[4 novembre 2019] Les caractères originaux de la géographie de la France

Séance solennelle du lundi 4 novembre 2019

par M. Jean-Robert Pitte,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

 

 

Finistère de l’Europe continentale, la France s’est construite au fil d’un millénaire comme nation, comme État, comme espace géographique unifié. Rien n’était écrit d’avance, aucun trait de sa configuration physique ne la prédisposait à naître et à durer dans son périmètre et dans son organisation actuels. Sa géographie résulte de choix culturels s’incarnant dans un projet géopolitique. Elle est parvenue à un moment de son histoire où elle est enfin en paix avec ses voisins, mais où, peut-être en partie pour cette raison, sa cohésion interne est fragilisée, ses habitants ont moins confiance en eux-mêmes. Pour rebondir et inventer un nouveau désir de vivre ensemble dans la diversité partagée sur le territoire qui est le leur, pour continuer à rayonner sans arrogance sur l’Europe et sur le monde, les Français doivent faire preuve d’imagination. Mieux réfléchir à la manière dont ils se sont constitués en nation et dont ils ont organisé leur espace vital peut leur donner un nouvel élan et les inciter à dépasser leurs peurs actuelles, celle de la mondialisation et celle d’un collapsus environnemental planétaire. Pour cela il leur faut sortir des impasses de l’individualisme forcené et de la fascination par la consommation de biens matériels. Un pays ne peut s’épanouir que s’il est animé d’un idéal collectif nourri de générosité et d’un optimisme à toute épreuve. C’est aussi la condition d’une démographie dynamique sans laquelle il cesse d’être inventif, s’enfonce dans l’ennui, puis se laisse aller à ses pires penchants.

 

Des milieux créés et mouvants

 

Comme dans toute géographie, il n’existe aucun trait permanent du territoire français, ni aucun déterminisme physique, mais uniquement des choix humains plus ou moins rationnels, plus ou moins durables. Ses climats ont sans cesse varié, parfois de manière rapide comme c’est le cas en ce moment. Ses reliefs et son réseau hydrographique eux-mêmes, d’apparence plus stable, ne valent que par la manière dont ils ont été considérés et mis en valeur. Si le Massif central ou le Rhône n’ont pas bougé au cours de l’histoire, leur rôle a beaucoup varié, tantôt angle mort et frontière, tantôt charnière et espace de contact ou de convoitise. N’oublions pas que le concept même de Massif central est une invention des géographes de la IIIe République qui, pour des raisons géopolitiques, ont chanté son rôle de château d’eau irrigant une grande partie du pays et de pôle émetteur d’émigrants couvrant la France de cafés-bois-charbon et contribuant ainsi à forger l’unité nationale plus joyeusement que la Grande Armée de Napoléon ou les tranchées de la Grande Guerre. Plus hautes montagnes d’Europe, les Alpes n’ont jamais réellement constitué une frontière. Leur traversée par les troupes et les éléphants d’Hannibal en 218 av. J.-C. ne dura au total que 25 jours ; elle s’effectue aujourd’hui en quelques heures, ce qui n’est pas le cas des Pyrénées, sauf en leurs extrémités, car cette nécessité ne s’est jamais imposée dans la relation franco-ibérique. La chaîne alpine fut longtemps un espace de labeur harassant et peu payant, comme Chateaubriand l’écrivait du Mont Blanc qui ne l’émouvait guère en 1808[1], mais c’est Jean-Jacques Rousseau qui fut le prophète et aujourd’hui les alpages sont aussi fréquentés en hiver et en été que le métro parisien aux heures de pointe.

 

Les trois mers qui baignent les côtes du pays ont été exploitées depuis l’Antiquité comme de grandes fenêtres ouvertes sur le monde. Ce n’est pas général à la surface de la terre : la Chine, l’Inde ou bien encore les empires amérindiens maya et aztèque, pourtant largement ouverts sur les océans, possèdent des histoires maritimes sans commune mesure avec celle des pays européens riverains de l’Atlantique, de la mer du Nord et de la Méditerranée, singulièrement de la France, animés par le désir de transmettre. Le littoral n’était jadis estimé qu’en fonction de ses possibilités portuaires, en général au droit des estuaires. La mer elle-même n’attirait que les marins professionnels (pêcheurs, marchands, forces navales). Elle est devenue si attractive qu’un dixième de la population vit dans les communes littorales et plus de 20% en été.

