Discours prononcé lors de la séance solennelle de rentrée
par M. Georges-Henri Soutou
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
lundi 4 novembre 2029
Monsieur le Président du Conseil Économique, Social et Environnemental,
Madame la Sénatrice,
Monsieur le Recteur de l’académie de Paris,
Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Officiers généraux,
Messieurs les maires,
Monseigneur l’Evêque aux Armées,
Monsieur le Conseiller de Madame la Ministre chargée de l’Enseignement supérieur,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Monsieur le Chancelier honoraire,
Madame le Secrétaire perpétuel,
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,
Mesdames et Messieurs les lauréats,
Mesdames et Messieurs,
Lorsque notre Académie a été fondée ou plutôt refondée en 1832, elle a repris le nom que portait la « classe des sciences morales et politiques », qui avait existé au sein de l’Institut de France depuis sa création en 1795 et qui avait été supprimée par Bonaparte en 1803.
Il s’agissait, dans cette période de bouleversements révolutionnaires, de remettre en phase l’évolution des institutions politiques avec celle des différentes sciences humaines. L’objectif n’était pas seulement d’analyser le monde, il était aussi d’accompagner, en la facilitant par une réflexion organisée, la transformation que connaissait l’Europe depuis la fin de l’Ancien Régime.
Et cette réflexion rationnelle reposait sur la collaboration et même l’interpénétration des différentes disciplines, dans une réflexion commune. Devant les bouleversements que nous connaissons depuis les années 1990, ce programme paraît toujours actuel et nous essayons de lui rester fidèles.
Je dois d’abord évoquer les membres et correspondants qui nous ont quittés.
Parmi les membres, je voudrais évoquer avec gratitude la mémoire de nos confrères Jacques Boré et André Damien dans la section Législation, droit public et jurisprudence, celle de notre confrère Bertrand Collomb dans la section Économie politique, statistique et finances, celle enfin du Cardinal Roger Etchégaray dans la section générale. Parmi les correspondants, je voudrais honorer également la mémoire de Guy Thuillier, Maurizio Malaguti, Niki Goulandris, Pierre Gannagé et Denis Szabo, et enfin, celle d’un associé étranger, Jean Starobinski.
Et puisqu’il est dans la nature de notre Académie de se perpétuer en réparant les brèches infligées par le temps, je salue dans un même mouvement l’arrivée de plusieurs nouveaux talents dans nos rangs. Parmi les confrères : Olivier Houdé, élu le 3 décembre 2018 au fauteuil de Lucien Israël dans la section Philosophie, Éric Roussel, élu le 10 décembre 2018 au fauteuil de Claude Dulong-Sainteny dans la section Histoire et Géographie, et Bernard Stirn, élu le 18 mars 2019, au fauteuil de Prosper Weil dans la section Législation, droit public et jurisprudence. Onze correspondants nous ont également rejoints : Thomas De Koninck et Philip Pettit dans la section Philosophie ; Maurice Quenet, Luis Arroyo Zapatero et Christophe Jaffrelot dans la section Législation, droit public et jurisprudence ; Pierre Gény, Jacques Perot et Jean Vitaux dans la section Histoire et Géographie ; enfin, Alain Dejammet dans la section générale.
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Laissez-moi à présent mentionner quelques-uns des événements marquants de cette année, qui illustrent la vigueur de nos travaux et la manière dont leur fruit est diffusé auprès du plus grand nombre.
Je mentionnerai tout d’abord deux publications aux Éditions Hermann. Au mois de mars dernier est paru Le retour du nucléaire militaire, qui est le fruit d’un Entretien académique que j’avais organisé, en compagnie de mon confrère Jean Baechler, le 20 novembre 2017. Nous avons essayé, dans cet ouvrage, d’envisager les mutations de l’ordre nucléaire mondial.
