Quelles sont les évolutions de l’Union économique et de l’Union politique nécessaires pour assurer la pérennité de l’Union monétaire européenne ?

Séance du lundi 27 novembre 2017

par Herman Van Rompuy
ancien président du Conseil européen

 

Il sera question dans ces pages de l’Union économique et monétaire ; mais aussi, plus généralement, de l’Union européenne et de son avenir. Parce qu’il est désormais possible de parler à nouveau d’avenir lorsqu’on évoque l’Union économique et monétaire et l’Union européenne. À la fin de l’année 2016, ou même dans les premiers mois de 2017, on prenait encore un risque en avançant ce terme.

 

Quel est l’état économique et politique de l’Union ?

 

Commençons par l’économie. Elle se porte bien. La croissance économique a été de 2 % en moyenne les deux dernières années et les perspectives pour les années à venir sont du même ordre de grandeur. En fait, nos performances économiques sont maintenant supérieures à celles des États-Unis. Les États-Unis ont démarré plus tôt leur redressement, mais par habitant nous faisons désormais mieux que nos partenaires transatlantiques. Nous sommes dans la cinquième année de redressement économique et le taux de confiance des consommateurs et des producteurs est à un niveau qu’on n’avait plus vu depuis seize ans. Cette croissance économique est plus solide et soutenable que celle que nous connaissions avant la crise bancaire, parce qu’elle n’est pas le résultat d’une accumulation excessive de dettes, privées comme publiques. Le déficit budgétaire dans l’Union européenne est, en moyenne, à un niveau de moins de 1 % du PIB. Nous revenons de très loin. Un élément capital pour la zone euro, depuis quelques années, est l’amorce – et même plus que l’amorce – d’une convergence des développements économiques voire des politiques économiques, car il n’y a pas de monnaie commune sans politiques communes. Y sommes-nous tout à fait ? Non, mais nous avons fait de très grands progrès. La convergence de l’inflation, de la balance des paiements et même des déficits budgétaires est une avancée remarquable. Bien sûr, les niveaux sont encore totalement divergents sur certains points, entre autres en ce qui concerne le chômage. Même sur ce dernier point toutefois, les marchés de l’emploi nationaux vont désormais dans la même direction. Cette convergence est capitale pour la stabilité de l’Union économique et monétaire.

Parmi les problèmes économiques persistants figurent l’insuffisante compétitivité des économies européennes et le niveau du chômage dans certains pays, qui est toujours inacceptable, en particulier le chômage structurel des jeunes. Quant au déficit des finances publiques, même inférieur (en moyenne) à 1 % du PIB, il demeure à la merci d’une éventuelle remontée des taux d’intérêt dans les années à venir. Or, je crois qu’ils remonteront, même si cette hausse devrait être moins prononcée qu’elle l’a été par le passé. Nous ne devons donc pas nous leurrer sur les défis qui nous attendent. Mais si l’un de nous avait affirmé en 2012 ou 2013 que la zone euro créerait six millions d’emplois entre 2014 et 2017, et l’Union européenne dans son ensemble neuf millions, personne ne l’aurait cru. Il est permis, de temps à autres, de se réjouir de certains résultats.

Pour autant, l’embellie économique ne donne pas nécessairement dans les urnes les résultats escomptés. En France et aux Pays-Bas, les partis au pouvoir ont subi en 2017 de lourdes défaites. C’est très net aux Pays-Bas, où le parti social-démocrate, qui a coopéré très activement à la politique de redressement – l’ancien ministre des Finances Jeroen Dijsselbloem, qui était en même temps le président de l’Eurogroupe, était issu de ses rangs – a perdu environ 75 % de ses voix : il est passé de 39 à 9 sièges, malgré un résultat économique dont il pouvait être fier. La fameuse réplique associée à Bill Clinton lors de sa campagne face à George Bush père, « It’s the economy, stupid », n’est plus vraie. De nombreux autres éléments, dans notre société, déterminent le comportement électoral et le sentiment de malaise qui est souvent à l’origine de ce dernier. La situation politique, à tout le moins, appelle des analyses nuancées.

