Ce lundi 30 septembre à 15 heures a eu lieu la cérémonie d’installation de Lucien BÉLY et la lecture de la notice sur la vie et les travaux de Philippe LEVILLAIN (1940 – 2021) sous la coupole de l’Institut de France.
Revoir la cérémonie :
Programme

Allocution de Bruno COTTE, président de l’Académie des sciences morales et politiques
Intermède musical
Wolfgang Amadeus Mozart
Sonate en la majeur K 331, Rondo Alla Turca

Discours d’accueil de Lucien BÉLY
par Georges-Henri SOUTOU, membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Cher Perpétuel,
Cher Président,
Cher Vice-président,
Cher Monsieur le Chancelier,
Chère Henriette, cher Charles-Edouard,
Cher Ami, Cher Collègue, et cher Confrère,
Je suis très heureux de vous accueillir ici, sur le fauteuil qu’avait occupé Philippe Levillain. Je suis très heureux que vous lui succédiez, indépendamment même des liens profondément amicaux que j’entretenais avec lui et qui nous réunissent également tous les deux
Car vous êtes, comme lui, un grand historien, ce qui implique travail acharné, modestie intellectuelle et curiosité d’esprit inlassable. Et vous êtes un grand universitaire, avec tout ce que cela implique de disponibilité, de dévouement à ses collègues et à ses étudiants, de respect des règles et coutumes de notre profession. Celles-ci ne relèvent pas du folklore, même si elles sont de nos jours moins évidentes et souvent critiquées, comme « passéistes » ou « élitistes ». Mais elles confortent l’essentiel : notre liberté de recherche et d’enseignement.
C’est-à-dire nos deux tâches indissolublement liées, l’une portant l’autre. C’est la définition même du rôle des Universités, par nature différent de celui des organismes de recherche du type CNRS.
Je le souligne parce que cette liberté ne va pas toujours de soi, et que la spécificité des Universités est parfois perdue de vue.
Vous êtes né à Lyon. Et vous restez fidèle à vos origines.
Vous avez reçu tous les sacrements :
Ecole Normale Supérieure
Agrégation d’Histoire
Pensionnaire de la Fondation Thiers.
Thèse d’Etat en 1987, sous la direction de Daniel Roche, « Diplomates et diplomatie autour de la paix d’Utrecht (1713) ».
Vous êtes devenu membre universitaire à partir de 1989, à Lille, puis à Paris XII, puis à la Sorbonne, où vous êtes en train de prendre votre retraite, notion bien sûr purement administrative, qui signifie seulement que vous avez enfin le temps de travailler sérieusement ! Vos Confrères sauront y veiller, d’ailleurs !
Vous avez accumulé une grande expérience de l’administration universitaire et de celle de la recherche, dans toutes les importantes fonctions que vous avez occupées :
dans les établissements, comme la direction, à la Sorbonne, du fameux IRCOM (Institut de recherche sur les civilisations de l’Occident moderne, qui s’appela d’abord « Centre Roland Mounier », nom très significatif pour les historiens modernistes),
au Conseil National des Universités,
ou au sein d’associations, comme l’Association des historiens modernistes des universités françaises (AHMUF), comme secrétaire général, puis comme président.
Ou encore au sein de revues historiques, comme la Revue d’histoire diplomatique, où nous collaborons tous les deux, ainsi qu’avec notre Confrère Yves Bruley. Je rappelle que cette Revue relève de la Société d’histoire diplomatique, présidée par notre Chancelier honoraire, Gabriel de Broglie.
Mais vous vous êtes engagé aussi à fond dans l’Enseignement et la transmission du savoir. Ce dernier aspect est aussi l’une des tâches de l’Institut.
En effet, très soucieux de la transmission du savoir auprès des étudiants, vous avez toujours enseigné, en amphi, de la licence au doctorat, et publié des manuels universitaires (Les Relations internationales en Europe XVIIe-XVIIIe siècles ; La France moderne 1498-1789).
Vous avez dirigé 36 doctorants jusqu’à la soutenance de leur thèse, et accompagné 7 collègues pour leur habilitation à diriger des recherches. Vos Collègues savent ce que ces chiffres représentent d’engagement et de soutien envers nos Etudiants.
De même, vous avez pris à cœur de contribuer à la diffusion des connaissances auprès des curieux d’histoire, par des conférences, des articles pour le grand public, des émissions de radio et de télévision.
Votre vocation, votre royaume, c’est l’Histoire moderne, du XVIe au XVIIIe siècle.
Mais ce ne fut pas une vocation immédiate : après une scolarité scientifique, vous avez embrassé l’Histoire une fois parvenu à l’Université (ce qui est un point commun entre nous).
Un passage dans un cabinet ministériel a conforté votre intérêt pour l’histoire politique, souvent moins prisée dans votre génération, et pour l’histoire des relations internationales et de la diplomatie à l’époque moderne, alors largement tombée en déshérence au profit de l’histoire sociale, dans le sillage de l’Ecole des Annales qui ne voyait guère l’intérêt d’étudier l’histoire des relations internationales.
Ceci dit je ne voudrais pas paraitre introduire un clivage méthodologique qui serait excessif : vous avez le 15 juin dernier, à Bourg D’Hem, représenté notre Académie à une cérémonie anniversaire de l’assassinat en 1944 de Marc Bloch, éminent historien du courant des Annales. Vous avez à cette occasion prononcé une conférence sur «Marc Bloch historien ».
Et Lucien Febvre, l’un des fondateurs des Annales, nous a donné une leçon toujours valable : « n’étudiez pas une période, étudiez un problème ». Là, on est tous d’accord. Et vous-même vous êtes conscient des rapports et continuités complexes entre les époques. Vous enjambez les divisions chronologiques, souvent plus scolaires et destinées aux programmes des lycées que vraiment justifiées.
Et j’ajouterais que l’histoire n’est pas simplement une chronique, c’est d’abord la découverte et l’étude des différences, entre les temps, entre les sociétés entre les êtres. Ces différences qui nous permettent justement d’approfondir notre compréhension de la nature humaine, dans un balancement entre le particulier et l’universel particulièrement bien mis en valeur dans l’ensemble de votre œuvre.
Vous avez organisé de nombreux colloques internationaux. Et vous avez très souvent apporté votre concours à d’importantes manifestations, dans cette étude de l’histoire des relations internationales à l’époque moderne qui est très vivante, et moins victime du primat de la politologie que la période contemporaine.
On s’est souvent retrouvé ensemble, en France ou à l’étranger, comme en décembre 1999, jusqu’à Urbana Champaign, à 300 kilomètres au sud de Chicago, en plein hiver du Middle West. Extraordinaire établissement, même s’il est moins connu que d’autres.
Ou, plus près de chez nous, à Moûtiers, pour le Congrès des Sociétés savantes de Savoie en 2000, autour du thème de « La Savoie dans l’Europe ». En effet la Savoie témoigne d’une vocation européenne et « moderne » par excellence, entre le Saint-Empire, la Maison de Savoie, l’Italie et la France, et aussi un moment l’Espagne.
Les relations internationales et la Diplomatie à l’époque moderne.
Dans votre domaine, vous avez d’abord privilégié trois axes : la quête de l’information, fonction essentielle de toute diplomatie (Espions et ambassadeurs, avez-vous intitulé votre premier livre…), la représentation du souverain et de la souveraineté, les pratiques de la négociation.
Votre thèse, « Diplomates et diplomatie autour de la paix d’Utrecht (1713) », publiée en 1990 sous le titre attachant Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, montrait comment la sphère politique et diplomatique envisageait, à travers des discours élaborés, et en grande partie secrets, l’organisation géopolitique des sociétés anciennes en tenant compte ou non, ou en partie, des intérêts des populations, bien au-delà d’une vision étriquée de la seule diplomatie des Princes qui prévalait auparavant. Vous avez favorisé ainsi un net bouleversement historiographique qui a encouragé sur ces voies nouvelles ou renouvelées de nombreux chercheurs et doctorants.
Ayant travaillé sur une paix européenne, celle d’Utrecht, vous avez développé, avec des collègues de nombreux pays, des enquêtes systématiques sur les grands moments de recomposition politique en Europe, autour des principales réunions et congrès diplomatiques et cela a donné naissance à une série d’ouvrages collectifs.