Au cours du même mois paraissait, toujours aux Éditions Hermann, La Guerre et les Éléments, sous la direction de Jean Baechler et du lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois. Cet ouvrage marque l’achèvement d’un considérable chantier, mené à bien par notre confrère, grâce au soutien financier de la Fondation Simone et Cino Del Duca de l’Institut de France. Ce ne sont pas moins de 16 volumes reprenant les Actes de colloques et de journées d’étude, organisés entre 2013 et 2017, et qui ont abordé l’ensemble des dimensions de ce fait central de l’histoire humaine qu’est la guerre. Que Jean Baechler soit remercié de cet irremplaçable travail. Je signalerai, en outre, qu’il est l’organisateur d’un colloque sur l’irrationalité qui se tiendra les 19, 20 et 21 novembre prochains dans les locaux de la Fondation Del Duca.
Encore un livre : La démocratie dans l’adversité, grande enquête publiée aux Éditions du Cerf et dirigée par ma consœur Chantal Delsol et Giulio De Ligio. L’ouvrage s’interroge sur la remise en cause actuelle de la démocratie et l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratie illibérale ». À l’occasion de la parution de cet ouvrage, notre Académie a organisé, en collaboration avec l’Institut Thomas More, un colloque international intitulé « Démocratie et liberté. Les peuples modernes à l’épreuve de leurs contradictions », afin d’approfondir les conclusions de cette enquête. La dérive illibérale – ou populiste – de nos démocraties était aussi le thème de la conférence que notre confrère Mario Monti nous a fait l’honneur de prononcer à la toute fin de l’année 2018, sous le titre « L’Union européenne face aux nationalismes : réflexions d’un Européen d’Italie ». Enfin, signe de l’importance que nous accordons à ce sujet, notre Académie a décidé de rendre un avis, délibéré en commun, « Pour l’Union européenne », à la veille des échéances électorales du printemps dernier.
À l’initiative de notre confrère Yvon Gattaz, fondateur de la très dynamique Association Jeunesse et Entreprises, nous avons organisé, en partenariat avec cette dernière, un colloque sur « L’emploi des jeunes aujourd’hui et demain », dont l’ouverture a été assurée par le ministre de l’Éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer, et le PDG de LVMH, M. Bernard Arnaud.
Je signalerai ensuite deux nouveaux rendez-vous. En partenariat avec l’Institut de l’Entreprise et son média numérique trimestriel, Sociétal, notre Académie propose des rencontres sous le nom générique de « Conférences de Sociétal ». Deux conférences ont déjà été organisées, l’une donnée par notre confrère Pierre-André Chiappori proposant un « nouveau regard sur l’origine des inégalités » au mois de juin ; l’autre, il y a quinze jours, par Suzanne Berger, professeure de sciences politiques au MIT, sur le thème « Démocratie et mondialisation sont-elles réconciliables ? ».
Le second rendez-vous est à l’initiative de l’Institut de France. Des cycles de conférences sont désormais organisés les lundis dans l’auditorium André et Liliane Bettencourt. Dans ce cadre, notre consœur Mireille Delmas-Marty a lancé, le 16 septembre dernier, avec notre confrère Michel Pébereau, le cycle « Mondialisation et humanisme », tandis que Jean-Paul Clément, correspondant de notre Compagnie, nous invitait à suivre Chateaubriand « de l’Ancien Régime au nouveau monde ».
J’ajouterai pour finir la remise des prix de la Fondation culturelle franco-taïwanaise, un entretien académique sur « Le rayonnement artistique de la France (le 14 octobre 2019) et le discours de notre confrère Jacques de Larosière lors de la rentrée solennelle des cinq Académies, le 21 octobre, sur le thème du chaos.
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J’en viens au thème de « l’action extérieure de la France » que j’ai souhaité soumettre, en cette année 2019, à la réflexion de l’Académie.
On s’est placé dans l’axe que la composition de notre Académie, son rôle et ses traditions lui suggèrent pour un thème de ce genre : une réflexion sur l’organisation, les moyens et l’action des pouvoirs publics dans le domaine de la politique extérieure de notre pays au sens large, dans tous les domaines, y compris militaire, culturel, etc.