Au début de 2017, beaucoup en Europe pensaient que s’annonçait une période très difficile en France et aux Pays-Bas – un pays auquel le Flamand et le Belge que je suis est nécessairement très attentif. Tout le monde était convaincu que l’extrême-droite néerlandaise allait se hisser à la première place – la configuration électorale est telle dans ce pays que le parti qui arrive en tête a généralement un score de 20 % des voix. On craignait plus généralement que le populisme prît le pouvoir en Europe occidentale. Les choses se sont passées autrement ; il est inutile d’y revenir, les faits sont bien connus. Ce qu’on observe maintenant est assez curieux, et très intéressant d’un point de vue politique. Je relève tout d’abord que les partis populistes abandonnent ou nuancent leur discours anti-européen et anti-euro. En Italie, le mouvement Cinque Stelle a fait une tentative pour rejoindre au Parlement de Strasbourg un groupe parlementaire pro-européen – il a échoué à cause de l’opposition des libéraux. Même dans la campagne présidentielle autrichienne de 2016, le candidat du FPÖ, Norbert Hofer, a dû pour ainsi dire promettre que l’Autriche ne quitterait ni l’Union européenne, ni la zone euro. Et je pourrais multiplier les exemples. Cela s’explique par un soutien plus large des opinions publiques à l’adhésion à la zone euro et à l’Union européenne après le choc du Brexit. Les citoyens des pays d’Europe sont généralement inquiets ; ils ont l’impression de vivre dans un monde instable, et un –exit serait un facteur d’instabilité supplémentaire. Les populistes ont ressenti ce besoin de stabilité. Un populiste, par définition, veut être populaire, et si l’euro devient plus populaire, il doit suivre le mouvement et adapter son discours. L’euro est-il populaire dans le sens habituel de ce terme ? Non : il n’y a pas un « euro-enthousiasme ». Mais après l’expérience du Brexit, la conviction que quitter l’Union européenne serait une aventure est solidement ancrée chez de nombreux Européens.

Une seconde observation est que les partis traditionnels, qui sont généralement pro-européens, reprennent, avec des degrés variables, le discours populiste sur l’identité et sur les courants migratoires. Il existe une forme de convergence. Cela permet par exemple à l’Autriche de faire un gouvernement ÖVP/FPÖ sans que le reste de l’Europe soit très ému, loin des réactions que nous avions connues lors de la formation du gouvernement de coalition Schüssel de 2000, lorsque celui-ci avait ouvert ses rangs à des ministres venus du FPÖ.

 

Regain des tendances centrifuges

 

Je ne m’attarderai pas sur la Catalogne et sur sa tentative avortée d’indépendance après le référendum du 1er octobre 2017, mais j’observe que même dans ce cas, qui relève apparemment des affaires internes d’une nation, il existe une contrainte européenne et un cadre européen : une région qui déclare son indépendance de manière unilatérale et anticonstitutionnelle ne doit pas s’attendre à être reçue à bras ouverts par l’Union. Ce sont les pays membres de l’Union européenne qui tranchent, et leur avis, en l’espèce, a été négatif. On est obligé de tenir compte du fait européen.

Il se trouve que cet épisode se déroule sur fond de renaissance du nationalisme, qui est cependant moins fort dans l’Union européenne que dans le reste du monde. Le nationalisme est en marche aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Russie, en Chine, au Japon. Il n’y a pas de nationalisme européen, et même en Europe le nationalisme « national » se limite à quelques pays. Le cas de la Catalogne est exemplaire dans le sens où on y observe un début de nationalisme régional, toutefois provoqué par la crise, parce que cette région a eu l’impression de devoir payer deux fois : à cause de la crise, qui frappe tout le monde, et pour les autres. Le même raisonnement est tenu par les mouvements séparatistes belges et italiens, mais aussi au niveau européen, où certains pays ont l’impression qu’ils paient pour les autres. La solidarité, dans une période de crise, est sous pression.

Je conclus ce passage sur la situation politique en ajoutant que les mouvements populistes ont perdu certaines batailles, mais pas la guerre. Les années qui viennent nous offrent l’occasion – a window of opportunity pour le dire en anglais – d’apporter des réponses à des frustrations et à des inquiétudes. Si nous n’y parvenons pas, le populisme reviendra avec plus de force encore d’ici quatre ou cinq ans.

