Des académiciens en Sorbonne avec … Claudine Tiercelin :
La liberté de penser

Vendredi 11 juin 2021

Grand Amphithéâtre de la Sorbonne
La liberté de penser

Claudine Tiercelin
Professeur au Collège de France
Chaire Métaphysique et Philosophie de la connaissance
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Vendredi 11 juin, Christophe Kerrero, recteur de l’Académie régionale Île-de-France et de l’Académie de Paris, accueillait Claudine Tiercelin, Professeur au Collège de France (chaire Métaphysique et philosophie de la connaissance), pour une conférence-débat sur  La liberté de penser. Trois cents lycéens, étudiants et leurs professeurs étaient réunis :  de l’Académie de Créteil étaient venus des élèves du lycée Germaine Tillion du Bourget, du lycée Pablo Picasso de Fontenay-sous-Bois et des élèves de classes préparatoires de la maison d’éducation de la Légion d’honneur de Saint-Denis. De l’Académie de Versailles, des élèves du lycée Lakanal de Sceaux et, de l’Académie de Paris des élèves du lycée Henri IV et de l’ENSAAMA (Diplôme national des métiers d’art design espace). Daniel Auverlot, recteur de l’Académie de Créteil et Charline Avenel, rectrice de l’Académie de Versailles étaient également présents, ainsi que Souad Ayâda, présidente du Conseil supérieur des programmes, André Vacheron, président de l’Académie des sciences morales et politiques et Jean-Robert Pitte, son secrétaire perpétuel.

 

© Rectorat de Paris – Yves Le Coz
©Elèves du Lycée professionnel Brassaï, Paris

 

Présentation de la séance

Brève conversation avec Claudine Tiercelin

Vidéo de la séance

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Chers amis, je vous remercie de me faire l’amitié et l’honneur de votre présence et de vos visages. Si être libre implique qu’il soit au moins concevable d’échapper en quelque façon au réseau serré de tel ou tel déterminisme, alors, nous sommes assurément tentés de dire tout de go que nous sommes libres de penser. Car ce qui nous distingue d’un chou-fleur ou d’un caillou, c’est bel et bien l’expérience que nous faisons de penser, en tout temps, en tout lieu, et à n’importe quoi, aussi naturellement que nous respirons. Mais paradoxalement, nous pourrions tout aussi justement estimer que nous ne sommes pas vraiment libres de penser, au sens où nous ne sommes pas libres, précisément, de ne pas le faire : car rien ni personne ne peut nous empêcher de penser, c’est-à-dire, de vouloir, de douter, d’affirmer, de nier, de juger, ou encore de sentir. En d’autres termes, la liberté de penser est constitutive de notre être. Souvenons-nous de l’expérience du cogito : Descartes est en proie au doute le plus radical, il ne croit plus à ses sens, il se demande s’il rêve ou s’il est éveillé, il ne sait plus si deux plus deux font quatre, car il se pourrait qu’il fût victime d’un Dieu trompeur ; aussi finit-il par appeler à la rescousse un Malin Génie qui va, en une hyperbole radicale, lui faire tenir pour faux tout ce en quoi il pourrait envisager le moindre doute. Or la seule et unique chose qui résiste, et à partir de laquelle il pourra retrouver le monde des choses et des êtres, ainsi que les vérités dont il ne savait plus s’il était légitime ou non de les croire, c’est cette évidence qu’il est, qu’il existe, non pas du tout comme une conséquence du fait qu’il pense (contrairement à ce que pourrait faire accroire la formulation maladroite : cogito ergo sum), mais en cela-même qu’il est, très exactement, dans le temps où il pense. Il ne sait pas encore ce qu’est cette chose qui pense, cette res cogitans, mais il est sûr, à tout le moins – aussi est-ce la première vérité –  qu’il est. Ce pourquoi il n’a même plus besoin d’ajouter, dans les Méditations, qu’il pense ; il lui suffit d’affirmer : je suis, j’existe. Ego sum, Ego existo. Cela est certain. Après quoi, en effet, il faudra se demander : mais pour combien de temps (quamdiu) ?  Et la réponse fuse : dans le temps, dans le temps seulement où je pense. Et l’on connaît la suite.

De cette expérience bien connue, nous pouvons déjà tirer une première leçon : si penser est ontologiquement inscrit en nous, alors on peut aisément comprendre que tout ce qui se présente à nous comme une atteinte, un empiétement à son plein exercice nous soit tout bonnement intolérable. C’est parce que cette liberté est essentiellement liée à notre être-homme, à notre être-citoyen aussi, que nous sommes si attachés aux formes sous lesquelles elle s’exprime, comme aux obstacles qu’elle peut rencontrer et qu’il nous faut surmonter, si nous voulons la préserver, à titre individuel et social: liberté de pensée, liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse. Liberté économique aussi, et bien sûr, liberté politique.

Dans le peu de temps dont nous disposons, et parce que je voudrais être sûre de pouvoir échanger avec vous, je me contenterai d’évoquer quelques-uns des ressorts de cette liberté de penser ainsi que les principales causes d’interférence, de désorientation et de domination qui la menacent, avant d’indiquer quelques raisons pour lesquelles nous avons intérêt à ne pas forcément la concevoir à l’aune de notre seule liberté intérieure. Après quoi je montrerai la place que tient pour les citoyens que nous sommes, la liberté de penser et, partant, le sens de son inscription dans la sphère publique et politique. Ce qui me conduira à vous proposer quelques pistes de réflexion sur les conditions favorables à son exercice et qui mériteraient donc, selon moi, de retenir toute notre attention.

 

1.Commençons donc par les ressorts de l’exercice de la liberté de penser et par les principaux obstacles qu’elle rencontre.

Vous aurez noté que j’ai pris le terme « penser » au sens finalement assez large que lui donne Descartes : vouloir, douter, affirmer, nier, juger, ou encore sentir. Il n’y a aucune raison, en effet, de considérer que penser implique de se livrer à une activité purement réservée à l’intellect (aussi engagé soit-il, dans cette aventure, comme en témoigne le fameux moment du « morceau de cire »). Il n’est pas anodin, évidemment, que Descartes insiste, dans sa définition, sur l’importance de la volonté, car le libre arbitre va pour lui de pair avec la possibilité même de juger, laquelle suppose certes que nous y associions notre entendement, mais un entendement dont on sait que, pour Descartes, il est fini, là où notre volonté, elle, est infinie : si nous commettons des erreurs, qui entravent donc l’exercice de la pensée, c’est d’ailleurs parce que nous nous précipitons, du fait même de cette infinitude de notre vouloir, alors que notre entendement ne dispose pas encore d’idées suffisamment claires et distinctes. Nos facultés sont parfaites, chacune en son genre, et ce n’est donc pas Dieu mais nous qui sommes responsables de nos erreurs de jugement, nous qui allons trop vite et tranchons alors que n’avons pas encore réussi à vaincre nos idées confuses et nos préjugés ou préventions. Lorsque Spinoza, en revanche, dans le Traité de la réforme de l’entendement, « se résout finalement » à se mettre en quête d’un bien véritable qui lui permette enfin de sortir de l’état de détresse pathologique où l’ont plongé ces faux biens que sont, notamment, les richesses, les honneurs et le plaisir, il n’est pas du tout convaincu pour sa part que le libre arbitre soit autre qu’illusoire, et il fait davantage confiance à sa puissance de réflexion : l’expérience lui est aussi pénible qu’elle peut l’être à Descartes, mais il ne voit d’autre issue, quant à lui, de s’en sortir et de « guérir son entendement » –  ce à quoi il parvient au terme d’épisodes d’abord « rares et limités » puis « plus longs et plus fréquents » –  qu’à la condition de pouvoir, comme il le dit, « réfléchir à fond » (modo possim serio deliberare), par « une méditation assidue ». Il n’empêche : ce qui apparaît, dans un cas comme dans l’autre, c’est à quel point l’exercice de la pensée en quête d’un remède n’a rien d’une promenade de santé, et que si nous voulons sortir de l’état pathologique où nous sommes, nous ne devons pas nous bercer d’illusions : le chemin à suivre ne sera pas jonché de roses.

Mais pourquoi donc cet exercice qui nous est pourtant aussi naturel que la respiration est-il à ce point rude? Pour une raison de fond : penser, avons-nous dit, c’est entretenir un rapport au monde qui passe par ce qu’il est d’usage d’appeler un moi, une conscience, une intériorité, à laquelle nous avons, semble-t-il, un accès privilégié, en première personne. Penser, c’est sentir, percevoir, vouloir, mais c’est aussi avoir des idées, des représentations, des croyances, des opinions qui nous rattachent aux autres et au monde en nous dirigeant vers eux, ce pourquoi la pensée a une visée, une intentionnalité ; c’est aussi cette capacité extraordinaire qu’à la pensée de se penser elle-même, bref, d’être, selon l’expression consacrée, une capacité méta-représentationnelle. Mais arrêtons-nous un peu plus sur ce qui se passe lorsque nous pensons quelque chose, quand nous avons une idée, une représentation, ou encore lorsque nous entretenons une croyance. Pourquoi donc, comme en témoignent les expériences respectives de Descartes et de Spinoza, celles-ci n’ont-elles rien d’apaisé? C’est que l’exercice de la pensée suppose la remise en cause de nombre de nos croyances et opinions, à commencer par celles qui nous viennent, dès notre plus tendre enfance, de notre environnement familial, de nos traditions culturelles ; or ce déracinement pourtant nécessaire, si nous ne voulons pas avancer dans la vie en prenant des vessies pour des lanternes et en restant prisonniers de nos erreurs, préjugés et superstitions, crée inévitablement de l’inconfort, voire un épouvantable malaise[1]. Car nous sommes ainsi faits que nous avons horreur de rester en suspens. Or, penser, c’est le plus souvent cela, ce va et vient incessant qui nous fait passer d’un état de croyance à un état de doute, et derechef, quand on en sort, à un état de croyance, si tant est, du moins, que nous ayons réussi à « fixer » cette dernière. Cet état de doute, au demeurant, on y parvient, moins parce que l’on a trouvé des « raisons » de douter – lesquelles sont souvent inefficaces –  que parce que l’on s’est trouvé confronté à telle ou telle expérience « récalcitrante ». Il faut ce choc, cette rencontre avec la réalité pour réussir à se remettre en question et à émettre des doutes authentiques et non fictifs, de « cabinet » ou de « papier »[2]. C’est quasiment mission impossible de se remettre en cause, d’accepter des croyances différentes des nôtres, ou même simplement de « vouloir » croire ; aussi ai-je toujours eu du mal, je l’avoue, à ne pas voir une forme d’aveuglement volontaire ou d’irénisme sinon coupable à tout le moins incompréhensible, dans l’évocation de ces pouvoirs magiques dont nous doterait une simple « éthique de la communication »[3], ou encore de voir vanter les vertus du seul « dialogue », de la « discussion » ou du « débat », là où il vaudrait peut-être mieux apprendre à maîtriser les techniques, désormais bien connues, de résolution des conflits ou de prise de décision rationnelle en situation d’incertitude[4].