 

Le Val de Loire a longtemps été considéré comme le milieu le plus emblématique de la France, son berceau, son conservatoire linguistique – une région sans accent dit Jacques Puisais à propos de sa prononciation et de ses vins -, son jardin et son archétype paysager, son paradis inspirateur des poètes. Il doit certes sa réputation à son climat qu’épargne tout excès, mais surtout à son élection par les rois de France et leur cour et au colossal travail de maîtrise d’un fleuve fantasque, naguère étudié par Roger Dion dans sa thèse. Le reste n’est que littérature et c’est très bien ainsi.

 

Les bons et beaux pays de France ont longtemps été les seules plaines cultivables qui étaient les greniers à blé du pays : plateaux du Bassin parisien, plaine du Nord, Limagne, Alsace, vals de Saône et de Garonne. Péguy pouvait encore en 1913 chanter l’océan des blés dans sa Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres. Aujourd’hui, bien que toujours indispensables à notre économie, ces espaces découverts attirent moins les poètes que les autoroutes, les lignes TGV et les planteurs d’éoliennes. La plupart des campagnes où l’on a vécu nombreux à la sueur de son front pendant des siècles sont maintenant des espaces désertés où se désespèrent les derniers agriculteurs, moins nombreux que les résidents secondaires qui ne supportent pas le chant des coqs, le son des cloches et l’odeur de fumier, mais aimeraient que les paysages soient bien entretenus pour leur plaisir esthétique. Seules exceptions : les vignobles et les zones d’appellations d’origine protégées où l’on vit plutôt bien et où l’envol des prix du foncier décourage les horsains. Quant aux forêts qui occupent 30% du territoire, elles furent longtemps des espaces de pâturage, également pourvoyeurs de bois et de gibier. Elles sont devenues des lieux de récréation où les forestiers et les chasseurs ne sont plus les bienvenus, malgré le déficit de la filière bois et l’invasion de sangliers et de cervidés.

 

Enfin, les villes ont vu leurs attraits se déplacer. Longtemps insalubres, leurs centres dégradés étaient jugés laids. Ceux qui en avaient les moyens choisissaient, comme un peu partout dans le monde, de vivre dans les périphéries verdoyantes et aérées. Même les pauvres rêvaient dans les années 30 d’un petit pavillon entouré d’un jardin et dans les années 1960 d’un logement HLM dans un grand ensemble flambant neuf. Aujourd’hui, les centres urbains ont été restaurés, la pollution a diminué et ils se sont embourgeoisés ou « boboïsés » : il suffit de parcourir les rues qui entourent notre palais de l’Institut ou le Marais qui faillit être rasé après guerre si Malraux ne l’avait pas classé « secteur sauvegardé ». Les banlieues populaires, au contraire, surtout les 195 zones à urbaniser en priorité créées à partir de 1958 selon les sectaires principes de la Charte d’Athènes de Le Corbusier, cumulent tous les handicaps et sont devenues des espaces de chômage, d’insécurité et de répulsion.

 

Ainsi, en un siècle, le regard porté sur les milieux français et donc l’attractivité de ceux-ci ont été largement inversés. Un peu de bon sens politique permettrait d’éviter les conséquences absurdes de ce retournement aussi brutal qu’irréfléchi. On ne regrettera pas la mise en sommeil de la DATAR (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale), fondée en 1963, qui est largement responsable de cette situation.

 

