Pierre Delvolvé :
Le virus, le pouvoir et la liberté

Le virus, le pouvoir et la liberté

Pierre Delvolvé
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

            La guerre est un ravage : la guerre sanitaire comme la guerre étrangère et comme la guerre civile. Celle du covid vient de le montrer, par ses moyens et par ses effets.

            Elle a conduit le pouvoir à utiliser des armes lourdes et, pour celles de moindre calibre, à tirer par rafales :

           – une loi organique, trois lois ordinaires, trois lois de finances rectificatives ;

           – ordonnances, décrets, arrêtés ministériels, auxquels les préfets et parfois les maires ont ajouté les leurs.

            Depuis le mois de mars, il n’est guère de jour où le journal officiel n’apporte de nouvelles mesures. Celles qui sont adoptées font l’objet de modifications successives.

            Aux nouvelles règles s’est ajoutée l’augmentation des dépenses ; les vannes des crédits budgétaires ont été ouvertes : 136 milliards de soutien à l’économie ; 300 milliards de garantie pour les entreprises ; fonds de solidarité pour les petites et moyennes ; prise en charge par l’État de l’activité partielle des salariés. Le pacte de stabilité est loin.

            Tous les domaines ont  été touchés : la santé évidemment, les transports, l’industrie, l’agriculture, l’enseignement, la justice (la procédure civile et la procédure pénale), l’administration, la fonction publique, les élections, les organes des collectivités locales et aussi ceux des sociétés, les examens et les concours, les spectacles, le tourisme, le sport… Il n’est pas jusqu’aux règles des appellations d’origine contrôlée qui n’aient été visées.

            La force de rédaction rapide s’est combinée avec des opérations de sauvetage. On a l’impression d’une activité fébrile à la fois pour lutter contre le virus et pour éviter la débâcle économique et financière. Sur tous les fronts une action totale est entreprise.

            Elle risque de devenir totalitaire.

            Avant même que la loi d’urgence, pour faire face à l’épidémie de covid-19 du 23 mars 2020, prolongée par celle du 11 mai suivant, ouvre au gouvernement des pouvoirs exceptionnels, et encore plus après, la police sanitaire est devenue une police tout court. Pour assurer la protection de la santé, elle a porté  atteinte à la liberté d’aller et venir par l’interdiction des déplacements et la limitation des transports, à la liberté de réunion et à celle de manifestation par l’interdiction des rassemblements, à la liberté d’entreprendre et à la liberté du commerce et de l’industrie par l’interdiction d’ouverture de certains commerces, des marchés, des salles de spectacle, des restaurants, à la liberté des cultes par le biais de l’interdiction des rassemblements. S’y ajoutent la restriction de la liberté du commerce et de l’industrie par le blocage du prix de certains produits, et celle du droit de propriété par leur réquisition. L’allègement du dispositif par le décret du 31 mai 2020 n’a pas suffi à faire disparaître toute atteinte à ces libertés, donc à la Liberté tout court. Quand « j’écris ton nom, Liberté », je ne fais pas le détail : elle est un tout indissociable, comme la Trinité dans l’Unité.

            L’atteinte a été d’autant plus nette que, contrairement au principe selon lequel « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception », des dispositifs commencent par l’interdiction : ainsi, par l’article 3 du décret du 23 mars 2020, « tout déplacement de personne hors de son domicile est interdit à l’exception des déplacements pour les motifs suivants… ». L’interdiction a ainsi été érigée en règle et sa restriction en exception.

          « Les personnes souhaitant bénéficier de l’une de ces exceptions doivent se munir, lors de leurs déplacements hors de leur domicile, d’un document leur permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l’une de ces exceptions. » Chacun devait établir le document précisant le motif de son déplacement, sous peine de contravention à un taux élevé. Ce n’était pas mieux que demander une attestation à une autorité administrative. Chacun devait mettre en œuvre l’interdiction pour essayer d’y échapper. Nous avons tous « marché » pour marcher un peu. Nous avons été à la fois acteurs et complices de l’interdiction : c’est une nouvelle forme de « servitude volontaire ». La contrainte, acceptée tout autant qu’imposée, a été renforcée par des contrôles de police et de gendarmerie tatillons, jusque dans les plus petits villages. On a même conçu une forme de brigade. Rétrospectivement viennent  à l’esprit des drames passés. L’engrenage peut être terrible. Il ne faut pas qu’il se reproduise.

           On ne peut nier la gravité de la pandémie du covid-19 ni la nécessité de prendre pour l’enrayer des mesures limitant les libertés. Fallait-il aller jusque là ? D’autres pays l’ont fait. Ce n’était pas une nouveauté pour des États totalitaires. Parmi ceux qui ne le sont pas, beaucoup ont été moins contraignants et non moins efficaces.

            Nous, nous avons ouvert la voie à la servitude.

 

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