Un autre élément saillant, de l’état des lieux de l’Union européenne, est le Brexit, qui est une amputation politique de premier ordre. Pour la première fois, qu’un pays membre quitte l’Union européenne. On croyait que le projet était irréversible. Il était d’ailleurs voulu tel, et l’Union monétaire avait encore conforté l’irréversibilité de la construction européenne. Les liens devaient être si forts qu’aucun pays ne devait avoir intérêt à faire la guerre. Or, voici qu’un des membres renonce à ce projet. Ce n’est sans doute pas un hasard, toutefois, s’il s’agit de la Grande-Bretagne. Rappelons que celle-ci n’a rejoint la CEE qu’une génération après les pays fondateurs, en 1973 – une adhésion, qui, il est vrai, a longtemps été retardée par l’opposition du général de Gaulle. Le Royaume-Uni n’a jamais été membre que du premier pilier de la construction européenne, le Marché commun, pas du second (l’espace Schengen), ni du troisième (la zone euro) ; il est le pays le moins intégré de l’Union européenne. Techniquement, il lui est donc plus facile qu’à d’autres de quitter l’Union. Un pays qui, en revanche, quitterait la zone euro, serait immédiatement sanctionné par les marchés financiers. C’est pourquoi l’exemple britannique n’a pas été suivi.

 

Le couple franco-allemand : responsabilité et solidarité pour l’Europe

 

Les élections françaises de 2017 ont remis sur le devant de la scène le rôle du couple franco-allemand dans la relance du projet européen, mais en modifiant les équilibres internes de ce couple. On pensait jusque-là que l’Allemagne serait l’élément moteur ; les rôles se sont pour ainsi dire inversés. La situation politique en Allemagne, aux lendemains des élections législatives de septembre 2017, n’est sans doute pas aussi catastrophique que certains le croient : nous sommes habitués, en Belgique, aux difficultés inhérentes à la formation d’un gouvernement de coalition. Mais il faut être conscient que l’idée de solidarité, d’assistance mutuelle, sera à l’avenir en Allemagne beaucoup plus sous pression qu’avant les élections, et que certaines réformes seront plus dures à faire accepter aux Allemands.

Une seconde considération est que le moteur franco-allemand est très important dans le domaine socio-économique. Mais dans le dossier des migrations, et dans celui de la sécurité en général, on doit tenir compte d’autres pays de l’Union. Certains parlent d’une tension entre l’ouest et l’est du continent, mais c’est plus compliqué que cela. Même en Europe occidentale, les questions migratoires sont le noyau dur du discours populiste. Je ne suis pas convaincu que les opinions publiques en Europe occidentale et en Europe centrale aient des positions très éloignées sur ces questions, alors que leurs gouvernements s’opposent à ce propos. Là aussi, la solidarité est sous pression. Rappelons-nous des polémiques qui entourent la question de la relocalisation des réfugiés à travers l’ensemble du territoire européen. Cette décision a été prise par un vote en conseil des ministres européens de la Justice et de l’Intérieur le 14 septembre 2015. Elle devrait donc être exécutée, surtout après que la Cour de justice de l’Union européenne a jugé qu’elle avait une base légale suffisante. C’est un élément capital tant d’un point de vue constitutionnel – au nom du respect de l’état de droit européen – que sur le plan moral – au nom de la solidarité. Dans la crise des réfugiés comme pour celle de la zone euro, nous devons arriver à un compromis entre les valeurs de la responsabilité et de la solidarité. Nous avons besoin des deux, car tout blocage sur le plan de la solidarité met la responsabilité en danger.

Dans le couple franco-allemand, l’Allemagne représente le versant de la responsabilité. Elle l’a montré sur le chapitre de la compétitivité ou sur celui de ses finances publiques. La France, tout en n’appartenant pas aux pays du sud de l’Europe, comprend davantage les problèmes et la sensibilité de ces pays, beaucoup plus que les Allemands. C’est pourquoi la coopération de la France et de l’Allemagne est nécessaire à la relance de l’Union européenne, qui comprendra au moins deux chapitres : un sur la stabilité de la zone euro, l’autre sur le maintien ou le renouveau de l’espace Schengen. Or, dans ces deux chapitres, les aspects de la solidarité et de la responsabilité sont présents.