En effet, après le traumatisme des guerres de religion, l’Europe est à reconstruire, et elle ne peut plus l’être dans le cadre du Saint-Empire et de la Papauté. Il faut trouer des voies nouvelles : ce furent les premiers grands congrès européens (avant, les conciles jouaient ce rôle, mais ce n’est plus possible après la rupture de l’unité religieuse du Continent). Et en tout premier lieu le Congrès de Westphalie, dont les résultats ont tenu plus d’un siècle, et qui a établi le système interétatique paradigmatique, dit « système de Westphalie »).
Et ce fut la naissance du « Système européen », servi par une diplomatie qui se développa, se précisa, et fut formalisée et réglementée à Vienne en 1815.
De ces réflexions est issu un grand livre : L’art de la Paix en Europe. Naissance de la diplomatie moderne XVIe-XVIIIe siècle (2007). Il en découle que la Paix n’est pas l’état de nature, c’est la Guerre. La Paix est une construction, justement un art. Et cet art repose sur la négociation.
Il faut en effet toujours négocier : la Paix d’Utrecht en 1713, qui met fin aux guerres de la succession d’Espagne, est paix certes dure pour la France, mais qui permet de relancer l’équilibre européen.
Vous soulignez la réflexion du premier grand théoricien de la diplomatie et de ce système de Westphalie, François de Callières : De la manière de négocier avec les Souverains. Il fut Membre de l’Académie française… Il trouvait que Louis XIX avait trop fait la guerre – ce que celui-ci reconnaissait à la fin de sa vie.
Ce sont des réflexions toujours actuelles…
Et, au-delà, vous avez développé votre vision historique des relations internationales dans le sens d’une histoire européenne de l’Europe, par de multiples approches autour de l’idée même de la « modernité » des Temps dits modernes, de l’affirmation progressive des États-nations, mais aussi des tentations impériales ou impérialistes, de l’importance et des remises en cause de la diplomatie, de la présence et de l’action de l’Occident dans le monde. Vous rejoignez ainsi ce courant que l’on appelle désormais « l’histoire globale ».
Vous avez rappelé aussi une réalité trop oubliée : l’Europe a d’abord été « La société des princes », mais en prenant le mot société dans son sens le plus fort.
Vous avez en effet développé réflexions et recherches dans un domaine moins souvent perçu, mais essentiel. Ce sont en fait des maisons princières, des dynasties, qui dans le système de Westphalie se lient ou s’affrontent, faisant vivre une « société des princes », d’après le titre de votre ouvrage de 1999, La société des princes.
L’étude des interactions entre les figures princières se révèle fertile car elle permet d’approcher les cours princières et toutes les créations qu’elles suscitent, symboliques à travers le cérémonial, artistiques à travers les résidences et la vie un peu théâtrale qui s’y déroule. Cette approche culturelle passionne aujourd’hui, bien au-delà du cercle des seuls historiens du politique, par exemple les spécialistes de l’histoire littéraire ou de l’histoire de l’art.
Parallèlement, vous abordez des réalités internationales très concrètes, par exemple financières, à travers les subsides de la France aux autres puissances. Le tout forme une vraie société européenne ! La seule qu’il n’y ait jamais eu, avec des relations familiales à l’échelle du Continent ?
Même un contemporanéiste sera sensible à cette réalité, encore très présente par exemple en 1917, quand différents grands personnages, de Vienne à Bruxelles et de Londres à Madrid, par-dessus le front de la guerre, se rapprochèrent pour tenter de susciter une paix de compromis.
Louis XIV, le plus grand roi du monde !
Je voudrais souligner maintenant un autre axe essentiel de votre œuvre. Vous avez également voulu décrire, souvent en coopération avec des historiens du Droit, les fondements de cette vaste organisation politique et sociale qu’était l’État royal en France. Un livre considérable vous a donné l’occasion de préciser votre analyse:
La France au XVIIe siècle. Puissance de l’État, contrôle de la société.
En particulier vous nous avez présenté Louis XIV dans toute sa richesse et sa complexité : Louis XIV, « Le plus grand roi du monde » (2005-2017). Vous montrez admirablement comment il a marqué la France et l’Europe : tout le monde copie Versailles, et le modèle français d’administration.
En outre le règne a connu et favorisé une considérable effervescence littéraire et artistique, qui a posé, après le foisonnement de la Renaissance, les canons du classicisme et justifié l’expression « le siècle de Louis XIV ». C’est un héritage encore présent aujourd’hui. Ce fut un règne structurant…
En même temps vous êtes allé bien au-delà des structures administratives et de l’histoire politique. Avec Louis XIV, le fantôme et le maréchal-ferrant, en 2021, un très grand livre, vous analysé tous les recoins d’une société très complexe et éloignée de la nôtre, et tous les mystères d’une psychologie Louis XIVème elle aussi complexe.
Vous nous dépaysez complétement, en nous faisant pénétrer dans les plus grandes particularités de l’époque, comme l’historien doit le faire.
Et en même temps vous nous faites comprendre, par vos livres, les évolutions et les transformations de ce qui fut un long règne : les contemporains le sentaient plus ou moins confusément (comme parfois Saint-Simon dans ses Mémoires), et de fait la France et le Roi des années 1710 ne sont plus ceux des années 1660.
On constate une autre atmosphère culturelle et morale, et même de profondes différences dans les sentiments : l’histoire des sentiments, ou « des émotions », comme on dit, est ce qu’il y a de plus difficile, mais vous nous tenez par la main. J’y reviendrai à propos du phénomène essentiel du jansénisme.
Certes le Grand Roi a commis bien des erreurs. Mais son long règne a profondément marqué notre histoire. Après l’anarchie brutale de la Fronde (voir les Mémoires du Cardinal de Retz) une reprise en main était indispensable.
Le règne a été marqué en particulier par une grande transformation sociale : le recul noblesse ruinée par les guerres et la progression de la « bourgeoisie de robe », qui s’enrichit de façon considérable et acquiert des « offices », souvent héréditaires. Louis XIV ne fit rien pour freiner ce mouvement (commencé avant lui) et même le favorisa : il ne confia pas de grandes responsabilités gouvernementales à la noblesse, marqué comme il l’était par l’épisode traumatisant de la Fronde.
Ce fut une grande révolution, même si elle s’étala sur plus d’un siècle. Mais en fait elle ouvrit la voie à 1789 (soulignons au passage une grande différence avec l’Allemagne, où la noblesse a joué un rôle important jusqu’en 1918, ou la Grande-Bretagne, où elle occupe encore une place officiellement reconnue).
Louis XIV constitua donc un gouvernement dégagé de la grande noblesse et confié à une strate sociale nouvelle. On retient encore le nom de Colbert, symbole d’une tendance administrative centralisatrice et d’un primat de l’Etat dans l’économie, tendance bien française, le « colbertisme ». Bien décrié dans les années 1990-2000, celui-ci dans les faits me paraît renaître de ses cendres… Et pas seulement en France.
A côté des gouverneurs des provinces, toujours issus des grandes familles nobles, mais dont le rôle devient décoratif, l’administration est confiée aux Intendants, « commissaires » révocables, et pas « officiers » propriétaires de leur charge. L’institution existait depuis le XVIe siècle, mais Louis XIV la développe. Les intendants jouissent de pouvoirs considérables dans tous les domaines. Ils furent les ancêtres linéaires de nos préfets.
Le pouvoir est centralisé à Versailles : il n’y a plus de « principal ministre », comme Richelieu ou Mazarin (c’est le sens de la formule fameuse « L’Etat, c’est moi ! »). Les bureaux d’une monarchie de plus en plus administrative s’y trouvent également.
Le pouvoir est dégagé aussi de l’emprise des parlements, des « cours souveraines », à Paris et en province (dans les « pays d’Etat », où il y a des parlements, c’est-à-dire, en très gros, dans le Bassin parisien).
La monarchie est dite désormais « absolue », mais dans ce sens-là, qui n’est pas arbitraire (les coutumes et droits locaux restent bien vivants…). Ce n’est pas le « despotisme asiatique ». « Absolu » ne signifie pas « total et sans limite », mais dégagé des autres pouvoirs (noblesse, parlements…).