Et pourtant, aussi difficile que cela soit, douter est absolument nécessaire à l’exercice de la liberté de penser, car c’est seulement ainsi, naturellement, que nous serons en mesure de distinguer, entre nos croyances, celles qui relèvent de purs préjugés ou de préférences subjectives, et celles qui tiennent la route, bref, qui peuvent être vraies, justifiées, à même de constituer des connaissances objectives et, par là-même, ce qu’on ne dit jamais assez, de nous guérir et de nous tranquilliser. Lisons et relisons à cette fin les magnifiques pages du Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza comme celles du Traité théologico-politique. Lisons et relisons Qu’est-ce que les lumières, où Kant explique pourquoi parvenir à la connaissance exige de l’audace (« sapere aude »), de prendre des risques, mais des risques qu’il nous faut courir, si nous voulons cesser d’être « désorientés » et aspirons, à l’inverse –  or comment pourrions-nous ne pas le vouloir ? ­–  à sortir de l’état de minorité qu’est l’enfance et à nous « orienter », enfin adultes, dans la pensée : ce qui veut dire parvenir à la maîtrise de soi, à l’autonomie, et donc, par les règles et lois que nous sommes alors capables de nous donner, aux conditions de possibilité de la liberté, cette « liberté positive » (être son propre maître), par opposition à la « liberté négative »(n’être gêné par personne dans son action), pour reprendre les termes d’Isaiah Berlin. Nous trouvons bien sûr cette idée chez Rousseau qui, jugeant la liberté pleinement réalisée dans la citoyenneté, au sein de l’espace régi par le contrat social, la formule en ces termes bien connus : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Le philosophe politique contemporain Philip Pettit[5] a exprimé une idée voisine en faisant un pas de plus et en observant que si c’était bien là une composante importante de la liberté, nous devions, pour lui donner toute la robustesse requise, insister aussi sur la nécessaire satisfaction de deux autres conditions : celle, négative, certes, de non-interférence, mais plus encore, celle, à ses yeux, essentielle, de non-domination[6]. Une chose en tout cas est acquise : l’exercice de la liberté de penser impose des sacrifices et, en particulier, que l’on accepte de ne pas penser n’importe quoi ou uniquement dans les termes de notre bon plaisir, de ce que l’on a envie de croire ou de vouloir croire. Bref, la liberté de penser n’implique pas l’absence absolue de limitation ; au contraire, elle exige des garde-fous et la présence de certains « empêchements » ; et c’est précisément l’institution politique (dont l’excellence s’illustre, selon Pettit, dans un Etat moins acquis au libéralisme que foncièrement inspiré par des principes républicains) qui est à même de la garantir au mieux. Sans doute faut-il donc admettre certaines interférences à la liberté, mais ce sont des « interférences-non arbitraires » qui n’ont rien de « liberticide ». Aussi ne saurait-on y voir une entreprise « intentionnelle » d’interférence sur nous : c’est même tout le contraire, puisque ce cadre permet à chacun d’assurer de façon optimale l’exercice de sa liberté de penser et d’agir ; tant il est vrai que, pour ce faire, il suffit de respecter des principes communs à tous et reconnus comme tels, même s’il est toujours possible, et d’ailleurs souhaitable, pour entretenir la bonne santé et la vie démocratique de la communauté publique à laquelle on a choisi d’appartenir, de se livrer à de salutaires exercices de contestation à son endroit.

Mais revenons un peu sur la nature et les mécanisme de la pensée, dont il faut reconnaître que nous les comprenons mieux aujourd’hui[7]grâce à des recherches en plein essor en bien des domaines : ainsi, en philosophie de l’esprit et en philosophie de la connaissance, nous savons mieux, par exemple, analyser les relations entre croyance et connaissance, les modes de justification, d’évaluation des croyances, les sens possibles que recouvre le concept de vérité, les outils à déployer pour mieux comprendre les mécanismes du désaccord, ou encore des phénomènes comme la « faiblesse de la volonté ». Mais nous devons aussi ces progrès aux travaux des philosophes sur la métacognition, sur l’épidémiologie des croyances, menés en collaboration étroite avec les sciences cognitives, les neurosciences, comme avec les anthropologies sociale et cognitive. En particulier, nous avons appris, comme j’y ai insisté, à ne pas sous-estimer le fait qu’une croyance ou une opinion correspond beaucoup moins à un état où notre esprit se trouverait, bien calé dans ce fameux « for intérieur », qu’à une disposition solidement ancrée en nous à agir de telle ou telle sorte, et sur laquelle, pour cette raison même, nous n’avons la plupart du temps qu’un contrôle partiel. Ce pourquoi, une fois encore, on ne peut « douter » ou « croire » à volonté. N’en déplaise à Descartes qui fait, comme on l’a vu, de la possibilité (et de la nécessité) du « doute », le point de départ radical (et le fondement) de la connaissance, « douter n’est pas aussi facile que mentir »(Peirce). D’ailleurs, tout comme Spinoza, Descartes le sait bien, qui revient sur l’importance de la « persuasio » pour se maintenir dans l’état de doute auquel il est si souvent tenté de renoncer pour retrouver le confort des croyances de l’enfance.  Car douter n’est pas naturel. Tout simplement parce que nous ne pouvons pas nous défaire de toutes nos croyances. Si en nous levant le matin, nous ne croyions pas que la terre est sous nos pieds, nous ne sortirions même pas de notre lit. Et cela vaut d’un nombre impressionnant de nos croyances les plus ordinaires et les plus vitales.[8] En d’autres termes, nous ne pensons jamais à partir d’un point de vue « de nulle part », en apesanteur. Et nous pouvons en tirer un autre enseignement : la fragilité même de ce que, dans le jargon des philosophes, on appelle le « volontarisme doxastique » doit nous rendre plus sensibles au fait que l’exhortation évidemment nécessaire à l’esprit critique (l’un des principes des Lumières) n’est sans doute pas suffisante. C’est là un point capital que devraient davantage prendre en compte les éducateurs. Comme le rappelait Jules Vuillemin dans la belle conférence qu’il avait donnée en 1970 à la maison de la Culture de Besançon sur la tolérance : « […] A une croyance vivante, il faut plus que la présence intellectuelle de l’idée. » Et « c’est ce surplus qu’il convient d’examiner, car c’est en lui qu’on trouvera l’origine du fanatisme et de l’intolérance. » Or « sa nature apparaîtra plus clairement, poursuivait Vuillemin, si, procédant a contrario, nous décrivons le genre de déplaisir que ressent un homme qui abandonne une croyance et se défait d’un préjugé. C’est comme s’il perdait une partie de lui-même ; c’est comme si, en plus, le doute, par lequel il a vaincu son attachement à des opinions sans fondement, créait en lui un malaise en risquant de s’attaquer à d’autres opinions, à d’autres parties de son univers mental ; en bref, c’est comme s’il portait atteinte à son propre sentiment de sécurité. Telle est la raison pour laquelle il est difficile de penser par soi-même (je souligne). L’attachement parfois invincible que nous ressentons pour les idées reçues, qui sont devenues nôtres, ne se distingue pas de l’amour de soi, en sorte que nous tendons spontanément à rejeter tout ce qui met en question cet amour et à accueillir tout ce qui le renforce. De là provient le ton passionné des discussions touchant la politique et la religion. On croit critiquer une opinion ; on blesse une âme. Ceci explique la difficulté de pratiquer la philosophie critique, telle que Descartes la conseille. Car que nous reste-t-il lorsque nous nous dépouillons de toutes les idées auxquelles ne nous attachent que la prévention et la précipitation ? Il nous reste la solitude.[…] »[9]

C’est d’ailleurs ainsi que Diogène Laërce décrit le sceptique pyrrhonien qui, à force de suspendre son jugement sur tout et de n’être plus prêt à s’engager à rien, finit à son tour par décourager tout le monde :

« Pyrrhon s’isolait et vivait dans la solitude, et n’apparaissait que rarement chez lui. Il était toujours dans le même état, de sorte que si quelqu’un le laissait au milieu d’une conversation, il finissait la conversation tout seul. » (IX, 63-4).

 2. Pourtant, pourtant, ne nous reste-t-il vraiment alors, que la solitude  ?  Il me semble – et c’est le deuxième groupe de remarques que je souhaiterais faire –  que l’une des manières de contrer une telle conclusion est peut-être aussi de questionner la manière dont j’ai analysé pour l’heure la liberté de penser, en en faisant quelque chose qui se ramènerait principalement à une forme de liberté intérieure. Une telle présentation va-t-elle vraiment de soi ?

Assurément, l’expérience première que nous faisons de notre liberté de penser, qui nous fait accéder à une libertépositive, pleinement réalisée dans l’autonomie, celle-là même, donc, qui nous permet, en partant de nos simples croyances ou opinions, de parvenir à du savoir, à des connaissances, et donc, ainsi que Platon a tenté de les définir dans le Théétète, à des « croyances vraies justifiées » (ou « pourvues de raison »), c’est cet accord sur le fait qu’il nous faut bien, du moins provisoirement, nous désembarquer, nous désengager, nous désencombrer, pourvu bien sûr que ce dépaysement ne soit pas systématique et encore moins définitif (ce qui reviendrait, à l’inverse du but recherché, à nous enfoncer dans le scepticisme). Ainsi, et à condition de ne pas nous dépouiller de toutes nos croyances –  ce qui serait de toute façon un vœu pieu –,  voire en nous fiant à certaines d’entre elles, nous ne risquons absolument pas de rester seuls ; tout au contraire, nous sommes assurés d’accroitre notre puissance d’exister, et ce, par le partage, par l’échange authentique, lesquels, comme je vais essayer de vous en convaincre, supposent d’ailleurs un peu plus que de savoir pratiquer « l’art de la conversation », et impliquent plutôt de choisir d’entrer dans ce que le philosophe Wilfrid Sellars a appelé « l’espace des raisons ».[10] Voici pourquoi.