On peut considérer que la France a connu depuis 1945 deux modèles successifs d’action extérieure : celui de la Guerre froide, marqué par le choix de la solidarité occidentale mais aussi de l’indépendance nationale, de la construction européenne et de la substitution de la coopération avec le tiers-monde à l’ancienne politique impériale ; et le modèle de la période d’après 1990, avec une nouvelle étape de la construction européenne, un nouveau rôle dans le cadre atlantique et dans celui des Nations Unies, en particulier en vue de la promotion de causes universelles (droits de l’homme, environnement…) et l’acceptation de la mondialisation et de la dérégulation.
Mais la situation actuelle annonce sans doute une nouvelle phase de notre action extérieure. Encore fin 2017, nous paraissions nous retrouver dans un univers plus prévisible, où la mondialisation se développait de façon irrésistible : la crise économique de 2008 paraissait surmontée, l’Etat islamique paraissait vaincu, l’Union européenne était censée prendre un nouveau départ. Le Brexit était déjà voté, mais un accord avec Londres paraissait en vue.
Fin 2019, où en sommes-nous ? La crise économique revient, les Etats-Unis ont entamé une guerre commerciale avec la Chine, l’Europe, etc. Le Moyen Orient est plus agité que jamais. Alors que le Président Trump n’hésite pas à rompre avec une série d’orientations fondamentales de la politique américaine depuis les années 50. Pendant ce temps, le président Poutine a gagné, de la Crimée à la Syrie, et se rapproche de plus en plus de la Chine, dont la puissance, la concurrence commerciale et les acquisitions d’entreprises inquiètent de plus en plus les Européens.
Plus largement, la nouvelle phase de mondialisation (après celle de la Renaissance et celle du XIX° siècle) que nous connaissions depuis les années 1970 marque le pas, on en prend conscience. En 2017, il s’agissait d’adapter la France à la mondialisation ; en 2019, il s’agit de la préparer au temps d’arrêt de cette dernière. Et peut-être à une nouvelle récession mondiale.
La plupart des paramètres de notre action extérieure s’en trouvent très sérieusement remis en cause. La première séance, avec notre confrère l’Ambassadeur Jean-David Levitte, a été consacrée à la prise de conscience de ce bouleversement : « Avec la fin de quatre siècles de domination occidentale, quel sera l’ordre mondial au XXIe siècle ? ». Il sera marqué par la montée de la Chine, le recul relatif des Etats-Unis, la remise en cause des organisations internationales et pratiques multilatérales mises en place depuis 1945. Beaucoup dépendra de l’évolution de l’Union européenne et de sa capacité à prendre toute sa place dans les affaires mondiales.
Autre réflexion théorique : celle de notre confrère Jean Baechler. Alors que le jeu des relations internationales a atteint une dimension planétaire, deux scénarios sont envisageables : un dipôle sino-américain, qui ne laisserait aucun autre choix à la France que d’arrimer son destin à un des deux camps, ou, plus probablement, un oligopole, dans lequel une Europe en voie d’unification pourrait tenir son rang et continuer de faire l’histoire. L’intérêt de la France est dès lors de participer à ce processus, qui n’aboutira cependant que si elle cesse de concevoir l’Union européenne comme le prolongement de sa propre puissance.
Parallèlement, la question de notre intérêt national a été exposée par notre confrère Thierry de Montbrial. Il note que l’intérêt national est victime en France, depuis une dizaine d’années, d’une « étrange éclipse ». Celle-ci reflète aussi une crise plus générale de la diplomatie française dans un environnement stratégique dégradé, sans qu’elle parvienne à se dégager du modèle gaullien. Face à ce constat, une refondation de la politique extérieure française s’impose, autour d’une conception renouvelée de l’intérêt national. Bien compris, celui-ci amène à passer d’une « souveraineté solitaire », consacrée à la défense d’intérêts nationaux étroitement conçus, à une « souveraineté solidaire », seule apte à répondre, sur le long terme, aux grands défis contemporains.
Mais on voit que l’intérêt national n’est pas une notion fixe, mais au contraire qu’il se construit en permanence dans une interaction de toutes les forces de la Nation. Notre confrère l’Ambassadeur Laurent Stefanini l’a montré à travers le cas de la Corse, composante singulière, mais à part entière, de la République, non pas périphérique, mais au contraire « marche » dans l’acception médiévale du mot, au contact du monde extérieur.
