Communication de Michel FOUCHER « Géographie et diplomatie »

Communication de Michel Foucher, Professeur émérite à l’ENS, à l’IEP et à l’ENA

Thème de la communication : Géographie et diplomatie

 Synthèse de la séance

Michel Foucher commence en proposant de définir la diplomatie comme une conversation continue entre États, reposant sur des règles communes et une compréhension mutuelle, bien que parfois, la ruse puisse s’y glisser. Il retrace l’étymologie du terme diplomatie, d’abord issu du grec διπλÏŒειν et du latin diploma, un passeport métallique sous l’Empire romain. La diplomatie est la conduite de la politique extérieure d’un État par la représentation, l’administration des affaires internationales et, surtout, la négociation, qu’il considère comme une transaction, dérivée de « negotium ». Michel Foucher définit ensuite la géographie comme la description et le dessin du monde, non seulement sous ses aspects localisés, mais aussi à travers les cartes mentales et les représentations. Il résume ainsi sa pensée : « Ce qui est cartographiable est géographique ». Le général de Gaulle, qui dans Vers l’armée de métier (1934), attribue à Napoléon l’assertion selon laquelle « la politique d’un État est dans sa géographie », analyse la vulnérabilité du Nord-Est français, dénué de barrières naturelles, et souligne l’importance de la diplomatie dans la quête d’une couverture stratégique. C’est la compréhension de cette vulnérabilité qui le fait plaider, en vain, dès 1934, pour une armée de métier dotée de forces mécanisées. En 1940, la justesse de son diagnostic est fondée sur le choix de l’échelle pertinente : non pas seulement l’Europe et la lutte franco-allemande mais le monde. Penser juste en stratégie commence par le bon choix d’échelle de référence.
L’exemple de Franklin D. Roosevelt illustre comment la géographie peut inspirer le pouvoir. Dès son enfance, Roosevelt développa un intérêt pour la géographie, notamment à travers sa collection de timbres. En tant que président, il utilisa la cartographie comme un outil central, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale. Le National Geographic lui fournissait des cartes actualisées qu’il consultait depuis son bureau ovale. En 1942, il aménagea un centre de communication secret à la Maison-Blanche, inspiré de la salle des cartes de Churchill, où il suivait les opérations militaires et coordonnait les stratégies avec les Alliés. Roosevelt impliqua également les citoyens en les encourageant à suivre la guerre géographiquement, notamment lors de ses allocutions radiophoniques baptisées « causeries au coin du feu », soulignant la dimension globale du conflit.
Michel Foucher évoque le Kazakhstan, où le président Nazarbaïev créa l’université Lev-Goumilev à Astana, une capitale stratégiquement située au nord pour renforcer l’autorité du pays face à la Russie. C’est également à Astana que le président chinois Xi Jinping lança en 2013 son projet des « Nouvelles Routes de la Soie », visant à améliorer les échanges entre l’Asie et l’Europe. Ce projet repose sur cinq axes : infrastructures, commerce, intégration financière, circulation monétaire et rapprochement des peuples. Bien qu’économique, sans ambition géopolitique affichée, l’objectif est de désenclaver l’ouest de la Chine et de rééquilibrer la mondialisation. Michel Foucher montre aussi comment la Chine accompagne ce projet d’une recomposition cartographique, en promouvant des projections alternatives, comme celle de Hao Xiaguang (2004), qui privilégie les routes arctiques. En 2012, Pékin réactualisa une carte de 1947 pour revendiquer la mer de Chine du Sud, cherchant ainsi à façonner une vision du monde conforme à ses intérêts, loin de la projection de Mercator dominante en Occident.
Michel Foucher montre à l’inverse les conséquences de décisions politiques négligeant la géographie, citant Neville Chamberlain en 1938 qui minimisait la crise des Sudètes, ignorant le rôle stratégique de l’Europe centrale : « Il est vraiment horrible, fantastique et incroyable d’essayer ici des masques à gaz à cause d’un conflit dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien » (27 septembre 1938, à la BBC). Il fait un parallèle avec la guerre d’Irak (2003), où l’administration Bush, malgré les avertissements français, déstabilisa l’Irak en éliminant la minorité sunnite et en renforçant l’influence de l’Iran. L’exemple de Paul Bremer, administrateur de l’Irak en 2003-2004, est révélateur : ignorant même la localisation de l’Irak, il dissout le parti Baas et l’armée, contribuant à l’ascension de l’État islamique et au chaos régional.

