Les Français et l’économie

Séance du lundi 18 décembre 2017

par Jean Tirole
Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques

 

 

Il sera question dans ces pages de la culture économique en France et des stratégies potentielles pour l’améliorer.

En remarque liminaire, même si je vais mettre en avant les spécificités françaises, mes réflexions se placent dans un contexte plus vaste géographiquement et scientifiquement :

Géographiquement, car la réceptivité des citoyens aux idées économiques se heurte partout au scepticisme ambiant vis-à-vis des économistes, particulièrement fort en ces temps de poussée des populismes, qui font la promotion d’une économie dénuée de choix difficiles et méprisent les mécanismes économiques les plus basiques. L’un des partisans du Brexit, le ministre britannique de la Justice Michael Gove, fut particulièrement clair sur ce sujet en 2016 : « Les gens dans ce pays en ont assez des experts ». Le discours populiste en France n’est pas moins explicite : « Nous parlons au peuple, pas aux experts ».

Scientifiquement, car la réceptivité des citoyens aux idées économiques se heurte au scepticisme ambiant vis-à-vis des experts plus généralement. Nous vivons à une période de défiance du grand public vis-à-vis de l’expertise scientifique dès lors que celle-ci touche à des domaines en contact direct avec l’opinion publique et la prise de décision – l’économie, mais aussi la médecine, la biologie, la théorie de l’évolution, le génie génétique ou la science du climat.

Pour étayer ses doutes, le grand public utilise les déviances réelles des experts, par exemple la mise et le maintien sur le marché du Mediatorou encore la fraude scientifique liée à la falsification des données, qui affecte de nombreux domaines allant de la science politique à la biologie. Les économistes quant à eux se voient reprocher leur incapacité à prévoir la crise financière de 2008, des conflits d’intérêts pas toujours transparents, leur manque de sens pédagogique et enfin leur difficulté à se mettre d’accord ou, à l’inverse, leur tendance à penser tous de la même manière.

En résumé, une partie de mon propos s’applique également à d’autres pays et d’autres disciplines.

  1. Je m’interrogerai tout d’abord sur les raisons de ce déficit de culture économique à l’échelle mondiale,

  2. avant d’envisager la spécificité française en la matière

  3. et de rechercher les responsabilités.

  4. Je proposerai alors diverses pistes pour améliorer la situation.

 

Le déficit de culture économique existe partout dans le monde, suggérant des causes universelles

 

Il est tentant de penser qu’une exposition des citoyens aux mécanismes économiques résoudrait le problème. Elle aiderait bien sûr, j’y reviendrai, mais ce n’est qu’une partie du problème, car nous sommes tous victimes de biais cognitifs, indépendamment de notre niveau d’instruction, de notre QI ou de notre nationalité.

Je décris certains de ces biais cognitifs dans mon livre Économie du bien commun, telles notre confiance dans nos premières impressions, notre fragilité face à des récits (des « narratifs ») séduisants mais sans fondements, ou notre tendance à croire ce que nous voulons croire : autant de biais qu’exploitent par ailleurs avec savoir-faire les populistes, soit dit en passant.

Si l’économie comportementale met en avant l’irrationalité intermittente de nos croyances et de notre prise de décision, elle indique que certaines de ces erreurs ont quand même une forme de rationalité : elles répondent à une demande des intéressés. Ceci est particulièrement clair pour les « croyances motivées », le fait que nous croyons ce que nous avons envie de croire. Cela nous permet de nous rassurer sur notre avenir ou sur nous-mêmes. En particulier, nous « consommons » l’image que nous avons de nous-mêmes, tout comme nous consommons par la pensée nos consommations futures bien avant qu’elles ne se réalisent : nous profitons des vacances bien avant la date de départ et nous éprouvons de l’anxiété vis-à-vis de la visite prochaine chez le dentiste.

De même que nous voulons nous croire à l’abri du cancer ou des accidents de la route, nous ne voulons pas penser qu’il faudra faire des efforts importants pour résoudre le réchauffement climatique, que l’explosion de la dette publique pourrait mettre en péril la pérennité de notre modèle social, ou que les acteurs économiques ont besoin d’incitations. En effet, de telles pensées sont déplaisantes : nous voudrions vivre dans un monde meilleur, avec des citoyens, des hommes politiques, et des entreprises plus soucieux de la chose publique, un monde dans lequel les problèmes économiques et environnementaux se résorberaient eux-mêmes, sous l’effet d’une forte croissance, du progrès technologique et d’une confiance retrouvée.