Le regard des autres
Le regard des autres est essentiel. Notre consœur Marianne Bastid-Bruguière nous a présenté le regard chinois, du XVIIe siècle à nos jours. Pour la Suisse, notre confrère Robert Kopp a évoqué la République helvétique, de 1798 à 1803, sous influence française, période essentielle de gestation de l’actuelle Confédération helvétique. Le Professeur Massimo De Leonardis nous a parlé de l’Italie depuis le Risorgimento. Notre confrère le Professeur John Rogister a rappelé l’histoire des rapports franco-britanniques depuis l’Entente cordiale de 1904, tandis que le Professeur Pauline Schnapper a évoqué la perception britannique de notre position dans l’affaire du Brexit. Notre confrère Philippe Levillain a traité un sujet fort délicat, celui de la vision de la France par le Saint-Siège.
De toutes ces riches communications, que vous pouvez lire sur notre site, on retiendra une grande convergence : tout le monde s’accorde pour admirer notre histoire et notre culture. En revanche, notre modèle politique et social et notre politique extérieure ne suscitent pas partout et constamment une admiration sans borne… Il faut connaître nos partenaires, les étudier, les associer aux politiques envisagées, comprendre qu’un consensus européen se construit dans la réciprocité.
Nos moyens d’influence (« soft power »)
Quels sont nos éléments d’influence ou de « soft power » pour mieux y parvenir ? Le Professeur Serge Sur a évoqué un aspect capital et méconnu de notre action extérieure depuis le XIXe siècle : l’influence française sur le droit international. Si dans les instances internationales, l’influence de la France est en déclin et ce au profit de l’affirmation du droit coutumier et de la procédure anglo-saxonne, la place de la doctrine française est en revanche plus affirmée sur le plan européen.
Trois communications ont été consacrées à notre rayonnement culturel, scientifique et artistique. Notre Chancelier, Xavier Darcos, a rappelé que la culture a toujours été reconnue comme un vecteur éminent de la présence de la France à l’étranger et une des composantes essentielles de sa puissance. Depuis 2011, l’Institut français est l’opérateur unique de l’action culturelle de la France à l’étranger. Il coordonne aujourd’hui le premier réseau culturel au monde, avec 98 instituts français et 850 Alliances Françaises.
Mais quelle est la signification d’une telle stratégie nationale dans un environnement mondialisé ? Il convient de lui accorder plus de moyens et surtout d’en repenser l’emploi. Plutôt que de se complaire dans la certitude flatteuse de son rayonnement, la France doit accepter que la culture soit un marché comme un autre, qui fonctionne selon les règles de la réciprocité et de l’échange, sans qu’il lui faille pour autant renoncer à son message universel.
Laurent Petitgirard, secrétaire perpétuel des Beaux-Arts, parvient à des conclusions similaires. L’orateur a dressé un panorama différencié et contrasté, discipline par discipline, de notre rayonnement artistique. Il en ressort une vue d’ensemble : la France jouit toujours d’une grande notoriété mais, souvent, la compétence et l’affectivité doivent réapprendre à marcher ensemble pour que la France conserve et entretienne sa vieille capacité à étonner le monde.
Catherine Bréchignac, secrétaire perpétuelle honoraire de l’Académie des Sciences et Ambassadrice déléguée à la science, à la technologie et à l’innovation, souligne que la diplomatie scientifique s’entend à la fois comme la diplomatie par la science, qui consiste à faire de la science un vecteur d’influence, et comme la science par la diplomatie, qui consiste à faciliter les relations scientifiques entre pays par des accords et des programmes de recherche. La France occupe toute sa place, mais, comme les deux autres intervenants, Mme Bréchignac estime que trop souvent la dispersion et le gaspillage financier réduisent l’efficacité de notre influence dans ces différents domaines culturels. On devrait pouvoir faire mieux et obtenir des résultats plus probants à moindre coût, en ciblant davantage notre action.