Michel Foucher évoque les accords de Dayton (1995), où la cartographie joua un rôle clé dans les négociations pour mettre fin à la guerre en ex-Yougoslavie. Sous la direction de Richard Holbrooke et du général Wesley Clark, les négociateurs américains utilisèrent des cartes militaires numériques mises à jour en temps réel, ce qui facilita les discussions et évita les contestations territoriales. Si le Département d’État américain dispose d’un Bureau du Géographe depuis les années 1920, les experts français de 1917 réunis à l’instigation d’Aristide Briand au sein du Comité d’études français, qui eut pour président l’historien Ernest Lavisse et pour vice-président Paul Vidal de la Blache, fondateur de l’école française de géographie, n’eurent pas le même impact sur les décisions concernant les frontières après 1919 – en dehors du rôle d’Emmanuel de Martonne sur le tracé de la frontière entre la Hongrie et la Roumanie.
Michel Foucher évoque ensuite le Programme Frontières de l’Union africaine, lancé par l’ex-président malien Alpha Oumar Konaré en 2007, visant à encourager la démarcation des frontières africaines. Plusieurs pays, comme le Mali et le Sénégal, ont participé à ce projet financé par la coopération allemande. Il mentionne aussi les négociations frontalières permanentes en Asie du Sud-Est et entre l’Inde et la Chine. Bien que la Cour internationale de justice et la Cour permanente d’arbitrage traitent de ces questions, les cartes n’ont pas de valeur juridique.
M. Foucher évoque les « tentations déterministes » dans les discours géopolitiques contemporains, citant l’exemple de la Turquie et sa remise en cause du traité de Lausanne de 1923. En 2019, Ankara signe un accord maritime avec Tripoli, controversé car il ignore l’île de Crète, suivi d’un mémorandum sur la prospection d’hydrocarbures en 2022. Michel Foucher cite la déclaration de Recep Tayyip Erdoğan, affirmant que la Turquie pourrait remettre en cause les cartes et documents « immoraux ». La doctrine de la « patrie bleue » (« Mavi Vatan ») vise à renforcer la position de la Turquie en mer, mais sa réussite dépend de la modernisation des forces navales et de partenariats internationaux.
Michel Foucher analyse les révisionnismes territoriaux contemporains, en particulier les ambitions de réunir le « monde russe » (Russky Mir), comme le montre la revendication de la « Nouvelle Russie » en Ukraine orientale et l’annexion de la Crimée. Il mentionne également les revendications russes en Arctique, y compris le pôle Nord. Il évoque les révisions territoriales de la Chine, illustrées par une carte de 2023, et les tensions qu’elles ont provoquées en Asie. Enfin, il cite Donald Trump, qui remet en cause la souveraineté du Danemark sur le Groenland dans un cadre révisionniste néo-impérial.
Michel Foucher conclut en soulignant que parfois le géographe peut contredire le diplomate, notamment dans le contexte israélo-palestinien. S’interrogeant sur le fait de savoir s’il y aura encore une place, au sens propre, pour un État palestinien au bout du processus, le géographe conclut par la négative alors que le diplomate maintient l’objectif de la solution dite des « deux États ». Il souligne l’influence des références bibliques dans la reconstruction d’Israël et la redéfinition des territoires, comme « la Judée et la Samarie » », à la place de la « Cisjordanie ».
Michel Foucher affirme qu’il partage avec Jean Gottmann la conviction que l’espace géographique est essentiel en ceci qu’il coïncide avec l’espace politique. La géographie, avec sa boîte à outils, gagne à être active et engagée dans la conduite des affaires du monde.

