Assurer un logement aux jeunes ménages : comment réformer notre politique de logement ?

Séance du lundi 11 décembre 2017

par Étienne Wasmer
Professeur à Sciences-Po

 

 

Introduction

 

L’accès au logement des jeunes ménages est l’intersection de quatre problématiques interdépendantes qui doivent se traiter simultanément . Il y a d’une part un problème de hausse des prix (section 1) ; ensuite, une question de localisation et notamment l’existence de forts gradients spatiaux de prix et de loyers au sein des agglomérations et sur le territoire (section 2) ; un problème de mobilité du parc qui s’analyse en terme de flux entrants et sortants, qui comme souvent défavorise les jeunes si le marché est trop peu fluide (section 3); et enfin une question de redistribution : le marché du logement peut générer de grandes inégalités, notamment dans le bas de la distribution des revenus, mais aussi permettre l’accumulation de patrimoine, pour les classes moyennes et supérieures (section 4).

La particularité du logement est d’être un bien de nécessité absolue. De ce fait, une politique exclusivement basée sur des revenus et des transferts peut être insuffisante, et il convient alors de réfléchir à une intervention directe comme par exemple la construction de logements sociaux ou des politiques fiscales visant à développer un parc à loyers modérés. Le logement se partage par ailleurs en différents parcs : il y a l’achat-vente, le locatif privé, le locatif social et la part résiduelle est le logement à titre gratuit. Comme le graphique 1 l’illustre, la part des propriétaires est d’environ 58 % en 2011 eux-mêmes se partagent en propriétaires-accédants (remboursant un emprunt, 17,7 %) et propriétaires ayant déjà remboursé leur emprunt (40,4 %); les locataires du parc privé représentent 23,7 %, ceux du parc social 14,5 %, une partie résiduelle étant logée en meublé ou à titre gratuit. Lorsque l’on compare ces taux par quintiles de revenu, des 20 % les plus défavorisés aux 20 % les plus favorisés, on constate que la part des propriétaires augmente avec le revenu et que la part de locataires du parc privé diminue avec ce niveau .

Le logement peut s’analyser selon plusieurs prismes : il est source de redistribution, il est un moyen d’épargne et de consommation de service. Il est aussi, ce qui ne doit pas être oublié, un puissant facteur d’efficacité économique lorsqu’il est suffisamment fluide : le marché locatif privé, en particulier, est le segment qui permet le mieux d’assurer la mobilité des personnes, des ménages, du capital humain, des jeunes. Il est notamment indispensable pour ceux qui ne peuvent acheter.

L’immobilité forcée d’un marché non fluide est a contrario un facteur de détresse : si l’on ne peut quitter un quartier éloigné de son lieu de travail pour s’en rapprocher, ou si l’on ne peut quitter un quartier pour l’éducation de ses enfants, ou encore pour fuir des incivilités, alors le coût humain et psychologique est important ; en ce sens, le droit à la mobilité est un droit humain fondamental.

Enfin, le logement est un lieu d’hétérogénéité des situations. La France est un pays intermédiaire selon deux dimensions ; une proportion importante de sa population est propriétaire occupant, plus qu’en Allemagne ou surtout qu’en Suisse mais moins que les pays du Sud de l’Europe ; et dans le parc locatif, le logement social occupe une part importante, qui la rapproche de la Suède ou de l’Autriche.

L’action publique a tendance à pratiquer le ciblage sectoriel ou catégoriel, parce que cela rend les mesures plus visibles politiquement. Mais ce n’est pas toujours efficace : par exemple, l’accès au logement des jeunes ménages est difficile, mais c’est peut-être plus la résultante de dysfonctionnements généraux selon ces quatre dimensions que parce que ces personnes sont jeunes et qu’il faudrait donc cibler des aides vers ce public particulier. C’est seulement en dernier recours qu’il convient de créer des dispositifs spécifiques à ces publics, lorsqu’on a épuisé les réformes de structures qui remédient au problème de base.