1 – D’abord, comme je l’ai dit, en présentant la liberté de penser comme une liberté intérieure, j’en ai fait un exercice essentiellement individuel et privé. Et vous seriez en droit de me rétorquer que c’est là une lecture somme toute partielle voire partiale. Tel est bien le sens des objections qui ont été adressées, notamment à la fin du XIXe siècle, par des philosophes comme Wittgenstein, Peirce, Ryle, mais aussi Nietzsche, qui ont critiqué cette conception de la pensée au motif qu’elle ferait la part trop belle à la subjectivité, au moi et à la conscience. Or, sans même entrer dans toutes les difficultés qui entourent, en particulier, la question très débattue de la réalité ou non du libre arbitre[11], n’est-ce pas là sombrer dans ce que le philosophe Gilbert Ryle, dans un ouvrage célèbre The Concept of Mind (1949, trad.fr. La notion d’esprit Payot, 2005), a appelé, « le mythe du fantôme dans la machine »?[12] Que nous puissions invoquer l’ « expérience » d’une présence à soi, immédiate, à laquelle nous aurions un accès privilégié par l’intuition (Descartes) ou par l’introspection (Locke), soit : mais de quel droit pouvons-nous conclure de ce qui n’est somme toute qu’une expérience privée « intuitive » – ce que le philosophe médiéval Duns Scot appelait « la saisie du présent comme présent », mais dont il se gardait bien, à la différence, par exemple, de saint Augustin, de juger l’autorité suffisante – , à sa valeur de connaissance ou, dirions-nous en termes savants, à sa valeur épistémique ? Pouvons-nous vraiment donner sens à cette idée d’une connaissance purement intuitive ? Je vous renvoie pour méditer ce point aux auteurs que je viens de citer, mais aussi au magnifique ouvrage de mon regretté maître Jacques Bouveresse: Le mythe de l’Intériorité.[13] On peut en tout cas comprendre que certains jugent nécessaire d’exiger de quelqu’un qui prétend penser, qu’il manifeste quelques effets « sensibles » et « pratiques » de cette activité : après tout, si pensée réelle il y a, si celle-ci a un contenu et du sens, il est, semble-t-il, raisonnable de souhaiter pouvoir en juger «sur pièce » : quelqu’un s’évalue non pas – en tout cas pas seulement – à l’aune de ce qu’il dit ou pense, mais d’après la conduite publiquement observable que cette pensée lui fait ou non tenir.

2 – Mais il est une deuxième raison, peut-être plus importante encore, pour laquelle nous sommes en droit de nous méfier de cette manière de présenter la liberté de penser à partir du seul concept de liberté « intérieure »[14], et sur laquelle, il est vrai, ce sont surtout les philosophes du XXe siècle qui se sont penchés : n’est-ce pas là, en effet, faire un peu vite l’économie d’une difficulté qui n’est pas mince : à savoir celle de comprendre comment nous devons au juste concevoir les rapports entre la pensée elle-même et le langage ?

Nombreux sont les philosophes qui, au XVIIIe siècle, avaient bien sûr amorcé la réflexion, notamment à partir d’une analyse sur l’origine du langage : songeons à Condillac, à Rousseau, pour ne citer qu’eux, mais jamais avant le XXe siècle –   et c’est au cœur même de ce que l’on appelle la philosophie « du » langage – ,  l’on ne s’était vraiment attelé à la question de savoir, ce qui, de la pensée ou du langage, a la priorité. Or, si l’on y songe, analyser la liberté de penser uniquement à travers le spectre de la conscience, de l’individu, revient à passer sous silence la question de savoir s’il peut tout simplement y avoir de la pensée qui se fasse sans des signes[15]. Même quand nous évoquons le dialogue socratique de l’âme avec elle-même, les traditions du verbum mentis ou de l’oratio mentalis, quand nous disons que nous « parlons à notre bonnet », c’est bien la métaphore linguistique qui prévaut. Et comment du reste pourrait-il en être autrement ? C’est si vrai que nous savons fort bien que si nous ne maîtrisons pas le sens des mots, l’art de la parole et du discours, nous sommes totalement démunis. Souvenons-nous de ce magnifique texte d’Anatole France: L’affaire Crainquebille (1901)[16]. Nous partageons les infortunes de ce malheureux marchand des quatre saisons accusé à tort d’avoir injurié « l’agent 64 de la force publique », au motif qu’il aurait crié à ce dernier: « Mort aux vaches » ; un agent qui, lui-même d’ailleurs, a solidifié, faute de mieux, dans cette formule qui représente à ses yeux la quintessence de l’insulte (et que Crainquebille n’a évidemment pas « prononcée »), l’attitude du malheureux qui refusait de circuler parce qu’il attendait de se voir payer la botte de poireaux qu’il venait de vendre.[17] Toute l’affaire montre à quel point c’est principalement l’absence de maîtrise du langage ou, inversement, le talent linguistique dont on fait montre, qui engendre de l’injustice. Car on écoute d’abord celui non seulement qui présente bien, qui est «proprement mis », qui a pour lui tous les signes de l’autorité (ici militaire ou judiciaire), mais aussi celui qui parle bien, comme l’avocat au discours duquel Crainquebille qui n’a ni « l’esprit philosophique » ni « l’esprit juridique », ni surtout « l’habitude de la parole », ne comprend goutte ! On mesure notamment –  d’où l’importance d’y être attentif si l’on veut donner à chacun à égalité, sa chance – à quel point maîtriser le langage, c’est être capable, par exemple, de distinguer la mention et l’usage, de comprendre le rôle crucial du contexte, pour déterminer ce que les mots que l’on emploie veulent dire : toutes choses qui échappent à Crainquebille, qui « eût fait des aveux s’il avait su ce qu’il fallait avouer ». Ce pourquoi il est finalement tout étonné et encore plus perdu, lorsque, allant, à sa sortie de prison, de misère en misère, et ne voyant finalement d’autre issue que de chercher à retrouver le confort et « la propreté du carrelage et des murs » de son ancienne cellule, avisant « sous la pluie  fine et rousse », un malheureux sergot « immobile et muet, les bras croisés sous son manteau court », qu’il croit insulter en prononçant cette fois, pour de vrai, la « parole consacrée » : « Mort aux vaches », il n’attire de la part du brave agent que de la commisération :

 

« …— Ce n’est pas à dire… Pour sûr et certain que ce n’est pas à dire. À votre âge on devrait avoir plus de connaissance… Passez votre chemin.

— Pourquoi que vous m’arrêtez pas ? demanda Crainquebille.

Le sergot secoua la tête sous son capuchon humide : — S’il fallait empoigner tous les poivrots qui disent ce qui n’est pas à dire, y en aurait de l’ouvrage !… Et de quoi que ça servirait ?

Crainquebille, accablé par ce dédain magnanime, demeura longtemps stupide et muet, les pieds dans le ruisseau.

Avant de partir, il essaya de s’expliquer :

— C’était pas pour vous que j’ai dit : « Mort aux vaches ! » C’était pas plus pour l’un que pour l’autre que je l’ai dit. C’était pour une idée.

Le sergot répondit avec une austère douceur :

— Que ce soye pour une idée ou pour autre chose, ce n’était pas à dire, parce que quand un homme fait son devoir et qu’il endure bien des souffrances, on ne doit pas l’insulter par des paroles futiles… Je vous réitère de passer votre chemin.

Crainquebille, la tête basse, et les bras ballants, s’enfonça sous la pluie dans l’ombre. »

« Gare au langage », donc.[18] Ce pourquoi l’école et ses maîtres, que nous devons chérir, comptent tant pour nous aider à en saisir tous les ressorts et, ce faisant, pour nous préserver des pièges qu’il nous tend et des pires manipulations qu’il permet.

3 – Mais il y a une troisième raison pour laquelle il me semble que nous avons intérêt à ne pas concevoir la liberté de penser – ou en tout cas pas seulement, ni même prioritairement – à l’aune de la liberté « intérieure », et c’est celle-ci.  Penser, ai-je dit, c’est avoir des idées, se représenter les choses d’une certaine façon et les exprimer. Mais ce qui fait la beauté comme la force de nos idées –  car elle est ô combien réelle ![19] –  c’est qu’elles échappent à un moment donné à celui qui s’est employé à les avoir et à les communiquer ; partant, qu’elles cessent d’être privéespour acquérir un statut public. C’est sur quoi insistait tant Gottlob Frege quand il distinguait l’ordre de la représentation (Vorstellung) et celui de la pensée à proprement parler (Gedanke). La pensée, c’est ce qui transcende en devenant irréductible au quidam qui a pu avoir telle ou telle représentation ou se trouver dans tel ou tel état mental, à tel ou tel moment, dans telle ou telle culture ou société : sans doute a-t-il fallu que le théorème de Pythagore fût l’objet d’une représentation propre à un individu du nom de « Pythagore », mais ce qui fait désormais de ce théorème une « pensée » c’est sa vérité et son objectivité,  quelle qu’ait pu être la « représentation » du dénommé « Pythagore » (Frege[20]). Et on pourrait en dire autant des « pensées » exprimées depuis des siècles par les livres ou œuvres de toute sorte. C’est ce caractère public et donc aussi commun et partageable qui est caractéristique évidemment du savoir et dont nous ne mesurons pas toujours assez à quel point il est la condition même de notre liberté tout court.  C’est ce que rappelaient, à la suite des philosophes des Lumières, des penseurs comme Orwell ou Bertrand Russell : la possibilité pour tout un chacun d’accéder par lui- même à des vérités objectives est la condition requise pour pouvoir conduire sa vie et sa pensée à partir de sa propre expérience et de ses propres jugements ; c’est la condition de ce que Russell nommait le « respect de soi » et de ce que la tradition rationaliste des Lumières appelait « penser par soi-même». Vous vous souvenez sans doute de ce fameux passage de 1984 :