À l’issue de sa communication Michel Foucher a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées J. Tulard, L. Ravel, J.D. Levitte, G. Guillaume, B. Stirn, H. Gaymard, L. Bély, G. de Menil, L. Stefanini, M. Pébereau, H. Korsia.

Verbatim du communicant

Téléchargez le verbatim de Michel Foucher

 

GEO DIPLO 3 2 2025

GEOGRAPHIE ET DIPLOMATIE

Michel Foucher[1]

Académie des sciences morales et politiques

Lundi 3 février 2025

Parlons de l’horizon, mes amis, de quoi pourrions-nous parler d’autre ?

Yves Bonnefoy

Introduction : Diplomatie et géographie, géographie et politique 

Sept interactions concrètes entre géographie et diplomatie

  • Quand la géographie inspire le pouvoir
  • Quand la géographie n’inspire pas le pouvoir
  • La cartographie comme un outil de négociation
  • Règlements frontaliers et coopération régionale
  • Tentations déterministes
  • Révisionnismes territoriaux
  • Le géographe contredit le diplomate

Conclusion : Une géographie active

Introduction

Diplomatie :  La vie internationale comporte une conversation permanente entre les États[2]. Cette conversation s’appelle la diplomatie.On triche mais pas tout le temps car il faut comprendre et être compris. La force n’est pas tout ; il y a des règles.

En grec διπλÏŒειν d’où dérive le latin diplomaqui signifie double. Sous l’Empire romain, en effet, tous les passeports et certificats officiels pour les voyageurs étaient gravés sur des plaques de métal doubles. Ce passeport métallique s’appelait diploma, terme qui fut ensuite étendu à d’autres documents, doubles de lettres de souverains, lettres de créance, recommandations. Le mot ambassade est, lui, d’origine celtique.

C’est la conduite de la politique extérieure d’un État, via la représentation des intérêts, l’administration des affaires internationales et surtout la négociation, temps utile de l’action diplomatique.

Négociation : de negotium, négoce donc transaction. S’oppose à otium (le temps libre, loin des affaires). Il s’agit donc d’un travail : nec otium.

Celuy qui négocie trouve toujours un instant propre pour venir à ses fins, et quand mesme il ne le trouverait pas, au moins est-il vray qu’il ne peut rien perdre et que, par le moyen de ses négociations, il est averty de ce qui se passe dans le monde, ce qui n’est pas de petite conséquence pour le bien des Estats. Les négociations sont des remèdes innocens qui ne font jamais de mal. Il faut agir partout, prez et loin et surtout à Rome », Richelieu, chapitre VI du Testament politique rédigé vers 1640 (publié en 1688)

Géographie : description, objective et subjective, et dessin de tout ou partie du monde connu, à des fins de connaissance et d’action. Les cartes mentales et représentations comptent autant que les réalités localisées.

Selon moi, est géographique ce qui est cartographiable.

Géographie et politique

« La politique d’un État, disait Napoléon, est dans sa géographie », écrit Charles de Gaulle dans son Vers l’armée de métier (1934), dans le premier chapitre intitulé « Couverture ».

Ce premier chapitre est en réalité un vaste et authentique commentaire de carte qui vise à démontrer les vulnérabilités de la France du Nord-Est face à l’ennemi héréditaire prussien : pas de ligne de défense naturelle au nord des Vosges et à l’ouest du Rhin, localisation des équipements miniers et industriels à la frontière (alors que la Ruhr est à l’est du Rhin).

