La déclaration Schuman
Georges-Henri Soutou
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Georges-Henri Soutou devait intervenir le 4 mai à Budapest à un colloque organisé par la Fondation Otto de Habsbourg et l’Université nationale d’administration publique sur « L’avenir de l’Europe 70 ans après le lancement du plan Schuman » (4-5 mai 2020), 30 ans après le changement des régimes en Europe de l’Est et 100 ans après le traité de Trianon et le début des relations diplomatiques franco-hongroises. Cette manifestation a pour objectif de faire revivre l’héritage de Schuman, Adenauer, Gasperi et de formuler, sur cette base, des idées et des orientations concernant l’avenir de l’Union européenne. Nous remercions Gergely Fejérdy, historien spécialiste de l’histoire diplomatique des relations franco- hongroises, de nous autoriser à publier ce texte qui figurera prochainement, en français et en hongrois, dans l’espace en ligne dédié au colloque sur le site de la Fondation de Habsbourg.
Le 9 mai 1950, le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, annonçait, dans une déclaration devenue célèbre, la création de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier. Le projet recueillit l’approbation des gouvernements allemand, italien, belge, néerlandais et luxembourgeois. Pour la première fois dans leur histoire, il était proposé à ces gouvernements de déléguer une partie de leur souveraineté à une Haute Autorité, supranationale et indépendante.
Les origines de la Déclaration Schuman
Dans une Europe sortie exsangue du deuxième conflit mondial, des voix s’élèvent pour appeler à la réconciliation et à l’union. Le 19 septembre 1946, Winston Churchill propose la constitution des États-Unis d’Europe. Son annonce fait sensation. L’année 1948 va être à bien des égards une année capitale dans l’histoire de la construction européenne. En février et en juin, le coup de Prague puis le blocus de Berlin marquent un durcissement de la guerre froide ; en mars, la signature du Pacte de Bruxelles crée l’Union occidentale, étape importante vers la constitution de l’Otan ; en avril, l’Organisation de Coopération économique européenne (OECE), future OCDE, est instituée à Paris pour gérer la répartition des crédits américains accordés à l’Europe dans le cadre du Plan Marshall ; en mai, se retrouvent à La Haye les partisans de l’Europe unie qui aboutira à la création d’une structure de réflexion, le Mouvement européen, et de la première institution européenne, le Conseil de l’Europe.
Mais il manque à la construction européenne un projet d’envergure, pragmatique et aux objectifs précis. Ce sera la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier. Le 9 mai 1950, Robert Schuman annonce le projet. C’est la naissance de la CECA qui suscite l’enthousiasme des opinions publiques.
L’itinéraire de Schuman
Né en 1886 d’un père lorrain, Robert Schuman est né allemand. Après des études supérieures en Allemagne, il devint avocat à Metz en 1912. Sa jeunesse se déroula donc aux confins lotharingiens entre l’Allemagne, la France et le Luxembourg. Cet itinéraire marqua profondément sa vision de l’Europe.
Dès sa jeunesse Schuman témoigna d’une grande piété ; il resta toujours lié à l’Église catholique et au courant politique de la démocratie chrétienne, tous deux très partisans d’une organisation de l’Europe. D’autre part Robert Schuman était fort cultivé. Sa culture juridique et politique a marqué fortement sa conception de l’Europe.
Élu député au parlement français en 1919, après le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, il s’imposa après 1945 parmi les dirigeants du MRP, le parti démocrate-chrétien. Ministre des Finances, puis président du Conseil en novembre 1947, il fit refluer la vague de grèves insurrectionnelles orchestrées par le PCF contre le Plan Marshall en novembre-décembre 1947, au moment où la Guerre froide commençât véritablement.
Puis il fut ministre des Affaires étrangères de juillet 1948 à janvier 1953. Mais bien entendu, il continua à prendre position sur les affaires européennes jusqu’à sa mort en 1963.
L’impasse de la politique allemande de la France en 1948-1950
Le point de départ est l’impasse où se trouvait alors la politique extérieure française dans son domaine essentiel, l’Allemagne. Depuis la fin de la Guerre, les Français mettaient tous leurs efforts à maintenir l’Allemagne impuissante. Mais, face à la pression soviétique en Europe, les États-Unis et la Grande-Bretagne voulaient que l’on crée un État ouest-allemand et que l’on intègre la RFA dans le monde occidental. En arrivant au Quai d’Orsay, Schuman comprit bien que la France devait désormais abandonner sa politique allemande précédente et proposer une approche positive, sinon elle serait isolée.
Pour Schuman, il est certain que la relation franco-allemande était la clef de tout : l’Europe reposerait sur une réconciliation bilatérale franco-allemande ; l’Europe deviendrait alors le cadre privilégié de la politique française. Et c’est cette Europe qui s’entendrait avec les États-Unis pour les problèmes économiques de la reconstruction et pour résister aux Soviétiques dans la Guerre froide.
