Pierre-André Chiappori : Race, inégalités et Covid-19

la crise américaine 

Race, inégalités et Covid-19 : la crise américaine

Pierre-André Chiappori
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Les émeutes qui ont récemment agité de nombreuses villes américaines ont pour origine un évènement particulièrement choquant : le meurtre d’un homme noir par un policier blanc. La large diffusion d’une vidéo montrant la scène dans ses détails les plus glaçants – les supplications de la victime (‘Man, I can’t breathe’), l’impavidité triomphante du policier – a clairement provoqué une secousse tellurique dans l’opinion. Mais s’en tenir à l’évènement singulier, si monstrueux et inacceptable qu’il soit, reviendrait à mésestimer la signification réelle de l’explosion sociale. Déclenchée par un fait divers, elle reflète un contexte extraordinaire, celui d’une crise sanitaire et économique sans précédent dans l’histoire récente. Surtout, on peut penser qu’elle a fourni à une colère latente, qui montait depuis plusieurs décennies, l’occasion de se cristalliser.

La pandémie liée au Covid-19 a, on le sait, frappé de façon particulièrement violente aux USA les minorités afro-américaines et hispaniques. À Chicago, par exemple, les chiffres montrent que les Afro-Américains ont été, en proportion, cinq fois plus nombreux à succomber que les blancs. Les minorités faisaient plus souvent partie des ‘front line workers’, directement exposés au virus, et avaient plus de difficultés à respecter les normes de prévention, y compris dans leur vie quotidienne. Surtout, les Afro-Américains, moins souvent couverts pour leurs dépenses de santé, sont beaucoup plus sujets aux comorbidités – diabète, obésité, hypertension, maladies respiratoires – dont on sait qu’elles affectent lourdement l’évolution de la maladie.

Frappées par la maladie, les minorités l’ont été aussi par la crise économique qui a suivi – dont l’ampleur est sans équivalent depuis la Grande Dépression des années 1930. Occupant des emplois en général moins qualifiés, souvent exclus de facto du télétravail, les Afro-Américains comme les hispaniques ont vu leur taux de chômage tripler en quelques semaines, pour dépasser les 15%. Notons toutefois que le phénomène est sans doute moins racial qu’économique. Étudiant les variations d’emploi par niveau de salaire depuis le début de la pandémie, un article récent constatait une baisse inférieure à 10% pour le quintile le plus élevé, contre 35% pour les salariés au bas de l’échelle, toutes races confondues.

C’est le paradoxe caché de cette crise. Les manifestations de masse dénoncent des injustices raciales certes réelles. Mais si les inégalités se sont considérablement accrues au cours du dernier demi-siècle, elles ont aussi changé de nature. De nombreux indicateurs suggèrent une réduction des disparités proprement raciales. La proportion de familles afro-américaines vivant au-dessous du seuil de pauvreté s’est considérablement réduite en un demi-siècle ; et les indicateurs de ségrégation spatiale suggèrent une diminution de la composante ethnique du phénomène. Cependant, cette évolution salutaire s’est accompagnée d’une augmentation brutale des inégalités sociales ; de sorte que les minorités, si elles paraissent moins sujettes à une discrimination explicitement raciale, pâtissent plus qu’avant de discriminations économiques dont elles restent fréquemment les victimes.

Les mesures classiques d’inégalité de revenus se fondent sur des enquêtes en coupe transversale ; elles donnent, en quelque sorte, une photographie instantanée de la société qu’elles décrivent. Un indicateur de ce type est cependant insatisfaisant à plus d’un titre. Il donne trop d’importance aux chocs transitoires affectant les situations individuelles, là où les économistes préfèreraient se concentrer sur la composante permanente du revenu. Surtout, il ignore les trajectoires de vie. Une société où tous les individus auraient la même carrière, commençant au bas de l’échelle pour en gravir systématiquement les niveaux, serait en un sens parfaitement égalitaire, mais un indicateur instantané verrait dans les disparités entre jeunes et vieux le signe d’une forte inégalité. Plus importantes encore sont les considérations de mobilité intergénérationnelle. Dans l’imaginaire américain, les États-Unis sont la ‘terre des possibles’ (‘land of opportunities’), et l’inégalité statique, le prix à payer pour une forte mobilité sociale. Mon existence est misérable, mais elle me permet d’offrir à mes enfants une vie bien meilleure que la mienne : tel est le credo central du rêve américain.

La réalité est malheureusement toute autre, comme le montre une étude récente qui exploite le Panel Study of Income Dynamics (PSID), une base de données qui suit année après année, depuis plus d’un demi-siècle, plusieurs milliers de ménages américains. La structure même de ces données permet de calculer les ‘revenus permanents’ individuels, c’est-à-dire la somme (actualisée) des revenus perçus par chacun au cours de la vie. Classant les ménages par revenu permanent croissant, les auteurs font une constatation étonnante : si l’on compare la génération née dans l’immédiat après-guerre (et entrant sur le marché du travail à la fin des années 1960) à la suivante (née en 1965, active depuis le milieu des années 1980), les revenus des jeunes sont, en valeur réelle, inférieurs ou au mieux égaux à ceux de leurs aînés pour les trois quarts d’entre eux ; seul le quartile supérieur gagne (largement) plus, alors même que le revenu par tête aux États-Unis s’est accru de plus de 50% entre 1965 et 1985. De fait, et à la différence de l’immédiat après-guerre, les fruits de la croissance américaine du dernier demi-siècle sont essentiellement allés aux classes supérieures. En comparaison internationale, les États-Unis se situent d’ailleurs, avec la Grande-Bretagne, parmi les pays développés où la mobilité intergénérationnelle est la plus faible.

Les sources de cette évolution sont multiples, et font l’objet de nombreux débats. Un rôle central est certainement joué par les disparités de capital humain. La ‘prime universitaire’ (‘college premium’), qui quantifie l’accroissement du salaire moyen procuré par un diplôme universitaire, a littéralement explosé aux États-Unis au cours des dernières décennies (à la différence de la France), sous l’influence jointe des évolutions technologiques, de l’accroissement du commerce international et d’évolutions sociodémographiques. De ce point de vue, les minorités (et particulièrement les hommes afro-américains) souffrent particulièrement d’un déficit d’éducation, et ce dès l’école primaire, voire avant le début de la scolarité, dans le cadre de la cellule familiale.

Qu’un tel accroissement des inégalités – et tout particulièrement des inégalités de chances et d’opportunités, sans doute les moins acceptables – conduise tôt ou tard à des convulsions sociales lourdes ne saurait surprendre. La montée des populismes et de l’hostilité aux élites, ou encore l’accroissement catastrophique des ‘morts de désespoir’ (‘death of despair’ : suicide, overdose, alcoolisme) peuvent largement être vus comme d’autre conséquence de cette dérive. Le contexte spécifique des États-Unis, où les tensions raciales font partie des démons familiers, explique largement la forme des mouvements de ces derniers jours. Mais les causes en sont profondes. Il est douteux qu’une réforme de l’institution policière, ou même un changement de président, suffisent à y remédier.

 

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Voir aussi

Pierre-André Chiappori Un nouveau regard sur l’origine des inégalités

entretien avec Pierre-André Chiappori (L’Opinion, 18 juillet 2019)

Le numéro consacré par la revue Sociétal « Les inégalités » (4ème trimestre 2019)

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