De Gaulle poursuit : Cette couverture, que la nature lui refuse, la France, au long des siècles, n’a cessé de la poursuivre par la diplomatie. D’autres ont pu chercher ailleurs surtout la domination des mers, l’exploitation de terres lointaines, de libres issues,…, pour nous, ce qui nous hante, c’est la sécurité de notre hexagone ».

Comme on le sait il plaide, en vain, dès 1934, pour une armée de métier dotée de forces mécanisées pour compenser ces vulnérabilités.

Le raisonnement géographique est encore présent le 18 juin 1940, cette fois en mobilisant le jeu des échelles : la justesse de son diagnostic est fondée sur le choix de l’échelle pertinente, non pas l’Europe et le seul niveau de la lutte franco‐allemande, mais le monde, c’est‐à‐dire l’Empire français et l’industrie mécanique des Etats-Unis. Penser juste en stratégie commence par le bon choix de l’échelle de référence.

Mais il importe de constater que la citation empruntée à Napoléon (et devenue objet de cours à l’École de Saint Cyr) n’est pas conforme à la version originelle qui devait faire référence. La voici :

« La politique de toutes les puissances est dans leur géographie ».

Elle fait partie la conclusion de la missive adressée par Napoléon à Frederic‐Guillaume III, roi de Prusse, le 19 brumaire an XIII (10 novembre 1804) : « Après les relations qui avaient eu lieu entre l’empereur Alexandre [de Russie] et moi, il est des choses qu’il n’eût jamais dû se permettre. Mais sans doute qu’un jour cette puissance sentira que, si elle veut intervenir dans les affaires d’Europe, elle doit adopter un système raisonné et suivi et abandonner des principes uniquement dérivant de la fantaisie et de la passion, car la politique de toutes les puissances est dans leur géographie. Il me reste à désirer que Votre Majesté́ soit aussi satisfaite de mes sentiments que je l’ai été́ de ceux qu’elle a bien voulu m’exprimer ».

Autrement dit, Napoléon cherche à enrayer un rapprochement entre Berlin et Moscou et à convaincre la Prusse que la Russie n’a pas à se mêler des affaires de l’Europe.

La signification de cette référence est donc très différente de l’usage qu’en fait De Gaulle. A dire vrai, les deux font sens et le recours à cette formule qui relie géographie et politique doit en permanence être située dans un contexte historique et politique concret, singulier. Sinon, on risque le déterminisme qui est le lot commun de cette formule : le pays d’aval doit contrôler l’amont (Égypte et Éthiopie) ; le Rhin moyen était une frontière pour les géographes français et l’axe d’articulation d’un bassin fluvial pour les géographes allemands.

  1. Quand la géographie inspire le pouvoir

Puisque l’année 2025 verra la célébration de la fin de la seconde guerre mondiale, il est utile de rappeler l’excellent usage pédagogique qu’a fait, à des fins pédagogiques, le président Franklin Delano Roosevelt lors de ses allocutions au coin du feu.

Franklin D. Roosevelt avait l’esprit tourné vers les cartes. Sa passion pour les cartes remonte à son enfance, lorsqu’il a commencé à collectionner les timbres-poste.  Les timbres du monde entier ont permis à FDR d’approfondir ses connaissances et sa compréhension de la géographie et de la communauté internationale, connaissances qu’il a apportées avec lui à la Maison Blanche en 1933. 

Après le déclenchement de la guerre en 1939, National Geographic a fourni au président Roosevelt et à Winston Churchill des armoires à cartes murales spéciales, cachées par des photographies agrandies.  À l’intérieur de ces armoires se trouvaient des cartes sur rouleaux, classées par hémisphère, région et théâtre d’opération.  Les cartographes de National Geographic mettaient régulièrement à jour ces cartes, les apportaient à la Maison Blanche et les installaient personnellement dans l’armoire du président, suspendue dans son bureau ovale privé.  En se tournant simplement dans son fauteuil et en ouvrant le meuble, FDR pouvait rapidement vérifier l’emplacement des batailles dans le monde entier.

