Jean-Robert Pitte :
Un trait distinctif de la géographie culturelle
de la France …

…l a passion gastronomique

Séance de clôture de l’année 2020, le 14 décembre

 

Un trait distinctif de la géographie culturelle de la France : la passion gastronomique

À l’occasion du dixième anniversaire de l’inscription par l’UNESCO du « Repas gastronomique des Français » sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité.

Jean-Robert Pitte
Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Lorsque la France a signé en 2006 la convention UNESCO de 2003 pour le patrimoine immatériel, un certain nombre de chercheurs en Sciences humaines (histoire, géographie, sociologie, archéologie, histoire de l’art, anthropologie, etc.) réunis au sein de l’Institut européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation, fondé en 2001 à Tours, ont pensé qu’il serait utile que notre pays présente un dossier centré sur la gastronomie française. Les démarches ont commencé en 2007.

 

 

La reconnaissance de l’UNESCO

 

À l’époque, les experts de l’UNESCO, auteurs du texte de la convention, et ceux du Ministère français de la Culture considéraient – à tort – que la gastronomie ne relève pas de la culture. Ils estimaient cette facette de l’identité française entachée d’élitisme et de mercantilisme. Pourtant, Rappelons l’article 2 de la convention de 2003 :

« On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire –ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés- que les communautés, les groupes, et le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. »

Et le magazine Culture et recherche[1] du ministère de la Culture écrivait en 2008 :

« Arts du spectacle, traditions et expressions orales, pratiques sociales, rituels et événements festifs, savoir-faire artisanaux… autant de pratiques et de connaissances transmises de génération en génération, vivantes et évolutives, par lesquelles une communauté, un groupe expriment leur identité. Tel est le patrimoine culturel immatériel au sens de la convention adoptée en 2003 par l’ UNESCO et ratifiée en 2006 par la France. […] »

Ces textes renvoient au sentiment et au souhait de la société française dans son ensemble et non à ceux des savants et des experts. Quel autre aspect du patrimoine culturel français est aussi bien partagé par tous nos compatriotes que la gastronomie, au-delà des clivages économiques, sociaux, politiques, religieux, régionaux ? L’enquête annuelle sur  « l’Alimentation des Français » conduite par le CREDOC en 2009 révélait que pour 95,2% d’entre eux le repas gastronomique fait partie de leur patrimoine et de leur identité, et pour 98,7% il faut le sauvegarder et le transmettre aux générations futures. Sur la liste mondiale de l’UNESCO, la France est jusqu’à maintenant parvenue à faire inscrire 18 éléments parmi lesquels le cantu corse, le savoir-faire de la dentelle d’Alençon, la fauconnerie, le carnaval de Granville ou l’alpinisme. Il importe que ces patrimoines soient vivants et en constante évolution et qu’ils soient d’une manière ou d’une autre en danger. C’est précisément le cas de la gastronomie dont on sait qu’elle est menacée par une certaine conception de la mondialisation, par l’industrie agro-alimentaire et la grande distribution, uniformisantes dans leur fonctionnement actuel, auxquelles il faut ajouter certaines tendances culinaires de l’époque qui seront évoquées plus avant.

Le ministère des Affaires étrangères, chargé des relations avec l’UNESCO et de la présentation des dossiers de candidatures à l’inscription au patrimoine mondial (naturel et culturel ou immatériel) était également très réticent à cette époque estimant le projet futile. Il a beaucoup changé et, désormais, accorde une grande attention à la diplomatie gastronomique de notre pays. C’est sous son égide qu’est proclamée chaque année depuis 2016 la liste des mille meilleurs restaurants du monde établie à partir d’un algorithme croisant cette année les classements de 715 guides et sites gastronomiques de 195 pays[2]. Pour le ministère français de l’agriculture, cette idée ne présentait à l’époque aucun intérêt non plus par rapport à ses propres missions d’accompagnement et d’encadrement de la production agricole et agro-alimentaire. Jusqu’à une date récente, sa démarche a été surtout quantitative et économique. La qualité ne l’intéressait que par rapport aux questions environnementales et d’hygiène, loin de la démarche qui, en 1936, a abouti à la législation sur les appellations d’origine contrôlée et a permis de garantir la provenance et la conformité aux usages « locaux, loyaux et constants » des meilleurs produits agricoles et agro-alimentaires. Cette administration évolue aussi rapidement. C’est suite à l’engagement du chef de l’État de l’époque, Nicolas Sarkozy, après trois années de travail, de réunions interministérielles qui se tinrent à l’Élysée, de débats, de colloques, de publications que, le 16 novembre 2010, « Le repas gastronomique des Français », le rituel qu’il représente et non le concept trop général de gastronomie, a été inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine immatériel mondial. Depuis cette date, l’intérêt des services de l’État et des élus de la Nation n’a cessé de grandir. L’initiative a également séduit d’autres pays parmi lesquels le Japon que la France a aidé à faire inscrire en 2013 au patrimoine mondial le washoku qui est son repas festif, en particulier du Nouvel An.

