Intervention de Jacques de Larosière à la Conférence Cincinnati le 24 janvier 2023

« En finir avec l’illusion financière »

Conférence Cincinnati du 24 janvier 2023

Nous savons tous que notre monde s’est beaucoup endetté depuis des décennies et que sa « financiarisation » a atteint des proportions jamais observées auparavant. Du moins en temps de paix.

Mais quelle est la gravité de ce phénomène ? Quelles sont ses conséquences sur la solidité de notre système financier, sur le fonctionnement de notre économie et sur l’avenir même de notre société ?

Tel était l’objet initial de mon dernier livre.

En d’autres termes, je me suis intéressé à l’endettement et à ses multiples dangers.

Mais en défrichant ce sujet, les découvertes que j’ai faites – et qui dépassent de beaucoup le problème de l’endettement – m’ont littéralement stupéfié. Ce sont ces étonnements que je voudrais partager avec vous ce soir. Ils sont dans l’ensemble, peu connus mais d’une importance exceptionnelle.

1- Le problème du surendettement

D’après les tout derniers chiffres de l’Institut de Finance Internationale, la dette globale vient de dépasser le chiffre de 300 trillions de dollars (1 trillion = 1000 Milliards). Ce montant, record absolu en temps de paix, représente 360% du PIB mondial.

Si l’on écarte la dette des institutions financières (qui s’endettent pour reprêter, ce qui est source de duplications) on s’aperçoit :

  • Que l’augmentation de la dette globale est prodigieuse:

Elle est passée de 100% de PIB mondial en 1970 à 250% en 2020, soit une hausse réelle de 2,5 fois en 50 ans.

  • Qu’elle concerne tous les acteurs économiques:
    • Les ménages (leur endettement représente 55% du PIB mondial)
    • Les entreprises non financières (83% du PIB mondial)
    • Les Etats (92% du PIB mondial)
  • Que sa qualité s’est beaucoup dégradée:
    • Alors que la dette des entreprises classées BBB (la dernière position des sociétés de bonne qualité) représentaient 25% du marchés en Europe il y a 20 ans, le chiffre aujourd’hui est à 50%
  • Les conséquences de ces évolutions sont claires:
    • Plus la dette est élevée et de moins bonne qualité, plus les risques de défaut sont à redouter
    • Ce qui rend plus probable l’apparition de crises financières.

Ce que je viens de résumer sur l’explosion de l’endettement est important mais bien connu.

Ce qui est moins connu mais aussi troublant, je vais maintenant vous l’exposer.

2- Le bilan global du monde a triplé en 20 ans, ce qui est sans rapport avec l’évolution de la croissance réelle, beaucoup plus faible.

D’abord, un mot sur la méthode :

On utilise, en général, le Produit Intérieur Brut (c.a.d le flux de la production annuelle) pour mesurer le comportement de l’économie. Mais l’Institut de recherches McKinsey se focalise sur le bilan global (méthode – agrégation).

Ce que révèle McKinsey :

  • Le bilan global représente aujourd’hui le montant faramineux de 18 fois le PIB mondial.
  • Il s’est massivement gonflé : il a triplé depuis 20 ans.
  • Du fait de la politique monétaire très accommodante, les prix des actifs financiers et immobiliers ont augmenté hors de proportion avec les revenus. C’est une rupture avec les antécédents historiques : le lien historique entre les croissances de la richesse et celle de la production ne se vérifie plus.
  • La croissance économique a été modeste depuis 20 ans alors que la valorisation des actifs a bondi.
  • 77% de la croissance de la valeur nette enregistrée au bilan de 2000 à 2020 proviennent des prix et des valorisations d’actifs et seulement 23% viennent de la création de ressources réelles.
  • Pendant 20 ans, la hausse de l’endettement a dépassé de beaucoup l’investissement.

Il a fallu, en moyenne, mettre en jeu 4 dollars d’augmentation de la dette financière pour créer 1$ d’investissement net pendant 20 ans.

Ce multiplicateur est le signe d’une surexposition à la dette pour le financement, notamment, de la dette publique.

  • La « bulle immobilière » illustre ce phénomène de la croissance du prix des actifs.

(en 2021, 94% du nombre total des transactions immobilières ont concerné le patrimoine ancien sans accroissement du parc immobilier et seulement 6% relevaient de la création de logements neufs).

3- Malgré des taux directeurs réels à zéro et les taux d’intérêt négatifs sur les obligations, l’investissement productif a diminué depuis 20 ans.

L’investissement productif (machines, équipements, systèmes) n’a pas bénéficié des taux d’intérêts à zéro.