En janvier 1942, FDR transforme un vestiaire pour dames dans le sous-sol de la Maison Blanche en un centre de communication top secret. Inspirée d’une salle similaire utilisée par Winston Churchill, la salle des cartes était un lieu où le président pouvait surveiller les activités militaires dans le monde entier. C’est là que les rapports, les documents et les messages codés étaient reçus, résumés et classés. Par l’intermédiaire de la salle des cartes, Roosevelt communiquait avec les dirigeants alliés du monde entier, notamment Churchill, Staline et Tchang Kaï-Chek[3]. 

Il avait demandé aux auditeurs d’acquérir un atlas afin de suivre ses démonstrations à la radio. Ainsi le 23 février 1941 : « Cette guerre est d’un genre nouveau. Elle est différente de toutes les autres guerres du passé, non seulement par ses méthodes et ses armes, mais aussi par sa géographie. C’est une guerre qui concerne tous les continents, toutes les îles, toutes les mers, toutes les voies aériennes du monde. C’est la raison pour laquelle je vous ai demandé de prendre et d’étaler devant vous une carte de la terre entière et de suivre avec moi les références que je ferai aux lignes de bataille de cette guerre qui encerclent le monde. De nombreuses questions resteront, je le crains, sans réponse ce soir, mais je sais que vous comprendrez que je ne peux pas tout couvrir dans un seul et court rapport au peuple ». Le terme de carte est cité treize fois dans son allocution.

Churchill disposait également d’une salle des cartes secrète dans son cabinet de guerre et d’une ligne téléphonique directe avec Roosevelt.

Voici des interactions plus contemporaines.

La géographie inspire le pouvoir du président du Kazakhstan, créateur de l’université́ d’Eurasie Lev‐Goumilev à Astana, la nouvelle capitale située bien au nord pour mieux tenir un vaste pays neuf, face à la Russie. C’est d’ailleurs là que le président chinois lança publiquement son projet de connexion eurasiatique. Sa dimension maritime, dans l’Océan indien, inquiète l’Inde même si, selon le commandant naval Uday Bhaskar, son pays est favorisé par la géographie.

Citons encore l’Iran où les géographes politiques sont très présents dans l’appareil d’État, civil et aménageur, militaire et conquérant. Et à l’inverse d’une formule devenue célèbre, ici c’est la guerre qui a servi à créer une géographie (conflit Iran‐Irak, question du détroit d’Ormuz et affrontements avec les puissances). Il y a bien une géopolitique du chiisme.

Un autre exemple remarquable et contemporain, de corrélation assumée entre géographie et politique est celui du projet « Yidai Ylu » (dit « routes de la soie ») développé par le gouvernement chinois. Il s’agit d’une stratégie conçue à l’échelle mondiale, dans sa double dimension terrestre et maritime.

Lancée par le Président Xi lors d’un discours à l’université Nazarbaïev, à Astana, le 7 septembre 2013, l’initiative s’adressait d’abord aux pays d’Asie centrale, appelés à bâtir « ceinture économique » au long de l’antique et mythique Route de la Soie, afin de « forger des liens économiques plus étroits, d’approfondir la coopération et d’étendre le développement dans la région Euro-Asiatique au moyen d’une approche innovante ». Marquant que cette ceinture traverserait d’Asie orientale en Europe occidentale le plus grand marché du monde, avec 3 milliards d’habitants, il détermina cinq champs de coopération pratique : « améliorer les communications, assurer la connectivité routière, lever les obstacles aux échanges commerciaux, favoriser la circulation monétaire et accroître la compréhension entre les peuples ».