La démarche entreprise ne vise en rien à affirmer une quelconque supériorité de la gastronomie française par rapport à d’autres cuisines et arts de la table du monde, mais simplement à rappeler aux Français que le bien-manger et le bien-boire font partie de leur identité. Il importe de les convaincre que cultiver cette facette de leur personnalité peut les rendre plus épanouis, plus sociables, améliorer leur santé et, en outre, rendre service aux filières agricoles et agro-alimentaires françaises, sans oublier les paysages et le tourisme, ces derniers aspects relevant du bon sens économique et non d’un vulgaire mercantilisme. Il est facile d’observer que tous les aliments bénéficiant d’une indication géographique protégée engendrent de beaux paysages : les vignobles dans leur ensemble (plusieurs sont classés au patrimoine culturel de l’UNESCO : Saint-Émilion, les climats de Bourgogne, les coteaux, maisons et caves de Champagne), les pâturages liés aux grands fromages (bocage normand, alpages du beaufortin, prairies du Haut-Jura, Causses, etc.), les terrasses cévenoles d’où provient le délicat oignon doux, les oliveraies provençales, etc.

Ce que l’on porte à ses lèvres doit, cela va de soi, exalter les cinq sens sans les violenter, mais aussi exciter la pensée et accroître aussi bien l’intelligence que l’empathie pour autrui : c’est un noble pan de la civilisation française. La gastronomie est une sublimation du terroir, c’est-à-dire de la générosité maximale des sols, des climats, des plantes et des animaux domestiqués, des traditions et des talents des agriculteurs, des transformateurs, des cuisiniers, sommeliers, marchands et, en dernier ressort ou, plutôt, en premier, des amateurs éclairés et exigeants. Sans gourmets au palais éduqué, point de bonne cuisine, point de bon vin ; c’est le désert culturel, comparable à la toile blanche d’un atelier de peintre ou à un bel instrument qu’aucun musicien talentueux ne saurait faire vibrer. En outre, de tout cela, en France, on parle et l’on écrit. Jamais le précepte du savoir-vivre anglais qui voudrait interdire que l’on parle à table de ce que l’on mange et boit n’a eu droit de cité de ce côté-ci de la Manche, sauf lors de certaines dînettes engoncées et puritaines qu’il vaut mieux oublier. Feu notre confrère Talleyrand pouvait animer la conversation entière d’un dîner qu’il offrait autour des mets et des vins qu’il faisait servir.

Le patrimoine, c’est l’héritage des pères accepté, aimé, conservé avec affection, cela ne veut pas dire privé de liberté et de fantaisie. Les musées sont remplis d’objets patrimoniaux qui s’ennuient un peu, même lorsqu’ils sont vénérés. Il n’émane aucun charisme de Mona Lisa lorsqu’elle émerge à peine d’une forêt d’appareils numériques dans le brouhaha d’un cacophonique cocktail de langues. Il est bien difficile d’éprouver une émotion devant tel masque africain posé au musée du quai Branly, au cœur d’une immense vitrine et inondé de la lumière de lampes halogènes. Même impression dans beaucoup de monuments historiques transformés en musées. Où est le charme de Chenonceaux  les jours où des hordes de touristes envahissent ce qui fut un havre de paix et un nid d’amour ? En revanche, une cathédrale pleine lors d’une fête religieuse, la Galerie des Glaces ou celle des Batailles à Versailles parées de tous leurs atours à l’occasion d’un banquet d’État, un château transformé en hôtel, comme savent si bien le faire les Espagnols en leurs paradores, font oublier leur âge et la respectabilité qui s’attache à leur fonction de monument historique. Le David de Michel Ange à Florence ou la statue équestre de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg font partie du décor et de l’âme de leurs villes respectives. Ils appartiennent au cadre quotidien des habitants de ces villes-joyaux qui en ont un besoin vital pour se sentir chez eux.