Michelet ou Braudel ont cru, un peu naïvement, que l’un des traits de la géographie de la France était l’exceptionnelle variété de ses milieux : j’utilise à dessein le mot milieu qui désigne la complicité séculaire entre un environnement physique, des activités humaines diverses s’étalant sur le temps long, enfin des perceptions paysagères et des goûts esthétiques qui varient d’une génération à l’autre. En réalité, la France est un résumé des milieux de l’Europe des latitudes moyennes, mais sa diversité n’est en rien plus grande que celle du reste de la planète. Cette croyance est un topos imaginé par l’élite pour affirmer une sorte de supériorité qui serait la foisonnante richesse de la France dans tous les domaines : paysages, climats, productions, beaux-arts, fromages, cuisines, vins, etc. Alors que Paris et l’État ont œuvré de toutes leurs forces pour homogénéiser, voire uniformiser le pays, cette diversité fièrement proclamée apparaît comme une sorte d’antidote, même si elle relève parfois de la pensée magique et de la méthode Coué. J’en veux pour preuve la campagne rondement menée par l’État auprès de l’UNESCO pour que soient inscrits en 2015 sur la liste du patrimoine mondial les 1247 terroirs viticoles de Bourgogne, appelés localement « climats », palette chatoyante qui a été reconnue comme possédant une « valeur universelle ». Par bonheur, le fait est admis par tous les amateurs des grands vins de cette région dont une infime proportion est bue en France !

 

Héritiers des civilisations judéo-chrétiennes et plus largement méditerranéennes, jusqu’à une date récente, les Français n’ont jamais vénéré la « nature » au sens que lui donnent aujourd’hui les tenants de l’écologie intégrale qui plonge ses racines dans les mythologies des peuples du nord. Ils ont longtemps agi en « maîtres et possesseurs de la nature », comme l’écrivait Descartes[2], conformément au message de la bible[3] : « Tu formas l’homme par ta Sagesse pour qu’il soit maître de tes créatures, qu’il gouverne le monde avec justice et sainteté. » Si la France est l’une des patries des droits de l’homme, elle ne l’est pas du droit des animaux, des plantes, des eaux et des roches. C’est pourtant un courant de pensée qui progresse, comme dans la plupart des pays du monde et des organisations internationales mettant en œuvre l’idée de « contrat naturel » qui avait curieusement séduit notre confrère de l’Académie française, feu Michel Serres. Hermann de Keyserling, grand seigneur balte-allemand, pétri de culture française admirait cette liberté vis à vis de l’environnement[4] : « […] le Français est jardinier essentiellement et au plus haut degré. […] la France est essentiellement à tous égards la nature cultivée, ce qu’est précisément un jardin. » Les parcs nationaux, sanctuaires d’une vie prétendument sauvage, n’ont jamais beaucoup tenté la France qui leur préfère les « parcs naturels régionaux », laboratoires d’une harmonie entre des activités humaines variées, y compris industrielles, et le cadre de vie. Leur philosophie mériterait de se généraliser au territoire entier et à toute la planète.

 

La Nation France

 

La France est avant tout une idée, un sentiment national plus ou moins bien partagé par ses habitants, au cours d’une histoire qui a connu des vicissitudes, des enthousiasmes, des découragements, des drames tels que des guerres civiles ou des invasions. Par les temps que nous vivons, il faut relire le texte éclairant de la célèbre conférence prononcée par Renan à la Sorbonne le 11 mars 1881, si juste du point de vue de l’histoire autant que de la géographie : « Une nation est une âme, un principe spirituel […]. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation […]. Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. […] Une nation […] suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. » Il est préoccupant de voir beaucoup nos compatriotes s’éloigner de ce programme, bafouer la démocratie représentative et refuser que l’État exerce certaines de ses missions régaliennes telles que : maintenir l’ordre et assurer la sécurité de tous, gérer avec rigueur les finances publiques, veiller à ce que chacun puisse recevoir une instruction lui permettant de trouver un emploi et que le travail, l’effort et le mérite soient dignement rémunérés. Ce sont des signes d’un essoufflement de l’esprit de nation qui a fait la géographie de la France[5].

 