 Cette initiative présente plusieurs originalités qui méritent l’intérêt[4] :

– en une formule synthétique – Yidai Yilu – (« une ceinture, une route »), elle se présente comme un projet géographique de connectivité généralisée, à vocation géoéconomique, sans intention géopolitique explicite ;

– elle porte la marque personnelle du Président et d’un petit groupe dirigeant qui est en charge de la promouvoir ;

– elle vise d’abord à désenclaver le grand Ouest chinois en s’appuyant sur l’essor économique, en cours ou attendu, des pays voisins ;

– elle entend donner une dimension continentale à une globalisation économique qui a été jusqu’à maintenant essentiellement maritime ;

– par ses deux volets, elle tente de faire la synthèse entre plusieurs orientations stratégiques, celle terrestre, classique, celle maritime, nouvelle, l’arbitrage entre les deux suscitant de réels débats d’experts en Chine ;

– enfin, elle prétend inclure et englober des projets nationaux antérieurs ou indépendants de l’approche chinoise en leur offrant un label et des financements pour favoriser une convergence avec l’intérêt chinois. La méthode se veut l’illustration d’une voie innovante dans les relations internationales.

Le dernier investissement chinois notable est celui du méga port en eau profonde de Chancay, sur la côte du Pérou, opéré par Cosco Shipping Port inauguré par le Président Xi Jinping le 14 novembre 2024.

On remarquera également que la stratégie mondiale de la Chine s’accompagne de la conception et de la diffusion de nouvelles représentations du monde, adossées à des projections cartographiques inédites : projection polaire de 2004 produite par le géophysicien Hao Xiaguang pour la China State Ocean Administration, reprise par l’Armée populaire de libération ; elle cartographie les routes maritimes de l’Océan Arctique, entre Shanghai, Rotterdam et New York. Une autre projection datée de 2013, par le même auteur, est de type polaire mais centrée sur ce qui est nommé « le troisième pôle », la chaîne de l’Himalaya, manière de justifier son intérêt pour les deux autres ; elle tend à marginaliser l’Amérique du Nord, à la différence de la projection de Mercator.

La Chine développe « la politique de sa géographie ». On la constate sur mer où la carte maritime de 1947 produite par un géographe, Zhing Zi, pour le gouvernement du Kouo-Min-Tang, est reprise en 2012 sur la carte au 1/10 000 000 en vision verticale et panoramique, qui inclut la totalité́ de la mer de Chine du Sud. La Chine entend mettre en circulation une nouvelle projection du monde, plus conforme à ses ambitions globales.

La carte de Hao Xiaoguang valorise la compacité́ des terres émergées : la Chine, l’Eurasie et l’Afrique occupent le centre de la carte, l’Amérique du Nord est en haut et l’Amérique latine en bas. Et, vu de Pékin, qui contrôle l’Europe peut dominer le monde ! C’est aussi une réplique critique à la projection dominante en Occident, celle de Mercator, qui en déformant les surfaces des États dans les hautes latitudes (le Groenland (2,166 mkm2) paraît plus étendu que le Brésil alors qu’il est quatre fois plus petit) et que le continent africain (15 fois plus vaste) exagère l’image de l’hémisphère Nord ; elle est reprise par Google Maps. La projection Mercator suscite une inspiration biaisée mais l’imaginaire peut devenir réalité.

  1. Quand la géographie n’inspire pas le pouvoir

« Il est vraiment horrible, fantastique et incroyable d’essayer ici des masques à gaz à cause d’un conflit dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien » osa déclarerNeville Chamberlain, PM du Royaume Uni (27 septembre 1938, BBC), deux jours avant la rencontre de Munich à propos de la Tchécoslovaquie (et la crise des Sudètes). Il est vrai qu’il était partisan d’une politique d’apaisement à l’égard du régime nazi.

On se souvient des tentatives infructueuses de la diplomatie française pour faire comprendre à l’équipe du Président Georges W. Bush des risques majeurs d’une intervention militaire américaine en Irak (2002-2003). Une équipe de décideurs ignorant de la complexité ethnoreligieuse du pays, le risque, après la destruction du pouvoir détenu par la minorité sunnite et laïque, de favoriser l’influence de l’Iran (pourtant adversaire des Etats-Unis) dans un pays à majorité chiite, sans compter avec les questions kurdes.