L’Europe
Venons-en maintenant à l’Europe. Maxime Lefebvre, chargé de mission prospective au ministère des Affaires étrangères auprès du directeur de l’Union européenne, a traité de « La politique européenne de la France ». Se dégagent quelques constantes. La première est la centralité de la relation franco-allemande. La deuxième est la priorité donnée au projet sur l’élargissement : à l’ouverture à de nouveaux États membres a toujours répondu, côté français, la proposition d’un approfondissement de l’intégration européenne. Et une troisième constante, la réticence à des abandons de souveraineté trop poussés. Enfin, la France ne conçoit l’Europe, depuis le début de l’aventure, que comme une puissance au travers de laquelle elle pourrait continuer à jouer un rôle au niveau mondial.
Notre consœur le Professeur Hélène Rey nous a parlé du rôle de la France dans le Système monétaire international, entre les Etats-Unis et la zone euro. Elle appelle à compléter l’architecture de la zone euro : en achevant l’Union bancaire, en mutualisant les risques, ou encore en indexant les règles budgétaires à des cycles et non plus à des années. C’est à l’échelle de l’Union que seront vraiment défendus les intérêts européens.
Pour achever ce tour d’horizon, Louis Gautier, ancien secrétaire général à la défense et à la sécurité nationale, actuellement chargé par le président de la République d’une mission sur la défense européenne, a présenté une communication intitulée « La solitude stratégique des Européens ».
Il invite à procéder en fonction des menaces identifiées, en s’attachant en particulier à préserver le continuum de la sécurité intérieure et de la défense face à l’extérieur, et à construire des réponses appropriées. Il plaide, surtout, pour une approche progressive et réaliste, dans une Europe où la France court plus que jamais le risque de se retrouver seule, faute de prêter assez attention à ses partenaires.
Là, la France et l’Allemagne auront sans doute un rôle moteur à jouer, à condition qu’elles n’oublient pas que si leurs initiatives sont nécessaires, elles ne peuvent être suffisantes et dépendent aussi des autres partenaires. Monsieur Wolfgang Schäuble, président du Bundestag allemand et membre associé étranger de l’Académie, nous a fait le grand honneur d’intervenir sur le thème suivant : « Deux parlements pour un objectif : la coopération entre l’Assemblée nationale et le Bundestag allemand ». Le Président Schäuble a pris en effet pour point de départ de son propos la récente création de l’Assemblée parlementaire franco-allemande. Il a présenté cette initiative comme s’inscrivant dans un « processus d’apprentissage » comparable à celui par lequel devrait s’édifier, selon lui, l’Union européenne, en vue de travailler à compléter les identités nationales par une identité européenne. Celle-ci est l’expression d’une communauté d’histoire et de culture mais résulte aussi de la conviction que ce n’est qu’unis que les Européens pourront peser dans l’ordre mondial, en commençant par s’attaquer ensemble aux problèmes qu’ils peuvent résoudre.
Les autres régions du monde
Bien entendu, les États-Unis sont apparus dans la plupart des communications. Comment imaginer la sécurité de l’Europe face à la Russie mais aussi à la Chine, alors que ces deux pays collaborent de plus en plus étroitement, sans l’Amérique ? Et en même temps comment affirmer une personnalité européenne sans s’affirmer aussi face à Washington ?
Bien sûr aussi l’Afrique, essentielle pour nous pour tant de raisons. Monsieur Lionel Zinsou président du laboratoire d’idées Terra Nova et ancien Premier ministre du Bénin, nous a présenté une communication intitulée « La France et l’Afrique ». Un propos placé par l’orateur sous le signe de l’optimisme mais aussi de l’urgence : si les solidarités sont encore fortes entre la France et l’Afrique, l’avenir de leur relation passe, pour notre pays, par une compréhension renouvelée de la réalité africaine, sur laquelle dominent les idées reçues, par l’investissement de capitaux et de technologies français, par la francophonie, pourvu qu’elle soit conçue comme réciproque dans le domaine culturel et artistique, et aussi qu’elle soit mieux ciblée.
