe Accor avaient proposé à Simone Veil, ministre de la Santé, la création des « hostels ». Elle était très intéressée, mais cette offre est restée sans suite à cause de l’opposition des syndicats. De fait, il n’existe actuellement pratiquement pas d’hôtel à côté des hôpitaux. Or, il faut imaginer l’hôpital de l’avenir comme une structure modulable : quelques lits dans des bâtiments en dur, pour la réanimation et les soins lourds, et autour des plateformes de traitement très sophistiquées, démontables et modifiables en fonction des évolutions technologiques, pour ne pas revivre la mésaventure de l’hôpital Georges-Pompidou contraint de casser les portes de son service de radiologie parce que les scanners de nouvelle génération n’y entraient pas. Et comme on met quinze à vingt ans entre la décision de construire un hôpital et son inauguration, les technologies évoluent nécessairement. Les patients ne seront plus logés dans l’enceinte de l’hôpital, mais dans des hôtels à proximité. Un système de patches permettra d’avoir toutes les constantes : le pouls, la tension, la température… et de les suivre par télématique. Une chambre d’hôtel, dans les petites régions, doit coûter entre 70 et 100 euros, contre 700 à 800 euros la nuit dans une chambre d’hôpital, pour ne pas faire mieux, au contraire : la nourriture est de qualité médiocre et servie à 11h du matin ou 6h du soir. Ce n’est pas ce dont a besoin le malade. Il faut arriver à combiner service privé et service public dans un partenariat pérenne qui permette que chacun apporte sa pierre. Certains savent faire de l’hôtellerie, d’autres des soins : qu’ils travaillent ensemble !

Cette concentration des hommes et des matériels est inévitable. Trop de petits hôpitaux sont en sous-emploi ! Leurs personnels doivent être redéployés dans les villes de grande et de moyenne importance, sur des plateformes dédiées. À quoi sert d’avoir un petit hôpital où, comme je l’ai vu dans une sous-préfecture, 3 chirurgiens se partagent 350 actes opératoires par an. L’un d’entre eux n’en faisait même pas cinquante, soit moins d’un par semaine. Ces hôpitaux sont de surcroît dangereux, car ils sont désormais désertés par les médecins français que l’on remplace par des médecins formés à l’étranger dont le niveau est tout à fait discutable. On assassine légalement dans notre pays et ce n’est plus supportable, parce que nous avons les moyens d’empêcher de telles situations. Je sais quelles sont les résistances pour défendre ces petits hôpitaux de campagne, qui sont souvent les premiers employeurs locaux, avec l’assistance des élus (députés, sénateurs, maires), mais leur maintien est incompatible avec un système de santé pérenne capable d’assurer une qualité de prestations conforme aux attentes de la population.

À l’échelon supérieur, les CHU doivent renouer avec leur vocation prioritaire comme lieux de recherche. Je milite pour que l’industrie revienne à l’intérieur des CHU pour aider les structures académiques (Inserm, CNRS), à travailler ensemble, en  développant des produits de santé innovants conformément aux protocoles en vigueur. Une fois validés les protocoles de phase II, on passera à la phase III en portant ces protocoles dans les maisons de santé qui doivent elles aussi participer au système universitaire.

La lutte contre la gabegie doit se manifester aussi par la rationalisation des examens. Nous dépensons six milliards d’euros par an en biologie, autant en radiologie, et quatre milliards en transports. Sachant, comme je l’ai dit, que la moitié des examens sont sans doute inutiles, sept à huit milliards peuvent être économisés. Je vois deux pistes pour cela. D’une part, prendre le temps d’écouter le malade, ce qui permet très souvent de réduire le nombre d’examens en arrivant à la bonne option. D’autre part, la concentration des outils. L’Allemagne, avec ses 80 millions d’habitants, a 350 laboratoires de biologie. Nous en avons 3450, pour 66 millions d’habitants. L’Allemagne a concentré la biologie sous la forme d’usines à traitement des examens, avec des niveaux de sécurité que nous n’avons pas de nos petits laboratoires. Le numérique et la possibilité de traiter à distance les échantillons sont en passe de révolutionner le métier de biologiste. Le constat est identique pour la radiologie : l’échographe est le stéthoscope du XXIe siècle. Il devrait être possible de faire de l’échographie dans toutes les plateformes sanitaires que j’ai décrites. On formerait à cet effet des infirmiers et des manipulateurs radio, quitte à ce qu’ils soient aidés à distance par un spécialiste qui guidera la sonde dans les endroits les plus compliqués avec son joystick.