Et Paul Bremer, nommé « gouverneur » de l’Irak (2003-4), déclara : « Quand j’arrivais à Bagdad, je ne savais même pas situer l’Irak sur une carte ». On sait que sa dissolution du parti Baas et de l’état-major de l’armée a facilité la mise en place de l’État islamique.

  1. La cartographie comme un outil de négociation : un seul précédent

Le 1er novembre 1995, le président Bill Clinton avait invité les trois dirigeants de l’ex-Yougoslavie à la base aérienne de Wright-Patterson à Dayton, dans l’Ohio, pour négocier la fin des conflits  ethno-politiques entre la Croatie et la Serbie et aux dépense de la Bosnie-Herzégovine. Après 18 semaines de navette diplomatique et 21 jours d’intenses négociations, les dirigeants des parties en présence ont paraphé les accords de paix de Dayton, acceptant la fin de la guerre le 21 novembre. La cérémonie de signature a eu lieu à Paris un mois plus tard, en présence de M. Clinton.

L’ambassadeur Richard Holbrooke et le lieutenant-général de l’armée américaine Wesley Clark, en tant que principaux négociateurs américains, avaient élaboré la stratégie de soutien cartographique à la négociation. La stratégie était simple :  inonder le site des négociations avec des cartes militaires américaines de la Defense Mapping Agency, faire en sorte que les cartes modifiées en fonction des discussions et que les nouveaux calculs des zones territoriales arrivent aussi vite que nécessaire et ne pas faire d’erreurs. Une équipe de 50 techniciens disposait de systèmes informatiques portables, de stations de numérisation et d’imprimantes. Ils pouvaient produire une carte ou une révision cartographique complexe en 30 minutes. La technique numérique garantit la précision, la cohérence et la fiabilité.

C’était la première fois que des cartes numériques étaient utilisées dans des négociations diplomatiques.

Le Département d’État inclut un Bureau du Géographe et des affaires globales fait partie du bureau renseignement et recherche. Il fut établi dans les années 1920 comme Bureau du géographe pour suivre les modifications territoriales en Europe, sous l’impulsion du géographe Isaiah Bowmann, proche conseiller de Woodrow Wilson.

Les géographes et les historiens français, britanniques et américains avaient été actifs avant la négociation des traités de 1919-1923, notamment le Comité d’études français. Mais leur rôle était d’animer une structure de réflexion créée par la France en février 1917 afin de participer à l’élaboration de ses objectifs de guerre pendant la Première Guerre mondiale. Il fut créé à l’instigation d’Aristide Briand, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, par le député de Paris Charles Benoist et eut pour président l’historien Ernest Lavisse. Paul Vidal de la Blache, fondateur de l’école française de géographie, en est le premier vice-président. Au cours de ces deux ans et demi d’activité, le Comité d’études remet aux autorités françaises près de soixante mémoires portant sur les futures frontières orientales de la France (Alsace, Lorraine, Sarre, rive gauche du Rhin, Luxembourg), de ses alliés en Europe (Belgique, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Italie, Pologne, Roumanie, Grèce) et du Proche-Orient (Anatolie, Syrie, Arménie). Comme l’avait demandé Briand, tous les rapports ont été rédigés dans la perspective d’une victoire militaire de la France. Mais les chercheurs français n’ont jamais été associés aux négociations et les conclusions de leurs mémoires ont rarement été mises en œuvre, à quelques exceptions près, car les décideurs avaient d’autres objectifs [5].