D’où venait ce sentiment si fort qui s’affadit aujourd’hui et qui a constitué pendant au moins un millénaire le ciment du territoire français ? Née au cœur du Bassin parisien, dans et autour de la fertile plaine de France, la dynastie capétienne a constitué peu à peu une pelote de territoires. Elle est l’héritière de l’esprit romain qui fédère autour de valeurs fortes des peuples divers, idée que Charlemagne avait su brièvement faire renaître à la fin du VIIIe siècle. L’une de ces valeurs est le christianisme. C’est de lui que découle ce refus ancien du droit du sang au profit d’un droit du sol conditionné par une adhésion totale à la nation. Et comme Jérôme Fourquet le montre dans son récent ouvrage L’archipel français[6] qui décrit l’atomisation de la France, c’est du fait de l’abandon récent du catholicisme, y compris dans ses avatars sociologiques, que la nation ne fait plus rêver les Français. La fusion de l’idée romaine et de l’idée chrétienne s’est incarnée pendant longtemps dans la personne du roi, sacré à Reims, et dont le prestige s’est renforcé après la canonisation de saint Louis en 1297. Elle a connu des soubresauts à chaque crise dynastique, mais elle a survécu jusqu’à une date récente, la République ayant pleinement assumé l’idée de nation et ayant repris à son compte les valeurs chrétiennes que sont la liberté, l’égalité, la fraternité, dont la société est aujourd’hui en train de détourner le sens beaucoup plus vite qu’au cours des deux siècles qui ont suivi la Révolution française.

 

C’est en Île-de-France que naîtra au Moyen Âge le plus éclatant symbole de la jeune nation qui s’édifie, l’art dit français, celui des cathédrales, que les intellectuels des Lumières qualifieront par condescendante dérision de gothique, mais qui a tant fasciné l’Occident qu’il sera imité jusqu’en Suède, en Pologne, en Angleterre, en Castille ou en Sicile. Au fil des siècles, les Capétiens cherchent à maîtriser pleinement l’accès aux mers proches, la Manche et l’Atlantique, puis la Méditerranée, plus tard à mordre sur les terres d’Empire. La ligne Rhin-Jura-Alpes, abusivement baptisée « frontière naturelle », ne sera établie en totalité qu’entre la fin du XVIIe et la deuxième moitié du XIXe siècle. La frontière du nord est proche de la capitale, car les fortes densités de population des plaines situées au nord et les libertés urbaines précocement obtenues ont rendu les conquêtes royales et napoléoniennes difficiles et provisoires. Chemin faisant, la France faillit disparaître au cours de la Guerre de Cent ans sous la pression anglaise et bourguignonne, puis éclater en morceaux pendant les Guerres de religion ou la Fronde. Ce sont ces troubles qui ont accentué la volonté centralisatrice du pouvoir royal et le renforcement de l’idée nationale. Les Bourbons, inspirés ou soutenus par leurs grands serviteurs que furent Sully, Richelieu, Mazarin ou Colbert et bien d’autres, ont opté pour l’affaiblissement des institutions provinciales qu’étaient les États et Parlements. Les empires, monarchies, républiques qui se sont succédé depuis la Révolution ne sont jamais revenus sur ce choix, bien au contraire. La France s’en est trouvée unifiée sous la domination de Paris qui a rayonné sur un espace de plus en plus vaste de l’Europe occidentale et du monde, mais a progressivement créé le vide alentour, asséchant la province de son élite et créant le désert français[7]. Je n’en donnerai qu’un seul symptôme qui résume à lui seul l’une des facettes du mal français : De 148 aristocrates pensionnés par le roi et vivant près de lui en 1520, leur nombre est passé à 14 000 sous Louis XVI, sans compter les pensionnés des princes[8]. Jean d’Ormesson, né dans ce milieu, le décrit fort bien[9] : « On aurait pu croire, chez nous, que l’argent n’existait pas. Il n’existait pas, évidemment, parce que nous en avions. Mais personne n’aurait jamais eu le front d’en parler. Ni, naturellement, d’en gagner. L’argent, comme le cancer, la tuberculose, les maladies vénériennes, était l’objet d’un traitement qui consistait d’abord à le plonger dans le néant. L’image du monde que nous valait ce silence était un peu obscure, mais tout à fait charmante. » Cet adjectif « charmante » fait sourire, mais il dénote un écart de perception de l’argent au sein de la société française qui explique la force du sentiment de frustration de ceux qui n’en ont pas et que la crise dite des « gilets jaunes » à l’automne 2018 a bien mis en évidence. Il faut regretter que Louis XIV ait renoncé à appliquer le projet de dîme royale que Vauban lui avait proposé et qui aurait placé la France sur des rails économiques et sociaux bien plus sûrs et plus justes. Le colbertisme qui continue à être enseigné et pratiqué en haut lieu dans notre pays a ses vertus, mais aussi beaucoup d’inconvénients. Peut-être devrait-on le métisser d’un peu de vaubanisme…