Pourquoi estime-t-on cependant qu’il est nécessaire d’intervenir sur le marché du logement ? Le logement est un bien tutélaire tel que défini par Richard Musgrave (Musgrave, 1957), c’est-à-dire un bien dont il faut affecter la consommation par les ménages pour pallier différentes externalités. La consommation d’espace par les ménages est en effet associée à diverses externalités : la composition socio-économique du proche voisinage a des effets externes sur les résultats scolaires des enfants. Par ailleurs, des études suggèrent un lien causal entre la scolarité et le fait de partager sa chambre avec ses frères et sœurs (en particulier le manque d’espace pour travailler est associé à une augmentation de la probabilité de redoubler ou de quitter le système scolaire sans diplôme selon Goux et Maurin (2005)). Enfin, des asymétries d’information liées à la capacité à payer ses loyers et à entretenir le bien loué peuvent bloquer le fonctionnement du marché locatif privé, conduisant à une sur-sélection et à des tensions entre propriétaires et locataires.

L’intervention de la puissance publique est budgétairement importante. La politique du logement absorbe en 2016 41,7 milliards d’euros du budget. Les aides aux locataires, d’un montant de 20,9 milliards, sont réputées contribuer à l’augmentation des loyers ; en revanche, il existe peu d’évidence empirique sur ce qui se passerait en cas de diminution et notamment si cela conduirait à une baisse des loyers des baux existants. Il peut en effet exister des rigidités à la baisse et le débat actuel avec le secteur du logement social montre la difficulté de parvenir à la réduction de ces effets inflationnistes.

Les aides à la pierre et autres défiscalisations sectorielles contribuent, quant à elles, et dans des proportions mal connues, à augmenter les marges des intermédiaires et des fournisseurs. En 2016, ce sont du reste les dépenses fiscales en faveur du logement qui ont le plus augmenté, de 5,6 %, et atteignent 15,2 milliards d’euros. Ces aides ont aussi un inconvénient, c’est leur persistance : 20 ans après la mise en place du dispositif Périssol, celui-ci est encore dans les comptes de l’État, même si la part est résiduelle. Ce sont des politiques très persistantes dans le temps avec des effets de cliquet.

 

La question des prix

 

Les prix ont fortement augmenté en France depuis 1996, et plus fortement depuis 2009 dans les grandes agglomérations relativement aux espaces ruraux et plus petites communes, voir le graphique 4 et 4bis. Il n’existe pas de sources officielles pour les indices de prix hédoniques (c’est-à-dire purgés des caractéristiques de qualité et de type de logement) pour les villes de taille moyenne. Cependant, certaines sources basées sur les opérateurs immobiliers en ligne (graphique 4bis) qui contrôlent pour un assez grand nombre de caractéristiques hédoniques confirment le décrochage depuis 2007 entre les grandes agglomérations où les prix augmentent et les zones périphériques où les prix baissent. L’écart notamment entre les zones rurales et les plus grandes villes (top 10 hors Paris et top 50 hors Paris) est très important sur la période récente.

Par ailleurs, les prix à l’achat et les loyers ont évolué de façon divergente, entrainant un réel décrochage des loyers par rapport aux prix. Le graphique 5 représente leur évolution relativement aux revenus moyens. Cela peut provenir à la fois de la baisse des taux d’intérêt et plus généralement d’une amélioration des conditions de crédit, ou d’un phénomène spéculatif ou de valeur refuge de l’immobilier en période de tension financière sur la solvabilité des institutions financières.

En réponse à la tendance à la hausse des prix, les politiques publiques ont paradoxalement privilégié la demande. Dans un contexte d’offre contrainte, cela conduit généralement à la hausse des prix. Deux graphiques illustrent bien ce phénomène : l’étude de Bono et Trannoy (2013, révision de 2018) indique que le dispositif Scellier a eu un impact sur le prix des terrains à bâtir dans les zones couvertes par le dispositif, en comparaison avec les zones non couvertes et limitrophes. Plus intéressant, cette hausse moyenne de 9 à 10 % sur le territoire deux ans après la mise en place du dispositif a été nettement plus importante dans les zones tendues, de 20 à 30 % en région parisienne et en Provence-Alpes-Côte d’Azur où les contraintes d’espaces et géographiques sont associées à une rareté de l’offre.