 

La révolution des pratiques de soin pour une nouvelle répartition des tâches

 

Nous avons actuellement tous les outils pour assurer le meilleur diagnostic de la manière la plus rapide et avec le moins d’examens possibles. Si nous ne les utilisons pas, c’est uniquement par corporatisme et routine, alors même que la jeune génération que je vois à Paris-Descartes est tout à fait disposée à travailler avec les autres professionnels de santé, en utilisant les outils de la modernité. À l’heure où n’importe quelle famille française est capable d’utiliser Skype, nous refusons ces moyens qui pourraient permettre de relier les malades aux médecins, les professionnels de santé entre eux ainsi que les patients, au sein d’associations de malades.

L’intégration du numérique, il est vrai, bouleverse la répartition des rôles que nous avons connue jusqu’à présent, dans laquelle tout gravitait autour d’un médecin démiurge, seul apte à trancher et à intervenir. Demain, le médecin ne fera plus de diagnostic : la machine le fera pour lui. Les malades auront chez eux une application cryptée qui leur permettra de se cibler. Des questionnaires permettront de définir un personnage virtuel, à partir duquel on pourra émettre des hypothèses. Le malade qui se rendra chez le médecin aura ainsi commencé à travailler son cas, et la discussion qu’il aura avec lui sera encore plus riche, car nous serons au cœur de la discussion. Le pouvoir du médecin ne sera plus celui du savoir, mais celui de l’expérience, à partir de laquelle il décidera soit de valider ce qu’aura dit l’ordinateur, soit de passer outre. Dans certains cas, il faudra en effet déroger aux cadres, lorsque pour des raisons culturelles, familiales, socio-professionnelles ou religieuses, le malade que j’aurai en face de moi ne rentrera pas dans le moule ou même ne le voudra pas. Vous ne pouvez pas obliger quelqu’un qui ne veut se faire irradier à se soumettre à ce traitement. Et cela représente, d’expérience, environ 10 % des malades. C’est ma vocation de médecin de transgresser s’il le faut les règles établies pour répondre aux attentes d’une personne donnée. C’est ma valeur ajoutée. Elle est considérable sur le plan qualitatif, mais très faible sur le plan quantitatif.

Dans la plupart des cas, en effet, les normes de plus en plus détaillées qui encadrent les médecins, qu’elles émanent de Bruxelles, du ministère de la Santé ou des agences régionales de santé, indiquent très précisément ce qu’il convient de faire à tel stade de telle maladie. Ces tâches peuvent être déléguées à du personnel formé. Nous n’avons pas besoin de plus de médecins, mais d’infirmières de niveau master qui comme les sages-femmes auront le droit de prescrire et d’assurer un certain nombre de gestes. Nous pouvons former les premières en deux ans dans les universités. J’ai expérimenté cela dans mon service. Les résultats, vérifiés par l’IRDES (Institut de recherche et documentation en économie de la santé) sont probants : nous n’avons pas eu plus de complications lorsque ce sont des infirmières qui sont intervenues auprès des malades. Ceux-ci ont totalement adhéré au projet du reste. Cela a permis de rendre aux médecins 20 à 25 % de leur temps.

L’intégration des nouvelles technologies vaut aussi pour les opérations, en facilitant la gestuelle. Actuellement, le chirurgien opère assis, des joysticks à la main, avec une vision augmentée, et des bras télémanipulés qui font mieux que lui, car ils peuvent tourner à 360 °. On obtient donc une amélioration de la qualité du résultat grâce à ces outils, qui peuvent être mis, moyennant une formation appropriée, en d’autres mains que celles des médecins. Vous avez au Royaume-Uni des nurses endoscopistes et il a été prouvé qu’elles avaient moins de perforations que les médecins, parce qu’elles sont plus lentes.

On devra rompre, pour ce faire, avec la distinction entre médical et paramédical. Toute personne qui touche un malade, de l’aide-soignante au professeur de médecine, exerce un métier médical à responsabilité variable. Si nous adoptons cet état d’esprit, vous verrez que les acteurs se mettront à travailler ensemble au lieu que chacun tire comme aujourd’hui la couverture à soi. Il faut aussi reconsidérer le rôle des médecins généralistes, qui est la clé de la réforme du système. Leur nombre devra être augmenté, en même temps que sera réduit drastiquement celui des spécialistes. On révisera, en parallèle, la formation des jeunes médecins, qui peut être écourtée de deux années grâce à des moyens de simulation efficaces capables d’imaginer les cas les plus complexes et de mettre les acteurs en situation de les résoudre.

Cette délégation de tâches peut s’étendre à d’autres domaines. Je pense à celui, si sensible, de la prévention, qui doit se faire au plus près des populations, sur leurs lieux de vie, dans les écoles ou les entreprises. Nul besoin, pour cela, de médecins, mais de personnels dédiés, comme des infirmières, qui soient présents pour recevoir les personnels et répondre aux problèmes de burnout ou de surpoids.