Heureusement, les recettes de cuisine, comme les partitions de musique, n’ont jamais le temps de s’ennuyer, pourvu qu’elles rencontrent un interprète de talent et des gourmets ou des mélomanes. Un cuisinier exprime sa propre sensibilité, mais aussi celle de son temps et il est normal que certains apprêts puissent passer de mode. La haute cuisine laisse place à toutes les libertés. Aucune recette n’est figée, car la saveur des ingrédients de base varie dans le temps et les cuisiniers choisissent selon leur goût et leur humeur de modifier la composition de la recette, ainsi que les modes et les temps de cuisson. Plus personne ne respecte aujourd’hui intégralement les prescriptions d’Escoffier. Qui pourrait d’ailleurs s’offrir les 800 grammes de truffes nécessaires à son « dindonneau truffé » ?

L’art sous toutes ses formes n’est jamais figé. Il absorbe et magnifie les influences extérieures, tout autant qu’il rayonne hors des lieux de sa naissance et vient enrichir les arts d’ailleurs. Au cours des derniers siècles, la gastronomie française a reçu et traité avec égards les influences venues d’Italie et du monde méditerranéen, plus récemment de la Chine, du Japon, mais aussi de bien d’autres contrées. Inversement, des restaurants de cuisine française adaptée se sont ouverts sur tous les continents, utilisant talentueusement les produits et les tours de mains locaux. L’idée d’assaisonner de sauce de soja un beurre blanc et de le servir avec un saumon mi-cuit revient à Alain Senderens en hommage au fondateur d’une école de cuisine d’Osaka, son ami Shizuo Tsuji qui l’avait initié aux merveilles de l’art culinaire japonais. Certes, la cuisine française est un monument historique, un volet glorieux du patrimoine de notre pays, mais elle ne restera vivante que si elle continue à s’enrichir sans crainte de perdre son âme, c’est-à-dire en connaissant sur le bout des doigts son histoire, ses traditions, ses tours de main. C’est malheureusement ce que certains cuisiniers issus des concours télévisés, sans culture ni formation en apprentissage, veulent ignorer pour se livrer à une créativité débridée et « inventer » une cuisine déconstruite avant d’avoir appris à tourner une mayonnaise ou un beurre blanc, selon la tendance envahissante de toutes les formes de l’art contemporain et de la culture en général.

Certes, la haute cuisine joue tout son rôle dans le dynamisme de la gastronomie française, ce que l’on retrouve dans le domaine du vêtement avec la haute couture par rapport au prêt-à-porter ou dans celui de la musique avec les grands compositeurs, solistes ou orchestres majeurs par rapport aux petits conservatoires et formations d’amateurs. Mais préparer un bon repas n’est pas réservé à une élite fortunée. Depuis des siècles, le banquet est une pratique collective de toutes les régions, de toutes les familles et de tous les milieux sociaux, des plus modestes aux plus éduqués et fortunés, jusqu’au sommet de l’État. Comme il est écrit dans le préambule du dossier déposé à l’UNESCO et qui résume son contenu :

« Le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes […]. Le repas gastronomique met l’accent sur le fait d’être bien ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain et les productions de la nature. Parmi ses composantes importantes figurent : le choix attentif des mets parmi un corpus de recettes qui ne cesse de s’enrichir ; l’achat de bons produits, de préférence locaux, dont les saveurs s’accordent bien ensemble ; le mariage entre mets et vins ; la décoration de la table ; et une gestuelle spécifique pendant la dégustation (humer et goûter ce qui est servi à table). Le repas gastronomique doit respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson ou de la viande, ou bien les deux, avec des légumes, du fromage et un dessert. […] Le repas gastronomique resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux. »

 

Les origines de la passion gastronomique des Français

 