« Le Parti vous disait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était son commandement ultime, et le plus essentiel. Le cœur de Winston défaillit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux arguments subtils qu’il serait incapable de comprendre et auxquels il pourrait encore moins répondre. Et cependant, c’était lui qui avait raison ! Ils avaient tort, et il avait raison. Il fallait défendre l’évident, le bêta et le vrai [the obvious, the silly and the true]. Les truismes sont vrais, cramponne-toi à cela. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est humide, et les objets qu’on lâche tombent vers le centre de la terre. Avec le sentiment […] qu’il posait un axiome important, il écrivit: “La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit.”»(George Orwell, 1984 (1949), Gallimard, Folio, p. 119)

Ce n’est pas un hasard, bien sûr, si Orwell choisit, comme exemples de vérité, des jugements arithmétiques (2 + 2 = 4), mais aussi des jugements de perception (« les pierres sont dures »). Car ce que ces énoncés ont en partage, c’est de pouvoir être légitimement assumés par tout un chacun, indépendamment de l’accord ou du désaccord de la communauté à laquelle il appartient. Comme on a pu le dire à propos de ce passage :

« Une fois qu’un membre de notre communauté linguistique est devenu compétent dans l’application des concepts appropriés (perceptuels ou arithmétiques), ce sont deux types de jugements dont il peut facilement établir, individuellement et par lui-même, la vérité ou la fausseté. Une fois qu’il a acquis les concepts appropriés et qu’il les a complètement maîtrisés, ce sont des domaines où il est capable de prononcer un verdict sans s’occuper de ce que devient, au sein de sa communauté, le consensus les concernant […] Quand le verdict concerne, par exemple, quelque chose que vous êtes le seul à avoir vu, vous avez d’excellentes raisons a priori de vous fier davantage à votre propre vision de l’événement qu’à une version contradictoire, parue, disons, dans le journal. »[21]

 

 3. Ce qui me conduit à un troisième groupe de remarques.

Si ce que je viens de dire est correct, alors jusqu’à un certain point, cela n’a guère de sens, sauf pour un Pyrrhon, d’imaginer que penser puisse vouloir dire : penser seul. Penser, c’est penser avec les autres, c’est penser en société. L’homme est un roseau pensant et un animal politique. Simplement, c’est bien là aussi que, le plus souvent, nous sentons combien les conflits et les désaccords sont puissants et tenaces, où les atteintes à notre liberté de penser, sous toutes les formes qu’elle revêt, liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse, se font le plus sentir. Mais alors, s’il est impossible de dissocier radicalement la liberté de penser, à titre personnel, de son exercice en société et, partant, d’oublier les droits comme les devoirs qui sont les nôtres, en tant que citoyens, quels pourraient être les moyens les plus efficaces pour contrer les différentes sources de domination que risque de devoir affronter notre liberté de penser, et quelles seraient les conditions les plus favorables à son plein exercice ?

1 – Il me semble que, pour ce faire, nous devons, en premier lieu, accepter de nous inscrire dans un  « espace des raisons » : bref, faire nôtre cette idée selon laquelle, comme a pu l’écrire le philosophe Michael Lynch dans « Democracy as a Space of Reasons »[22] puis dans son livre Éloge de la raison,lorsqu’il s’agit de démocratie, il en va exactement de même que lorsque nous cherchons à comprendre ce que veut dire, par exemple, connaître quelque chose ; ce qui suppose de ne pas nous contenter de produire une description empirique de la situation, mais de nous placer dans l’espace logique des raisons (W. Sellars), où il s’agit de justifier et d’être capable de justifier ce que l’on dit, d’en prouver la légitimité, de « donner des raisons et de montrer que l’on agit pour des raisons » ; que « les désaccords qui existent entre des citoyens doivent se traiter uniquement dans l’arène de la raison, et que les arguments invoqués par le pouvoir étatique pour légitimer tel ou tel de ses usages doivent pouvoir être soutenus par des raisons. Et, de façon cruciale, que les « raisons » invoquées sont des raisons de croire ce qui est vrai, par opposition à des raisons de croire qui gagnera l’élection, nous rendra riches ou damnera le pion à nos ennemis. Bref, penser à la démocratie comme à un espace de raisons c’est considérer que les idéaux d’une politique démocratique exigent de s’engager dans la poursuite rationnelle de la vérité »(Lynch, op.cit., p. 115). C’est considérer encore que, même si ces raisons sont pratiques et non théoriques, elles n’en restent pas moins des raisons. Si nous voulons traiter les autres comme des agents autonomes, rationnels et dignes d’un égal respect, alors nous devons donner et exiger des raisons de ce que nous croyons et devons croire. Et les raisons invoquées – du moins celles que nous invoquons sur la place publique – doivent provenir de méthodes qui ont en elles-mêmes un caractère démocratique. Là où nous ne donnons pas de raisons de nos croyances, ce qui vaut pour les citoyens et pour leurs dirigeants, là encore où nous recourons à des méthodes qui sont secrètes et isolées, réservées à quelques-uns, opérant sur le mode de la connivence, nous risquons non seulement l’incohérence, mais de sortir tout bonnement de l’espace démocratique.(ibid., p. 115-118, passim)

2 La deuxième exigence à laquelle nous devrions nous efforcer de souscrire, c’est celle qui consiste à ne pas nous satisfaire de l’idée selon laquelle nous pourrions, dans l’espace public, non pas viser la vérité mais nous contenter du consensus. Voilà qui procède certes d’un souci louable, tant il est nécessaire de parvenir à une société apaisée où les désaccords auraient, sinon disparu, du moins trouvé une forme de conciliation raisonnable : c’est la position du philosophe libéral John Rawls, qui préfère adopter une attitude d’abstinence épistémique et appelle à un simple « consensus par recoupement ».[23] Mais pourquoi céder si vite au découragement, et pouvons-nous aussi aisément, d’ailleurs, réduire l’un des idéaux majeurs des Lumières, celui de la poursuite inlassable de la vérité par la connaissance, à celui de « consensus» ? Voilà qui ne va pas de soi. Autant il faut tenir pour des biens inaliénables la capacité de chacun à raisonner en pleine autonomie, cette si chère liberté de pensée et d’expression, comme le rappelait Kant[24], autant il serait absurde d’en conclure trop vite à l’égale vérité des opinions et de radicalement substituer le consensus à la vérité. On juge souvent le premier plus démocratique, et l’on prône un pluralisme raisonnable. Les « négateurs »[25] de la Vérité avec un grand V sont prompts à ne voir en elle qu’un point de vue divin émanant de « nulle part », voué à l’absolutisme du Dogme ou à la seule infaillibilité pontificale. Mais on peut simultanément refuser l’idée que la vérité correspondrait au réel ou reflèterait une parfaite adéquation de notre esprit avec les choses, et ne pas tenir la seule cohérence des opinions et l’accord des hommes entre eux pour des critères satisfaisants de la vérité[26], et moins encore, pour des gages suffisants d’une société vraiment démocratique.L’histoire est pleine de ces préjugés et autres croyances a priori, mais également de ces erreurs communes si longtemps entretenues à force de crédulité, de ténacité mais plus encore d’autorité[27]. Parvenir à une authentique « démocratie d’opinion » ne peut, ne pourra certainement pas se faire dans l’angélisme. Ce serait commettre une double erreur d’appréciation :  sur la nature de la croyance d’abord, et je crois vous avoir expliqué pourquoi, mais aussi parce que cela reviendrait – méprise tout aussi grave – à sous-estimer la difficulté d’interprétation du consensus auquel on serait éventuellement parvenu: combien, en effet, de consensus extorqués ou plus subtilement acquis par manipulation? Quant à la « tyrannie de la majorité » qu’évoquait Tocqueville, elle n’est pas non plus toujours, on le sait, un vain mot. Qui assurément voudrait se réclamer de l’intolérance ? Mais si prôner la tolérance et le politiquement correct permet d’éviter l’accusation inconfortable de dogmatisme, voire de sectarisme, cela ne met pas systématiquement à l’abri, nous ne le voyons que trop, du relativisme, pire encore, du cynisme qui fréquemment en découle. Or souvenons-nous de Protagoras : si toutes les opinions se valent, on a tôt fait de considérer que rien du tout n’est vrai. Et la fameuse « démocratie d’opinion » n’est plus qu’un simulacre, quand elle ne se résume pas à une vaste opération de parfaite démagogie. Bien souvent en effet, le pluralisme « raisonnable » n’est qu’écran de fumée ou ne saurait, à tout le moins, suffire, si nous voulons rester fidèles à l’esprit des Lumières.

3- Sans doute ces exigences, qu’il serait à mon sens précieux de se donner, ne manqueront-elles pas de donner l’impression d’aller dans le sens d’une défense forcenée de la raison et de privilégier, selon l’imagerie répandue, la « froide lumière de la raison » au détriment de la « chaleur du sentiment ». Mais ce serait à mon sens se méprendre une fois encore sur plusieurs points.