Dans cette organisation, un rôle essentiel sera dévolu à la fonction de contrôle. Nous avons aujourd’hui un corps de médecins-conseils de la sécurité sociale, très honorables sans doute, mais qui souvent n’ont pas fait de médecine praticienne. Or, la complexité des techniques est désormais telle que seul un urologue pourra pleinement comprendre un urologue. Il faudrait donc utiliser les spécialistes qui arrivent à la fin de leur carrière, au prix d’une formation de quelques semaines sur la partie santé publique, pour qu’ils aillent rencontrer leurs confrères et voient ce que ces derniers font.

Une autre révolution que je souhaite promouvoir dans les pratiques médicales est de faire vérifier la qualité des soins par les patients. Le sujet est brûlant, car on court le risque d’obtenir des écarts importants entre une équipe qui acceptera de prendre des malades atteints de pathologies lourdes, avec des taux de mortalité éventuellement élevés, et une autre qui ne sélectionnerait que des cas plus bénins. Mais il est possible d’y remédier désormais grâce aux bases de données, qui nous permettent de déterminer qui fait quoi, de sorte qu’il devient difficile de tricher. Or, je pense qu’il est essentiel qu’on analyse de façon globale les résultats de nos traitements, en suivant à long terme les patients une fois ceux-ci revenus dans leur environnement familial et professionnels. J’ai moi-même créé un logiciel qui m’a permis de suivre les patients que j’ai opérés de la prostate sur plusieurs années. Cela ne coûte rien : tous les ans, ils renseignent un questionnaire validé internationalement que nous leur envoyons. Cela nous a ouvert des horizons inimaginables sur nos pratiques. Nous devons faire confiance aux patients. Ils sont d’une certaine façon nos professeurs.

Reste la délicate question de la prise en charge financière de ces soins par un système d’assurance maladie. Je ne crois pas au schéma développé par Didier Tabuteau et Martin Hirsch sur le NHS (National Health Service) à la française. On a vu les conséquences du tout public au Royaume-Uni. L’hôpital de Stafford a connu près de 1000 morts en cinq ans, dans une maltraitance inimaginable, au point que le premier ministre David Cameron a dû s’emparer du sujet. Je suis par conséquent hostile à la création d’un grand système public qui n’aura pas la capacité de se réformer, car privé de concurrence pour agir. L’idée, sur le plan assurantiel, serait de mettre en concurrence les assureurs et les mutuelles dès le premier euro, jusqu’à un seuil donné qui serait déterminé en fonction du revenu des personnes. Ceux qui n’auraient pas beaucoup de moyens ne paieraient rien, ceux qui le peuvent beaucoup plus, jusqu’à une somme au-delà de laquelle le système public prendrait complètement en charge les soins administrés. Poser la question en termes de petit ou de grand risque couru par le patient, comme cela a été fait au cours de la campagne électorale, n’est pas pertinent, car trop aléatoire. On ne mesure jamais à l’avance la gravité d’une pathologie. Le problème est avant tout un problème d’argent.

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En guise de conclusion, je voudrais attirer l’attention sur certaines tendances qu’on voit se développer et que je dénonce dans un essai récent, Homo Artificialis. Plaidoyer pour un humanisme numérique . Que ce soit sur la côte Ouest des États-Unis ou en Chine, se fait jour la tentation d’une médecine démiurgique : aujourd’hui, on demande au médecin de réparer ; demain, on lui demandera d’augmenter l’homme. Or, les moyens financiers et technologiques engagés dans ces recherches sont considérables. La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), l’agence de défense américaine, injecte des milliards de dollars chez Apple, Google et les autres entreprises de la Silicon Valley pour maîtriser le monde sur le plan informatique, tandis qu’à Shenzhen, le Genom Project cherche à porter le QI à 150. Cette approche quantitative de l’être humain est insupportable ; elle a oublié ce que la substance de l’être humain était dans le qualitatif. Les transhumanistes, qui pensent qu’en augmentant nos capacités cognitives et physiques on sauvera l’humanité, sont fous. Je ne vois pas un jour un robot ou une intelligence artificielle se sacrifier pour une cause qui la dépasse. J’ai parfois l’impression que nous renouons avec le XIXe siècle scientiste, où on croyait que la science sauverait le monde. Ces graves dérives nécessiteront sans doute une régulation internationale, car on ne peut pas rester avec des entrepreneurs et des ingénieurs qui vous promettent de flirter avec l’immortalité, d’augmenter vos capacités visuelles et auditives et de connecter vos neurones à une espèce de cloud rose éthéré : le « paradis » numérique de demain.