 

L’Union européenne sur la scène mondiale

 

La question migratoire nous rappelle que l’Union européenne s’insère dans un cadre mondial en mutation. J’ai évoqué les nationalismes qui montent partout dans le monde. Un autre élément doit cependant être pris en compte. Le Moyen-Orient, longtemps tenu pour la région la plus dangereuse, est devenu moins stratégique depuis la révolution des gaz et des pétroles de schiste. C’est en Asie orientale que les risques de guerre sont désormais les plus importants, ce qui est paradoxal au regard de l’analyse développée par Dominique Moïsi. Dans La géopolitique de l’émotion (2009), celui-ci distingue trois émotions, qu’il associe chacune à une aire géographique : la peur à l’Occident, l’espoir à l’Asie et l’humiliation au monde arabe. Or, le « continent de l’espoir » est désormais menacé par la guerre : pensons aux ambitions nucléaires de la Corée du Nord (où le problème est compliqué par le comportement erratique d’au moins deux des leaders en charge de ces affaires), à la rivalité entre la Chine et les États-Unis (déjà perceptible sous la présidence de Barack Obama), aux tensions provoquées par les exigences territoriales de la Chine, dont un des résultats est de pousser à un rapprochement entre l’Inde, le Japon et le Vietnam. L’Asie est donc loin d’être un espace homogène : il faudrait en parler au pluriel. Gideon Rachman parle d’easternization du monde, un concept difficile à traduire (orientalisation renvoie sans doute davantage au domaine des arts et des lettres), mais dont on comprend bien ce qu’il recouvre. Le rapport de forces, dans le monde, a profondément changé, mais c’est surtout sur le plan économique, qui est précurseur du politique et du militaire. Si la Chine occupe un rôle si important dans le monde aujourd’hui, c’est parce qu’elle est la première économie mondiale en termes de parité de pouvoir d’achat, avant l’Union européenne et avant les États-Unis. Même si l’armée chinoise s’est beaucoup développée, la base de son pouvoir est l’économie. C’est pourquoi le président Obama a parlé de pivot to Asia : le centre de gravité change ; c’est en Asie que les choses se passent. La Russie et la Turquie, pour cette raison, se rapprochent maintenant de l’Asie, qui leur apparaît comme le continent de l’espoir ; on verra si c’est pour eux un bon choix. Si l’économie demeure fondamentale, et que le militaire joue un rôle moins important qu’il y a quelques décennies, l’Union européenne aura sans doute elle aussi la possibilité de tirer son épingle du jeu. J’y reviendrai plus loin.

Quelles conséquences cette évolution géopolitique a-t-elle sur l’Union européenne ? L’Europe est entourée de guerres ; en Ukraine, en Syrie, en Afrique du Nord, et ne peut plus compter sur un soutien inconditionnel des États-Unis, basé sur l’article 5 du traité de l’OTAN. C’est pourquoi l’idée d’une Europe de la défense revient en force, alors qu’elle était en sommeil depuis les années 1950. Des progrès spectaculaires ont été faits ces dernières années. Je me souviens du conseil européen que j’avais organisé en décembre 2013 sur le thème de la défense européenne, où nous avions dû nous limiter aux aspects économiques et industriels, afin de ne pas effaroucher les Britanniques. Désormais nous parlons d’une coopération structurée et permanente et de ce que les armées de 23 pays peuvent faire ensemble. Même le Royaume-Uni, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Boris Johnson, a montré son intérêt. Le manque de loyauté de la présidence américaine a renforcé le besoin d’une Europe militaire.

Vous connaissez l’expression d’Henry Kissinger : pour l’Europe, qui dois-je appeler ? Cette question, on peut la retourner aux États-Unis : qui appeler désormais ? Le président ? Son chef de cabinet ? Son ministre de la Défense ? Le secrétaire d’État ? Le Congrès ? On voit combien les choses peuvent rapidement changer.