D’abord, ce serait en rester à une caricature de la raison comme celle qu’on a souvent donnée d’elle en France comme en Europe, dans cet âge de « l’éclipse » ou du « déclin » de la raison qu’aura été une bonne partie du XXe siècle, à partir des années 1920, et qui s’appuie davantage sur le concept (Hegelien) d’une raison omnisciente et omnipotente que sur celui, moins triomphant, de l’Aufklärung. Image de la raison comme savoir absolu et dogmatique, puis par extension, comme marque de l’arrogance et de la prétention du rationalisme moderne, de la répression froide des puissances du sentiment, de la création, de la vie, et pour finir, par le genre de raccourcis qu’ont trop longtemps affectionnés certains postmodernes français, image de la tyrannie du logos, du conservatisme, du bolchevisme, et du Goulag : bref, une raison qui serait à l’origine de tous les malheurs dont nous aurions souffert au XXe siècle.[28]

Ensuite, ce qui serait tout aussi absurde, cela reviendrait à présenter la sensibilité comme totalement réfractaire à la raison, et à la réduire purement et simplement à telle ou telle forme « mythique » de l’intériorité ou encore au domaine de la sensiblerie ou « schwärmerei ». La reconstruction de la raison dans laquelle nous devons, je crois, résolument nous engager[29] suppose, naturellement, comme je le dis souvent, que penser ne s’oppose pas plus à sentir que sentir ne s’oppose à penser. Au demeurant, il est tout à fait possible, comme nombre de travaux récents l’ont amplement analysé, que nos émotions ne soient pas toutes irrationnelles et qu’elles puissent au contraire, contribuer à la vie démocratique, voire intervenir à divers stades du savoir lui-même[30]. Ce pourquoi, on peut avoir, comme c’est mon cas, nombre de réserves quant à la valeur républicaine de ce particularisme moral (reposant sur un modèle foncièrement perceptuel) sous-tendant la plupart de ces éthiques « à visage humain » qui envahissent de plus en plus l’espace public, de l’éthique de la « reconnaissance » aux idéologies du « soin » et du care[31], sans que cela implique, naturellement, de rester « sourd » à ce que William James appelait les « cris des blessés ». J’aime souvent citer ce mot de Chamfort : « Il n’est pas vrai (ce qu’a dit Rousseau après Plutarque) que plus on pense, moins on sente ; mais il est vrai que plus on juge, moins on aime. Peu d’hommes vous mettent dans le cas de faire exception à cette règle. »(Maximes et pensées, CXL) Mais j’ajoute toujours que Chamfort n’a ici que partiellement raison. Car ce n’est qu’à condition de lier étroitement les deux que l’on parviendra à réconcilier les deux sœurs d’Austen, le cœur ou le sentiment, d’une part, la raison, d’autre part, –  les deux seules « manières d’aimer », pour reprendre l’autre titre, initialement donné par le traducteur de Sense and Sensibility –  bref, que l’on pourra prétendre parvenir à juger sans haïr. Chamfort reconnait du reste (il pense au stoïcien Marc Aurèle), que « celui qui veut trop faire dépendre son bonheur de sa raison, qui le soumet à l’examen, qui chicane, pour ainsi dire, ses jouissances, et n’admet que des plaisirs délicats, finit par n’en plus avoir. C’est un homme qui, à force de faire carder son matelas, le voit diminuer, et finit par coucher sur la dure. » (Maxime CLXX). C’est un point qu’avait souvent rappelé notre cher Ernest Renan[32]. Il faut en tout cas être aveugle ou obsédé par les dualismes et les schématismes pour ne pas voir que se mêle toujours à la raison bien comprise une forme ou une autre de sentimentalisme.[33]

Pour éviter d’avoir une vision schématique de ce qu’implique l’inscription à mon sens à privilégier, dans l’espace des raisons, pour donner à la liberté de penser les meilleures garanties, il importe bien sûr encore de ne pas s’imaginer que seuls les goûts et préférences et non pas les raisons diffèrent et opposent; car les raisons de l’un ne sont pas forcément, ni même le plus souvent, les raisons de l’autre. Si la tolérance exige d’être attentif aux différences dans les raisons autant que dans les goûts, qui songerait à nier que les « raisons » sont toutes légitimes ? Après tout, on peut avoir d’excellentes raisons de préférer le juste au bien, mais de tout aussi excellentes raisons de préférer le bien au juste.  Il arrive aussi que nos raisons de croire diffèrent de nos raisons d’agir : à quelles « raisons » devrons-nous alors accorder la prééminence ? N’est-il pas éthiquement légitime parfois de « vouloir croire » en dépit de ce que nous disent les faits, voire contre toute évidence ? Pour ma part, j’en doute, mais force est de reconnaître qu’un esprit religieux comme celui d’un William James le porte, pour sa part, dans ce sens : il incombe donc à chacun d’affronter sereinement la question de savoir si oui ou non nos raisons épistémiques de croire doivent toujours l’emporter sur nos raisons pratiques, ou s’il n’y a pas dans certains cas,  de « pieux mensonges ».[34] J’ajouterai qu’une plus grande sensibilité à ces nuances devrait aussi nous guider en matière de tolérance religieuse, sans qu’il soit besoin de revenir en quoi que ce soit sur les règles de séparation entre les ordres, telles qu’elles sont fixées par la laïcité de notre belle République, laquelle donne aux croyants comme aux incroyants toute la « respiration » nécessaire, mais en suggérant peut-être, aux croyants, qu’ils soient un peu moins « convaincus », et aux incroyants, qu’ils soient un peu plus « compréhensifs, si l’on veut parvenir à les faire, moins « vivre ensemble », expression que je n’aime guère[35], que « coopérer » au sein de l’espace commun dessiné par notre République[36]. Relisons, pour nous y aider, tout Condorcet ; relisons Charles Renouvier et pas seulement son Manuel républicain de l’homme et du citoyen.

4 – Assurément, je me rends bien compte que préférer la vérité au consensus et définir la vérité dans les termes de ce qui est, non pas tant raisonnable que rationnellement acceptable, est difficile : mais c’est sûrement un progrès qui devrait permettre de favoriser l’idéal, toujours à reprendre, des Lumières d’un consensus « éclairé ». Je vois bien aussi que l’on aurait tort de sous-estimer l’ampleur de la tâche, laquelle va bien au-delà, le plus souvent, de la simple recherche du consensus : en maintes occasions, en effet, il s’agit d’abord de clarifier les situations dans lesquelles chacun est, relativement à son voisin, un « pair épistémique » et où subsistent malgré cela, entre les protagonistes, des désaccords apparemment insurmontables. Les données dont chacun dispose sont les mêmes; chacun semble bien à égalité en termes de ses capacités à raisonner, de son empressement sincère à faire preuve d’honnêteté et de bonne foi. Et pourtant le désaccord entre eux persiste[37]. On aura reconnu ici nombre de situations éthiques (et politiques) de la vie courante, qui imposent pourtant des réponses et des décisions de notre part. Pour ne rien dire de ce que, dans bien des cas, elles imposent au politique et au législateur. Quelle attitude alors préconiser? Faut-il chercher à déterminer, sur la base de la seule vérité objective, qui a finalement tort ou raison, mais au risque de remettre aux calendes grecques toute décision suffisamment instruite ? Car les amis de la vérité objective le savent bien : la convergence (à distinguer du consensus) est un idéal qu’il faut certes viser sans relâche, en se dotant, pour ce faire, des meilleures méthodes et outils que met à notre disposition la connaissance, et au premier chef, la connaissance scientifique.

Mais ils savent aussi que l’esprit vraiment scientifique s’accommode mal, précisément, du scientisme positiviste[38] et de l’idée qu’il y aurait des certitudes absolues et pour toujours acquises, là où la connaissance va plutôt de pair avec le doute sceptique, le provisoire, le probable, le faillible et le toujours-en-droit révisable. C’est pourquoi, du reste, contrairement à une imagerie répandue, les savants ou « sachants » sont souvent les premiers à émettre des réserves sur la valeur de leurs jugements ou de leurs expertises, au risque de faire les frais de leurs trop grands scrupules. Tant l’opinion est prompte aujourd’hui à confondre raisons nécessaires de douter (scepticisme critique) et aveu d’ignorance (scepticisme dogmatique : je ne sais rien), et à en tirer prétexte pour ériger l’indispensable principe de précaution et d’abstinence épistémique en principe absolu d’abstinence pratique. Je crois que là est le plus grand risque, un risque qui est avec nous depuis l’Antiquité, mais que nous devons avoir le courage d’affronter : et ce risque, bien plus que celui de la religion[39], c’est celui du scepticisme. C’est un point sur lequel j’avais beaucoup insisté en conclusion de mon livre Le Doute en question[40]. Je rappelais ces mots du pragmatiste William James qui, dans La Signification de la Vérité stigmatisait « le scepticisme général », cette « attitude mentale vivante qui consiste à refuser de conclure. C’est une torpeur permanente de la volonté, qui se renouvelle de façon détaillée en présence de chaque thèse qu’on lui présente tour à tour, et vous ne pouvez pas plus le tuer par la logique que vous ne pouvez tuer l’obstination ou les blagues. C’est pourquoi il est si irritant. Votre sceptique conséquent ne transcrit jamais son scepticisme dans une proposition formelle – il le choisit simplement comme une habitude. Il nous agace en restant en retrait, quand il pourrait si aisément se joindre à nous pour dire oui, mais il n’est ni illogique ni stupide – au contraire, il nous impressionne souvent par sa supériorité intellectuelle. Tel est le scepticisme réel que doivent affronter les rationalistes, et leur logique ne le touche même pas. »[41]  Mais, poursuivait aussi James, en meilleur défenseur finalement du pragmatisme pluraliste mou que l’on tend aujourd’hui bien plus à célébrer que l’on n’est prêt à défendre, comme on le devrait plutôt, coûte que coûte, les idéaux rationalistes et finalement anti-sceptiques des Lumières: « La logique ne peut davantage tuer le pragmatiste ».

Car défendre ces idéaux, c’est suivre plutôt cette deuxième attitude (« pragmaticiste », d’inspiration peircienne mais non « pragmatiste ») que j’ai préconisée dans Le Doute en question, pour (sinon vaincre), à tout le moins contourner le risque permanent de scepticisme qui va de pair avec l’exercice de la réflexion critique et donc de toute pensée. Un risque que l’on voit d’ailleurs à l’œuvre chez cet homme religieux qu’était William James, qui tend en permanence à confondre justification pratique et justification épistémique, à privilégier la première au détriment de la seconde, au point de soutenir (contre W. Clifford) dans La Volonté de croire[42](The Will to Believe, que certains ont traduit en « volonté d’en faire accroire ») qu’il peut être bon (voire rationnel) de croire des choses qu’on n’a pas de raisons bien assurées de croire et même dans certains cas, de croire à l’encontre des données dont on dispose. Le refus du scepticisme moral va en effet de pair avec une attitude anti-théorique et une critique de « l’évidence objective » et de « l’absolutisme » qui ne le sépare que d’un fil du scepticisme dogmatique. C’est là un thème constant chez lui (mais aussi chez nombre de nos contemporains) : l’empiriste, dès qu’il se met à réfléchir et s’adonne à l’étude, ne peut éviter le risque du scepticisme[43]. Et c’est la prise en compte de ce danger qui conduit James à prôner le « volontarisme doxastique »: « Notre science n’est qu’une goutte d’eau, notre ignorance est une mer ». Ou encore : « Il n’est qu’une vérité qui soit absolument certaine et que le scepticisme pyrrhonien lui-même laisse debout ; c’est que le phénomène de conscience actuel existe. »[44] En d’autres termes, le rejet du scepticisme moral est d’autant plus « justifié » pour James, comme pour nous, qu’il a, dès le départ, beaucoup (mais beaucoup trop, à mon sens) concédé au sceptique. Et il concède aussi beaucoup (mais beaucoup trop, une fois encore) à l’arrivée, en déclarant qu’il n’y a pas moyen de « réfuter » le sceptique par la logique qui, face à lui, reste de toute façon « muette ».[45]