Dans le même ordre d’idées, le travail de Chapelle et Eyméoud (2016), basé sur des données originales collectées sur internet (data scraping), indique que les hausses de prix sur la période 1999-2012 sont très négativement corrélées à l’élasticité de l’offre de logement, c’est-à-dire la propension de l’offre à réagir à des hausses de prix. Là où ces élasticités sont les plus faibles, les prix ont plus augmenté et sans surprise ce sont aussi les grandes agglomérations, en comparaison avec les villes de taille moyenne où l’offre est plus réactive et les hausses de prix ont été plus limitées. Il y a donc une dimension territoriale dans les hausses de prix qui doit être au centre de l’analyse, et cette dimension territoriale est liée aux conditions de rareté de l’offre foncière dans les centres économiques relativement à la demande et son évolution.

Enfin, les prêts à taux zéro et les autres prêts conventionnés sont des dispositifs peu stabilisés, soumis à des refontes périodiques qui ne permettent ni d’en évaluer les effets, ni de stabiliser les anticipations des investisseurs ou des acquéreurs, et dont les effets d’aubaine sont mal évalués. Leur montant représentait 600 à 700 millions d’euros en 2016.

Il conviendrait donc plutôt de limiter les politiques de demande de logement aux zones dans lesquelles l’offre peut répondre ou desserrer les contraintes liées à l’offre.

 

La spatialisation des marchés du logement

 

L’analyse des prix sur le territoire ne peut pas se résumer à la comparaison des prix entre agglomérations. Il existe une forte hétérogénéité au sein même des agglomérations. Ce phénomène a été décrit dès le XIXe siècle par Ricardo (1817) et von Thünen (1826). Le prix des terres agricoles était croissant avec la proximité des marchés où s’échangeaient les productions agricoles, car le coût et le temps d’acheminement de cette production diminuait. Il en ressort un gradient de rente qui correspond, à travers la théorie de la rente d’enchère, à la compensation des coûts de transports. Avec la prise en compte des externalités d’agglomérations et le développement des grandes agglomérations monocentriques, l’analyse des années 1960 (Alonso (1964), Muth (1969) et Mills (1967)) a conduit à développer le modèle urbain monocentrique. Celui-ci incorpore les mécanismes de valorisation du coût du foncier, le coût généralisé de transport domicile-travail, la productivité des individus et les politiques locales.
Le graphique 6 illustre ces forces économiques fondamentales : le prix au centre de l’agglomération, appelé CBD (Central Business District) est le lieu de concentration des emplois. La pente de la rente foncière est l’opposé des coûts de transport dans l’agglomération. Dans l’hypothèse où les aménités locales sont plus importantes au centre, la pente reflète aussi la propension des ménages à payer pour ces aménités.

Dans le cas particulier de l’agglomération parisienne et des grandes agglomérations, l’analyse traditionnelle de rente d’enchères déterminant la valeur des logements doit cependant être enrichie pour être pertinente. En effet le marché du logement est soumis à de multiples régulations et en Île-de-France, un quart du parc immobilier correspond au logement HLM où les loyers ne sont pas régis par des forces de marché mais par des décisions administratives.

Par ailleurs, le parc locatif privé est partiellement régulé : les loyers des baux en cours ne peuvent pas augmenter plus vite que l’IRL (indice de référence des loyers), qui combine l’indice des prix à la consommation et l’indice des prix des travaux d’entretien et d’amélioration des logements. Or cet indice augmente peu (par exemple, en indice, de 106,17 au premier trimestre 2003 à 126,82 au quatrième trimestre 2017 soit une croissance annualisée de 1,3% par an). Les loyers des nouveaux baux progressent eux nettement plus rapidement. Cela conduit à terme à un décrochage entre le loyer du bail en cours et le loyer de marché ; les chiffres de l’OLAP (Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne), cités dans Chapelle, Wasmer et Bono, 2018) montrent notamment qu’entre deux locataires, le loyer d’un logement augmente en région parisienne de 10 à 12 % en moyenne dans les années 2000, signe d’un décrochage entre le loyer de marché et le loyer moyen déterminé par les baux en cours.