Tous les peuples de la terre possèdent une gastronomie, c’est-à-dire, un ensemble de pratiques visant à faire de leurs repas d’exception et, par extension, de leur alimentation quotidienne une fête. Mais certains d’entre eux ont davantage développé cet aspect de leur identité culturelle que d’autres. C’est le cas des pays dans lesquels les valeurs spirituelles n’interdisent pas l’épanouissement des plaisirs sensuels, du moment qu’ils soient maîtrisés (Asie sinisée, monde catholique ou orthodoxe, contrées musulmanes soufies, par exemple). En France, la joie de vivre, commune à toute l’Europe médiévale, n’a été brisée ni par l’hérésie cathare, ni par les pestes et les guerres du XVe siècle, ni par la Réforme qui a recommandé au nord de l’Europe, puis plus tard de l’Amérique du nord, une certaine austérité, particulièrement dans les manières de manger et de boire. Celle-ci a perduré comme l’a plaisamment montré Karen Blixen dans Le dîner de Babette. L’Europe catholique a, dans l’ensemble, considéré que les excès de bonne chère et de bon vin étaient licites, voire recommandables, les jours de fête. On n’y a jamais vraiment considéré le péché capital de gourmandise comme mortel. Seuls certains ordres monastiques ont appliqué et appliquent encore une ascèse très dure (Chartreux, Cisterciens, etc.), tandis que les autres, le clergé séculier et les laïcs sont invités à se modérer, mais pas à se priver en permanence.

L’autre explication relève de la politique. Ce fut et c’est le cas de tous les grands empires (Rome, Chine, Japon, Ottomans, Aztèques, etc.) et des monarchies centralisées. La France en est le modèle par excellence[3]. Les guerres de religion, puis la Fronde ont incité les rois Valois, puis Bourbon à développer des institutions politiques, l’étiquette monarchique et tous les arts afin de magnifier le pouvoir central et, à travers lui, l’unité de la Nation. À partir de la Renaissance, les rois de France ont cherché à s’imposer en Europe, non seulement par les armes et par la puissance économique, mais aussi par la culture. La France est devenue un pays très extraverti, désireux de propager autour de lui sa langue, ses idées, ses beaux-arts, son urbanisme, mais aussi son art de vivre, tout spécialement dans le domaine de la gastronomie (cuisine, vins, arts de la table). Déjà, à la fin du XVIe siècle Montaigne vante les mérites de Paris en matière de bonne chère, qualifiant la capitale de « grande en félicité de son assiette[4] ». Le règne de Louis XIV fut à cet égard décisif. Entre 1651 et 1691, 12 livres de cuisine (75 avec les rééditions), soit 100 000 volumes sont publiés, avec privilège royal,  afin de promouvoir une cuisine nouvelle, très différente de celle des siècles passés et des autres régions d’Europe. Le beurre, la crème, les sauces liées à base de riches fonds et fumets, les viandes grasses, blanches et tendres remplacent les plats maigres, les saveurs aigre-douces et épicées du Moyen Âge. Dès lors, les cuisiniers parisiens ayant appris leur métier dans le milieu de cour vont s’imposer sur toutes les tables aristocratiques et bourgeoises de France, puis dans toutes les cours d’Europe.

À la fin du XVIIIe siècle, l’institution du restaurant, naît à Paris ; il s’agit au départ d’une adaptation approximative de la tavern anglaise[5] qui correspond à l’anglomanie du moment. La Révolution entraîne la mort d’une partie de l’aristocratie française ou son émigration pendant plusieurs années. Pour faire face au chômage forcé, un certain nombre de cuisiniers s’installent donc à leur compte et ouvrent des restaurants. Ils ont pour clients les révolutionnaires, puis sous l’Empire et pendant tout le XIXe siècle, la classe politique, les écrivains, les artistes, les bourgeois d’affaires prennent l’habitude de fréquenter ces maisons qui se multiplient à Paris, dans les grandes villes françaises et dans les grands hôtels d’Europe. Le développement du tourisme et surtout de l’automobile entraînent l’ouverture de restaurants dans de petites villes, voire à la campagne. C’est ainsi que les cuisines du terroir sont perfectionnées par des chefs talentueux qui les mêlent aux recettes et aux tours de main issus de la haute cuisine parisienne. Les restaurants sont aujourd’hui les hauts lieux de la créativité culinaire.