 

4. Or, et c’est par là que je voudrais conclure : n’oublions pas trop vite, le sens mais aussi la portée pratique des critiques, émanant notamment des sceptiques pyrrhoniens, à l’encontre du « scepticisme académique » d’Arcésilas et de ses successeurs: « Un véritable sceptique n’est pas quelqu’un qui prétendrait savoir que l’on ne peut rien savoir. » C’est quelqu’un, renchérissait Sextus Empiricus, qui sait  « mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit », ce qui, « du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés », lui permet d’arriver  « d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela, à la tranquillité »[46]. Aussi le livre I des Esquisses Pyrrhoniennes est-il pour une bonne part un manuel des techniques à utiliser pour s’opposer aux apparences, en juxtaposant des considérations telles que nous devons admettre qu’elles sont « équipollentes », « également balancées de chaque côté de la question ». On évite ainsi le dogmatisme négatif qui consisterait à affirmer que la question est sans réponse, ou même que la vérité est à jamais cachée. L’élégant pyrrhonien continue donc à chercher, en admettant seulement que la question est toujours ouverte et que, tout simplement, nous ne savons pas comment y répondre. Aussi peut-il éviter de « croire » et d’avoir des opinions. Il acquiesce aux apparences, et se laisse guider par ses besoins et désirs naturels : il se conforme aux moeurs et coutumes de sa société et il apprend, comme le médecin Sextus que prisait tant Montaigne, à exercer un art ou un métier. » D’où le grand pouvoir de séduction de ce scepticisme, ni optimiste, ni pessimiste, du moins dans sa version antique, et qui permet, comme le disait joliment Pierre Pellegrin, « dans la cacophonie des certitudes dogmatiques, de laisser espérer sans promettre »,  en « témoignant d’une connexion entre la suspension de l’assentiment et le tranquille bonheur du sage, tout en se refusant les moyens de l’établir, en se laissant simplement guider par la modération des affects qui s’imposent à nous»[47]. Position séduisante en effet : car est-ce là en effet, autre chose que le bonheur même?

Mais « la médaille a un revers : en présentant la vie de celui qui n’a aucune croyance comme une vie tranquille et épanouissante, à l’inverse d’autres philosophes de l’Antiquité qui voyaient la poursuite de la vérité comme le moyen par excellence de parvenir à une vie heureuse, et la connaissance comme la meilleure voie d’accès au bonheur et à la vie bonne, le pyrrhonien ne pose pas seulement la question de la possibilité de la connaissance. Il pose aussi celle de sa désirabilité. C’est plus que « suggérer » que l’absence de trouble (ataraxia) est plus sûrement assurée si on renonce à cette poursuite. Comme le peintre Apelle évoqué par Sextus qui, désespérant de jamais réussir à peindre l’écume de l’animal, jette son éponge sur sa toile, produisant ainsi l’effet escompté, on réaliserait plus sûrement le bonheur en abandonnant la poursuite de la connaissance (en jetant l’éponge)[48]

Assurément,  libre à chacun de jeter au feu livres et papiers,  de « se résoudre à ne plus jamais renoncer aux plaisirs de la vie pour l’amour du raisonnement et de la philosophie », et de « préférer jouer au tric trac et dîner en bonne compagnie.»[49]     Jules Vuillemin avait bien vu où le bât blesse : « Tous les préceptes sceptiques sont des formes et des degrés de l’abstention »: « Ne préfère rien » dit le précepte pyrrhonien… Le « souverain bien » échoit donc à celui qui s’abstient de consentir à quoi que ce soit, de distinguer des biens et des maux, d’accorder une préférence. Nulle résolution n’est plus simple et n’engage moins de lumières. Pour le fakir, toute connaissance, toute science n’est-elle pas illusion ? Nulle détermination de l’action n’est plus simple, puisqu’elle ne consiste qu’à s’abstenir ». Mais nulle non plus n’est en vérité « plus singulière et plus difficile à soutenir tant elle fait violence au bon sens, au goût, à la coutume, à la vie même. A portée de vue, la cohérence est-elle à portée de la main ? »[50]

Si l’on veut éviter un tel pyrrhonisme éthiquement irresponsable, et pourtant aujourd’hui si présent, sans doute convient-il alors de privilégier une forme ou une autre de « conciliation ». Mais alors sur quelles bases ? Assurément, en continuant à prôner simultanément, comme l’ont toujours fait (ou presque) les philosophes des Lumières, l’exigence de vérité et les vertus, épistémiques et éthiques, d’humilité, d’écoute, et de respect de l’opinion d’autrui. On s’aperçoit d’ailleurs que de telles recommandations sont souvent parfaitement inutiles. Les pouvoirs de manipulation sont certes immenses. Mais nous savons aussi, et mieux qu’on ne le pense, rester d’instinct assez prudents, faire le tri entre les vrais et les faux témoignages, repérer les donneurs de leçons, les faux experts, en un mot, les abus d’autorité, de quelque nature qu’ils soient, et d’où qu’ils proviennent. Nous savons ou « percevons naturellement » aussi que tous les jugements de valeur ne se valent pas ; qu’il est possible, sinon de les justifier, à tout le moins de les évaluer, en commençant par contester, plus qu’on ne le fait encore, les fausses dichotomies entre science et non science, la réduction positiviste de toute connaissance à la seule connaissance « scientifique », et l’étanchéité supposée entre faits et valeurs[51]. C’est donc à cet instinct qu’il faut toujours commencer par se fier, et c’est du reste ce qui rend parfois un peu ridicules les « conseils » que prétendrait vouloir donner quelque « comité » d’éthique que ce soit[52]. Mais cela ne signifie pas davantage qu’on ne puisse pas faire mieux que préconiser une réconciliation qui ferait reposer le consensus des hommes sur la seule réunion ou unité des cœurs. Aussi respectable soit-elle, on sait aussi qu’une telle attitude ne convaincra jamais que ceux qui sont déjà convaincus, ou qui ont décidé, par foi, par altruisme ou par simple civisme, de l’être. Au demeurant, il est vain de chercher à organiser ou à mathématiser l’âme : comme le rappelait Robert Musil, elle sait fort bien prendre soin d’elle-même. En revanche, nous pouvons, nous devons même nous employer à « réorganiser » l’esprit. C’est à cela du reste, et uniquement à cela, que sert l’école.

Parier sur la vérité et sur la connaissance objective est une entreprise de longue haleine, souvent périlleuse et dont on n’est jamais certain qu’elle sera couronnée de succès. Mais c’est une exigence éthique qui donne à la connaissance sa réelle valeur sociale. Etre guidé par elle ne suffit assurément pas. Il faut la concrétiser par une recherche inlassable des critères les plus rationnellement acceptables mais aussi par une éducation de nos facultés tant affectives qu’intellectuelles. Ce pourquoi du reste, notre attention doit se porter sur l’éducation scientifique, certes, mais aussi sur l’éducation artistique. C’est à l’éducation de cette sensibilité au vrai[53] qu’il nous faut œuvrer, qui, à défaut de nous donner des certitudes totales ou définitives, saura nous mettre mieux en accord avec la réalité, avec le monde et la société tels qu’ils se donnent à tous et pas seulement à nous, ou tels que nous voudrions qu’ils soient. C’est le seul moyen de fixer nos croyances et donc de nous disposer vraiment à agir, ainsi que nous l’ont appris les représentants des Lumières. Et il n’est pas d’autre choix possible, non plus, si nous voulons pouvoir surmonter le risque, toujours présent, du fanatisme et de l’obscurantisme.


Notes

[1]. Ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que nous ne puissions jamais retrouver nos croyances, du moins certaines d’entre elles, mais cela ne se fera le plus souvent que dans un second temps, après une phase critique. J’ai depuis longtemps fait mienne cette attitude de « sens commun critique », celle-là même que préconisait Peirce (grand lecteur de Kant mais aussi de Thomas Reid). Voir Le Doute en question parades pragmatistes au défi sceptique, Editions de l’éclat, 2005/2016, et plus récemment, par exemple, « In Defense of a Critical Commonsensist Conception of Knowledge », International Journal for the Study of Scepticism 6, 2016, p. 182-202. J’ajouterai qu’une telle attitude n’implique aucune exclusion a priori des croyances religieuses de la sphère générale des « croyances », sauf à considérer d’emblée (contra un Anselme, un Malebranche, un Leibniz, et tant d’autres encore), que la foi n’est affaire que d’expérience, et/ou de coutume et de tradition, qu’elle n’a rien à voir avec « la force des raisons », mais uniquement avec la « force de la conviction », ou encore qu’elle ne vise jamais ni la vérité ni la recherche de l’intellect, bref, en faisant fi non seulement detoute la tradition scolastique et moderne de l’intellectus fidei ou de la fides et ratio, mais aussi du renouvellement contemporain considérable, en particulier, de la métaphysique, de la théologie, de l’essor de la philosophie de la religion, ou encore des recherches consacrées, en philosophie de la connaissance, à ce qu’on appelle « l’épistémologie de la croyance religieuse ». Je ne puis développer ici tous ces points. Je me permets de renvoyer au texte de la conférence que j’avais donnée en octobre 2018 : « Principes métaphysiques, principes théologiques », à l’occasion du colloque que j’avais organisé sur « Les Principes métaphysiques », publié depuis dans le volume issu du colloque : « Les Principes métaphysiques » (A.Declos & J.-B. Guillon (dir.), en ligne sur le site « La philosophie de la connaissance au Collège de France » https://books.openedition.org/cdf/7860

[2]. Au cœur des objections que fait Thomas Reid à David Hume. Voir aussi l’analyse essentielle, sur tout ceci, de C.S. Peirce (et, à bien des égards, de Wittgenstein), que j’ai souvent rappelée. Cf. Le Doute en question, op.cit.