Afin d’intégrer ces spécificités à l’analyse, il convient de penser le marché du logement en agglomération comme un marché dual, avec la coexistence d’un marché libre (qui inclut le secteur de l’achat-vente de logement, et le secteur locatif privé pour les baux les plus récents et donc où les loyers sont plus près de la valeur de marché) et d’un marché régulé (le secteur social et le secteur locatif privé pour les baux anciens).

Le graphique 7 représente ainsi l’adaptation de l’analyse théorique de la rente foncière lorsqu’une partie du parc est régulée en prix : l’autre segment voit alors les prix augmenter et cela augmente la dualisation du parc. L’analyse empirique représentée sur le graphique 8 permet de retrouver ces forces. Chaque point représente une commune d’Île-de-France ou un arrondissement. Le gradient de rente dans l’espace de l’agglomération est nettement plus important pour le locatif privé nouveau et pour les prix à l’achat (nuage de points du haut) que pour le locatif social et les loyers anciens (nuage de points du bas).

Plus spécifiquement, le rapport du LIEPP (Laboratoire Interdisciplinaire d’Évaluation des Politiques Publiques à Science Po) dont ces chiffres sont issus indique qu’à l’achat-vente, le prix au mètre carré au centre de Paris est entre 3 à 5 fois celui de la périphérie ; pour les nouveaux baux, les loyers au mètre carré au centre sont environ le double de ceux de la périphérie. Pour les baux anciens (durée supérieure à la durée médiane de 5,5 ans), les loyers au mètre carré sont environ 1,5 fois plus élevés au centre. Enfin, dans le secteur social, le gradient n’est que de 10 % : la différence de prix entre un logement social au centre n’est que très marginalement supérieur à celui d’un logement en périphérie.

Cela pose donc la question des arbitrages de politiques économiques en matière de régulation des loyers. La coexistence d’un parc libre et d’un parc régulé présente des avantages et des inconvénients. Les avantages sont de gérer des objectifs de cohésion sociale et notamment de loger des classes moyennes et défavorisées pour lesquelles le prix de marché n’est pas accessible ou pour des surfaces petites et de faible qualité. L’inconvénient est que l’allocation spatiale des ménages ne correspond plus à la propension à payer pour l’espace : on s’éloigne donc du « first best », inégalitaire et source de ségrégation spatiale mais qui minimise les coûts globaux de transport pendulaires ; en l’absence de constructions nouvelles dans le secteur libre pour remplacer l’espace utilisé par le parc régulé, le dualisme du marché du logement entretient la rareté de l’offre de logement dans le secteur libre ; enfin, ce dualisme réduit la mobilité dans le parc dans la mesure où bénéficier d’un loyer inférieur au marché est un gain économique majeur : cela augmente les temps de transports dans l’agglomération, certains préférant payer un loyer modéré plutôt que de se rapprocher de son emploi et d’autres devant a contrario rester éloignés de leur emploi en raison des contraintes financières. Les termes de l’arbitrage sont donc assez simples même s’ils sont rarement énoncés explicitement : les pouvoirs publics régulent le marché du logement selon un arbitrage entre mixité territoriale et efficacité globale.

 

La mobilité

 

Pour dépasser cet arbitrage, la politique naturelle est une politique de transports publics efficaces, fiables, sûrs, réguliers et confortables : lorsque ces conditions réunies, la propension des ménages à payer pour se rapprocher du centre est diminuée d’autant. En théorie, elle diminue à mesure de la baisse du coût de transport généralisé lié à cette politique de transports publics. Une politique de transport est donc potentiellement une composante clé d’une politique de lutte contre les prix et loyers importants au centre des agglomérations et, dans un contexte de taux d’intérêt faibles, un investissement qui peut être socialement très rentable. À cela il conviendrait d’apporter la nuance que les prix en périphérie augmenteraient et que l’étalement urbain engendre des coûts. Pour autant, on peut préférer cette politique par la vertu qu’elle a de permettre la réduction des inégalités spatiales de prix et en rappelant que l’amélioration des infrastructures de transport limite une grande partie des coûts de l’étalement urbain.