Une illustration de ce besoin de rêver d’un autre monde est le mythe soviétique de l’homme nouveau. Le désir d’un monde meilleur laissa envisager un paradigme différent, un monde dans lequel les individus feraient preuve de volonté et se dévoueraient au bien commun, par des comportements hors norme, le sacrifice d’eux-mêmes et le dévouement à la collectivité (l’on pense ici au stakhanovisme par exemple). Nous connaissons la suite : face à des comportements ne correspondant pas au modèle envisagé, les régimes réagirent par des privations de liberté, la répression culturelle, la gabegie économique et environnementale, et même des génocides et le goulag. Penser que c’était simplement une question d’hommes ou de culture, et non de paradigme permettrait d’entretenir l’illusion initiale, mais nous empêcherait de tirer les leçons de l’histoire.

Face à ce désir que nous avons tous d’envisager un avenir radieux, les économistes sont en partie porteurs de mauvaises nouvelles (même s’ils ont aussi des messages positifs : il existe des remèdes au chômage, au réchauffement climatique, etc.). Leurs messages sont perçus comme anxiogènes. Il n’est pas surprenant, dès lors, qu’on tire sur le messager.

Un second biais cognitif important est que nous voyons les effets directs d’une politique et non ses effets indirects : nos réflexions s’arrêtent souvent aux premières impressions. Ainsi, nous sommes souvent trompés par nos heuristiques. C’est l’effet Copernic. La révolution copernicienne, le renversement du modèle géocentrique en vigueur vers le modèle héliocentrique, allait à l’encontre de l’intuition première.

Nous sommes encore souvent trompés par notre perception. Par exemple un visage a beaucoup plus d’impact qu’une statistique. C’est le phénomène de la victime invisible, incarné par la phrase (communément attribuée à Staline) : « Une seule mort est une tragédie, un million de morts est une statistique ». Il est parfois appelé l’« effet Ryan White » du nom d’un enfant qui a contracté le VIH à l’âge de 13 ans et a lutté contre la maladie jusqu’à ce qu’il succombe six ans plus tard. Après sa mort, le Congrès américain a adopté le Ryan White Care Act. De même, lors de la tragédie syrienne, la photo bouleversante de l’enfant syrien de 3 ans retrouvé mort sur une plage turque nous obligea à prendre conscience d’un phénomène que nous voulions ignorer. Elle eut beaucoup plus d’impact sur l’opinion publique européenne que les statistiques de milliers de migrants qui s’étaient noyés auparavant dans la Méditerranée.

Quel lien y a-t-il avec l’économie ? En matière de politique économique, l’enfer est pavé de bonnes intentions : l’effet direct d’une politique peut être louable, mais ses effets indirects peuvent la rendre néfaste. Par exemple, les bénéficiaires directs d’une politique de protection de l’emploi sont les salariés en CDI stable dans une entreprise stable ; mais cette même protection de l’emploi décourage les entreprises de créer des emplois de longue durée et implique que certaines catégories de travailleurs ont pour seule perspective des emplois en CDD. Les médias couvrent le combat de CDI sur le point de perdre leur emploi et leur drame, d’autant plus réel qu’ils vivent dans un pays où ils ont peu de chance de retrouver un autre CDI ; ces victimes ont un visage. Ceux et celles, en bien plus grand nombre, galérant entre périodes de chômage, emplois aidés et CDD, n’en ont pas ; ils ne sont que des statistiques. Et pourtant, ils sont les victimes des institutions, dont celles mises en place pour protéger les CDI.

Des remarques analogues peuvent être faites concernant le blocage des loyers, une politique apparemment généreuse : ses bénéficiaires visibles sont ceux qui louent déjà un appartement (et sont stables géographiquement). Les victimes invisibles sont ceux et celles qui ne trouveront pas de logement du fait de la pénurie d’offre et à plus long terme feront face à un parc locatif dégradé (l’absence de maintenance étant une façon alternative de faire monter les prix par rapport à la qualité).