 

C’est non seulement l’une des causes de la Révolution française, mais aussi du retard pris dans le domaine agricole et industriel par rapport à l’Angleterre où la plupart des landlords sont restés jusqu’à aujourd’hui sur leurs terres. Le général de Gaulle avait confié à Alain Peyrefitte qu’il ne partageait pas son point de vue quant aux conséquences très négatives de l’exode de la noblesse vers Paris. Il admirait toutes les décisions prises par Louis XIV pour donner plus de dignité à la fonction royale, centraliser et renforcer la grandeur de la France[10]. Ajoutons une autre fâcheuse décision du roi-soleil : la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 qui a chassé plus de 200 000 citoyens d’élite du pays, partis mettre leurs talents au service de plusieurs pays d’Europe du Nord ou d’outre-mer, et ce malgré les avertissements du décidément clairvoyant Vauban à son souverain.

 

Ce n’est pas un hasard si la principale résistance à la Révolution française est venue des bocages de l’Ouest, là où un humble et pieux clergé et de peu fortunés hobereaux résidant en leurs demeures rurales continuaient à encadrer les populations qui leur étaient dévouées. C’est encore l’une des régions de France où se créent le plus d’entreprises et où le taux de chômage est le plus faible (7,2% en Pays de Loire). La situation française est assez comparable en ce domaine à celle de la Russie tsariste qui, elle aussi, pour n’avoir pas su se réformer à temps et en profondeur, a basculé dans une sanglante révolution menée par d’habiles idéologues, suivie de trois quarts de siècle de totalitarisme.

 

Il sera difficile de revenir sur l’hypercentralisation française, si tant est qu’un tel projet puisse jamais voir le jour. Au fond, la décentralisation n’a jamais été vraiment souhaitée par l’élite politico-administrative dont le jacobinisme est entretenu au sein de quelques pépinières où l’on forme les futurs hauts fonctionnaires. Il est d’usage de vilipender ce qui est appelé avec mépris le « millefeuille territorial », de nier le principe de subsidiarité et de continuer à penser que l’État a un rôle essentiel à jouer dans tous les secteurs de la vie du pays. Outre ses missions régaliennes, celui-ci prétend gérer au mieux l’éducation, la culture, la santé, mais aussi la production énergétique, une partie de l’industrie ou certains services comme les transports. Il dépense pour cela 57% de la richesse nationale (44% de prélèvements obligatoires), record des pays de l’OCDE. Le débat sur la privatisation de la compagnie « Aéroports de Paris » est considéré comme surréaliste par tous les pays de l’OCDE, mais nombreux sont les Français qu’il ne choque pas, que leur sensibilité politique soit de gauche ou de droite. Beaucoup pensent que seul l’argent public est propre, efficace et juste, tandis que l’argent privé est éminemment suspect. Ils attendent tout d’un État dans lequel ils n’ont pourtant pas confiance comme le montre depuis si longtemps la contestation des gouvernements, quels qu’ils soient, à l’occasion violente, qui est devenue une sorte de sport national. Dans un pays qui porte si fièrement la démocratie en bandoulière, c’est une forme aigüe d’irresponsabilité et une inversion de sa tradition catholique qui, elle, invite à croire en Dieu et à lui vouer une confiance infinie, puisqu’il ne veut que le bien de l’humanité, mais propose à cette dernière de mériter son paradis, sans aucune prédestination. Imaginez le tollé que provoquerait la reprise à son compte par le président de la République française de la célèbre phrase de Kennedy dans son discours d’investiture du 20 janvier 1961 : « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays» ?

 

Beaucoup pensent qu’il faut mieux redistribuer les revenus et se rapprocher de l’égalité parfaite dont on sait de quel succès elle a été couronnée au sein du bloc soviétique, en Chine maoïste ou en Corée du nord. Comme l’écrit Chateaubriand[11], « les Français […] n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or, l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. » Denis Olivennes prétend[12] que l’ « On a l’un des systèmes les plus égalitaires du monde, et pourtant chacun a le sentiment de vivre dans un régime d’injustice. » La différence entre égalité de revenus et égalité des chances échappe aujourd’hui à une grande partie des Français, y compris parmi les universitaires, et dans la classe politique, tous partis confondus.