Et il existe un ensemble de principes de valeur constitutionnelle, certes sans le mot, mais dans un sens clairement défini par les juristes de la monarchie, formés au droit romain : les « Lois fondamentales du Royaume » :
– L’ordre de succession ;
– La loi salique, indispensable pour que la monarchie reste française. (Une comparaison avec les avatars dynastiques de l’Espagne est ici intéressante…) ;
– « Le Roi est empereur en son Royaume », donc libre par rapport au Saint-Empire romain germanique, à prétention universelle (et, discret rappel d’une ambition impériale française jamais éteinte, le linceul du roi défunt est transporté à Aix-la-Chapelle et placé sur l’autel de la cathédrale où fut couronné Charlemagne…) ;
– « Le roi en son conseil », formule essentielle, car le roi ne décide pas seul (l’époque étant très directe, quand le roi était effectivement présent lors de la prise de l’ordre ou de l’arrêt, on précise : « le roi y étant ») ;
– Le Roi « vit du sien », c’est-à-dire du domaine royal ; le consentement du pays est nécessaire pour tout autre impôt (à l’occasion d’une réunion des Etats généraux, avec les représentants du Clergé, de la Noblesse et du Tiers Etat). Certes, ils ne furent pas réunis entre 1614 et 1789 mais on s’en tire : le nouvel impôt de Louis XIV, le « dixième », est levé à cause de la guerre, donc en urgence, et à titre provisoire (comme toujours en France)…
– Et si la dynastie n’a plus de successeurs, alors le choix revient à la « Nation », dit Saint-Simon lui-même (comme pour Hugues Capet lui-même au départ des Capétiens…).
Cet ensemble est beaucoup plus sophistiqué donc qu’on ne le pense souvent : une fois de plus, l’absolutisme n’est pas l’arbitraire. Même si le roi réaffirme régulièrement, face aux Parlements, à l’occasion de « lits de Justice », que les juges appliquent la loi, mais que c’est au roi en son conseil qu’il appartient de définir celle-ci. Mais au fond, bien sûr transposé, ne s’agit-il pas d’un débat toujours actuel, entre pouvoirs exécutif et législatif, et autorité judiciaire?
Ceci dit, après le traumatisme de la Fronde, qui avait inspiré un désir général d’ordre et d’autorité, Louis XIV n’eut pas trop ce problème avec les Parlements. En revanche, ses successeurs, oui, comme on sait…
Mais vous soulignez d’autre part l’importance primordiale des questions religieuses à l’époque.
Le roi est sacré (et pas seulement couronné) à Reims! Le contenu religieux de la monarchie est essentiel. Louis XIV s’en préoccupe beaucoup, très consciencieusement (comme pour le choix des évêques, certains furent d’ailleurs remarquables) mais il n’était guère doué ou inspiré pour ce genre de questions.
Sa plus grande erreur (outre les guerres à répétition) fut bien sûr la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 et la persécution et l’exile des protestants.
Mais les questions religieuses étaient au centre de la vie sociale et politique. On notera d’abord l’affirmation gallicane (comme le déclara Bossuet lors de l’ouverture de l’assemblée du Clergé: «Paraissez, sainte Eglise gallicane ! »), l’affirmation de l’indépendance face à Rome, jamais jusque-là proclamée aussi fortement.
Le problème essentiel fut celui du Jansénisme, position théologique mais très vite aussi morale et même politique face en particulier aux Jésuites et au pouvoir Louis quatorzien. Tout cela dans le prolongement de la Contre-Réforme catholique, à la suite du Concile de Trente de 1542 et de sa complexe déclinaison en France, différente de ce qui se passa en Europe du sud ou centrale. Fondée en 1204, l’abbaye de Port-Royal devient au XVIIe siècle l’un des hauts lieux de la réforme catholique, après les Guerres de religion, mais aussi l’un des symboles de la contestation politique et religieuse.
On se souvient de l’abbaye de Port-Royal, centre de la pensée janséniste. Port-Royal apparaît comme un foyer de résistance, aussi bien aux influences ultramontaines et aux Jésuites, qu’à l’évolution vers la monarchie absolue. Cependant on constate certaines zones de recouvrement, ou d’ambiguïté, avec le gallicanisme, lui admis et même encouragé. On est au cœur de l’une des questions le plus difficiles de l’histoire religieuse, morale et culturelle de notre pays.
Louis XIV, ne parvenant pas à réduire les religieuses de Port-Royal à l’obéissance, les dispersa en 1709 et fit raser l’abbaye deux ans plus tard.
Mouvement au départ spirituel et religieux, le jansénisme se transforma en une force politique très influente, en particulier sur les parlements, et dont les idées pénètrent de nombreuses strates de la population.
Immense question donc. Durement réprimé, mais pas supprimé, le Jansénisme exerça une grande influence au XVIIIe et par la suite, jusqu’à la Révolution. Il est à mon avis à l’origine de bien des structures mentales de notre pays. Il faut une historiographie en profondeur et spectrale comme la vôtre pour le comprendre…
L’actualité de Louis XIV et de son règne se lit également dans l’importance des questions financières et économiques, à cause des guerres, mais aussi de l’accroissement du périmètre royal : la création de l’armée permanente, celle des manufactures royales (Saint-Gobain, les Gobelins, 25 en tout), l’administration des eaux et forêts.
L’œuvre fut considérable, malgré les aléas de toute entreprise planifiée. Il m’arrive de me promener dans la forêt de Loches, magnifique futaie de 2500 hectares de chênes, plantés par Colbert pour fournir les mâts de la Marine royale… en 1950 !
Mais l’état des finances est calamiteux. (Pas seulement à cause de Versailles, qui absorbe semble-t-il 10% du budget ?). En effet les recettes ne suivent pas, les impôts anciens, comme la taille (qui porte en fait sur les exploitations agricoles) et les aides (impôts indirects, prélevés dans les villes), sont peu rentables, car beaucoup de privilégiés ne les paient pas.
On crée un impôt plus moderne, le Dixième, mais qui est mal accepté. D’autre part, pour faciliter la gestion des finances, la collecte des impôts est affermée à partir de 1681, tous les six ans. C’est l’apparition des célèbres Fermiers généraux. Le système est certes commode pour l’Administration, mais il engendre des abus.
Alors, tous les 10 ou 20 ans, on lance un procès et on fait « rendre gorge » aux Fermiers généraux. Aujourd’hui : on taxe les « superprofits ». Superbe continuité du roman national !
La refonte de l’Armée.
La chose militaire passionne Louis XIV, il suffit de contempler l’œuvre picturale de son temps pour s’en persuader. Mais il n’est nullement un stratège ! Il préfère les sièges : on peut parader devant les Dames de la Cour!
Cependant il fut un bon organisateur : il créa l’Armée permanente, le réseau de casernes qui servit jusque vers les années 1990, avec l’aide de Louvois, ainsi que les Invalides pour les vieux soldats, institution très remarquable.
Et en 1709, en pleine guerre de Succession d’Espagne, dans une situation très difficile, il fit lire une proclamation royale dans toutes les paroisses : chacune devait recruter des soldats. Pour les historiens militaires, ce fut là l’origine de l’armée nationale.
Au-delà de la France : les Bourbons et l’Europe
Votre œuvre est systématiquement comparatiste et européenne. Vous prouvez que l’on ne peut pas réfléchir à l’Epoque Moderne sans se placer au niveau de l’ensemble européen, non seulement pour le Système de Westphalie, non seulement pour la Société des Princes, mais bien sûr aussi pour la vie intellectuelle et morale.
Et vous avez organisé et dirigé en 2000 au Quai d’Orsay un très important colloque sur La présence des Bourbons en Europe, XVIème-XVIIIème siècles. Vous tracez en introduction une réflexion sur l’évolution de l’histoire européenne, « de la société des Princes à l’Union européenne », et vous réfléchissez en conclusion du volume d’Actes tirés du colloque, sur « Les maisons souveraines, acteurs ou instruments de l’action politique ? », ce qui est une interrogation qui va très loin dans l’étude de l’évolution du Continent.
Mais tout le livre est à lire : outre les Bourbons d’Espagne, qui ont permis à la France, malgré les risques courus par Louis XIV en acceptant pour son petit-fils, Philippe d’Anjou, la couronne d’Espagne (sous le nom de Philippe V), d’échapper à l’encerclement par les Habsbourg, on doit penser aussi aux Bourbons du Royaume des Deux-Siciles, dont le rôle a été souvent sous-estimé.