L’économiste s’oblige à penser aussi aux victimes invisibles, se faisant ainsi parfois accuser d’être insensible aux souffrances des victimes visibles [1].

 

La spécificité française

 

Je l’ai dit, il y a un déficit important de culture économique à travers le monde. Mais même face à des standards aussi faibles, les Français ne sont pas réputés pour leur culture économique. Je n’ai pas d’explication complète pour ce phénomène et peux juste vous proposer quelques pistes.

La première renvoie à une éducation économique inexistante ou médiocre. Peu de Français ont suivi des cours d’économie, et quand c’est le cas, cette formation est le plus souvent inadéquate, trop mathématique ou au contraire trop peu rigoureuse. J’y reviendrai.

J’avancerais en second lieu le rôle historique de l’État. Jusque dans les années 1980, comprendre l’économie avait moins de valeur qu’aujourd’hui. L’État français était au centre de l’économie du pays ; il contrôlait les prix, gérait le droit de la concurrence, était producteur ; de nombreuses entreprises publiques jouissaient de positions de monopole. L’économie était davantage confinée aux frontières nationales et les négociations internationales en la matière étaient moins importantes. C’était une économie de l’entre-soi, où il importait peut-être plus de connaître les bonnes personnes. Mais tout a changé, nous sommes dans un monde différent, où l’économie a pris beaucoup plus d’importance.

Il faudrait également évoquer l’ajustement des préférences aux enjeux ou aux intérêts propres. Nous avons tous tendance à mettre nos croyances en phase avec notre position dans la société. Dans une expérience naturelle en Argentine datant de 1981 et étudiée par Rafael Di Tella, Sebastian Galiani et Ernesto Schargrodsky [2], des droits de propriété sur des terrains furent alloués à leurs squatteurs ; sans rentrer dans les détails, la réalité de cette allocation fut plus ou moins aléatoire. L’observation intéressante est que les heureux élus ont adopté des attitudes plus pro-marché, et ont davantage cru dans un monde juste (où la réussite est liée à l’effort et non au hasard, au manque de scrupules ou aux relations…) que les squatteurs qui n’ont pas eu leur chance.

La mise en phase des croyances avec ses intérêts propres peut ainsi fournir une autre piste quant au désamour de nombreux Français avec le marché (de nouveau, le lecteur doit comprendre que ce qui suit n’est qu’une piste et donc reste hypothétique). Contrairement aux pays anglo-saxons, aux pays scandinaves (Suède, Finlande), aux Pays-Bas, à la Suisse ou au Chili, l’absence française d’une dose de retraite par capitalisation (qu’elle soit organisée de façon publique ou privée) ne crée pas d’enjeu direct dans le bon fonctionnement de l’activité économique – il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur sur le choix de la répartition ou de la capitalisation, mais juste d’une observation. De même, on relève que, lorsque les Français ont un patrimoine, ce dernier est le plus souvent investi dans l’immobilier ou une assurance vie placée dans des actifs sûrs, telles les obligations assimilables du Trésor (OAT). Le patrimoine des Français est donc en grande partie déconnecté de la réussite économique de leur pays.

Nul n’ignore, en outre, que la France compte un nombre élevé de fonctionnaires [3]. Ceci en soi n’impliquerait pas forcément un biais anti-marché, mais l’absence de concurrence ou au moins d’étalonnage entre organismes publics n’est pas propice à une culture d’incitations (l’enseignement supérieur en est un exemple clair, avec des monopoles disciplinaires même dans les grandes métropoles, et une évaluation comparative très parcellaire des universités quant à la qualité de leur recherche et de leurs formations).

Il y aurait, enfin, une explication à chercher dans la culture religieuse, conformément à la thèse de Weber sur l’impact de la religion sur les attitudes économiques.

Quelle qu’en soit la source, ce déficit de culture économique a pour effet indirect une méfiance particulière des Français vis-à-vis de l’économie de marché. Seulement 36 % des Français font confiance à l’économie de marché, alors que celle-ci régit l’immense majorité des économies du monde.  Les Français voient le marché comme un substitut à l’État, alors que le marché et l’État sont complémentaires : le marché a besoin d’État pour pallier ses défaillances et l’État a besoin de concurrence et d’incitations. Les Français ont aussi souvent une vision obsolète de l’État : un État pourvoyeur d’emplois, plutôt qu’un État régulateur.