L’Union européenne, dans ce nouveau cadre, doit rester un champion du libre-échange, du commerce libre et juste. Je préfère pour mon compte parler de « commerce basé sur des règles » : « rule-based trade ». On doit le faire aussi sans la Grande-Bretagne. Il y a encore suffisamment de bonnes volontés pour continuer à avancer dans cette direction. Mais on doit se battre d’abord en interne, car ce n’est plus une idée qui fait consensus dans l’Union européenne. Il existe, à droite comme à gauche, des tendances protectionnistes. On doit se battre aussi contre les tendances protectionnistes des États-Unis, même si elles ne se sont pas encore matérialisées. Enfin, nous devons affronter la différence entre le discours chinois sur la mondialisation et la réalité, qui est tout autre. L’Union européenne demande aux Chinois une égalité de condition pour nos investisseurs en Chine, et une égalité de condition quant aux importations chinoises en Europe, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’aller jusqu’à la guerre commerciale. Nous sommes encore, pour cela, en dialogue avec la Chine qui est un partenaire stratégique même si nous avons des différends.

La meilleure preuve que l’Union européenne poursuit cette politique de libre-échange est l’accord qu’elle vient de conclure avec le Japon, qui est l’un des plus importants accords de libre-échange conclu avec l’Union européenne. J’espère que les accords avec l’Argentine et avec le Brésil pourront être finalisés dans le courant de 2018 : nous devons être présents sur ces marchés dans lesquels la Chine ne cesse de gagner des parts.

 

Des défis à court et à long terme

 

Je n’insisterai pas sur les éléments qui ont trait à la compétitivité européenne. Nous devons rester une société d’innovation, bien que notre société soit vieillissante et présente par conséquent une certaine aversion au risque. Un retard est quasi insurmontable s’est creusé entre les Européens et les GAFA, qu’il convient de combler s’il est encore temps. Nous ne devons pas être à la traîne non plus dans les nouveaux marchés, tel celui des voitures électriques. La Commission européenne en est tout a fait consciente et le rappelle régulièrement, pour que nous ne tombions dans la dépendance ni des États-Unis, ni de la Chine. L’Allemagne, qui est un grand pays exportateur d’automobiles, doit naturellement être sensible à la question la voiture électrique, qui est l’avenir.

Un secteur où l’Europe affiche des résultats satisfaisants est précisément celui de la transition vers une économie bas-carbone. Nous avons atteint notre objectif d’avoir en 2020 des émissions de gaz à effet de serre inférieures de 20 % à ce qu’elles étaient en 1990. Mais les baisser, d’ici 2030, de 40 %, comme nous nous y sommes engagés, sera un défi considérable. En général, un effort s’impose pour augmenter notre productivité. Le ralentissement de cette dernière, que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni ou dans l’Union européenne, doit nous préoccuper pour la raison élémentaire qu’une croissance économique de plus de 2 % est indispensable au maintien et au financement de nos modèles sociaux. Si notre population augmente à peine – en Allemagne, en Italie, en Espagne et dans un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale, la population est déjà en déclin –, et qu’il n’y a pas d’augmentation de la population active et du nombre d’heures travaillées, seule la productivité sera à même de tirer le PIB.

Toutes ces raisons militent pour que nous relancions le projet européen.

Nous devons nous occuper aussi du Brexit. Il faudra beaucoup d’énergie à nos hommes politiques pour éviter le pire, à savoir que la Grande-Bretagne quitte l’Union européenne sans un accord, de manière unilatérale. Le danger est plus sérieux pour eux que pour nous. 45 % des exportations britanniques en biens et services – secteur financier inclus – vont en direction des 27. À l’inverse, les exportations des 27 vers le Royaume-Uni ne représentent que 8 % de leur total. Un passage délicat sera la possibilité, en décembre, de négocier un accord de libre-échange. Si elle échoue, les Britanniques pourraient rejeter la faute sur l’Union européenne et décider de partir sans accord, quitte à payer le prix fort. L’économie ne dicte pas toujours l’agenda politique : le Brexit lui-même n’est pas le fruit d’une rationalité politique.

 

Un plan de relance de l’Union européenne

 

La relance de l’Union européenne doit s’articuler, de mon point de vue, autour de trois chapitres : prospérité, sécurité et équité.