La question connexe de la régulation des loyers et du parc locatif est donc celle de la mobilité. Or depuis les années 1980, la mobilité au sein du parc social a été en diminution jusqu’à une période très récente. Cela touche donc au premier plan les jeunes ménages qui seraient éligibles, qui vont devoir attendre que des places se libèrent ou soient construites. Plus généralement, les difficultés d’accès au logement se combinent pour ces jeunes ménages : par définition, avec des patrimoines et une épargne faibles, ils peuvent difficilement acheter leur logement ; le secteur social leur reste peu ouvert justement à cause de la déconnection des prix de marché qui réduit la mobilité sortante: la part des jeunes de moins de 30 ans dans le parc social a ainsi baissé de 12 à 8 % entre 2006 et 2013 ; et le marché locatif privé les sélectionne durement : l’accès au CDI est relativement plus rare pour les moins de 30 ans que pour les 30-55 ans, et les propriétaires craignent les impayés liés à la perte d’emploi. Cela conduit à des mécanismes de blocage auto-entretenus : pour s’installer dans une agglomération dynamique et obtenir un emploi durable, il faut accéder à un parc privé qui exige un CDI ; les jeunes ménages sont donc pénalisés à double titre par un marché de l’emploi qui ne donne pas facilement un CDI d’emblée et qui de ce fait conduit le marché du logement à ralentir l’installation dans l’agglomération (voir Eyméoud et Wasmer, 2015).

La réforme du secteur du logement locatif pourrait donc devenir une priorité similaire à celle de la réforme du marché de l’emploi. En effet, chacune de ces dimensions peut se traiter par des mesures adaptées. Si les subventions à l’achat ne sont peut-être pas des plus indiquées pour des jeunes ménages appelés à déménager à plusieurs reprises tant que leur emploi n’est pas stabilisé dans une région, il existe d’autres dimensions sur lesquelles jouer. L’une d’entre elle consiste à augmenter la mobilité dans le parc social : cela implique d’imposer des surloyers, non pas stables, mais en hausse dans le temps. À terme, les locataires au-dessus des seuils d’éligibilité devraient retourner dans le secteur privé. Cela implique un changement de philosophie : le logement social devient juste une mise à l’étrier dans la vie économique, et ne correspond donc plus à un droit à vie.

Une autre piste consiste à restaurer la confiance sur le marché locatif privé : actuellement la logique d’ensemble est que c’est au propriétaire d’assurer le locataire en cas de risque de revenu, en ralentissant par de multiples étapes la rupture de bail en cas d’impayé. Il existe d’autres logiques. Ainsi, au Québec, la gestion des contentieux locatifs est paritaire : une régie du logement locatif examine les griefs et tranche rapidement en donnant des obligations aux uns et aux autres, sans que dans un premier temps la justice soit mobilisée ; en cas de manquement, la rupture du bail est immédiate. En France, on peut imaginer qu’un tel organisme paritaire se développe autour des commissions départementales existantes (les commissions départementales de conciliation) et joue un rôle comparable ; en cas de rupture des obligations réciproques, le dossier serait transmis alors à la justice civile qui de ce fait pourrait accélérer ses procédures puisque le dossier serait pré-instruit. L’idée ici est d’aller vers un apaisement des relations locataires propriétaires en évitant le recours à la justice et en faisant respecter les obligations réciproques liées à la signature d’un contrat. La réforme de 2014 (loi ALUR) a paradoxalement été dans une direction différente : elle a notamment donné des outils de contestation supplémentaires : un locataire peut contester son loyer dans un délai de trois mois après son entrée dans les lieux et après avoir signé le bail en connaissance de cause si celui-ci dépasse le loyer de référence dans les zones les plus tendues. Dans la pratique, le nombre de recours a été plutôt limité.

 

La redistribution

 

Compte tenu de son importance dans les dépenses et le patrimoine des ménages, le logement est à la fois un facteur de redistribution et d’inégalités qui sont du reste au cœur des actualités économiques et sociales. Dans le bas de la distribution des revenus se pose la question complexe de la réforme des APL ; dans le haut de la distribution des patrimoines, se pose la question de la montée des patrimoines et des réformes de la taxe foncière et de la taxe d’habitation, ainsi plus généralement que de l’impôt sur la fortune notamment immobilière.