 

Les responsabilités des acteurs

 

Les économistes

 

Les développements précédents posent aussi la question du rôle des économistes dans la société et de leur insuffisante participation au débat public, tandis qu’est remise en cause la pertinence de leur jugement.

Examinons d’abord le déficit d’implication dans le débat public. Comme dans d’autres domaines, la très grande majorité des chercheurs les plus créatifs en économie interviennent peu dans le débat. Pourquoi ? D’une part, leurs incitations sont liées à leur mission – la recherche et l’enseignement – et aussi à la reconnaissance par leurs pairs ; en tout cas pas aux activités de diffusion des connaissances au-delà de leurs étudiants. D’autre part, les médias ne constituent pas un habitat naturel pour un scientifique. La propension à donner les arguments et les contre-arguments, ce qu’il fera systématiquement dans un article spécialisé ou dans une salle de séminaire ou de cours, n’est pas toujours tolérée ni par les médias, ni par les décideurs, qui, quant à eux, doivent se faire rapidement une opinion. De manière analogue, le raisonnement scientifique est mal adapté au format le plus habituel des débats audiovisuels. Les slogans, les proclamations lapidaires (soundbites), et les clichés sont plus faciles à faire passer qu’un raisonnement complexe et des effets multiples. Une difficulté supplémentaire est que les arguments faibles sont difficiles à réfuter sans s’engager dans une démonstration. Être efficace requiert souvent, malheureusement, de faire comme en politique : arriver avec un message simple, voire simpliste, et s’y tenir. Mais le propre du scientifique, son ADN, est le doute. Ses recherches se nourrissent de ses incertitudes.

Il est clair qu’un scientifique ne doit pas se cacher derrière ses doutes scientifiques, mais, dans la mesure du possible, émettre un jugement. Se pose ici toutefois la question de la responsabilité de la communauté des économistes. En effet, si les interventions médiatiques sont très relayées dans les commentaires, blogs et autres médias, elles ne sont que très peu commentées par les pairs – sauf dans un style léger, «peopolisé», autour de la machine à café. Et il arrive malheureusement que des scientifiques promeuvent dans les médias des arguments qu’ils n’oseraient jamais défendre – ou qu’ils corrigeraient rapidement – dans une salle de séminaire ou dans des revues spécialisées.

Cette tendance naturelle à se concentrer sur la mission première peut certes être compensée par une volonté de prendre part au débat public, qu’elle soit mue par un vrai engagement pour la chose publique ou l’aspiration à s’imposer comme intellectuel public. Ce n’est pas facile, mais je ne jette pas la pierre : certains le font bien. Je n’exprime là qu’une position très personnelle sur la difficulté à surmonter certains écueils.

Le premier est celui d’être catalogué comme un intellectuel engagé politiquement ou comme appartenant à une école de pensée, une notion sans doute antinomique de celle de recherche, puisque le rôle du chercheur est la création de savoirs, sans aucune idée préconçue. Ce catalogage permet de discréditer le chercheur : il suggère qu’il ou elle s’exprime sur la base d’un agenda personnel, et non d’après ce que sa science lui dicte. Le relativisme qui en résulte fait perdre beaucoup de son intérêt à la participation du chercheur à la vie de la cité.

Un deuxième écueil est le risque de perdre son indépendance. Rappelons-nous les intellectuels et artistes français face aux totalitarismes (qui par ailleurs représentaient tout ce qu’ils haïssaient), dont les comportements ont été souvent dictés par la peur de décevoir les compagnons de route et le souci de leur audience médiatique. Un dernier écueil, enfin, est que le temps du chercheur (long) est très différent de celui du politique (court).

Si on en vient maintenant au crédit accordé aux jugements des économistes dans l’opinion, on constate que celui-ci est ébranlé par un certain nombre de critiques sur leur impuissance supposée. Peut-on reprocher aux chercheurs la crise financière ? Même si pour moi la crise de 2008 est avant tout la crise d’un capitalisme peu ou pas régulé, une profonde défaillance de l’État, en tant qu’elle est la conséquence du mauvais encadrement des banques, on ne peut pas non plus exonérer les économistes, qui ont une part de responsabilité. Certains sont tombés sous le coup de conflits d’intérêts. Peut également être pointée l’imparfaite diffusion des connaissances économiques. Les économistes avaient écrit sur la dangerosité de certaines pratiques… dans des revues scientifiques. Nous n’avons pas fait suffisamment d’efforts pour les faire connaître à un public plus large.