Sur le chapitre de la prospérité, le raisonnement est simple. Si nous voulons continuer à avoir une prospérité économique solide pour financer nos modèles sociaux, nous avons besoin de davantage de productivité qu’aujourd’hui (moins de 1 % par an en moyenne). Or, la croissance de la productivité suppose d’investir dans le capital financier – c’est pourquoi l’Union des marchés et des capitaux est si importante –, dans le capital humain et dans le capital physique. L’Union européenne s’est dotée, dans cette perspective, d’un plan d’investissements pour l’Europe, le plan Juncker, qui est exécuté d’une façon minutieuse et représente 2 % du PIB européen : un grand programme donc, certes moins ambitieux que le programme chinois One Belt, One Road, mais qui est inédit sur notre continent. Il est impératif de continuer à investir dans la recherche et développement, y compris sur le plan européen. Notre programme scientifique est le plus important au monde (entre 70 et 80 milliards sur une période de sept ans). Le nouveau projet pour le budget européen doit donner la priorité à l’innovation et à la recherche et développement. L’approfondissement de notre marché intérieur, le numérique, l’énergie, les services sont d’autres points qui requièrent notre effort. On y travaille, mais trop lentement.

Parmi tous ces plans, ceux pour une véritable Union économique et monétaire tiennent une place de choix. J’ai lancé en 2012 le plan des quatre présidents (ceux du Conseil européen, de la Commission européenne, de l’Eurogroupe et de la Banque centrale européenne) pour renforcer l’Union économique et monétaire. En 2015 a été présenté celui des cinq présidents (incluant le président du Parlement européen). On sait ce qu’on doit faire, sur le plan de l’Union bancaire et de l’Union économique comme de l’Union budgétaire. Les idées ne manquent pas, mais uniquement le courage et le leadership politique. Bien sûr, ces mesures seront graduelles, comme toujours depuis le début de l’Union européenne. Elles devront aussi, même les plus modestes, respecter un équilibre entre responsabilité et solidarité. J’insiste enfin pour que nous les accompagnions de décisions d’applications quasi immédiates, de manière à les rendre crédibles. Depuis cinq ans, nous n’avons fait aucun progrès dans l’approfondissement de l’Union économique et monétaire. Qu’il s’agisse du mécanisme de résolution des crises ou de la garantie des dépôts sur le plan européen, nos avons besoin de plans dont la première étape soit exécutée sans retard. La dernière crise nous a contraints à prendre des mesures importantes et nécessaires ; il nous faut désormais agir en dehors de ce contexte. Le rôle du leadership franco-allemand est précisément de préparer les autres États membres à anticiper une nouvelle crise en prenant dès à présent les mesures qui en limiteront les effets, voire empêcheront qu’elle survienne. La Commission européenne peut apporter des idées, mais dans le fonctionnement des institutions européennes la règle est très claire : la Commission propose, les États membres disposent. Il leur revient donc de prendre leurs responsabilités.

Je ne m’étendrai pas sur la question de la sécurité. Je relève seulement que les migrations sont au cœur du débat politique depuis longtemps, bien avant la crise bancaire. Cela n’a rien à voir avec l’économie. La seule solution est de remplacer l’immigration illégale par l’immigration légale, car si nous ne réussissons pas à freiner l’immigration illégale, nous ne trouverons pas les soutiens nécessaires à une politique d’immigration légale. Or, dans un certain nombre de pays celle-ci est inévitable à cause de l’évolution démographique. Ce raisonnement rationnel n’a toutefois aucune chance d’être compris si on n’enlève pas certains éléments d’irrationalité. C’est le grand défi posé à nos sociétés, d’autant plus que le problème se posera vraisemblablement pendant des décennies, ne serait-ce qu’à cause de l’explosion démographique de l’Afrique.