Quant aux Bourbons d’Espagne, on peut dire que ce fut un placement à long terme ! (Rappelons au passage l’importance de l’Espagne pour la France de l’époque, sur tous les plans, culturel, religieux, politique, et pour Louis XIV personnellement. Un aspect que vous nous rappelez opportunément…)
Alphonse XIII empêcha l’Espagne de se ranger aux côtés des Puissances centrales pendant la Grande Guerre, malgré les tendances germanophiles de nombre de dirigeants politiques espagnols de l’époque, dont mon arrière-grand-père maternel Antonio Maura, d’ailleurs…
Et en 1975, à la mort de Franco, l’avènement du roi Juan Carlos Premier, de Borbon y Borbon, par ailleurs notre Confrère Associé étranger, favorisa un changement de régime pacifique, alors que beaucoup redoutaient des événements dramatiques, et qui n’auraient pas été sans répercussions en France.
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La richesse de votre œuvre et la multiplicité de vos centres d’intérêt vous désignaient pour faire partie de notre Compagnie, qui pratique vraiment en permanence le dialogue entre les disciplines, et entre les universitaires et les responsables et acteurs de notre vie publique, politique, judiciaire, administrative.
Cher Confrère, comme on aurait dit à l’époque qui vous est chère : « venez prendre rang ! ».
Bienvenue parmi nous !
Intermède musical
Robert Schumann
Arabesque en ut majeur, op. 18

Lecture de la notice sur la vie et les travaux de Philippe LEVILLAIN
par Lucien BÉLY, membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Lecture de la Notice sur la vie et les travaux de Philippe LEVILLAIN
par Lucien Bély
Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Monsieur le Vice-Président,
Chères Consœurs et chers confrères,
Chers Collègues,
Chère Famille,
Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi de saluer d’abord les personnalités qui ont bien voulu assister à cette cérémonie. Des membres d’autres académies de l’Institut de France nous ont rejoints et je m’en réjouis comme le signe même de ce dialogue permanent entre les périodes historiques et entre les disciplines qui fait avancer les savoirs. Merci à toutes celles et à tous ceux qui se trouvent ici réunis : votre présence est une joie immense pour moi. Beaucoup sont venus de loin, de toutes les régions de France, mais aussi d’autres pays : Allemagne, Angleterre, Belgique, Espagne, États-Unis, Irlande, Italie, Hongrie, Luxembourg, Pologne, Suisse et j’en oublie sans doute. Sous cette Coupole, où mes collègues historiens sont venus très nombreux, je suis heureux qu’un hommage soit rendu à l’histoire, aux professeurs d’histoire et au métier d’historien. Ma pensée se tourne vers les amis qui devaient être ici et que des problèmes de santé empêchent d’être avec nous.
Je veux exprimer ma gratitude pour les membres du Comité d’honneur, présidé par notre vice-président Jean-Robert Pitte, et pour ceux du Comité d’organisation, présidé par Sophie Colrat, qui accompagnent cette installation. Ma reconnaissance va aussi à Juliana Steinbach qui vient illuminer au piano cet après-midi. Merci également à toutes les personnes qui ont travaillé pour préparer cette journée, au sein de l’Institut de France et de l’Académie des sciences morales et politiques, en particulier à Véronique Duchaud-Fuselli et à Sylvie Lasson, ainsi qu’à Bernard Wolff qui m’a soutenu en permanence et qui a réalisé, entre autres, la plaquette mise à votre disposition. Enfin, je remercie celles et ceux qui m’ont aidé à évoquer la figure du regretté Philippe Levillain, mon prédécesseur.
Au moment de rendre hommage à Philippe Levillain qui fut l’historien du catholicisme, des papes et de la Rome pontificale, j’aurais aimé vous conduire derrière ce pilier, devant le tombeau de Jules Mazarin, un cardinal romain qui a gouverné la France. Il a introduit un peu de la Rome baroque dans la capitale française, faisant édifier après sa mort ce collège des Quatre nations avec l’argent qu’il avait si bien su tirer de la bourse des Français, ce bâtiment qui abrite l’Institut de France grâce à Napoléon Bonaparte. Mazarin, qui faisait venir à Paris des cantatrices italiennes au grand dam des dévots, aurait-il souri en voyant la façade de ce palais servir, pour l’ouverture des jeux Olympiques, de décor lumineux au dialogue musical entre une chanteuse d’aujourd’hui et la Garde républicaine que je salue à cette occasion ?
Philippe Levillain s’est imposé comme l’un des plus passionnants historiens du catholicisme. Universitaire, il a fait le pari d’étudier l’évolution la plus récente de l’Église mais, en historien, avec cette distance rigoureuse, critique, qui n’appartient qu’au savant. Plus qu’à une religion ou à une foi, il s’est intéressé surtout à une puissance spirituelle.
Universitaire moi-même, ayant suivi le même parcours que Philippe Levillain, je parlerai sans doute, en parlant de lui, de moi-même et de tous les historiens nombreux dans cette assistance.
Le tableau d’honneur
Philippe Levillain a écrit sur ses jeunes années dans son dernier livre, Le Tableau d’honneur, publié en 2020, peu de temps avant sa disparition. Dans ce récit touchant et drôle, il cherche dans l’enfant et l’adolescent qu’il fut l’homme qu’il est devenu.
Il est né le 27 novembre 1940 à Paris, dans une famille de bourgeoisie lettrée : son père a la passion des livres et aime la peinture, et il peint lui-même. Sa mère, Marie-Cécile, est née à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, et Philippe Levillain a rêvé, dès sa jeunesse, de la Caraïbe où les populations sont arrivées de tous les coins du monde.
Sa famille s’installe à Bordeaux en 1950 et Philippe Levillain entre au lycée Michel de Montaigne. Dans son ouvrage, l’historien de l’Église rend hommage à l’enseignement public, au proviseur républicain de l’établissement, mais aussi au discret aumônier, le futur cardinal Gouyon. Il salue surtout le métier de professeur en général, de l’école maternelle au Collège de France. Il montre comment ses maîtres, grâce à un système de douce émulation, ont encouragé leurs élèves, les ont révélés à eux-mêmes. Il se décrit comme un enfant aux résultats décevants, mais qui mobilise peu à peu ses capacités de rebond. Sa famille, aimante, suit ses études avec une grande attention et il a près de lui sa sœur à laquelle il est très attaché. Le jeune Philippe découvre la camaraderie et c’est un bon camarade. Toute sa vie, par son charme et par son entrain, il sait ainsi se faire des amis fidèles, qui l’accompagnent dans les moments joyeux et le soutiennent dans les passes difficiles. Le poète Saint-John Perse, que nous retrouverons à plusieurs reprises, n’a-t-il pas écrit : « Et l’amitié est agréée comme un présent de feuilles odorantes : mon cœur s’en trouve rafraîchi » ?
Philippe Levillain découvre ses talents, celui d’acteur, par exemple, et il gardera toute sa vie un sens aigu de la théâtralité. Il sait parler en public avec éloquence, sans notes, donnant volontiers des dates avec cette belle précision qui est la politesse de l’historien.
[Quel terrain fertile pour l’Institut de France que ce lycée Michel de Montaigne, avec Philippe et son condisciple Mgr Claude Dagens, né en 1940 également, membre aujourd’hui de l’Académie française ! [Si Mgr Dagens est présent]
L’École normale supérieure
Au lycée, Philippe Levillain découvre l’histoire, certes encore « radicalement factuelle » et devient un excellent élève. Il commence la course d’obstacles que la République a établie pour distinguer les élèves désireux d’étudier les sciences, y compris les sciences dites humaines : l’École normale supérieure, l’agrégation, puis les deux thèses.
La famille rejoint Paris en 1956 et Philippe entre à 16 ans au lycée Henri-IV. Il prépare le concours de l’École normale supérieure où il est admis en 1961, à 21 ans. Dans cette enceinte de la rue d’Ulm, lieu d’étude mais aussi de liberté et de gaieté, il noue de fortes et solides amitiés, et plus particulièrement avec Jean-Noël Jeanneney dont les remarquables Mémoires, Le Rocher de Süsten, nous permettent de mieux connaître la jeunesse de Philippe. J’y reviendrai.
Philippe Levillain a préparé un diplôme d’études supérieures en histoire dite moderne (l’équivalent du master d’aujourd’hui) sur « Les images de société et de cité chez Saint-Cyran et Martin de Barcos », c’est-à-dire sur le XVIIe siècle, sur le jansénisme, ce catholicisme rigoriste qui s’interroge avec angoisse sur le salut dans l’au-delà, avec une certaine idée de prédestination. Se montre-t-il alors sensible à ce type de spiritualité et à une doctrine condamnée par Rome ? Il évoque aussi l’influence de l’étrange « croyance créole » de sa mère. Il concilie lui-même sa profonde foi catholique avec des convictions plus mystérieuses, ayant par exemple une fascination pour le pouvoir des nombres, le 5 par exemple. N’a-t-il pas occupé dans notre académie le fauteuil n°5 de la section Histoire et géographie ?