Certains reproches faits aux économistes me semblent par contre moins fondés. A moins qu’ils n’aient été très impliqués dans la vie financière (ce qui implique un désengagement au moins partiel de la mission de recherche et d’enseignement), ils n’avaient pas, en effet, de données précises sur le montant des produits financiers dérivés échangés de gré à gré et sur la taille du hors bilan des banques. De manière plus générale, le public à mon avis a trop d’attentes quant à la capacité prédictive des économistes, ce qui n’empêche pas ces derniers de pouvoir être très utiles – mais pas là où on les attend. Dans Économie du bien commun, j’explique pourquoi, à l’instar d’un médecin ou d’un sismologue, l’économiste sera toujours plus à l’aise dans l’identification des facteurs pouvant entrainer une crise et des actions nécessaires pour diminuer sa probabilité ou ses conséquences que dans la prédiction précise de la date et de l’occurrence d’un tel évènement.

 

Les médias

 

Les médias français succombent souvent au « syndrome de la BBC », ainsi nommé d’après le comportement de la BBC lors du débat sur le Brexit. Que ce soit sur les migrants, sur l’économie ou sur d’autres sujets, la BBC, scrupuleuse du respect des opinions, a systématiquement présenté un point de vue et son contraire. Très bien, mais que peut en retenir un citoyen peu informé de ces problèmes techniques ? Que son préjugé est validé, ou au moins pas infirmé ? Que les experts sont tous en désaccord entre eux de toute façon ? Que tous les experts se valent ? C’est une question complexe et il n’y a pas de réponse facile au dilemme entre nécessaire exposition de la pluralité des idées et leur mise sur un pied d’égalité.

Ce problème n’est évidemment pas spécifique à l’économie : en France les médias encensent les frères Bogdanov ou le polymathe Idriss Aberkane, et les traitent à l’instar de vrais scientifiques.  On retrouve aussi beaucoup de désinformation dans la propagande anti-vaccination ou en médecine plus généralement.

 

Que faire ?

 

Cette dernière partie de l’exposé développera différentes pistes inspirées des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques sur l’enseignement de l’économie au lycée [4], d’un rapport du Conseil d’analyse économique co-écrit avec Agnès Bénassy-Quéré et Olivier Blanchard [5] et de mon livre Économie du bien commun.

 

L’éducation

 

Le problème se pose à plusieurs niveaux : universités et grandes écoles, formation des journalistes et des élites, et lycée. D’importants progrès ont été réalisés dans les programmes et la qualité des manuels de sciences économiques et sociales des lycées depuis 2008 et le rapport de la commission présidée par Roger Guesnerie. Mais certaines des critiques formulées à l’époque par ce rapport et celui de l’Académie des sciences morales et politiques [6] sont toujours d’actualité : les méthodologies demeurent peu discutées et l’enseignement est encore trop imprégné de relativisme.

Comment pouvons-nous améliorer l’enseignement de l’économie ?

L’enseignement doit donner aux élèves le goût de la connaissance.

Pour cela il faut 1° rendre l’enseignement plus passionnant (je fournis quelques pistes ci-dessous); 2° refuser le relativisme (d’ailleurs, quel intérêt peut-on éprouver pour une discipline sans consensus- qui ne se confond pas avec la « certitude ») ? ; 3° rendre l’enseignement moins encyclopédique. Mieux vaut acquérir des clés de compréhension qu’un savoir encyclopédique, mais superficiel. Il convient de rester humble et réaliste.

Il doit privilégier la microéconomie.

La macroéconomie est passionnante (elle est d’ailleurs un de mes domaines préférés en recherche), mais beaucoup plus complexe que la microéconomie. La macroéconomie moderne, en effet, résulte de l’équilibre général. Elle nécessite la connaissance de nombreux concepts microéconomiques (théorie des jeux, de l’information et des anticipations, théorie de la solvabilité et de la liquidité des banques, théorie des bulles et des phénomènes autoréalisateurs, rigidités des prix et des salaires, incitations, macroéconométrie …), qui en général n’ont pas été étudiés, ou du moins assimilés par les lycéens dans la partie microéconomique de leur programme. Pour cette raison, la macroéconomique est moins sujette à consensus, même si ceux-ci peuvent se dégager lorsqu’on pose des questions suffisamment précises [7].