[3]. Ce pourquoi, et pour des raisons qui tiennent aussi à la nature du langage et de l’engagement lié à n’importe quelle assertion (qui nous place presque immédiatement en situation de « conflit » plus que de « dialogue »), je n’ai jamais vraiment cru aux préconisations iréniques d’Habermas. C.Tiercelin, La Pensée-Signe, op.cit., 1993 « La sémiotique du vague », p 258-334. C’est aussi un point sur lequel je rejoins Hilary Putnam. C. Tiercelin,  Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste, Paris, PUF, 2002 (ouvrage épuisé; en ligne sur le site « La philosophie de la connaissance » au Collège de France, : http://books.openedition.org/cdf/2010. Cf. le chapitre : « Pragmatisme et réalisme à visage humain » Voir aussi ma mise au point dans Le Doute en question, op.cit., note 203, p. 294.

[4]. Ici encore, les recherches sont intenses et complexes, impliquant des échanges entre logiciens, mathématiciens, théoriciens des probabilités, du choix rationnel, etc. Voir, par exemple, les travaux de Jon Elster.

[5]. Ph. Pettit The Common Mind. An Essay on Psychology, Sociology and Politics, New York, Oxford University Press, 1993 ; A Theory of Freedom. From the Psychology to the Politics of Agency, New York, Oxford University Press, 2001. En français, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, tr. fr. Gallimard, 1997 de Republicanism, A Theory of Freedom and Government, Oxford University Press, 1996. Ou encore Penser en société, Essais de métaphysique sociale et de méthodologie, Paris, PUF, 2004. Pour une présentation en français de ses thèses, notamment sur la liberté, voir Jean-Fabien Spitz, Philip Pettit, Le Républicanisme, Michalon éditions, 2010, p.54-89.

[6]. Comme le dit J.-F. Spitz, être libre « c’est ne pas être soumis à la domination d’autrui, ne pas être exposé ou vulnérable aux interférences arbitraires d’autres personnes dans notre existence et dans nos projets. Dans cette conception, c’est donc moins l’interférence intentionnelle en elle-même qui détruit la liberté que l’interférence intentionnelle et arbitraire, celle qui n’est pas contrôlée par celui qui en est l’objet, et dont l’auteur n’est pas contraint de poursuivre les intérêts de ce dernier. De même, cette conception insiste non pas sur la réalité de l’interférence arbitraire mais sur sa simple possibilité : ce qui détruit la liberté, c’est le fait d’être soumis à une domination, c’est-à-dire d’être vulnérable à une interférence arbitraire de la part d’un tiers. » op.cit., p. 64.

[7]. Voir par exemple « Croyances, raison et normes »,  in La Pensée-Signe, Nîmes, éditions J. Chambon, 1993, p.335-384 (ouvrage épuisé mais en ligne sur le site « Philosophie de la connaissance » du Collège de France, http://books.openedition.org/cdf/2209.)

[8]. Voir Le Doute en question, op. cit. , avant-propos. Et les chapitres 1 (Nature et portée du défi sceptique) et 2 (Jusqu’où peut-on douter :  sur les principaux « scénarios sceptiques »).

[9]. Jules Vuillemin, « Sur la tolérance », conférence donnée à la Maison de la Culture de Besançon, le 29 janvier 1970. Revue Internationale de Philosophie 25e année, n°95-96, Fasc. 1-2 (1971), p. 198-212.

[10]. Sellars: “In characterizing an episode or state as that of knowing, we are not giving an empirical description of that episode or state; we are placing it in the logical space of reasons, of justifying and being able to justify what one says.” (“Empricism and the Philosophy of Mind” Midwest Studies in the Philosophy of Science vol. I. H. Feigl (ed). (Minneapolis: University of Minnesota Press), p. 76.)

[11]. Pour ceux d’entre vous qui voudraient prolonger cette réflexion,, j’ai consacré un colloque au Collège de France aux recherches contemporaines sur le libre arbitre, en septembre 2016 https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/symposium-2016-2017.htm; qui a donné lieu à un ouvrage, également en ligne sur le site « La philosophie de la connaissance au Collège de France » https://books.openedition.org/cdf/4937

[12]. Pour une analyse de tous ces points, voir notamment les séances 2 et 3 de mon cours du Collège de France sur La connaissance pratique (2014-2015) ; voir le résumé : https://www.college-de-france.fr/media/claudine-tiercelin/UPL6440499116315302195_629_652_Tiecelin.pdf;

[13]. Editions de Minuit, 1976. C’est un aspect sur lequel j’ai moi-même beaucoup insisté, voir notamment La Pensée-Signe : études sur Peirce, Editions J. Chambon, Nîmes, 1993 (le livre, épuisé, est aussi en ligne sur le site « La philosophie de la connaissance au Collège de France » : https://books.openedition.org/cdf/2218. Voir par ex. le chapitre 2.

[14] Pour les partisans de la « liberté intérieure », voir la présentation brillante et informée, qui tient compte des recherches contemporaines, qu’en donne Claude Romano, La Liberté intérieure, une esquisse, Hermann, 2020.

[15]. Pour une présentation plus récente de ma position, voir mes derniers cours au Collège de France « Sémiotique et ontologie », https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2018-2019.htm; https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2019-2020.htm; et https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2020-2021.htm.

[16]. On trouvera le texte sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86002326/f7.item.texteImage. J’ai évoqué ce texte récemment (le 20 mai 2021) et les difficultés qu’il illustre en termes d’équité, de justice distributive vs transactionnelle, d’injustice « épistémique » et d’égalité des chances, à l’occasion du colloque « L’équité hors du droit » (chaire du Professeur Dario Mantovani ; vidéo en ligne ici : https://www.college-de-france.fr/site/dario-mantovani/symposium-2021-05-20-15h00.htm

[18]. « Gare au langage. Il a ses origines et racines hors de nous, loin de nous. » P. Valéry, Cartesius redivivus, texte établi, présenté et annoté par M. Jarrety, Cahiers Paul Valéry, no4, Paris, Gallimard, 1986, p. 25, cité par Jacques Bouveresse, « De la philosophie considérée comme un sport, »,  Littérature 2013/4, n°172, p. 85-119, p. 87.

[19]. Voir par ex. C. Tiercelin : « Que valent les idées face aux croyances ? », Conférence inaugurale de la Société portugaise de philosophie, Porto, 8 septembre 2016 ; Filosofia: Revista da Faculdade de Letras da Universidade do Porto, 33 (2016) ; et « A quoi tient la force d’une idée ? » (Actes du colloque « Histoire et historiens des idées », Collège de France, Paris, 18-20 mai 2016 ; in D. Simonetta et A. de Vitry (dir.), Histoires et historiens des idées. Figures, méthodes, problèmes, Paris, Éditions du Collège de France, 2020, p.19-38. En ligne ici :https://docs.google.com/viewer?a=v&pid=sites&srcid=ZGVmYXVsdGRvbWFpbnxjbGF1ZGluZXRpZXJjZWxpbnxneDpkYmRiM2VmNzQyNDc5M2I

[20]. Voir Gottlob Frege, Œuvres Posthumes, trad. fr. du Nachlass, (Ph. De Rouilhan et C. Tiercelin (dir.), Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994. Voir, en particulier : « Logique » (1897), op.cit., p.157-161. Sans doute d’ailleurs est-ce parce que les pensées vraies sont déjà là – comme le sont paradigmatiquement les pensées mathématiques – qu’elles sont, d’emblée, démocratiques, car elles transcendent l’aptitude de tel ou tel à se les approprier. C’est une idée très chère aussi à Bertrand Russell qui faisait observer que « la distinction la plus importante dans la question de la liberté est celle qu’il faut faire entre les biens qu’un homme possède aux dépens d’un autre, et ceux où le gain de l’un ne constitue pas la perte de l’autre. Si j’absorbe plus que ma part de nourriture, certains autres hommes restent affamés ; si j’absorbe une quantité extraordinairement grande de mathématiques, je ne cause de dommage à personne, à moins que j’aie le monopole de l’éducation. » (Sceptical Essays, trad. Essais sceptiques, Les Belles Lettres, 2013, chap. XIII : « La liberté et la société », p. 190).

[21]. James Conant, «Freedom, cruelty and truth: Rorty versus Orwell», in Robert Brandom (dir.), Rorty and his Critics, Blackwell, 2000, p. 299 ; trad. fr. Orwell ou le Pouvoir de la vérité, Marseille, Agone, 2017.

[22]. in Truth and Democracy, Democracy, Citizenship, and Constitutionalism  Jeremy Elkins and Andrew Norris (eds.), University of Pennsylvania Press, 2012, chap.6, p.114-129. Cf. Eloge de la raison, Pourquoi la rationalité est importante pour la démocratie, éditions Agone, Marseille, 2018.

[23]. John Rawls, Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 1993, p. 216ff., tr.fr. Le Libéralisme politique, PUF, 1997. Ou encore, “The Idea of an Overlapping Consensus” Oxford Journal of Legal Studies 7 (1987), p. 1-25. Les conceptions les plus influentes du libéralisme politique, comme celle de Rawls, suspectent le « zèle » qui va de pair avec la prétention à dire la vérité et « le combat sans fin pour convertir le monde à la vérité ». C’est le raisonnable et non le vrai, selon Rawls, que nous recherchons en matière de doctrine politique. La politique dans une société démocratique ne peut jamais être guidée par ce que nous traitons comme la vérité pleine et entière : « L’avantage de se limiter au raisonnable, c’est qu’il ne peut y avoir une seule doctrine compréhensive vraie, alors qu’il y en a de nombreuses qui sont raisonnables…Une fois que nous acceptons que le pluralisme raisonnable est une condition permanentes de la culture publique produite par des institutions libres, l’idée du raisonnable est mieux adaptée que l’idée de vérité morale pour former la base de justification publique d’un régime constitutionnel Le fait de soutenir qu’une conception politique est vraie, et que, pour cette unique raison, elle est la seule base qui convienne pour la raison publique est une attitude étroite et même sectaire qui risque de créer des divisions politiques » (Libéralisme politique, p. 167). En dépit de ce qui les sépare, Habermas est sur une ligne très voisine. Il ne croit pas que l’on puisse, tant en éthique qu’en politique, parvenir à des vérités On doit s’en tenir à évaluer les jugements et idéaux politiques (et éthiques) en termes de critères de raisonnabilité et de déraisonnabilité. J’ai longuement analysé (et critiqué) ces positions (ou encore leurs liens avec certaines traditions (Hans Kelsen, La démocratie. Sa nature – sa valeur, trad. fr. Charles Eisenmann, Paris, Dalloz, 2004 [1929]), dans mon cours de 2016-2017 : « Connaissance, vérité et démocratie » https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2016-2017.htm. Elles ne me semblent pas à la hauteur des enjeux de La grande épreuve des démocraties (Julien Benda (1942), Le sagittaire,1944), à laquelle nous sommes confrontés.