Dans ces années-là, il eut, raconte-t-il, « un rond de serviette » chez Marie-Laure et Jean-Marcel Jeanneney, ministre du général de Gaulle, les parents de son ami Jean-Noël. Écoutons-le : « Ce fut pour moi un grand moment où j’ai appris à regarder la vie politique, l’honnêteté politique, l’impartialité politique, le sens de l’équilibre. » L’éloge de cet homme d’État, classé parmi les gaullistes sociaux, pourrait nous permettre de situer aussi Philippe Levillain dans le nuancier politique de la France.
Philippe réussit l’agrégation d’histoire, à 24 ans, en 1965. Cette même année, un bref séjour à Rome change sa vie.
La première expérience romaine
Il doit cette expérience romaine décisive à un autre fidèle du général de Gaulle, René Brouillet, ambassadeur près le Saint-Siège de 1964 à 1974, fervent catholique lui-même, plus tard membre de notre académie. Ancien normalien, celui-ci voulait avoir près de lui un condisciple comme attaché de presse bénévole, logé à l’ambassade, la magnifique Villa Bonaparte, alors que s’ouvrait en septembre 1965 la quatrième et dernière session du concile Vatican II qui dura moins de trois mois.
Selon René Brouillet, Philippe a mis à son service « les dons les plus remarquables ». Le jeune agrégé d’histoire fait la liaison entre l’ambassade et le bureau de presse du concile, les pères travaillant à huis clos, et cela lui permet de vivre au plus près un événement exceptionnel, un moment historique.
Philippe Levillain a fait plus tard deux remarques importantes à propos de ce concile-là. D’une part, Jean XXIII l’annonce le 25 janvier 1959 alors qu’il n’y a pas de crise à résoudre dans l’Église. D’autre part, cette réunion de quelque 2500 prélats est suivie par l’opinion publique internationale et finit par ressembler à des États-généraux comme ceux de 1789 qui ont conduit à la Révolution française. Pour lui, si Jean XXIII est l’inspirateur de cette vaste réunion qui vise à réconcilier l’Église avec le monde contemporain par un aggiornamento, une « mise à jour », son successeur, Paul VI, a la charge d’accompagner ces discussions, de les faire avancer sans heurts et de terminer le concile – Philippe Levillain assiste à cette étape conclusive.
Le jeune homme part à la découverte de cette Rome catholique qui devient désormais le principal objet de ses travaux et de ses réflexions. Il fréquente des cardinaux, d’autres prélats, très influents ou plus modestes, des théologiens, des diplomates, des journalistes. Il est comme Julien Sorel, le héros de Stendhal, au bas-bout de la table : il observe tout ce qui se passe et il apprend. Ce séjour détermine un choix capital, celui du sujet de sa première thèse, dite alors de troisième cycle : « Le deuxième concile du Vatican et sa procédure ».
La thèse. Un choix important.
Alors qu’il quitte Rome pour d’autres aventures, laissez-moi l’accompagner jusqu’à la soutenance de cette thèse en 1972, sept ans après la fin du concile et ce premier séjour. L’un des principaux témoins de sa vie m’a confié que Philippe Levillain était un homme souvent inattendu. Son choix de thèse l’est en tout cas. Il décide d’étudier en historien une réalité historique très récente. On commençait à parler alors d’histoire du temps présent, formule a priori paradoxale. Une telle approche est d’autant plus difficile qu’une grande partie de la documentation reste difficile d’accès. Empêché d’aborder le fond des discussions, il tourne la difficulté en étudiant les méthodes de travail que les pères conciliaires ont suivies à la façon dont on étudie une assemblée politique. Il démonte la montre pour savoir comment elle donne le cours du temps.
Cette décision détermine un autre choix capital, celui de son directeur de thèse. Il se tourne vers René Rémond, historien de la droite, ou mieux des droites, intellectuel catholique, bien connu alors des Français qui le voient à la télévision commenter les élections, plus tard lui-même membre de l’Académie française. Cet historien défend avec vigueur l’histoire politique alors que la majorité des chercheurs d’alors ne jure que par l’histoire économique et sociale, inspirée souvent du marxisme. Respecté, écouté, influent, René Rémond soutient fermement Philippe Levillain tout au long de sa carrière – il a d’autres disciples importants, certains ici présents.
L’originalité de la démarche de Philippe apparaît bien dans une note de son chapitre VIII : « L’essentiel de la présente analyse repose sur des archives inédites qui sont entre les mains de personnes dont il ne nous est pas possible de citer les noms. » D’ailleurs, René Rémond, dans sa préface, approuve cette démarche : « Il a même été parfois contraint de brouiller les pistes comme font souvent les journalistes, pour ne pas découvrir leurs informateurs. » Le jeune historien, qui se révèle alors, montre qu’il aime connaître les opérations discrètes ou secrètes qui s’opèrent dans l’ombre, en faisant parler les témoins. Il sait aussi trouver les sources les plus difficiles à obtenir, souvent des papiers personnels. Paul Veyne, historien cher à notre consœur Dominique Senequier, n’a-t-il pas écrit : « Il en est de l’historien comme du détective… » ? Se gardant de toute interprétation simpliste, Philippe Levillain est aussi un penseur de la complexité car il pense toujours en historien qui critique avec méthode toutes ses sources d’information et replace les faits dans la longue durée.
Le titre du livre qu’il tire de sa thèse, dès 1975, rend bien compte de sa méthode provocatrice : La mécanique politique de Vatican II. La majorité et l’unanimité dans un concile.
Il se considère désormais, selon ses propres définitions, non pas comme un vaticaniste, un journaliste qui observe les événements, mais comme un « vaticanologue », un spécialiste qui « doit être à la fois historien, sociologue, canoniste et versé dans la théologie ». À ce titre, il fait aussi partie de toute une brillante génération qui renouvelle l’histoire religieuse.
Le jeune agrégé a mené cette recherche à bon port, alors que sa vie a été marquée de riches expériences et d’autres choix cruciaux. Remontons donc un peu le cours du temps et revenons à sa sortie de l’École normale.
Un grand Tour mondial
En 1966-1967, à 26 ans, Philippe Levillain fait un séjour d’étude à l’université Harvard aux États-Unis. Bénéficiant d’une grande liberté, il peut s’échapper pour suivre quelque temps son ami Jean-Noël Jeanneney qui fait un tour du monde grâce à la Fondation Singer-Polignac et dont les Mémoires déjà cités permettent de suivre l’étonnant périple. Comme les jeunes gentilshommes européens du XVIIIe siècle, les deux normaliens font leur Grand tour, mais à l’échelle mondiale. Philippe rejoint son condisciple au Viet Nam et ils parcourent ensemble le Laos et le Cambodge. Ces pays sont déjà engagés dans la guerre ou sur le point d’y entrer : ils rencontrent à Saigon le grand reporter Bernard Fall, cher à notre confrère Hervé Gaymard. Quand Philippe regagne les États-Unis, son camarade le rejoint et ils décident de rendre visite à l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay, Alexis Leger, connu sous son nom de poète, Saint-John Perse, prix Nobel de littérature en 1960, que nous retrouverons bientôt pour d’autres raisons, et toujours farouche antigaulliste. Plus tard, en Israël, les deux voyageurs sont reçus par Ben Gourion. En lisant le récit du voyage de ces deux intellectuels, désireux de rencontrer des hommes qui font ou ont fait l’histoire, j’ai songé à des vers de Frédéric Mistral à propos d’un lignage provençal : « Race d’aiglons, jamais vassale/ Qui, de la pointe de ses ailes/ Effleura la crête de toutes les hauteurs. »
Cela contribue sans doute à forger la personnalité de Philippe qui n’a pas de timidité sociale et que les grandeurs intéressent sans l’impressionner. Il a aussi une arme, celle de l’humour, l’art du trait d’esprit. Le trait, c’est aussi une flèche : celles de Philippe Levillain frappent juste et laissent souvent l’interlocuteur vaincu ou ravi de sa force et de son audace. Lui-même semble parfois regretter ce redoutable talent : « On m’a prêté des mystères, je n’en ai pas, je parle trop, je parle trop fort… » Pourtant, la netteté de son propos, le piquant de ses reparties, l’agrément de ses remarques, l’ampleur de ses vues et de ses connaissances ont fait de lui une personnalité flamboyante qui n’inspire pas l’ennui et ne laisse personne indifférent. S’ajoutent une urbanité et une amabilité qui lui rendent faciles les relations avec les autres. Il a sans doute quelques faiblesses, il fait peut-être des mécontents, mais chacun reconnaît en lui un homme d’esprit, ce qui renvoie à son intelligence rapide et à son art incomparable pour faire rire.