Particulièrement délicat et actuel, le Moyen-Orient. L’ambassadeur Michel Duclos a souligné que les bases de notre politique depuis la Ve République ont été ruinées par les printemps arabes de 2011-12. Deux pistes d’action se dessinent : soutenir par la voix de l’Europe les sociétés civiles afin de construire un modèle de gouvernance qui serait une alternative aux autoritarismes et, pour la France, conserver un rôle d’intermédiaire qui conforte sa vocation de puissance d’équilibre dans la région. Mais là aussi, une fois de plus, se pose la question de nos moyens : la lutte contre l’Etat islamique a montré que nous existions, mais avec une participation relativement modeste.
Là aussi on constate que la Russie est désormais incontournable, comme elle l’est aux confins orientaux de l’Union européenne, comme pour son approvisionnement en énergie. La France joue là son rôle, au-delà des relations bilatérales de toute nature qu’entretiennent les deux pays. En particulier, par les sommets dits « du format de Normandie », la France, en compagnie de l’Allemagne, amènent régulièrement Moscou et Kiev à la table des négociations.
L’Ambassadeur Alain Dejammet nous parlera de « La France et les Nations unies : une histoire critique ». L’ONU est en effet un organe essentiel pour l’ordre international depuis 1945 et Paris y a toujours joué un rôle considérable, mais en même temps en connaît bien les limites.
Hervé Gaymard, président du Conseil départemental de Savoie, nous parlera de «La France, puissance polaire », avec toutes les conséquences et responsabilités que cela implique, sur les plans juridique, scientifique, stratégique, économique et écologique, tout particulièrement avec les divers effets du réchauffement climatique.
La Défense et la Sécurité nationales
Et nous en venons aux questions urgentes de la Défense nationale. Pour commencer, je voudrais rendre hommage aux hommes et aux femmes de nos Forces armées : dans ce monde en crise, leur engagement, leur dévouement, trop souvent leurs sacrifices sont essentiels. Car on parle d’ « opérations extérieures », les OPEX. Mais ne vous y trompez pas : les OPEX, c’est la guerre.
Je commencerai par le renseignement, que notre culture nationale a tant de mal à intégrer dans sa réflexion comme étant une dimension politico-stratégique essentielle. M. Éric Danon, Directeur général adjoint des affaires de politique et de sécurité au ministère des Affaires étrangères, nous a parlé de « La politique internationale de la France dans le domaine du terrorisme ». Il a exposé la nécessité d’une étroite coordination de toutes les administrations concernées, et de la coopération avec les partenaires, ainsi que la pleine prise de conscience d’une réalité pourtant souvent contestée, celle du continuum sécurité-défense, dont les implications doivent être résolument prises en compte.
Mais cela concerne également notre renseignement extérieur : le Professeur Phillipe Hayez abordera « Le renseignement, une politique nationale indispensable et exigeante ». Sans anticiper, je dirai simplement qu’elle s’est profondément modifiée ces dernières années, pour tenir compte des nouvelles réalités géopolitiques mais aussi techniques et informatiques.
Après le renseignement, la dissuasion. M. Nicolas Roche, Directeur des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement au ministère des Affaires étrangères, a évoqué « Les questions morales et philosophiques soulevées par la stratégie de dissuasion nucléaire ». En mettant l’humanité face à l’éventualité de son « suicide collectif », l’arme nucléaire lui fait prendre conscience de sa communauté de destin et l’appelle à bâtir une nouvelle organisation des relations internationales propice à l’établissement d’une « paix perpétuelle ». La dissuasion acquiert ainsi une nouvelle signification. Elle devient un instrument – transitoire – de la domestication de la violence par le droit, dans la perspective d’un désarmement global et négocié.
Mais la doctrine de dissuasion est par excellence le domaine réservé du Président de la République.