 

Il résulte de cette ornière que l’école ne tient pas en haute estime l’entreprise et, au-delà, l’acte même d’entreprendre. C’est une facette récurrente du mal français. Par ailleurs, à supposer qu’un gouvernement parvienne à établir l’égalité des revenus qui fait rêver tant de Français, il n’aurait pas pour autant réalisé l’égalité des savoirs et de la culture et donc des chances qui, elle, ne peut s’obtenir que par une école exigeante, idée qui est bien en panne depuis Jules Ferry. La France est de plus en plus une exception mondiale à cet égard.

 

Paris, grandeur et drame de la France

 

Le modèle centralisé français est unique en Europe. Pour en assurer l’efficacité et la pérennité, l’État a imaginé à l’échelle de la France des institutions et une organisation territoriale aussi centripètes que celles de l’Empire romain. Il en est résulté une croissance continue de Paris et de l’Île-de-France, surtout à partir du XVIe siècle, au point d’en faire une métropole de 12 millions d’habitants, soit plus de 18% de la population française. Même Londres ne compte que 13,5% de la population du Royaume-Uni. Moscou, dans un pays très centralisé ne regroupe que 8% de la population de la Russie et Madrid 6,8% de la population espagnole. Ne vivent à Berlin que 4,5% des Allemands et à Rome 4% des Italiens. Il faut chercher sur d’autres continents des situations comparables ou plus exacerbées : à Mexico vivent 16% des Mexicains et, parmi les grands pays, seul le Japon dépasse la France avec 30% de sa population concentrée à Tokyo.

 

Le maire de Bordeaux qu’était Montaigne écrivait déjà : « Paris a mon cœur dès mon enfance. Je ne suis Français que par cette grande cité […] incomparable en variété, la gloire de la France et l’un des plus nobles ornements du monde. » Ce texte est gravé sur le socle de sa statue qui fait face à la Sorbonne. Une telle métropole a beaucoup servi le rayonnement politique, culturel et économique d’un pays qui ne compte que 0,8% des habitants de la planète. Notre ancien confrère Michelet l’écrivait avec force dans son Tableau de la France de 1833, introduction au roman national qui a nourri le patriotisme de nombreuses générations de Français et qui est aujourd’hui brocardé par une certaine école historique : « […] le centre se sait lui-même […] pense, innove dans la science, dans la politique ; il transforme tout ce qu’il reçoit. Il boit la vie brute, et elle se transfigure. Les provinces se regardent en lui ; en lui elles s’aiment et s’admirent sous une forme supérieure ; elles se reconnaissent à peine. » Et le Breton Ernest Renan affirmait dans son discours de réception à l’Académie française, le 3 avril 1879 : « Paris, ce centre incomparable, où se rencontrent et se croisent toutes les excitations, tous les éveils, le monde, la science, l’art, la littérature, la politique, les hautes pensées et les instincts populaires, l’héroïsme du bien, par moments la fièvre du mal. » Aujourd’hui, l’Île-de-France représente le tiers du PIB de la France métropolitaine, 25% des créations d’entreprises, 56% du trafic aérien de passagers, 32% des nuitées à l’hôtel, 27% des étudiants de l’enseignement supérieur. Admirable destin que celui de cette capitale dont l’inventivité demeure vive et sans qui la France ne serait pas la 7e puissance économique mondiale alors qu’elle est au 20e rang par sa population, mais à quel prix pour la province, singulièrement l’espace rural !

 

Dès la Renaissance, le pouvoir central organise le réseau des voies de communication en étoile autour de Paris. Aux routes de poste et au maillage des canaux a succédé le réseau ferroviaire, en particulier, récemment, celui des TGV, autoroutier, aérien. Toute liaison transversale en France est une aventure qui demande du temps. Aux gouverneurs de provinces nommés par le roi, ont succédé les préfets, juste un peu moins puissants qu’au début de la Ve République malgré la décentralisation entamée à partir de 1982.