L’art de la bonne chère a non seulement survécu à la Révolution, mais a rebondi avec panache. C’est Symphorien Berchoux, le premier, qui en 1801, en un poème émouvant, a remis à l’honneur le vieux mot grec de gastronomie qui désigne la législation de l’estomac. Bien loin de graver des lois pseudo-médicales dans le marbre, Berchoux a magnifié les plaisirs de la table et des bons vins, enveloppés de beau langage et, pour le reste, d’un doux laisser-aller. Un homme qui ose reprendre à son compte une phrase attribuée au bailli de Suffren, « Rien ne doit déranger l’honnête homme qui dîne[6] », ne peut être médiocre !

 

Dérives contemporaines

 

L’époque actuelle est traversée de courants artistiques très variés et contradictoires. Dans le domaine des arts plastiques, la tendance dominante est depuis longtemps au minimalisme et à la pure provocation. Il suffit de se promener dans les réserves des FRAC (Fonds régionaux d’art contemporain) où se pressent toiles monochromes, chaises à trois pieds, tas de charbon, étrons délicatement lovés, pierres tombales brisées, serpillières encadrées et tuyaux de poêle enchevêtrés pour s’en convaincre. Il est quasiment impossible de dire l’évidence, tant ce serait paraître inculte et ennemi de l’art. On songe au conte d’Andersen, Les Nouveaux habits de l’empereur : tout le monde fait mine d’admirer les vêtements inexistants que des escrocs ont vendu au souverain jusqu’à ce qu’un petit enfant s’exclame : « Mais voyons, il est tout nu ! » La gastronomie n’échappe pas à cette mode. Il est devenu rétrograde d’inscrire à la carte d’un restaurant gastronomique un vol-au-vent, une poularde demi-deuil, une sauce hollandaise, une vraie pêche Melba, fossiles d’une époque antédiluvienne. Au lieu de cela, ce ne sont que sabayons mousseux de n’importe quoi, balayures d’épices, traînées de sauce peintes sur l’assiette et qui rappellent vaguement Soulages ou la calligraphie chinoise. Les matières premières les plus nobles sont réduites en liquides puis présentées dans des verrines, introduites de force grâce à des seringues en des lieux improbables, cuites à 250° en-dessous de zéro, gélifiées, etc. Le sucre, les épices orientales, les herbes folles de la montagne et les fleurettes multicolores ont envahi toutes les assiettes. Aucune harmonie visuelle, olfactive, gustative ne se dégage de compositions déstructurées, pointillistes, dont on ne garde aucun souvenir. On se croirait dans un roman de Duras dont une phrase de sa pièce Le Shaga devrait être gravée à l’entrée de certains restaurants constellés d’étoiles :

« Je comprends mais je ne vois pas pourquoi je comprends. Je comprends ce que vous dites, mais ce que vous voulez dire en disant ce que vous dites, ça je ne le comprends pas. » C’est la clé de ce plat phare de la carte 2020 de Pierre Gagnaire, chef triplement étoilé de Paris, dont l’intitulé laisse rêveur : « Carré d’agneau rôti à l’origan – pétales de panais à l’ail noir, gousses d’ail de Lautrec. Selle | fressure | Corinthe. Ris et rognon, crumble à l’anis étoilé, salsifis. Mousseline de topinambour. Haricots tarbais, Roquefort, chorizo »

Faudrait-il applaudir tous ces précieux ridicules dont la notoriété passera aussi vite que leur renommée médiatique a grandi rapidement ? De telles outrances ne sont pas neuves dans la cuisine. Le plat d’oiseaux ayant tous parlé du tragédien Ésope, évoqué par Pline, les immenses bœufs rôtis et farcis de porcs, eux-mêmes farcis d’oiseaux vivants de certains banquets médiévaux, les incroyables pièces montées d’Antonin Carême ou d’Urbain Dubois imitant l’Acropole ou le Colisée, les afféteries de la nouvelle cuisine des années 1970 sont de la même veine. Que dire ? Que faire ? Rien, car personne n’est obligé d’aller dépenser beaucoup d’argent dans ces maisons, pas plus que l’on est tenu de visiter certains musées, d’assister à certains concerts, et à certaines pièces de théâtre ou de porter certains vêtements.