Dans son Journal d’un observateur, notre confrère Alain Duhamel raconte qu’en mai 1968 il eut « de longues et fréquentes conversations » avec ces deux jeunes normaliens, spécialistes d’histoire contemporaine. Quatre passions ont cimenté l’amitié durable de ces trois esprits étincelants : la politique, l’histoire, les médias, l’écriture.
Une carrière à l’Université
En 1967, Philippe Levillain entre dans l’enseignement supérieur comme assistant auprès de René Rémond, à Nanterre. Une faculté s’y est installée dès 1964. Philippe Levillain a ironisé sur la gare qui s’appelait « Nanterre La Folie – Complexe universitaire ». C’est sur ce campus que naît la contestation estudiantine en mars 1968 mais, lors de ces événements, Philippe se trouve à Châlons-sur-Marne, à l’école d’application de l’artillerie, pour son service militaire. En revanche, lorsque de nouvelles émeutes éclatent à Nanterre en 1970, sa voiture est brûlée. Comme il l’a lui-même raconté, le Parisien libéré consacre une pleine page à cet épisode. La nouvelle université indépendante la même année, prend le nom de Paris X et est présidée par René Rémond. Après la soutenance de sa thèse, Philippe Levillain y est promu maître-assistant en 1975.
Le mariage en 1970.
Cinq ans auparavant, le 21 mars 1970, il a épousé à 30 ans Henriette de Miramon Fitzjames. Permettez-moi, Madame, de souligner que ce nom de Fitzjames fait surgir la belle figure du maréchal de Berwick, fils légitimé du roi d’Angleterre, qui a servi avec honneur Louis XIV et a sauvé son petit-fils, le roi Philippe V d’Espagne. Ce mariage, célébré en l’église normande de Pennedepie, près de Honfleur, unit deux agrégés : s’ils viennent de milieux différents, ils ont choisi tous deux l’enseignement et la recherche, ce qui n’est de tradition chez aucun de leurs parents. Ils construisent une famille et ont trois fils, Charles-Edouard, né en 1971, qui est aujourd’hui à son tour un historien reconnu, un cher collègue moderniste ; Armand, né en 1974, qui est carme déchaux, docteur en théologie, et Amédée, né en 1976, qui a choisi la voie des finances. Philippe a voulu que son épée d’académicien fût décorée du H pour Henriette, de trois rameaux de feuillage pour ses trois fils et d’une étoile pour chacune de ses belles-filles. Cette arme évoque également Honfleur où il aime séjourner et travailler.
Henriette Levillain a enseigné la littérature à l’université de Nanterre, à celle de Caen, puis à Paris-Sorbonne. Elle travaille sur Saint-John Perse, ce poète que son mari a rencontré dans ses jeunes années, mais aussi sur Marguerite Yourcenar, Virginia Woolf, et plus récemment Katherine Mansfield, faisant paraître des livres qui connaissent un beau succès. Avec son mari, elle a établi et présenté le journal que le secrétaire d’Alexis Leger au Quai d’Orsay, Raymond de Sainte-Suzanne, a tenu de la fin de 1938 à juin 1940, à un moment crucial pour la diplomatie française.
Le bonheur romain
La belle thèse de Philippe Levillain et l’excellent souvenir qu’il a laissé à Rome contribuent à sa nomination en 1977 comme directeur des études d’histoire moderne et contemporaine de l’École française de Rome.
L’École française occupe une partie du Palais Farnèse, l’un des plus majestueux de Rome, juste au-dessus de l’ambassade de France à Rome.
Philippe Levillain a une tâche à mener dans cette citadelle du savoir, une révolution : sous l’impulsion de Georges Vallet, directeur de 1970 à 1983, il est décidé qu’aucune manifestation scientifique n’y aura plus lieu sans la participation d’Italiens : l’École s’ouvre ainsi un peu plus sur la société et la culture du pays. De plus, alors que cet établissement a jusque-là privilégié le passé antique et médiéval, et l’archéologie, le nouveau directeur des études y fait pénétrer celles d’histoire contemporaine, regardées un peu comme du journalisme par les tenants de la tradition. Enfin, ses études et sa curiosité le conduisent à regarder de l’autre côté du Tibre, vers le Vatican, donc à engager un dialogue nouveau avec l’Église.
Philippe s’installe avec sa famille dans cette cité qu’il aime infiniment, sur le Quirinal. Ce furent des années de grand bonheur.
Il donne une nouvelle dynamique à l’histoire même du palais Farnèse, commencée avant lui. Son action se marque surtout par de nombreux colloques internationaux, comme celui sur « Opinion publique et politique extérieure ».
Philippe réussit à nouer des liens avec de nombreux historiens italiens, en particulier ceux de la vie religieuse en Italie, souvent aussi engagés dans l’action politique du côté de la Démocratie chrétienne.
Avec François-Charles Uginet, Philippe Levillain publie en 1984 Le Vatican ou les frontières de la grâce, qui propose une façon intime de découvrir l’Église de Rome en la regardant vivre, une subtile approche de la romanité.
Après avoir quitté l’École française en 1981, il continue d’y revenir et d’y travailler avec régularité, ayant toute la confiance des directeurs successifs. Voici quelques exemples majeurs : il organise un colloque sur Paul VI et la modernité dans l’Église en 1983, soit seulement cinq ans après la mort de ce pape. En 1986, la réflexion collective porte sur ledeuxième Concile du Vatican (1959-1965). À l’occasion de ces réunions, Philippe entretient la tradition des audiences pontificales au cours desquelles le pape reçoit les participants du colloque. Jean-Paul II prononce deux importants discours devant eux le 4 juin 1983 et le 30 mai 1986. D’autres colloques viendront encore, ainsi en 2003, sur le pontificat de Léon XIII. L’École française publie en 2008 le colloque tenu à Paris sur « Rome, l’unique objet de mon ressentiment » : regards critiques sur la papauté. Ce furent ainsi plus de quarante ans d’une collaboration fructueuse et continue entre un historien entreprenant et un puissant établissement de recherche.
Ces réunions savantes ont laissé un souvenir vif et agréable aux participants. Selon le témoignage de l’un d’eux, l’organisateur traite ses invités avec simplicité et bonhomie et leur fait découvrir, au soir de journées bien remplies, la dernière trattoria à la mode. Un historien qui a l’habitude de composer des poèmes, à l’occasion de telles fêtes intellectuelles, donne à l’un d’eux ce refrain : « Le colloque de Levillain/ Se tient à la place Navone », l’École française ayant aménagé pour les rencontres scientifiques des locaux sur cette admirable place.
Philippe Levillain acquiert ainsi une familiarité toujours plus grande avec l’Italie dont il parle parfaitement la langue. Toute sa vie, il fait dans sa seconde patrie des séjours fréquents, à Rome comme dans toute l’Italie, et il aime le mode de vie des Italiens.
Sa notoriété d’historien majeur de l’Église apparaît bien en 2002 lorsqu’il est nommé par Jean-Paul II membre du Comité pontifical pour les sciences historiques. Et, à partir de 2013, il siège également au conseil d’administration de l’École de Rome.
La thèse d’État
Revenons en arrière, à propos des travaux de Philippe Levillain. En ces temps-là, il faut une seconde thèse, une thèse d’État, pour devenir professeur d’université après avoir été maître-assistant. Philippe Levillain a l’idée d’un sujet possible lors d’une visite chez des amis dans la campagne normande. Dans une dépendance, son hôtesse lui montre les cartons d’archives non classées laissés par son grand-père, le comte Albert de Mun. Fondateur de l’œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers, ce monarchiste a conduit une longue carrière politique sous la IIIe République, incarnant ce qu’il est convenu d’appeler le catholicisme social. Il s’est pourtant rallié à la République et a appartenu à l’Académie française.
Tout en étudiant ce fonds, Philippe Levillain commence une course au trésor archivistique, souvent de château en château, pour retrouver d’autres sources. Il quitte l’histoire très contemporaine pour aller du côté du XIXe siècle et de l’histoire politique de la France.