 

La redistribution dans le bas de la distribution des revenus

 

Une dimension importante du logement et de ses politiques est la dimension redistributive. En effet, le logement est un facteur d’inégalités, à la fois de patrimoine (section suivante) et de conditions de vie. Les aides au logement tentent de corriger les inégalités. Elles sont en fait le plus important des outils redistributifs en France, et représentent 18,1 milliards (en 2016) pour les trois aides au logement (APL, ALS, ALF), soit plus que le RSA et la prime d’activité cumulés qui représentent à titre de comparaison près de 10,1 milliards d’euros pour le RSA (Cour des comptes, rapport sur les collectivités locales de 2017) et un peu plus de 2 milliards pour la PPE avant la réforme de 2016 . Ces aides, malgré des barèmes compliqués, sont en première approximation linéaires et croissantes avec les loyers jusqu’à un plafond, et décroissantes avec le revenu jusqu’à un plancher. Elles assurent donc en apparence une redistribution massive dans le bas de la distribution des revenus en faveur des locataires. Néanmoins, comme toutes les aides ciblées, elles ont des effets d’équilibre non désirés à travers le classique effet d’incidence fiscale : trois études assez convergentes sur les effets inflationnistes (Laferrère et Le Blanc, 2002, 2004 ; Fack, 2005, 2011 ; Grislain-Letrémy et Trevien, 2014) ont mis en évidence un effet de hausse des loyers, assez compréhensible ; les propriétaires qui logent des ménages de revenus modestes ou fluctuants perçoivent directement l’APL et ajoutent un reste à payer correspondant à la capacité du ménage locataire. Une hausse des APL se répercute directement sur les loyers, la contribution du ménage restant globalement inchangée. Cependant, des effets autres et mal mesurés peuvent exister : la solvabilisation de la demande de logement des APL permet ainsi en théorie d’augmenter la taille des logements des ménages si les prix augmentent moins vite que les APL, si elle permet d’augmenter l’offre de logements étudiants, et enfin si les APL subventionnent de façon indirecte la rénovation ce qui améliore possiblement la qualité du parc de logement. Une étude non publique mais qui a largement circulé (Friggit, 2017) soutient que les effets inflationnistes sont nettement plus faibles que ce que les études précédentes ont trouvé, et documente des effets de qualités. Les conclusions que des effets d’amélioration de la qualité des logements et des effets de hausse de l’offre sont plausibles, sans que cela ne remette en cause le diagnostic d’effets inflationnistes et la discussion doit se porter sur la meilleure façon de limiter les effets non désirés.

Diverses propositions ont été faites pour conserver le caractère redistributif des aides en tentant d’éviter les effets inflationnistes. Une proposition faite par l’Institut des politiques publiques (IPP, 2015) consisterait à rendre les APL indépendantes des loyers par zones ciblées assez fines afin de garder un contenu redistributif. Cette proposition part d’un bon diagnostic mais nous semble devoir être écartée compte tenu du processus de décision de ciblage : en effet, une zone géographique qui bénéficierait d’une aide plus élevée qu’une autre recevrait de facto un transfert global important de la part de la collectivité nationale qui se capitaliserait dans la rente foncière de cette zone ; on imagine le lobbying politique fort pour obtenir un zonage favorable, sans compter la complexité du mécanisme : les ménages devraient se renseigner sur le zonage, sachant que les gradients de loyers sont forts d’un quartier à un autre au sein de zones géographiques infra-communales.