La macroéconomie ne doit pas être ignorée, mais il serait bon, au minimum, de rééquilibrer la part de la microéconomie dans les programmes.

Beaucoup de sujets microéconomiques sont en effet simples à expliquer, concrets et passionnants. Les programmes actuels en étudient déjà, mais il me semble que l’on pourrait insister davantage sur les considérations stratégiques, que les élèves, d’expérience, comprennent rapidement, car, comme Monsieur Jourdain avec la prose, ils font de la théorie des jeux cent fois par jour sans le savoir. Pour ne prendre qu’un exemple, un simple dilemme du prisonnier (qui décrit des situations où deux joueurs auraient intérêt à coopérer, mais dans lesquelles leur intérêt individuel va à l’encontre de l’intérêt collectif, une situation infiniment plus simple à comprendre que le multiplicateur fiscal !) donne une intuition forte pour appréhender beaucoup de problèmes concrets : la crise environnementale, le protectionnisme, les dévaluations compétitives, la formation de cartels… Il permet aussi d’appréhender la notion d’efficacité (privée et/ou sociale).

Je pense aussi aux expériences et jeux de marché. Le concept de marché est central pour la vie économique et n’a pas de contenu idéologique (d’ailleurs, les marchés existent même quand nous voudrions qu’ils n’existent pas). Les jeux expérimentaux de marché sont une méthode pédagogique ludique et bien éprouvée (ils ont été testés en France auprès de nombreux publics, des lycées jusqu’aux magistrats de la Cour de cassation), qui fait comprendre la réalité d’un marché. Elle donne des intuitions très concrètes, par exemple sur l’incidence d’une taxe ou d’une subvention (quels en sont les bénéficiaires principaux ?), sur l’impact d’une régulation fixant un prix et affectant la gestion de la rareté (comme le blocage des loyers ou les aides au logement), sur le pouvoir de marché (la possibilité d’influer sur les prix), ou sur l’impact d’une centralisation de la négociation (au niveau d’un syndicat patronal ou de salariés [8]). Citons encore tout ce qui relève des incitations (avec la question de l’aléa moral et de l’antisélection) ou de l’économie du risque (où on traitera de l’assurance – y compris chômage –, des instruments financiers et de nouveau de l’antisélection).

L’enseignement doit apporter à l’élève des méthodes de raisonnement et les initier à la démarche scientifique.

Il faut aider les élèves à acquérir un esprit analytique et critique.

Par exemple, la recherche causale est la grande affaire des économistes. Toute science doit aller au-delà de l’observation de corrélations. Il faut donc initier les élèves à la culture des données et insister sur la différence entre corrélation et causalité ; ça peut être rendu très ludique par les nombreuses absurdités auxquelles la confusion de ces deux notions aboutit. « Quand on est malade, il ne faut surtout pas aller à l’hôpital : la probabilité de mourir dans un lit d’hôpital est 10 fois plus grande que dans son lit à la maison » disait par exemple Coluche. De même, l’observation selon laquelle la fréquentation hôtelière tend à être élevée quand les prix sont élevés ne devrait pas amener un hôtelier à conclure qu’une hausse des prix contribuera au remplissage de ses chambres.

Un énorme corpus scientifique essaie d’identifier la causalité, qui va de l’économétrie des variables instrumentales aux expériences contrôlées, comme celles que mène Esther Duflo, dans lesquelles il s’agit de rapporter une population traitée à une population test. Cette méthode scientifique serait d’ailleurs utile aux élèves en dehors de l’économie et même bien au-delà des sciences humaines et sociales. Rappelons-nous que les expériences avec groupes de contrôle et groupes témoins remontent à Pasteur en 1886 !

 

Faire émerger des consensus 

 

Beaucoup de Français tendent à récuser la notion de consensus en économie, confondant en partie « consensus » et « certitude ». Sans doute faudrait-il développer, comme cela existe à l’étranger, des mesures de consensus partiel sur des questions, pondérées par des niveaux de confiance et de désaccord.