Le Plan Schuman du 9 mai 1950

D’où la déclaration Schuman du 9 mai 1950. Elle avait été préparée en très grand secret depuis la fin avril par Jean Monnet et adoptée début mai par Schuman. Elle proposait une communauté européenne du charbon et de l’acier, avec liberté de circulation des produits, une politique sociale commune, menées par une Haute Autorité supranationale, indépendante des gouvernements. Au texte préparé par Monnet, Schuman ajouta un préambule préparé de sa main, donnant le sens profondément politique de l’opération :
« Cinq ans presque jour pour jour après la capitulation de l’Allemagne, la France accomplit le premier acte définitif de la construction européenne et y associe l’Allemagne. Les conditions européennes doivent s’en trouver entièrement transformées. Cette transformation rendra possibles d’autres actions communes impossibles jusqu’à ce jour. »
« L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige [avant tout] que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée : l’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne. »
Sur ces bases, on signa en avril 1951 le traité instaurant la CECA, qui prévoyait la libre circulation des produits houillers et sidérurgiques et des décisions communes en matière de prix, d’investissements, de politique sociale. Intégration sectorielle et supranationalité étaient les concepts clés du nouvel organisme.
Le plan Schuman eut un immense écho en Europe et aux États-Unis : la France redevenait crédible. Et le plan fournissait une base politique et psychologique permettant au chancelier Adenauer d’affirmer la nécessité de la réconciliation avec la France. Cette importance politique de la CECA va certainement au-delà de son rôle économique réel, finalement limité. Il faut bien marquer que dans cette conception la supranationalité était indispensable : c’était le seul moyen de faire accepter le contrôle de la France sur la sidérurgie allemande (car il s’agissait bien sûr aussi de ça) sans discrimination manifeste.
Mais plus profondément l’Europe comme espace de civilisation d’origine chrétienne et de démocratie
Mais on ne peut pas réduire Schuman à cela, c’est-à-dire uniquement à la volonté de maintenir le rôle primordial de la France et de contrôler l’Allemagne. Schuman en effet croyait profondément à l’Europe. « L’Europe est une communauté spirituelle et culturelle », comme il le déclara Schuman lors d’une conférence à Rome en octobre 1953. Elle avait pour lui très clairement deux fondements : la « civilisation chrétienne » ; la démocratie (d’ailleurs à ses yeux issue du christianisme).
La construction européenne supposait une « conscience des affinités historiques » et « une volonté politique au service d’un même idéal humain ». Pour Schuman, cette Europe était définie dans sa nature profonde par son histoire et sa civilisation ; mais sa construction politique effective supposait une volonté commune respectant le cadre des valeurs démocratiques.
Il n’était pas question pour Schuman de faire disparaître les États ; ceux-ci seraient le « soubassement » d’un étage nouveau ; « le supranational reposera sur des assises nationales ». En même temps sa démarche se voulait pragmatique : il s’agissait d’apporter des « solutions aux problèmes concrets » et non pas de créer un super-État. En ce qui concernait l’intégration politique, « un minimum » lui apparaissait cependant à la longue constituer un complément nécessaire de l’intégration économique. Mais pour l’action internationale de l’Europe il n’envisageait pour l’avenir prévisible qu’une coopération renforcée et une consultation préalable entre les gouvernements, ainsi qu’une cohésion progressivement accrue par l’habitude de la collaboration au sein des organismes existants.
Schuman et l’avenir de l’Europe communiste
Sa conception de l’Europe comme espace de civilisation comportait évidemment toute l’Europe, pas seulement les Six ou l’Europe occidentale. À terme, les « satellites » de l’URSS en feraient partie, quand ils seraient débarrassés du totalitarisme communiste. Sur le plan des principes, les choses étaient claires :
« Tous les pays européens ont été pétris par la civilisation chrétienne… Tous ces pays ont vocation de rejoindre la Communauté européenne, à condition qu’ils vivent sous un régime authentiquement démocratique… Quant aux pays d’Europe centrale et orientale aujourd’hui privés de liberté par un régime totalitaire, ils rejoindront l’Europe communautaire, n’en doutons pas, dès qu’ils le pourront ».
L’actualité de Robert Schuman
Mais plus profondément et d’une façon générale, jusqu’au traité de Maastricht en tout cas, c’est, avec plus ou moins de bonheur, la méthode Schuman qui a été suivie. La construction européenne a progressé par des abandons progressifs de souveraineté au profit d’organismes supranationaux dans des domaines précis et pour lesquels existait un consensus mais sans remettre en cause les États.
De même, pour la conception générale de l’Europe, on remarque que les idées de Robert Schuman sont restées longtemps admises. On avait là une Europe clairement définie, qui reposait sur des valeurs universelles comme la démocratie et les droits de l’homme mais qui affirmait clairement sa spécificité comme espace géographique, historique et de civilisation, ce qui était exactement la conception de Robert Schuman.
Mais ça a changé à la fin des années 1990 : les crises récentes (2008 et maintenant) proviennent aussi du fait que l’Union européenne a cessé d’affirmer sa spécificité d’espace économique, culturel et de souveraineté, mais a voulu se fondre dans la mondialisation. Robert Schuman a toujours des choses à nous dire sur l’Europe véritable.
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