 

Malgré ses contempteurs, le millefeuille territorial est très ancré dans les mentalités et la géographie de la France. Tous les échelons résistent tant bien que mal. Les 34 968 communes, héritées du réseau des paroisses et châtellenies établi il y a environ mille ans ont la vie très dure. Elles représentent plus d’un demi-million d’élus quasiment bénévoles, attachés au bien commun, et il est bien regrettable que la moitié des maires actuels ne souhaitent pas se représenter aux élections municipales du printemps prochain en raison de la bureaucratie qui les écrase et malgré l’attachement que leur vouent leurs concitoyens. Les Français aiment aussi leurs départements. Ils datent de la Révolution, mais ils ont succédé à des circonscriptions administratives d’Ancien Régime et à des évêchés assez proches dans leur configuration spatiale. Certains sont même des avatars des territoires des tribus gauloises et des cités gallo-romaines : la Dordogne, jadis Périgord et évêché de Périgueux, est l’ancienne cité des Pétrocores ; l’Ardèche qui a succédé au Vivarais est l’ancienne cité des Helviens. Les régions, en revanche, surtout dans leur configuration actuelle qui remonte à 2015, sont technocratiques et leur regroupement a répondu à des préoccupations politiciennes bafouant tout sentiment d’appartenance de leurs habitants, exception faite de la Normandie, de la Bretagne, de l’Île-de-France, de la Corse et de l’Outre-Mer. La Cour des Comptes a révélé récemment, comme il était facile de le prévoir, que l’opération a augmenté les coûts de fonctionnement au lieu de les diminuer. Les régions n’auraient de véritable intérêt que si elles disposaient des mêmes prérogatives que les länder allemands, ce qui est très loin d’être le cas et même d’être envisagé par l’État.

 

Le rôle de la France dans la construction européenne et dans le monde

 

Avec les Espagnols et les Portugais, les Français sont sans doute le peuple européen le plus extraverti, celui qui a le plus développé l’esprit de mission et qui est longtemps demeuré persuadé qu’il avait quelque chose à dire et à transmettre au monde. Dans le contexte de sa foi chrétienne, sous l’impulsion de ses princes et de son élite, la France a, depuis le Moyen Age, cherché à construire un modèle politique, social, culturel exportable. Elle a possédé l’un des plus vastes empires coloniaux dont elle conserve quelques départements et territoires d’outre-mer répartis sous toutes les latitudes et qui lui valent la deuxième zone économique exclusive du monde, juste derrière les Etats-Unis : 8% des ZEE mondiales pour 0,45% des terres émergées. Quelques années après l’indépendance de la plupart de ses anciennes colonies, elle a créé l’organisation Internationale de la Francophonie en 1970 à laquelle adhèrent aujourd’hui 88 pays et dont les homologues lusophone et arabophone sont beaucoup plus modestes. Avec 163 ambassades, le réseau diplomatique français est le troisième au monde, venant juste derrière celui des Etats-Unis et de la Chine, loin devant celui du Royaume-Uni et de l’Allemagne. Il est complété par les Instituts français, les Alliances françaises et 13 Instituts de recherche à l’étranger.

 

Après Charlemagne, l’idée d’une Europe Occidentale dominée par la France émerge de nouveau au moment de la Renaissance. Des Guerres d’Italie jusqu’à Napoléon III, les souverains français tenteront de s’étendre dans toutes les directions par divers moyens pacifiques ou militaires. L’extension maximale sur le continent européen est atteinte pour peu de temps sous Napoléon Ier. Le XXe siècle a été marqué par une autre tentative d’union européenne par la force : celle de Hitler qui aurait, si elle n’avait échoué, comporté un noyau dur, l’Allemagne, et des périphéries plus ou moins soumises. La tentative soviétique d’expansion vers l’ouest a été contenue grâce à l’alliance des pays d’Europe Occidentale avec les États-Unis. Le glacis des satellites d’Europe centrale a volé en éclats dans la dernière décennie du XXe siècle et le projet d’une Grande Russie communiste unissant l’Europe à l’Asie et allant de l’Atlantique au Pacifique a donc lui aussi échoué.