La difficulté pour l’économiste, comme pour tout autre scientifique, est de concilier l’humilité – l’analyse qu’il ou elle propose se situe, tout au plus, « dans l’état actuel des connaissances » – et la demande sociétale légitime d’obtenir une position tranchée sur des sujets d’actualités.

La confrontation des idées est ce qui fait avancer la science. Les économistes sont souvent en désaccord entre eux, mais ces désaccords sont relativement limités par rapport au spectre des opinions dans le débat public.

Pour ne prendre que quelques exemples, je n’ai jamais entendu dans les conférences scientifiques ou lu dans les grandes revues internationales de recherche que la réduction du temps de travail créait de façon pérenne des emplois. Il n’y a pas dans l’économie un nombre fixe d’emplois : les capacités de production s’ajustent (heureusement : sinon, après deux siècles de mutations importantes de l’emploi, nous serions tous au chômage depuis longtemps). C’est plus généralement l’idée d’un partage du travail qui est en cause, avec tous ses corollaires : renvoyer les travailleurs immigrés, recourir au protectionnisme, décourager l’emploi féminin, avancer l’âge de la retraite, réintroduire le service militaire, etc.

Une autre idée qui ne trouvera aucun écho chez la plupart des économistes est qu’on pourrait résoudre le réchauffement climatique sans tarification étendue du carbone [9]. L’immense majorité des économistes dans les grandes universités mondiales pensent qu’il faut un prix mondial du carbone. De même, peu d’économistes oseraient affirmer qu’une dette publique « élevée [10] » ne pose pas de danger.

Pourtant, ce sont des idées que l’on entend tous les jours dans le débat public. Certes, le consensus peut évoluer au fil du temps et les économistes se tromper, mais mieux vaut se baser sur les meilleures connaissances disponibles à un moment donné.

Le 18 mars 2017, Le Monde a publié une lettre signée par vingt-cinq prix Nobel d’économie. Bien que ces signataires aient des points de vue divergents sur de nombreux sujets complexes, tels que les unions monétaires ou les politiques de stimulus budgétaire, et représentent des opinions politiques très variées [11], ils ont perçu le devoir d’aider à empêcher, après une année 2016 marquée par le Brexit et l’élection de Donald Trump, une nouvelle vague populiste, cette fois lors de l’élection présidentielle française. Ils ont montré d’autant plus de détermination qu’une candidate avait cité des prix Nobel d’économie pour appuyer son programme profondément anti-européen. Cette lettre des prix Nobel expliquait les conséquences graves qu’entraîneraient le protectionnisme et une sortie de l’Europe et de la zone euro, et soulignait les dangers du sophisme de l’emploi en quantité fixe. Elle rappelait aussi l’opportunité économique que représentent les migrants pour le pays qui les accueille, quand ils sont bien intégrés au marché du travail.

Comment exposer les consensus ? Afin de mieux faire connaître aux non-spécialistes les points de convergence et de divergence au sein de la profession, un panel d’experts pourrait être régulièrement interrogé sur des questions précises, leurs réponses étant ensuite publiées de manière agrégée et, éventuellement, individuelle. De tels dispositifs ont été expérimentés avec succès aux États-Unis et au Royaume-Uni.

 

Adoption par les économistes de règles de bonne conduite

 

Au-delà de la nécessaire transparence sur les conflits d’intérêts éventuels, certaines règles de déontologie pourraient renforcer la confiance dans les experts : débattre des idées mais jamais des personnes (pas d’arguments ad hominem), ne jamais dire ou écrire (que ce soit en conseillant le politique ou en participant au débat public dans les médias) quelque chose qu’on ne serait pas prêt à défendre devant ses pairs, et ne pas s’exprimer sur des sujets dont on a une connaissance trop vague.

 

L’État français doit plus impliquer les économistes

 

Par rapport à leurs collègues étrangers, les enseignants-chercheurs en France ont une très faible participation directe dans la décision publique. Ils sont aussi très peu présents dans le débat public. On pourrait, pour corriger cette situation, utiliser systématiquement des équipes d’enseignants-chercheurs pour évaluer l’efficacité des politiques publiques, en amont comme en aval, faciliter les allers-retours entre le monde académique et celui de la décision publique et montrer moins de frilosité dans la nomination d’économistes à des postes de responsabilité.