Une autre proposition, faite par la note du CAE n° 10 d’octobre 2013 (Trannoy-Wasmer) est de pousser la logique redistributive à son terme et d’intégrer les aides au logement dans l’appareil socio-fiscal. Concrètement, le loyer serait déduit (sous plafond) du revenu imposable mais uniquement pour tous les locataires imposés à l’impôt sur le revenu. Ce plafond dépendrait éventuellement de la composition de la famille et d’autres dimensions pertinentes pour la fiscalité du revenu. Pour les ménages non imposés, les aides au logement seraient intégrées au dispositif de l’impôt sur le revenu sous la forme d’impôt négatif, gérées par avances de la CAF et régularisation par le service des impôts. Les recettes d’IR perdues seraient compensées par une hausse de la taxe foncière assise si possible sur la valeur vénale nette des emprunts restants dus. Il est à noter que le coût de gestion des CAF est de 600 millions d’euros selon la Cour des comptes soit 3,5 % du montant distribué : les CAF jouent le rôle d’une administration fiscale bis dans leur rôle de vérification et de collecte des informations et des doublons pourraient ainsi être supprimés.

 

Les inégalités de patrimoine et le logement

 

Depuis plusieurs décennies, selon l’économiste Thomas Piketty, on observe une montée des patrimoines relativement à la richesse nationale, ainsi qu’en atteste le graphique dit « K/Y » présenté ci-dessous.

Il apparaît que cette hausse des dernières décennies est due principalement à la montée du patrimoine immobilier, elle-même due à la hausse des prix de l’immobilier depuis 1996. Or, le logement est un bien particulier : si sa valeur s’apprécie, cela n’est pas le cas de ses rendements (en l’occurrence, les loyers). Ceux-ci se sont déconnectés des prix sur la période comme l’indiquait le graphique 5 et donc le rendement des biens immobiliers, hors plus-value potentielle sur laquelle nous reviendrons, a en fait diminué. Il s’ensuit que la hausse du patrimoine des ménages relativement à la richesse nationale ne peut pas se caractériser comme une situation dynamiquement instable ; au contraire, on peut même y voir le signe d’une réduction des inégalités de patrimoine entre les classes moyennes (D5-D9) et le dernier décile (D10), puisque le patrimoine de ce dernier décile est surtout financier. De fait, l’accession au logement s’est démocratisée après-guerre (35,5 % des ménages étaient propriétaires en 1950, 56 % maintenant, voir Bonnet et alii, 2014) et que sur la période récente, les prix se sont appréciés. Le graphique K/Y est en fait le symptôme de l’émergence d’une classe moyenne patrimoniale, et d’un déséquilibre entre les générations. Les non-propriétaires (dont les jeunes au premier plan) ont décroché en patrimoine.

Un autre fait intéressant est le rôle accru des actifs fixes : dans le prix de l’immobilier, il y a deux facteur ; le bâti (les murs, les structures) et la terre. Cette dernière composante est en fait la part qui a porté l’accroissement des prix. La terre est un facteur fixe mais un facteur fixe « localisé ». Ce sont, de fait, les centres-villes des agglomérations et les zones dynamiques en emploi dont la valeur a le plus augmenté, comme le graphique 4 l’indiquait.

Ce constat, difficile à documenter avec les données par sondage compte tenu des faibles échantillonnages à des degrés de granularité fins, mais que les données en ligne de type MeilleursAgents ou Se Loger nous permettent de mesurer (Chapelle et Eyméoud, 2016), permet de boucler la boucle du raisonnement sur la spatialisation des problèmes du logement. Des mécanismes économiques nouveaux sont apparus : ils sont bien conceptualisés mathématiquement mais mal renseignés et difficilement mesurables. Ce sont les externalités spatiales et d’agglomération. Elles ont fait que la productivité dans les centres urbains, la qualité de vie dans les centres, les nuisances de la congestion du transport, le sous-investissement, l’inconfort voire l’insécurité dans les transports collectifs, ont fortement fait progresser la valeur de la terre et des terrains dans les zones les plus attractives, sans que les contraintes liées à l’offre ne soit desserrées. Celles-ci ont même plutôt été plus contraintes avec les normes nouvelles et les phénomènes par ailleurs bien compréhensibles de « not-in-my-backyard ».

Ce phénomène de la hausse de la valeur de la composante terre est d’ailleurs mondial, sauf peut-être aux États-Unis qui disposent d’un territoire vaste qui limite la hausse moyenne, mais où la valeur des terrains dans les endroits emblématiques comme dans la Silicon Valley ou à New York City est faramineuse.