 

C’est l’OTAN et la protection militaire de l’Amérique qui ont permis la prospérité et la paix en Europe de l’Ouest pendant la guerre froide et donc la construction progressive de l’Union Européenne. Celle-ci a commencé, sous l’impulsion des Français Jean Monnet et Robert Schuman, par la mise au point d’une coopération économique autour de deux produits stratégiques, le charbon et l’acier, puis par la sincère réconciliation du vieux couple infernal constitué par la France et l’Allemagne. Si la France a depuis l’origine joué un rôle moteur dans cette construction géopolitique, cela tient largement à la lassitude, voire au dégoût des guerres qui l’ont opposée aux composantes du Saint-Empire, puis à l’Allemagne, presque sans interruption depuis la fin du XVe siècle. Elles ont provoqué des millions de morts de part et d’autre. Cette Europe, exclusivement économique, dans un premier temps, a perdu beaucoup d’énergie à imaginer une Politique Agricole Commune (PAC) qui a absorbé pendant des décennies une grande partie de son budget. Elle est parvenue à une monnaie commune, l’euro. Espérons qu’elle avancera sur la voie d’une plus grande harmonie dans les domaines social, politique et militaire. La France contribue au budget de l’Union à hauteur de 16 milliards d’euros, derrière l’Allemagne (20 milliards) et devant l’Italie (10 milliards). Elle récupère, sous forme de subventions, l’essentiel de sa contribution, soit 13,5 milliards d’euros, ce qui est loin d’être le cas de l’Allemagne qui n’en reçoit que 11. Le déséquilibre entre subventions et contributions à la richesse nationale et européenne atteint des sommets en outre-mer. L’éloignement fait que la métropole et le territoire européen y apparaissent comme relativement abstraits et que personne n’éprouve le moindre doute quant à la légitimité de cette situation d’assistanat.

 

Mes chères consœurs, mes chers confrères, Mesdames, Messieurs, dehors c’est l’automne. Les Français et les princes qui ont tant de mal à les gouverner semblent las de leur histoire et de leur géographie qu’ils ne savent plus conduire de manière éclairée. Les modes et les idées reçues tiennent lieu de pensée et d’esprit critique et nos contemporains se contentent souvent d’être dans le vent, oubliant, comme le disait Gustave Thibon que « c’est une ambition de feuille morte ». Notre compagnie, ainsi que les quatre autres qui peuplent cette maison, vêtues de vert printanier, ont pour mission d’aider notre pays à retrouver l’enthousiasme de sa jeunesse, à reprendre les rênes de son destin et d’aménager son cadre de vie pour qu’il soit de nouveau une terre aimée où il fait bon vivre, ce qui est la définition même que les géographes donnent au mot territoire. S’il revenait parmi nous, il faudrait que notre confrère, associé étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Thomas Jefferson, débordant d’affection pour notre pays et qui connaissait si bien sa géographie, puisse encore dire : « Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France ».

[1] François-René de Chateaubriand, Voyage au Mont-Blanc et réflexions sur les paysages de montagne, Paris, Mercure de France, 1808. Réédition, Rezé, Séquences, 1992.

[2] Descartes, Discours de la méthode, [1637], texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1824, tome I, 6e partie.

[3] Sagesse, 9, 2-3.

[4] Hermann de Keyserling, Analyse spectrale de l’Europe (1928), Paris, éd. Gonthier, 1965, p. 38.

[5] Yves Lacoste, Vive la nation. Destin d’une idée géopolitique, Paris, Fayard, 1998 ; Frédéric Encel et Yves Lacoste, Géopolitique de la nation France, Paris, PUF, 2016.

[6] Paris, Fayard, 2019.

[7] Jean-François Gravier, Paris et le désert français, Paris, Le Portulan, 1947.

[8] Pierre de Vaissière, Gentilshommes campagnards dans l’ancienne France, Paris, 1904, Reprint Genève, Slatkine-Megariotis, 1975, p. 13.

[9] Jean d’Ormesson, Au plaisir de Dieu, Paris, Gallimard, 1974, p. 23.

[10] Alain Peyrefitte, Le mal français, Paris, Plon, 1976, p. 103.

[11] Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe [1848], Paris, Garnier, 1910, tome 4, p. 85. Je dois à Rémy Hême de Lacotte d’avoir attiré mon attention sur ce passage.

[12] Entretien donné à L’Opinion, 4-5 octobre 2019, à propos de son ouvrage Le délicieux malheur français, Paris, Albin Michel, 2019.

 

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