 

Encourager les médias à œuvrer à une meilleure promotion des spécialistes de chaque sujet

 

Un répertoire d’expertise des enseignants-chercheurs pourrait être mis à disposition des médias selon une méthode transparente attestant à la fois la compétence et l’adhésion à une charte déontologique. En complément, des sessions fermées de formation réciproque des enseignants-chercheurs et des journalistes sur de grandes thématiques économiques pourraient être organisées par les associations professionnelles.

 

Pour conclure

 

On ne saurait trop souligner l’importance de rendre les idées économiques compréhensibles pour un large public. Comme j’ai essayé de l’expliquer dans Économie du bien commun, critiquer les politiciens pour l’inefficacité de leurs politiques publiques ne nous avancera à rien. Bien entendu, certains politiciens sont plus courageux ou compétents que d’autres, mais, comme nous tous, ils répondent avant tout à leurs incitations et, dans leur cas, sont guidés par les échéances électorales. Ils vont ainsi rarement à l’encontre de l’opinion majoritaire, si bien que, nous, citoyens, avons en quelque sorte les politiques publiques que nous méritons. On ne peut pas avoir de bonne politique économique sans culture économique ; or cette culture économique fait défaut en France.

L’économie participe à la construction du bien commun par son ambition de faire en sorte que nos institutions économiques contribuent à l’intérêt général. L’économie a pour objectif d’analyser les situations où l’intérêt individuel rentre en conflit avec l’intérêt collectif et de réfléchir sans préjugé à comment mettre en musique ces intérêts individuels pour qu’ils œuvrent dans le sens du bien commun.

À mes yeux, et contrairement à une idée répandue, les économistes peuvent jouer un rôle plus important aujourd’hui que par le passé. Mais pour cela les économistes doivent anticiper les changements bien plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Ils doivent expliquer ce pour quoi ils sont utiles et ce pour quoi ils sont moins bien équipés. Ils doivent surtout et avant tout faire preuve d’humilité et expliquer sans relâche comment les sciences économiques peuvent contribuer au bien commun.

 


[1] En économie, contrairement à la médecine, les victimes des effets secondaires sont en général des personnes différentes de celles auxquelles le traitement s’applique, comme l’exemple du marché du travail ou celui du logement l’illustrent très bien.

[2] “The Formation of Beliefs: Evidence from the Allocation of Land Titles to Squatters” Rafael Di Tella, Sebastian Galiani et Ernesto Schargrodsky, The Quarterly Journal of Economics, (2007) 122: 209-241.

[3] Même si d’autres pays ont plus de fonctionnaires, elle se situe dans la fourchette haute.

[4] Voir notamment L’enseignement des sciences économiques et sociales dans les lycées. Propositions de la section Économie politique, statistique et finances, 15 mars 2017 et l’Avis de l’Académie sur une réforme des programmes de sciences économiques et sociales, 20 mars 2017.

[5] Agnès Bénassy-Quéré, Olivier Blanchard, Jean Tirole, Les économistes dans la cité, Les notes du Conseil d’analyse économique, n° 42, juillet 2017, 12 p.

[6] Rapport sur l’enseignement de l’économie dans les lycées.

[7] Une question telle que « Une politique de relance aujourd’hui est-elle souhaitable en France ? »  pourrait diviser les meilleurs économistes. Mais, quand on apporte des précisions, on entrevoit davantage de consensus parmi ces derniers : « Une relance budgétaire est-elle relativement plus souhaitable quand le chômage est plus important ? quand la part des échanges internationaux est plus faible ? quand les taux d’intérêt sont au plancher zéro ? quand la dette publique ne suscite pas d’inquiétudes ? »

[8] De nombreuses autres expériences simples et ludiques illustrent des phénomènes économiques importants et peuvent être plus tard utiles dans la vie professionnelle et au-delà, comme la malédiction du gagnant, la bulle financière, le rôle de la confiance et de la réciprocité dans l’échange et les stratégies mixtes.

[9] En l’absence d’un progrès technologique providentiel, d’autant peu probable que les faibles prix du carbone ne permettront pas de rémunérer suffisamment les technologies vertes.

[10] Avec les légitimes désaccords que l’on peut avoir sur la signification empirique exacte de cette notion.

[11] Par contre, leur mixité sociale est limitée, car ils font partie des “élites”.