Le stock de ces investissements à, en effet, diminué sensiblement depuis 20 ans.

Quelles est la raison de ce phénomène contre-intuitif ?

Il tient, en grande partie à l’explication de Keynes sur la « trappe à liquidités ».

Entre un financement d’investissement productif à long terme qui, malgré les risques encourus, n’est plus rémunéré et un placement – également non rémunéré à court terme (comptes en banque à ne pas ou livret) mais sans risque, le choix rationnel est la 2ème option.

La réalité de ce phénomène a été vérifiée : la partie la plus liquide de l’épargne des ménages européens a bondi depuis les 25 dernières années (ainsi la part d’épargne liquide a triplé en Allemagne, a augmenté de 60% en Espagne, de 35% en France…).

En effet, lorsque l’incertitude sur l’avenir, l’aversion au risque et l’absence de rémunération se conjuguent, la perspective d’investissement à long terme s’efface au profit des placements sans risque et liquide.

Ce phénomène – dû en partie à la baisse des taux par les banques centrales – ne fait qu’encourager la « court-termisme » et détourner les épargnants des investissements productifs à long terme.

Cette baisse de l’investissement long a aggravé la faiblesse des gains de productivité générale et nous a éloignés de la passibilité de financer la révolution écologique qui nous attend.

4- L’explosion du bilan global s’est accompagnée d’une forte hausse des inégalités.

Ceux qui ont le plus bénéficié de la hausse des valorisations d’actifs financiers représentent les 10% les plus aisés de la population.

Ce phénomène est particulièrement marqué aux Etats-Unis mais aussi en Chine.

Dans ces deux pays les 2/3 de la richesse sont détenus par les 10% les plus riches.

La progression des inégalités en Chine est frappante = les 50% inférieurs de la population voient leur part de richesse diminuer rapidement : ils détiennent moins de 15% de la richesse totale.

Aux Etats-Unis, les chiffres sont inouïs : les 50% inférieurs ne représentent que 1,5% du total ; les inégalités son extrêmes.

En France : les chiffres sont plus modérés encore que les inégalités s’aggravent : les 10% les plus aisés détiennent près de 60% de la richesse totale des ménages. Les 50% les moins riches ne détiennent que 5%.

Comment relier cette montée des inégalités à la financiarisation, sujet de mon livre ?

On observe qu’à partir des années 80, les très hauts revenus croissent deux fois plus vite que ceux du reste de la population. Un système où les valorisations d’actifs financiers ou immobiliers représentent 77% de l’accroissement de la richesse total, ne peut que favoriser ceux des ménages qui détiennent l’essentiel du patrimoine, c.à.d. les 10% les plus aisées.

Globalement, les épargnants les plus aisés ont vu leur capital financier et immobilier augmenter avec la politique monétaire dite « non-conventionnelle » qui a consisté à faire acheter massivement des actifs par la Banque Centrale (ce qui a fortement contribué à la hausse des valorisations) et à baisser le coût du crédit (ce qui a facilité le financement d’actifs immobilier « spéculatifs »).

La situation est paradoxale :

La valeur du bilan global s’accroit comme jamais. Mais cela profite, en gros, à 10% de la population.

Les 90% qui vivent de leur travail ont vu leur salaire stagner pour l’essentiel.

Comment faire croire que le triplement de la valeur du bilan global depuis 20 ans est une « bonne nouvelle » alors que 90% de la population n’en bénéficient pas ?

Tant que l’inflation était absente (jusqu’en 2021) la situation sociale pouvait rester à peu près stable.

Mais maintenant que l’inflation est repartie à la hausse, la réduction du pouvoir d’achat des salariés ajoute une dimension nouvelle au problème. Combien de temps l’inflation peut-elle prospérer sans que les salariés n’obtiennent une indexation de leurs revenus sur les prix ? Cette séquence – « la spirale » – pourrait bien se reproduire. Le risque, bien connu dans les années 70-80, c’est celui de la « stagflation » quand l’inflation se conjugue avec la stagnation économique.

5- Comment a-t-on pu en arriver à ce degré d’excès de financiarisation ici décrit ?

  • Les racines de cette débauche sont lointaines.

Elles remontent à 1971, année où le Président Nixon a mis fin au système des taux de change fixes établi sous l’égide américaine en 1944. Ce système, dit de Bretton Woods, imposait une discipline aux participants.

Si un Etat souhaitait dévier de la stabilité financière en laissant filer son budget ou la croissance du crédit, la monnaie de cet Etat était sujette à dépréciation.

Mais le Fonds Monétaire ne laissait pas les Etats dévaluer à leur guise. Il fallait se soumettre à la discipline collective et remettre en ordre leurs affaires.