Il y a ici beaucoup d’historiens, mais je dois éclairer ceux qui ne le sont pas. Les travaux de Philippe Levillain consacrés au catholicisme, à la papauté, à des hommes politiques catholiques, parfois très conservateurs, voire réactionnaires, sont fondés sur la plus grande rigueur méthodologique : cela implique le rassemblement d’une immense documentation, en grande partie inédite, une analyse critique des sources, une réflexion qui tient à distance son sujet et en tire des réflexions qui intéressent l’histoire générale.
La thèse de Philippe Levillain évoque un député qui soutient les mesures sociales au nom de ses convictions religieuses avec l’idée de recatholiciser la société. Albert de Mun est un orateur redouté, mais il finit, en raison de son intransigeance à la Chambre des députés, par servir de « faire-valoir des républicains », ses adversaires. Jules Ferry, que De Mun a violemment attaqué en 1889, vient même, à son grand étonnement, lui serrer les mains en le remerciant de la statue qu’il lui a ainsi dressée. En outre, le pape se montre hostile à la création en France d’un parti catholique.
L’histoire politique s’accompagne d’une évocation très vivante de la vie intime de ce catholique fervent mais aussi du milieu aristocratique auquel il appartient, un peu celui des Guermantes de Marcel Proust, un auteur que Philippe connaît par cœur.
Dans les documents qu’il découvre, il croise tant de négociations secrètes qu’il décide d’en tirer d’abord en 1982 un livre sur Boulanger, fossoyeur de la monarchie. Il y montre comment la droite monarchiste a monté un véritable complot pour gagner ce général républicain à ses vues et renverser la République.
Quant à sa thèse, c’est à Rome qu’il l’achève. Il la soutient en 1979 sous la direction de Jean-Marie Mayeur et elle est publiée en 1983 par l’École française de Rome, sous le titre Albert de Mun, Catholicisme français et catholicisme romain, du Syllabus au ralliement, un livre d’un peu plus de mille pages.
Le professeur des universités
Après son séjour à Rome, Philippe Levillain, docteur d’État, est élu en 1982 professeur à l’Université de Lille où l’histoire du catholicisme tient alors une place importante. En 1986, à 46 ans, il retrouve Nanterre, son port d’attache. Deux de ses disciples lui ont rendu un hommage appuyé lors de la remise de son épée d’académicien en 2012. Ayant dirigé 27 thèses, il se montre collègue dévoué, capable d’accepter des tâches administratives. Plus tard, de 1998 à 2008, pendant dix ans, il appartient à l’Institut universitaire de France, ce qui le libère d’une partie de ses enseignements afin de mieux conduire ses projets scientifiques.
Il prolonge en France son expérience des plantureux colloques : il en organise un avec des juristes, sur l’Église et l’État en France et, avec l’Institut historique allemand de Paris, sur la guerre de 1870. Grâce à la Fondation Singer-Polignac, il en prépare plusieurs autres : sur Nations et Saint-Siège au XXe siècle avec Hélène Carrère d’Encausse ; sur l’influence chrétienne dans la République ; sur la France et l’Italie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tout est impeccablement publié.
Il conduit aussi depuis longtemps des travaux de longue haleine, plus personnels. En 1986, il fait paraître Les Lieutenants de Dieu. Les évêques de France et la République, avec la sociologue Catherine Grémion. Cette dernière a mené l’enquête et Philippe Levillain en tire une étude d’histoire sociale, attentive à la vocation des prélats et à leur rapport à la politique. Dans le même ordre d’idées, en 2004, il publie avec Philippe Boutry, une étude collective sur le séminaire français de Rome (1853-2003).
Lundis de l’histoire
Son travail a pris depuis 1982 une autre dimension nouvelle au service de l’Histoire : il est appelé à rejoindre l’équipe qui présente les Lundis de l’histoire sur les ondes de France-Culture. Une fois par mois, il choisit un sujet ou un livre récent dont il invite l’auteur et quelques collègues. La longévité de cette émission – 32 ans, de 1982 à 2014 – révèle qu’il a démontré, dans cet exercice difficile, une grande ouverture d’esprit, une inextinguible curiosité, une attention bienveillante.
Il prépare avec soin ses entretiens, ce qui leur donne une fluidité agréable pour les auditeurs. Nous avons la chance de pouvoir réécouter certaines de ces émissions avec émotion et plaisir, comme on écoute un trio ou un quatuor de musiciens. J’ai retrouvé les interventions de plusieurs savantes et savants présents ici. Ce qui frappe, bien sûr, c’est d’abord la voix profonde de Philippe, qui se fait douce et enveloppante pour charmer l’interlocuteur et peut-être le désarmer, et soudain plus ferme, pour obtenir des réponses nettes et faire avancer la discussion.
Un dictionnaire
La vie intellectuelle de Philippe Levillain trouve peut-être un couronnement dans une gigantesque entreprise d’édition, le Dictionnaire historique de la papauté, commencé en 1987 et paru en 1994. Il en a l’idée après le succès du Dictionnaire Napoléon de notre confrère Jean Tulard. Il s’entoure de savants lieutenants tout-puissants pour les périodes qui lui sont moins familières et il se réserve l’histoire contemporaine. Tous sont très liés à l’École française de Rome. Les collaborations viennent de toute l’Europe et, à la fin, ce monumental dictionnaire compte presque 1800 pages. Il est traduit en italien et en anglais, et cela montre le large écho qu’il a reçu et son caractère irremplaçable.
Philippe Levillain y donne des articles importants. Je ne note qu’un texte malicieux sur l’humour, où il raconte une anecdote qu’il a sans doute rapportée à notre confrère Haïm Korsia. Lors d’une réception diplomatique à Paris, le nonce Roncalli, futur Jean XXIII, entame une conversation avec le grand rabbin de France. Au moment de passer à table, chacun des deux veut laisser passer l’autre. Le futur pape finit par dire : « S’il vous plaît, d’abord l’Ancien Testament, ensuite le Nouveau… »
Des papes
Philippe Levillain est devenu pour les historiens comme pour les médias le spécialiste des papes. Toute sa réflexion se développe dans le contexte de la crise dite postconciliaire. Il a résumé ainsi les critiques qui ont surgi au fil du temps : « Aux yeux des uns, le concile avait été conduit à son terme avec trop de hâte. Pour d’autres, jamais la papauté n’aurait dû convoquer un concile ». Il ne cache pas sa fascination pour le Saint-Siège, cette organisation complexe qui s’appuie sur une expérience millénaire et parvient à s’adapter à la mondialisation. Il s’étonne du pouvoir que conserve cet État de 44 hectares capable de se faire entendre à l’échelle de la planète, enfin il s’émerveille de la mise en scène de cérémonies qui impressionnent et séduisent par leur beauté. Les ouvrages, articles et interventions médiatiques de Philippe Levillain démontrent sa connaissance précise des institutions complexes de l’Église, sa familiarité avec les textes innombrables qu’elle a publiés, sa maîtrise respectueuse de son vocabulaire spécifique.
On ne passe pas sa vie à étudier les papes sans les aimer un peu. Philippe ne les aime pas tous. Il insiste sur le silence de Pie XII pendant la Seconde guerre mondiale. Il admire Paul VI, pape francophile et francophone, mais souligne le trouble suscité en 1968 par son encyclique Humanae vitae, condamnant la contraception.
En dix ans, il publie trois nouveaux livres sur l’Église. Le premier porte sur la fin du long pontificat de Jean-Paul II et l’élection de son successeur– c’est Le moment Benoît XVI, paru en 2008. Il considère Jean-Paul II comme « le premier pontife romanesque de l’histoire de la papauté des deux derniers siècles » Il s’émerveille de la présence au monde de ce pontife qui visité 129 pays et fait vingt-neuf fois le tour du monde, trois fois la distance de la terre à la lune.
C’est sur Benoît XVI qu’il a le plus écrit. Le cardinal Ratzinger a fait partie de notre Académie des sciences morales et politiques comme membre associé étranger à partir de 1992. L’historien décrit les réticences qu’il a suscitées à son avènement, mais il cherche surtout à suivre la réflexion d’un théologien, d’un professeur de théologie, d’un intellectuel.
Dans Rome n’est plus dans Rome en 2010, il étudie le schisme de Mgr Lefebvre, la crise qui frappe l’Église, surtout en France. Il suit le parcours lisse de de l’ancien archevêque de Dakar et en fait un portrait prudent, essayant de comprendre comme il est devenu un évêque rebelle menaçant l’unité de l’Église. Faut-il souligner que Philippe Levillain s’engage sur ce terrain brûlant au moment même où Benoît XVI s’efforce de mettre fin à cette discorde ?