Est-ce à dire également que tout cuisinier qui se respecte serait condamné à reproduire indéfiniment les recettes d’antan ? La question mérite réflexion ; c’est celle des bases classiques que tout artiste doit posséder à la perfection avant d’oser se lancer dans la création originale. Ce n’est qu’à l’âge mûr que les grands calligraphes japonais osent signer leurs œuvres et y apposer leur cachet. La plupart des musiciens interprètent bien les partitions de musiciens du passé, se contentant d’insuffler leur personnalité dans la manière de jouer. Maria Callas n’a jamais composé elle-même la moindre pièce de chant ; il ne viendrait à l’esprit de personne de nier qu’elle fût l’une des plus grandes cantatrices de tous les temps. Dès lors, Bocuse ne serait-il pas un grand cuisinier, parce que nombre de ses recettes sont tirées du patrimoine culinaire français et que sa personnalité réside dans le style d’interprétation. Quiconque a goûté son bar ou son saumon en croûte reconnaîtra qu’il n’en est pas de plus suave et délicat, probablement sur la planète entière. Tel critique gastronomique se gaussera des feuilletages ; ce n’est pas plus admissible que d’affirmer une détestation des parties pour chœur d’un oratorio de Bach. En revanche, il est des feuilletages de génie et d’autres qui affligent. Et Bocuse aurait-il conçu sa prodigieuse soupe VGE un certain jour de février 1975 où le Président de la République lui remettait la légion d’honneur, s’il n’avait pas maîtrisé les techniques du double consommé de volaille, de la matignon de légumes, du feuilletage qui permettent de concentrer et emprisonner avant de libérer l’exquis parfum de la truffe noire ? Ce plat de génie n’aurait jamais vu le jour, n’aurait jamais été inventé sans l’immense culture culinaire assimilée du chef de Collonges. L’exemple est déclinable dans toute forme d’art. Imagine-t-on Proust ignorant l’imparfait du subjonctif ? Ce mode de conjugaison qui peut se révéler pédant et lourd sous une plume malhabile se révèle d’une folle élégance chez un grand écrivain.

Le mal vient d’abord de l’absence d’humilité de notre époque. Trop de jeunes chefs qui s’installent veulent aujourd’hui inscrire à leur carte exclusivement des plats nouveaux et trois ans plus tard signer un livre de cuisine que ses clients achèteront en partant et feront dédicacer par le maître des lieux. On peut trouver des explications à défaut d’excuses à ce travers. Les petits enfants de la maternelle sont tous les jours invités par leurs maîtresses à s’exprimer librement sur une feuille blanche avec des feutres : « aujourd’hui, dessinez le printemps ». Le « beau » dessin « libre » ainsi réalisé sera signé, daté, rapporté à la maison, encadré par des parents éblouis et offert à l’admiration du cercle de famille. Jadis, on apprenait laborieusement, en gommant et reprenant cent fois son trait, à dessiner une pomme posée sur un torchon qu’il fallait reproduire de manière aussi réaliste que possible avec ses ombres et ses éclats de lumière.

La grandeur de la bonne cuisine, c’est de mettre en valeur la saveur authentique des produits, en les combinant harmonieusement. Heureusement, beaucoup de cuisiniers français sont encore pénétrés de cette culture, savent dénicher des trésors sur le marché et les magnifier par leur technique en rendant celle-ci aussi discrète que possible. Il y a encore en France suffisamment d’exigence de la part des cuisiniers et des gourmets pour que s’efface l’artifice prétentieux, la virtuosité trop voyante ou le faux-semblant devant le sublime d’une épaule d’un agneau de pré-salé, d’un mesclun niçois, d’une langoustine du Guilvinec à peine sortie de l’eau. Le vrai produit de terroir ne ressemble à rien d’autre. Il est porteur du génie du lieu d’où il provient : l’art du cuisinier consiste à ne pas l’étouffer, le dénaturer, mais au contraire à le mettre en valeur pour lui-même. En cuisine, comme en tout, le talent s’impose sans se faire voir, sans qu’il ait besoin de vanter lui-même ses mérites.