  • Ce système a été aboli en 1971 par les Etats-Unis qui n’envisageaient pas d’augmenter leurs impôts pour financer la guerre du Vietnam. Elles ont donc décidé de financer ce conflit par l’emprunt. Mais les dettes en $ qu’accumulait les USA étaient si importantes qu’elles ne permettaient plus d’assurer la convertibilité du dollar en or, ce qui mit fin au système des taux de changes fixes.

Depuis lors, l’endettement est devenu la variable d’ajustement.

Au moindre problème, on emprunte sur un marché des capitaux devenu de plus en plus fluide et inventif.

  • Avant 1971, les Etats étaient responsables de la stabilité externe de leur monnaie. Après 1971, c’est le marché – dans un monde des taux fluctuants – qui se charge de déterminer la valeur quotidienne des monnaies…

On peut ajouter que les Banques Centrales n’ont, en fait, accordé que peu d’importance à la stabilité des taux de changes.

Ainsi s’est instauré un « non-système » monétaire international

« Fais ce que veux » en est devenu le mot d’ordre et les intérêts mercantilistes ont remplacé l’obligation de stabilité.

C’était le règne de la liberté des mouvements de capitaux et du marché financier.

  • Pour assombrir le tableau, les banques centrales se sont converties à une nouvelle doctrine, dite « non-conventionnelle » qui les a amenées à pratiquer une politique de stimulation permanente. Or, comme Keynes l’avait enseigné, la stimulation de la demande ne doit se pratiquer que dans les périodes de forte récession, pas en permanence.
  • Les banques centrales ont donc abandonné les anciens préceptes qui consistaient à surveiller le crédit et la quantité de monnaie créé. Et elles ont établi un principe dangereux : celui de laisser la croissance monétaire s’épanouir tant que l’inflation serait inférieure à 2%, chiffre arbitraire. Comme des facteurs structurels étaient à l’œuvre (globalisation permettant aux pays émergents à bas salaires d’exporter massivement des produits à bas prix, démographie vieillissante qui était, par nature « déflationniste ») pour atténuer l’inflation (elle se situait autour de 1%), les banques centrales se sont crues autorisées à pousser les feux de la création monétaire.

6- Que conclure ?

  • Que nous avons glissé subrepticement vers un système qui donne la priorité aux valorisations financières de caractère spéculatif par rapport à la croissance réelle :
  • que ce système focalisé sur les gains à court termes ne permettra pas le financement des grands investissements écologiques,
  • que cette super financiarisation conduit à des injustices sociales graves :
  • que les taux d’intérêt zéro pendant de longues années ont contribué à écarter l’épargne des investissement productifs à long terme dont nous avons tant besoin ;
  • que cette débauche financière aggrave la probabilité d’une nouvelle crise financière, et intensifie le danger du « hasard moral » ; c.à.d. du transfert du risque pris par les investisseurs sur la puissance publique.
  • Que le retour en force de l’inflation – retour dû en grande partie à une politique monétaire inconséquente – n’est nullement une solution même s’il semble atténuer les problèmes de l’endettement.

Il constitue, en réalité, un frein majeur à la croissance économique.

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Une situation pareille n’aurait pu se développer sans une politique monétaire dérèglée, trop longtemps accommodante et trop indifférente aux périls de l’endettement.

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Pour redresser la situation, il faut commencer par :

  • Remettre le système financier sur ses pieds en permettant au marché de retrouver sa fonction de détermination des taux d’intérêt et en arrêtant la politique de stimulation permanente (politique largement due à la volonté des banques centrales d’être populaire).
  • Faire basculer les finances publiques vers la « normale » c.à.d. substituer à des dépenses publiques excessives et improductives (les déficits) des dépenses d’infrastructure, de recherche et de formation. Ceci exige que l’on revisite les strates de dépenses publiques qui se sont accumulées de façon contestable (cf. nos 60% de PIB de dépenses publiques en comparaison des 50% pour la moyenne européenne).
  • Rendre sens – et rémunération suffisante – au travail
  • Redonner leur chance aux jeunes qui sont des victimes de la financiarisation ;
  • Organiser une meilleure solidarité moins redistributive et mettre fin au clivage de plus en plus grave entre pauvres et nantis.

Tout cela ne peut se faire en un jour mais doit être conçu clairement, expliqué simplement pour guider des réformes structurelles nécessaires qui pourront être étagées sur plusieurs années.

  • Comprendre, enfin, que la création monétaire et l’endettement ne peuvent se substituer indéfiniment aux réformes et à une volonté politique défaillante.

 

J. de Larosière

 

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