Enfin, il publie en 2015 La papauté foudroyée. La face cachée d’une renonciation. Il évoque la couronne d’épines que Benoît XVI dut porter, les différents scandales qu’il eut à connaître. Il décrit le conclave de 2013, désignant le nouveau pontife comme « François le Téméraire ».
L’Académie des sciences morales et politiques
Bon camarade, ami fidèle, collègue sérieux, savant respecté, il lui restait à devenir le confrère très estimé de notre académie. La notoriété de Philippe Levillain, sa forte personnalité et l’importance de ses travaux depuis des décennies lui permettent d’être élu, le 19 décembre 2011 à l’Académie des sciences morales et politiques. Philippe Levillain convenait bien à une compagnie où l’on ne se contente pas de récits factuels, mais où l’on s’interroge sur eux. Tout au long des entretiens que j’ai eus après avoir présenté ma propre candidature, j’ai pu mesurer à quel point Philippe Levillain était aimé de ses confrères et à quel point sa disparition a laissé un grand vide. Lui-même, curieux de tout, se plaisait parmi ces hautes intelligences venues de tous les horizons. Capable d’étonner et de surprendre, souvent inattendu, il a plu dans une société qui n’aime ni le conformisme intellectuel, ni les idées reçues. Il en analyse la mécanique avec bonheur : n’a-t-il pas écrit qu’un conclave ressemble à une élection académique ? Il a pris part aux travaux de cette compagnie, il a présenté une belle notice sur Pierre Chaunu, son prédécesseur, et il a soutenu bien des candidatures, parfois de très près, contribuant à leur succès. [Il a vu avec plaisir son ami Alain Duhamel le rejoindre.] L’un de ses derniers textes pour notre académie nous fait suivre le vol d’une mouette sur Rome, ultime poème pour une ville tant aimée, « toujours un miroir du monde ».
Il s’est éteint le 4 octobre 2021 au retour d’une mission à Rome. Pour finir de saluer sa vie si active et son immense travail, je veux citer le message de Paul VI, lors de la fin du concile, à tous les savants, que Jean-Paul II avait repris devant les participants au colloque organisé par Philippe en 1986 : « A vous, les chercheurs de la vérité, à vous les hommes de la pensée et de la science, les explorateurs de l’homme, de l’univers et de l’histoire… Votre chemin est le nôtre… Cherchez la lumière de demain avec la lumière d’aujourd’hui, jusqu’à la plénitude de la lumière ! » C’est ce chemin que Philippe Levillain a voulu suivre.
Intermède musical
Christoph Willibald von Gluck
Danse des Esprits Bienheureux – Orphée et Eurydice
Arrangement de Giovanni Sgambati

Discours de remise de l’épée à Lucien BÉLY
par Jean-Robert PITTE, vice-Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Remise de son épée d’académicien à Lucien Bély
Le 30 septembre 2024
par Jean-Robert Pitte
Le moment est venu d’armer notre nouveau confrère de son épée d’académicien. Lucien m’a confié cet honneur dont je le remercie. C’est sans doute parce que nos disciplines sont sœurs jumelles, puisque, depuis Hérodote, aucune n’est l’aînée de l’autre, et que j’ai eu la joie de l’initier jadis à quelques petits tours de cartes, je veux dire de cartes géographiques, bien sûr. Nous avons aussi d’autres complicités parmi lesquelles l’amour de la bonne chère, laquelle fait partie des gènes de tout Lyonnais, de surcroît un Lyonnais qui a passé sa jeunesse dans les fragrances et les saveurs délicates de la charcuterie paternelle. Peut-être a-t-il croisé, enfant, un personnage émouvant du chef d’œuvre de la littérature lyonnaise qu’est Le charcutier de Mâchonville dû à la plume jubilatoire de Marcel Grancher[1], lequel mériterait une édition complète de ses livres dans la collection de la Pléïade. D’anthologie est la scène au cours de laquelle le jeune et charmant commis est courtisé par sa patronne : « David, est-ce que vous m’aimez ?… Le regard levé vers le ciel, très Joseph devant Madame Putiphar, le commis répondit : Je vous l’ai déjà dit, Madame, j’aime la charcuterie. » C’est un art très noble que celui de la charcuterie. J’espère qu’un jour Lucien nous offrira à lire une histoire des charcuteries du Grand Siècle !
Mais venons-en à des choses plus sérieuses encore. La vie d’académicien est un combat et il faut être solidement armé pour défendre la belle et bonne histoire fondée sur des sources neuves cuisinées avec talent afin de devenir utiles aux historiens patentés, mais aussi accessibles au commun des mortels, ce qui est le double talent de Lucien. Ce devrait être une règle dans toutes ses humanités qui se délectent aujourd’hui un peu trop de jus de crâne et de jargon. L’épée de Lucien Bély est d’une grande richesse symbolique. C’est une épée de cour qui date du règne de Louis XV et non de son cher Louis XIV, mais il a largement dépassé dans ses travaux la date de 1715. Elle provient de chez un antiquaire d’Arnay-le-Duc, joli bourg situé sur la route royale menant de Paris à Lyon, aujourd’hui siège de la Maison Régionale des Arts de la Table.
Son premier propriétaire était homme de goût à en juger par la richesse et la finesse de son décor. L’œil est d’abord attiré par la fusée à huit pans ornée de plaquettes de nacre maintenues par un filigrane d’argent. Le pommeau et la coquille sont richement ornés d’objets et de scènes ciselés qui évoquent la campagne et la musique, deux thèmes qui éloignent cette épée d’un usage guerrier. Lucien est un pur produit de la méritocratie républicaine. Il a vécu toute sa jeunesse dans la campagne Lyonnaise, à Sathonay-Village où ses quatre grands-parents étaient paysans et ces symboles lui parlent : un arrosoir, une faucille, un râteau, des paniers fleuris, des épis, du feuillage. Des instruments de musique viennent enchanter ces symboles bucoliques et signent le goût musical de Lucien : une cithare, un violon, une timbale. On pense aux fêtes champêtres de Watteau auxquelles tient compagnie un autre divertissement aristocratique, la chasse, figurée par un fusil, une poire à poudre, des trophées. Une victoire orne la lame bleuie. C’est bien le moins pour célébrer l’entrée sous la coupole de notre nouveau confrère.
Quelques autres symboles ont été choisis par Lucien Bély pour venir enrichir cette belle épée sur son fourreau. Sur le devant, voisinent une rose et un temple. La rose à cinq pétales symbolise le secret. Elle était jadis sculptée sur les confessionnaux et l’expression Sub rosa désigne le secret que Lucien a beaucoup étudié sur les plans politique et diplomatique tout au long de ses recherches. Bien entendu, elle vient compléter le décor champêtre voulu par le premier possesseur de cette épée et les jardins odorants de Sathonay. Le petit temple à l’antique, surmonté de la légende Adytum pacis, le sanctuaire de la paix, est bien sûr une évocation des travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques qui se déroulent dans ce palais. C’est Racine qui a proposé ce symbole et cette légende en 1697 pour commémorer sur une belle médaille la paix des Pyrénées signée en 1659 dans l’île des Faisans sur la Bidassoa.
Au dos, a été figuré un livre ouvert sur lequel figure un « S », le « S » qui figure en nombre dans le décor de la Sorbonne reconstruite par Nénot dans les dernières années du XIXe siècle, autre temple à la gloire de l’unité de la Nation autour du Savoir et de la République où Lucien a passé 27 années heureuses. Enfin, est mentionnée la date de l’élection de notre ami en notre compagnie : le 20 mars 2023. Nous ignorions tous que le 20 mars est depuis 2012, grâce à une décision de l’Assemblée générale des Nations unies – tenez-vous bien ! – la « Journée internationale du bonheur et du bien-être ». Dans un discours du 22 janvier 2013, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, exposa les objectifs à atteindre. J’en cite quelques-uns : « Faites des choses qui vous rendent heureux. Dites-le à tout le monde. Donnez et répandez le bonheur aux autres. Profitez de la nature et adoptez l’hédonisme. » Je suggère que, sur proposition de Lucien Bély, l’Académie des Sciences morales et politiques adopte ce programme avec enthousiasme !
[1] Lyon, Lugdunum, 1942, p. 139.
Les intermèdes musicaux sont interprétés par Juliana STEINBACH
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