[24]. Dont on lira et relira notamment le classique « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784). E. Kant, « Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? » Œuvres philosophiques (3 vols.) sous la direction de F. Alquié, Paris, Gallimard, Pléiade), 1985, vol. 2, p. 208-217.

[25]. Pour reprendre la formule de Bernard Williams, Vérité et véracité, Paris, Gallimard, 2006.

[26]. Pour un aperçu des principales approches et théories contemporaines de la vérité, et sur certaines de leurs conséquences éthiques, voir C. Tiercelin, The Pragmatists and the Human Logic of Truth , ouvrage en ligne sur le site « La philosophie de la connaissance » du Collège de France, octobre 2014, http://books.openedition.org/cdf/3652. Voir également, de Pascal Engel Truth, Bucks : Acumen, 2002, et Pascal Engel et Richard Rorty A quoi bon la vérité ? Paris, Grasset, 2005. Enfin, je recommande sur ces questions les textes issus du colloque Rationalité, vérité et démocratie, organisé par Jacques Bouveresse (Chaire de philosophie du langage et de la connaissance) au Collège de France, le 28 mai 2010 http://www.college-de-france.fr/site/jacques-bouveresse/symposium-2009-2010.htm (vidéos en ligne).

[27]. Sur ces quatre méthodes tyranniques de « fixation de la croyance », voir notamment les analyses classiques du fondateur du pragmatisme, l’immense savant, logicien, chimiste, mathématicien et métaphysicien américain qu’était Charles Sanders Peirce (1939-1914). C.Tiercelin. Peirce et le pragmatisme, PUF, 1993, chap.3 ; (ouvrage épuisé, en ligne sur le site « Philosophie de la connaissance » du Collège de France,  http://books.openedition.org/cdf/1985)

[28]. Point sur lequel depuis des années, Jacques Bouveresse n’a cessé d’insister. C. Tiercelin, « Bouveresse dans le rationalisme français », in La philosophie malgré eux, Marseille, Agone, 2012, p. 11-34 (texte en ligne sur le site de la revue Agone : http://revueagone.revues.org/1072)

[29]. C.Tiercelin (dir.): La reconstruction de la raison. Dialogues avec Jacques Bouveresse, http://books.openedition.org/cdf/3435 . Ce livre numérique réunit les contributions au colloque organisé par la chaire de Métaphysique et philosophie de la connaissance les 27-29 mai 2013 au Collège de France. (Vidéos en ligne).

[30]. Voir mon intervention « Les émotions sont-elles irrationnelles ? » en novembre 2019 au Colloque « L’irrationalité », organisé par Jean Baechler et Gérald Bronner, Institut de France, Fondation Del Duca. in L’irrationnel aujourd’hui, J. Baechler et G. Bronner (dir.),Paris, Hermann, p.55-85.

[31]. Voir mon article très critique : « Le care à la française : vers une nouvelle carte du Tendre ? » Humanisme, numéro 330, février 2021, p. 58-80.

[32]. Voir C. Tiercelin, « Ernest Renan, taupier et torpilleur de la raison  », in H. Laurens (dir.), Ernest Renan. La science, la religion, la République, Actes du colloque de rentrée 2012 du Collège de France, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 179-201, http://www.college-de-france.fr/site/colloque-2012/Publication.htm (pour les vidéos en ligne).

[33]. C. Tiercelin, « Raison et sensibilité », in La reconstruction de la raison, dialogues avec Jacques Bouveresse (actes du colloque), éditions numériques du Collège de France, coll. « Philosophie de la connaissance».http://books.openedition.org/cdf/3577 ; vidéos en ligne http://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/p1362741907492_content.htm.

[34]. Sur tous ces points infiniment délicats et sur les questions qui touchent à ce que l’on appelle « l’éthique de la croyance », voir Le Doute en question, op.cit., chapitre 5 « L’éthique face au défi sceptique », p. 146-206. Le fameux débat entre Clifford et James a fait l’objet en 2018, d’une traduction et d’une excellente analyse par Benoit Gaultier chez Agone (2018) : L’immoralité de la croyance religieuse (L’éthique de la croyance de William Clifford, suivi de La volonté de croire de William James)

[35]. Je me méfie toujours de l’usage métaphorique que l’on fait de ce terme de « vie » dont on sait tous les problèmes que pose le concept. Quant à l’expression « vivre ensemble », outre les réserves que m’inspire cet accent mis sur la « vie », le « ensemble » donne un peu l’impression de s’appliquer surtout aux citoyens qui ont l’espace public en partage et auraient seuls la responsabilité d’en assurer la bonne entente, quand cela devrait aussi valoir, bien sûr, comme le voudrait « l’espace des raisons » que je privilégie, pour ceux qui les gouvernent.

[36]. Sur ce point, voir la très belle conférence de Jacques Bouveresse (notamment la conclusion) au Colloque que j’avais organisé en 2011 au Collège de France sur « L’épistémologie du désaccord » : « Raison et religion : en quoi consiste le désaccord et peut-il être traité de façon rationnelle ? »https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/seminar-2011-06-23-14h30.htm

[37]. Ici encore, le domaine de ce que l’on appelle en philosophie de la connaissance « l’épistémologie du désaccord » continue de donner lieu à des travaux et discussions très riches. On pourra se référer aux vidéos en ligne du colloque que j’avais organisé au Collège de France en 2011 sur ces questions parfois un peu techniques, mais dont l’importance non seulement théorique mais sociale et politique ne devrait échapper à personne. http://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/p1353080305790_content.htm.

[38]. Sur la nécessité de distinguer soigneusement les deux concepts et sur ma critique du scientisme, voir en particulier Le Ciment des Choses, Editions d’Ithaque, 2011, chapitre 2 : « Les pièges du scientisme », p. 97-186. Au demeurant, il est certaines défenses du « rationalisme », aujourd’hui, qui, par leur positivisme scientiste et apocalyptique, font à l’irrationalisme, une publicité inespérée.

[39]. Pour des raisons que j’ai rapidement exposées dans la note 1, et plus amplement développées dans mon texte « Principes métaphysiques, principes théologiques ». Je me place ici uniquement, on l’aura compris, sur le plan du risque « théorique ». On tirera profit, sur le même plan, des analyses proposées par Jacques Bouveresse dans Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Marseille, Agone 2007, et, sur un plan un peu différent, dans Que peut-on faire de la religion ? Marseille, Agone, 2011.

[40]. Op.cit., p. 272-274. Sur les différentes variantes antiques, modernes et contemporaines du doute et du scepticisme, je me permets de renvoyer notamment à l’avant-propos : « Le renouveau sceptique en philosophie : vrai ou faux défi ? ».

[41]. The Meaning of Truth (1909), in The Works of William James, Cambridge, Harvard University Pres (17 vols.), vol.2, 1975, p. 108.

[42]. The Will to Believe WB, vol. 6 des Writings, 1979, trad. fr. La Volonté de Croire, Paris, Flammarion, 1916.

[43]. WB 39-40, tr.58-9.

[44]. WB 22, tr. modif. 34-5 ; WB 23, tr. 35-6 . Voir aussi WB 50, tr. 73.

[45]. WB 19, tr. 29-p 30. Sur tout ceci, voir Le Doute en question, op.cit., p.254.

[46] P. Pellegrin, Introduction aux Esquisses Pyrrhoniennes (édition bilingue), Paris, Seuil, 1997, p. 57.

[47]. Ibid., p. 42 et 45.

[48]. Pellegrin, 1997, p. 71 ; voir Sextus  L1, 12 [27]. Le Doute en question, op.cit., p. 273.

[49]. David Hume, Traité de la nature humaine, traduction française A. Leroy, Paris, Aubier, 1946,  p. 362.  On peut rapprocher cette conception de celle que préconise assez clairement Stanley Cavell, pour qui la leçon majeure à tirer de la réaction de Wittgenstein au scepticisme, comme celle qu’il essayait lui-même d’élaborer, est la suivante : « Notre relation au monde pris dans son ensemble » n’est pas « une relation de connaissance, dans la mesure où la connaissance se conçoit elle-même comme certitude » (The Claim of Reason, Oxford, Oxford University Press, 1979, trad. fr. S. Laugier, Paris, Seuil, 1996, p.87). Et c’est en gros, cette seule « vérité » que Cavell accorde au scepticisme, prônant à partir de là, les vertus du « banal » et de « l’ordinaire ». J’ai toujours pensé que cette voie n’était pas la bonne réponse (ou parade) au défi sceptique. Voir Le Doute en question, op.cit., p. 273.

[50] J. Vuillemin, « Une morale est-elle compatible avec le scepticisme ? » Philosophie, 1985, p. 49.

[51]. Autant d’idées fortes qui ont été abondamment développées notamment dès les années 1970-80 par le philosophe Hilary Putnam, très critique, en particulier, de certaines idées héritées du positivisme logique.

[52]. Ce n’est pas dire que de tels comités soient inutiles, bien au contraire, tant sont devenus nombreux et complexes les éléments à prendre en compte pour aider à une prise de décision rationnellement éclairée et donc pondérée. C. Tiercelin, « Pourquoi la distinction entre éthique et méta-éthique importe-t-elle pour un comité d’éthique ? » in La bioéthique, pour quoi faire ? 70, A. Benmakhlouf (dir.), Paris, PUF, 2013, p.339-350.

[53]. Voir C. Tiercelin, « Epistémologie des vertus et sensibilité au vrai », in La connaissance et ses raisons : perspectives épistémologiques contemporaines, Actes du Colloque « La connaissance et ses raisons », Collège de France, 15-16 septembre 2015. M. Chevalier et N. Gaultier eds., 2016, « La philosophie de la connaissance au Collège de France » ; http://books.openedition.org/cdf/4326

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