L’on peut même observer un phénomène de ciseaux ; la demande pour la terre bien placée augmente aussi en période d’instabilité financière car la terre est une valeur refuge lorsque les liquidités dans les banques ou dans les actions sont soumis à des aléas de volatilité. Cette hausse semble avoir atteint les actifs en offre rare par définition (les œuvres d’art, le tableau Salvator Mundi s’étant vendu un demi-milliard de dollars) ou par construction (le bitcoin dont la valeur se dépréciera très vite lorsque sa liquidité sera remise en cause par les régulateurs nationaux).

 

Quelles pistes de réformes ?

 

En matière d’aide au logement, quelle que soit la forme exacte d’une réforme, celle-ci devrait s’appuyer sur trois principes : découpler les aides au logement du montant des loyers pour en réduire les effets d’incidence fiscale ; intégrer les aides au logement dans un système plus vaste et cohérent de redistribution qui convergerait avec le RSA socle et la prime d’activité ; intégrer le tout dans le système de l’impôt sur le revenu.

Il faut ensuite viser à assurer l’équité horizontale entre le parc locatif privé et parc locatif social en augmentant la mobilité (surloyers), et l’équité horizontale entre le parc locatif privé et la détention de la propriété en visant à la neutralité fiscale entre propriétaires et locataires et notamment taxer la composante terre de l’immobilier.

Il faut parvenir à aider les classes moyennes à épargner, mais sans cibler cette épargne sur le logement en encourageant l’accession « mal placée », que ce soit en tant qu’occupant dans une région en déclin économique, ou en tant qu’investisseur dans une zone peu tendue. Les faibles taxes foncières, l’abondance des défiscalisations et les prêts à taux zéro vont pourtant dans un sens opposé.

La fiscalité du patrimoine doit intégrer l’importance de la composante logement et en particulier terre, qui présente l’avantage d’être fixe et donc plus facilement taxable, en fiscalité optimale (Bonnet et alii, 2017), contrairement au capital physique.

Les questions de disparité territoriales sont importantes : il faut notamment restaurer la cohésion territoriale intra-agglomérations, ce qui peut se faire de façon indirecte avec des transports efficaces et sûrs. En ce qui concerne les dynamiques régionales, deux pistes ambitieuses méritent des débats plus poussés. D’une part, laisser jouer les dynamiques de prix du foncier à la baisse dans les régions en déclin, afin de permettre aux entreprises d’investir à bas coût et aux ménages de se loger à moindre coût. La protection à tout prix de la rente foncière est une faute économique qui oblige à de nombreuses et coûteuses corrections supplémentaires parce qu’on a empêché le marché de s’ajuster pour protéger les détenteurs de la rente foncière (Wasmer, 2016). D’autre part et dans la même logique d’utiliser les dynamiques de prix et de salaire, il serait intéressant d’entamer une réflexion sur le cadre national des règles salariales quand les situations de disparités sont éminemment locales, et en particulier s’interroger sur le cadre national des négociations de branche et du SMIC.

 

Les graphiques sont disponibles ici.

Texte des débats ayant suivi la communication


Références

ALONSO William, Location and land use. Toward a general theory of land rent, Cambridge, Harvard University Press, 1964.

BONNET Odran, BONO Pierre-Henri, CHAPELLE Guillaume et WASMER Étienne, « Réflexion sur le logement, la hausse des prix de l’immobilier et les inégalités en réponse à l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle », Revue d’Économie Politique, vol. 125, n° 3, 2015, p. 317-346.

BONNET Odran, CHAPELLE Guillaume, TRANNOY Alain et WASMER Étienne, « Secular trends in Wealth and Heterogeneous Capital: Land is back…and should be taxed », mimeo Sciences Po, 2017.

BONO Pierre-Henri, TRANNOY Alain, « Impact du dispositif Scellier sur les prix des terrains à bâtir. Technical Report. Mission pour l’Inspection générale des finances », WP 2013-04, Aix-Marseille, 2012, révision de 2018.

CHAPELLE Guillaume, EYMEOUD Jean-Benoît, « Le big data peut-il améliorer notre connaissance du marché locatif ? Technical report », mimeo Sciences Po, 2016.

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