La dernière composante de ce plan de relance est l’équité, qui est une vertu sous-estimée. Les inégalités ont frayé à Donald Trump le chemin vers le pouvoir. Aux États-Unis, les salaires n’ont pratiquement plus augmenté depuis 1973. Or, quand les salaires ne suivent pas la productivité, ce sont les profits qui augmentent. Un petit pourcentage des citoyens américains a à lui seul accaparé près de 50 % de la croissance économique à partir du milieu des années 1970. On trouve ces inégalités croissantes surtout dans le monde anglo-saxon. Dans l’Union européenne, les inégalités, mesurées par le coefficient de Gini, sont également croissantes entre les États membres et à l’intérieur des États membres, quoique moindres qu’aux États-Unis. Le problème ne se pose pas dans tous les pays ; en Belgique, les inégalités ont même diminué, mais le problème subsiste malgré tout. La flexibilisation du marché du travail, la pression de la mondialisation et le développement du numérique rendent inéluctable la croissance des inégalités. C’est de l’échelon national que doivent prioritairement venir les réponses, parce que c’est là que les différences sont les plus flagrantes. Mais on peut agir aussi au niveau européen, comme on le fait depuis 2012 avec la lutte coordonnée contre la fraude et l’évasion fiscales, dans laquelle les résultats se font sentir. La commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, fait un travail remarquable pour garantir des conditions égales entre les grandes entreprises multinationales, comme au niveau des petites et moyennes entreprises. La lutte contre le dumping social et le dumping commercial n’est pas moins importante que celle contre le dumping fiscal. La Commission européenne est également appelée à renforcer certains instruments, lorsqu’elle doit, par exemple, combattre la corruption.

 

Deux remarques conclusives

 

Je termine sur deux considérations.

La première est sur la prétendue Europe à plusieurs vitesses. Je remarque d’abord qu’elle l’est déjà aujourd’hui : tous les pays membres de l’Union européenne ne sont pas nécessairement membres de l’espace Schengen ou de la zone euro. Je note ensuite que depuis le traité de Lisbonne il existe un instrument pour la coopération renforcée. Cette possibilité, du reste, existait déjà auparavant. Combien de fois en avons-nous fait usage ? Deux fois, et pas sur les plus grands sujets. Nous avons donc des moyens de progresser et une différenciation est possible pour les États qui veulent aller de l’avant. J’éprouve néanmoins une certaine réserve face à l’idée que certains pourraient constituer, dans un certain nombre de domaines, une avant-garde, que les autres devront suivre. J’observe au passage qu’il sera difficile de constituer un groupe d’avant-garde. Même le Benelux n’existe plus : les Pays-Bas ont pris une toute autre option que la Belgique. Les différences ne sont pas moindres entre les six pays à l’origine de l’aventure européenne. Si nous voulons avancer, utilisons les instruments existants, en sachant qu’approfondir la zone euro et l’espace Schengen est pour moi le plus grand défi.

La seconde considération est que tout ce programme de relance sera manqué si nous ne donnons pas de réponses aux grandes frustrations de nos sociétés. Personne ne m’a jamais demandé dans la rue : « Qu’en est-il du ministre des Finances de la zone euro ? » En revanche, on me pose des questions sur l’emploi ou les flux migratoires. Si nous négligeons cette vue d’ensemble, les populismes reviendront à la charge d’ici quelques années. Le grand danger que court l’agenda du Conseil européen est justement de perdre cette vision et de compartimenter le projet, sans convaincre personne à la fin. Nous devons garder ce fil rouge, même dans les compromis que nous ferons entre responsabilité et solidarité. Le grand défi, au fond, est celui-ci : comment concilier nos sociétés et nos démocraties ouvertes avec le besoin d’une « Europe qui protège », comme le disait le président Mitterrand – une Europe qui protège contre le chômage, contre les migrations massives et illégales, contre le changement climatique, contre le dumping fiscal, commercial, social, contre le terrorisme ou contre la corruption ? Si nos concitoyens ont le sentiment de n’être pas suffisamment protégés, ils n’accepteront plus nos démocraties et nos économies ouvertes. Sans protection, on tombe dans le protectionnisme. Comment faire de l’Europe à la fois un espace ouvert – a space – et un lieu où on se sent rassuré, un chez-soi – a place ? Comment concilier ceux qui déménagent et ceux qui restent à la maison ? Les web people avec les wall people – ceux qui construisent des murs dans leur cœur et dans leur tête ? Tel est le nœud du problème, qui ne concerne pas seulement les États membres de l’Union européenne, mais aussi les États-Unis et l’Occident en général. La relance du projet européen passe à l’évidence par des mesures ponctuelles, très précises, mais elle réclame aussi ce compromis. C’est avec cette dynamique et cette philosophie que nous devons renouer, sous peine d’échouer.

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