 

Conclusion

Vue de l’étranger, la France est le pays des cathédrales, des abbayes, des châteaux, des jardins, mais aussi d’une certaine manière de peindre, de sculpter, de composer et de jouer de la musique, y compris des chansons populaires, d’écrire des romans, de la poésie, de la philosophie. C’est enfin pour la planète entière, qui ne voit heureusement que la partie émergée de l’iceberg, une élégance, un art de vivre, de converser, du rapport entre les femmes et les hommes, de s’habiller et enfin de boire et manger. La philosophie alimentaire des Français est une belle manière de faire de la géographie, car elle exalte la diversité des sols, des climats, des traditions, des personnalités et des goûts des producteurs et des amateurs, afin d’éviter l’ennui qui naît de l’uniformité. Il importe de créer à l’occasion de chaque repas, de l’ouverture de chaque bouteille une heureuse surprise, une émotion et parfois –oh ! bonheur – un émerveillement. Tâchons que notre réalité ressemble tous les jours et partout en France à l’image que l’on a de nous!

C’est parce que tout ne va pas si bien dans l’assiette et le verre des Français qu’il est important d’attirer leur attention sur ce trésor qu’ils négligent. Ce qu’a demandé le gouvernement à l’UNESCO il y a dix ans, ce n’est pas d’abord une reconnaissance, mais un signal envoyé aux Français pour qu’ils se ressaisissent. Rien n’est plus urgent, à l’heure où l’État lui-même se laisse parfois aller. Le Louvre n’a-t-il pas pris une décision incongrue et terrifiante à laquelle sa tutelle n’a pas opposé de veto : laisser s’implanter au Carrousel le 1142e McDonald’s de notre pays (il y en a plus 1500 aujourd’hui) ? Il y a bien péril en la demeure lorsqu’on sait que ces établissements qui représentent le degré zéro de la gastronomie et de la diététique servent chaque année en France 650 millions de repas, ce qui veut dire que chaque Français y mange en moyenne 9 fois par an. Et comme nous sommes encore nombreux à ne jamais y mettre les pieds, il est facile d’imaginer que les clients sont des habitués victimes d’une véritable addiction.

Relevons le défi qui consiste à faire de chaque repas une fête des sens et de l’esprit. C’est un excellent moyen de redonner à nos contemporains un moral hélas trop souvent en berne ! D’un grand mal peut naître un bien : en 2020, la Covid 19 et le confinement ont permis à de nombreux Français, y compris jeunes, d’accorder davantage de temps et d’attention au contenu de leur assiette et de leur verre. Dès que la liberté leur en a été rendue, ils ont repris avec joie le chemin de leurs marchés, celui de leurs cuisines et beaucoup ont fait vivre leur patrimoine personnel et familial, bien souvent en l’enrichissant.

Les sciences gastronomiques, la défense et l’illustration de cette noble facette de la culture humaine relèvent pleinement de notre parlement des lettrés et des savants qu’est l’Institut de France et, singulièrement de notre académie. Elles touchent, en effet, à toutes nos spécialités : la philosophie, la morale, la sociologie, la psychologie, le droit, l’économie, la science politique, l’histoire, la géographie. Tant d’écrivains qui furent et sont encore membres de nos compagnies leur ont consacré une partie de leur talent et leur joie de vivre. Je ne citerai que quelques illustres disparus qui se distinguèrent par l’une ou l’autre des qualités du gastronome : leur appétit, le raffinement de leur palais, leur talent d’amphitryon ou leurs écrits: le maréchal de Richelieu, Talleyrand, membre de l’académie des Inscriptions et Belles Lettres, mais également titulaire du 2e fauteuil de la section d’économie politique de notre compagnie dès 1832 (c’est celui de Michel Pébereau), Cambacérès, Édouard Herriot, Jean-François Revel, Maurice Druon ou Philippe Beaussant. Il ne manque à cette noble et joyeuse cohorte qu’un cuisinier, l’un de ces artistes inspirés sans lesquels le repas gastronomique des Français s’affadirait avant de disparaître. Rien ne serait plus légitime !

 

Notes

[1] Le patrimoine culturel immatériel, n° 116-117, 2008.

[2] http://www.laliste.com

[3] Jean-Robert Pitte, Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991.

[4] Montaigne, Essais, Livre III, chap. 9.

[5] Stephen Mennell, Français et Anglais à table du Moyen Âge à nos jours, Paris, Flammarion, 1987, pp. 198-200.

[6] Symphorien Berchoux, La Gastronomie (1801), éd. Grenoble, Glénat, 1989, p. 116.

 

Télécharger le texte du discours

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.