Cependant, le rôle militaire du Président ne se limite pas à la dissuasion. En ce qui concerne les OPEX, Jean Massot, président de section honoraire au Conseil d’État, nous a parlé du « Chef de l’État et les opérations extérieures ». Les engagements des armées françaises en dehors des frontières nationales mobilisent chaque année entre 5 000 et 20 000 hommes depuis 1962. Alors que la constitution de 1958 prévoyait un partage des responsabilités en matière de défense entre le Président de la République, le gouvernement et le Parlement, le Chef de l’État s’est vite imposé comme protagoniste, au détriment du Parlement notamment.
Ce mode de fonctionnement, reconnu comme efficace, fait l’objet d’un consensus, tant à l’intérieur de l’exécutif (les épisodes de cohabitation ne l’ont pas remis en cause) que de la part des pouvoirs législatif et judiciaire.
Restent tout de même, aux yeux de J. Massot, deux questions pendantes : celle d’une évaluation des effets de ces interventions au regard des intérêts de la France, et celle, conjointe, de leur financement.
Benoît d’Aboville, ancien ambassadeur, a rebondi sur cette question, dans sa communication intitulée : « La conduite des opérations extérieures de la France : une spécificité française en Europe ? ». La réputation que la France a acquise dans ce domaine ne doit pas masquer les débats dont ces interventions sont aujourd’hui l’objet, entre contraintes budgétaires, relance de la course aux armements par les grandes puissances (États-Unis, Chine) et recherche de solutions européennes ou locales. Sans oublier que sans l’appui discret des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, nos OPEX deviendraient encore plus difficiles.
Le général Bentégeat posera la question : « Les interventions militaires de la France sont-elles encore utiles et efficaces ? » En effet, les OPEX commencent à être contestées : elles ont obtenu des résultats non souhaités, comme en Libye en 2011, ou elles s’enlisent, comme au Mali.
Faut-il recourir davantage aux forces spéciales ? Restreindre les zones d’intervention ? Mieux coordonner l’intervention militaire et l’aide civile que ce n’est le cas actuellement ? Mieux associer l’opinion ? Toutes ces questions sont actuellement ardemment débattues dans les milieux concernés.
Que faire ?
On me permettra quelques réflexions.
D’abord, nous devons revenir à une vision plus réaliste des choses, dans le sens de ce que certains intervenants ont rappelé. Ensuite, nous devons mieux tenir compte du regard des autres, de leurs intérêts, de leurs propositions. Enfin, nous devons adapter nos objectifs à nos moyens.
Il est impossible à l’heure actuelle de prévoir l’issue du Brexit. Mais de toute façon, il faudra garantir nos relations avec le Royaume-Uni dans le cadre futur, relations essentielles, aussi bien pour l’économie que pour la défense, la recherche, la culture, et la vie de tant de citoyens de nos deux pays.
En ce qui concerne l’Union européenne, sans rechercher un « Big Bang » institutionnel, pour lequel il n’y aurait pas de majorité, ni chez les dirigeants, ni dans les opinions publiques, deux voies s’ouvrent depuis peu : la RFA et les pays du Nord, s’ils restent hostiles à la mutualisation des dettes et de plus en plus méfiants à l’égard de la politique de facilité monétaire de la BCE, commencent à admettre que l’absence de déficit budgétaire ne peut être un dogme absolu, quand il s’agit de financer des investissements indispensables.
Sur le plan international, tout le monde redécouvre la nécessité d’une diplomatie et d’une défense qui ne se résument pas à l’OTAN. Monsieur le Président de la République a fait de nombreuses propositions dans ce sens. Or, depuis deux ou trois ans, l’Allemagne, par exemple, comprend que notre engagement en Afrique n’est pas un avatar de la Françafrique, mais une nécessité économique et de sécurité pour l’ensemble de l’Europe, face en particulier à l’islamisme radical et à la pénétration chinoise. Là aussi, une réelle coopération pourrait prendre forme.
A nous d’encourager ce mouvement, en reconnaissant qu’il faut tenir compte des préoccupations politico-stratégiques de tous les membres de l’Union européenne. Un accord stratégique ne sera possible que si chacun prend en compte les préoccupations des autres. Les Européens doivent réapprendre à penser stratégiquement, et ils doivent le faire ensemble.
Je vous remercie.