  1. Règlements frontaliers et coopération régionale

Il convient de mentionner ici le Programme Frontières de l’Union africaine, lancé à l’initiative de l’ancien président du Mali, Alpha Oumar Konaré, en 2007, afin d’encourager les pays africains à procéder à la démarcation de leurs limites respectives., dès lors que moins du tiers de l’enveloppe frontalière terrestre totale est démarquée avec précision. Mail, Burkina Faso, Sénégal, Mozambique, Malawi se sont prêtés à cet exercice financé par la coopération allemande.

Rappelons également que les négociations des commissions des frontières sont permanentes en Asie du Sud-est (Cambodge et Vietnam, Cambodge et Laos sur le Mékong, Cambodge et Thaïlande sur le golfe de Thaïlande).

Idem entre Inde et Chine, sans résultats autres que d’écarter les tensions.

Les questions frontalières sont traitées dans leur dimension juridique par la Cour internationale de justice de La Haye (Chili Bolivie, limites maritimes dans la mer des Caraïbes et dans l’océan Indien,…) et par la Cour permanente d’arbitrage (mer de Chine du Sud). Les cartes ne sont pas considérées comme ayant valeur juridique.

  • Tentations déterministes

Les raisonnements déterministes sont le lot commun des discours prétendument géopolitiques.  Parmi les multiples exemples récents, je retiens celui de la tentative de remise en cause des dispositions du traité de Lausanne de 1923 par Ankara, qui s’est traduit entre autres par la signature en novembre 2019 d’un accord de délimitation maritime entre Ankara et Tripoli (Libye), controversé car sans valeur en termes de droit international (il ignore la présence de l’île de Crète). Il a été suivi d’un mémorandum de prospection d’hydrocarbures en 2022.

« La Turquie est assez forte politiquement, économiquement et militairement pour déchirer les cartes et les documents immoraux ». Recep Tayyip Erdoğan, Parlement turc, 6 septembre 2020, à propos du traité de Lausanne (1923).


 La carte mentale de la « patrie bleue » (« Mavi Vatan ») a été élaborée par des amiraux conscients de l’importance stratégique de la mer, cette approche est influente au sein des élites militaires, politiques, économiques et intellectuelles turques. Bien qu’elle présente certaines contradictions avec la vision traditionnelle des islamo-conservateurs, la Mavi Vatan a été reprise à son compte par le président Recep Tayyip Erdoğan ; elle lui offre en effet l’occasion de consolider son alliance avec les mouvements nationalistes et d’offrir un cadre juridique à son action en Libye. Cependant, la réussite de cette doctrine dépendra aussi de la capacité de la Turquie à moderniser ses forces navales, un effort qui nécessitera le maintien de partenariats internationaux solides[6].

  • Révisionnismes territoriaux

Rassembler le « monde russe » (Russky Mir), tel est l’objectif du Kremlin, depuis toujours. L’argumentaire géographique russe il nourrit des projets révisionnistes, territoriaux ou religieux. Si l’Ukraine orientale est rebaptisée « Nouvelle Russie », pourquoi objecter à la sortie du Donbass du contrôle de Kiev ? Pourquoi, dit-on au Kremlin, critiquer l’annexion de la Crimée et pas celle de la République démocratique allemande par l’Allemagne de l’Ouest, dont Poutine fut le témoin direct ? Comment gérer un territoire si immense, un État territorial qui ne semble pas pouvoir se satisfaire de frontières fixes ? On le voit en Arctique, où la possession du pôle Nord par la Russie est revendiquée, servie par les arguments de ses géophysiciens.

Dernière preuve : Sergei Lavrov, ministre des affaires étrangères de Russie : “Le pays qui est maintenant appelé Ukraine” (Conférence de presse du 14 Janvier 2025).

La dernière carte nationale de la Chine diffusée le 28 août 2023 par le ministère des Ressources naturelles est de nature révisionniste. Elle a provoqué des réactions indignées en Inde, en Malaisie, au Vietnam, aux Philippines et à Taïwan et un grand silence en Russie. Elle incorpore l’Arunachal Pradesh, l’Aksaï Chin, Taiwan et toute la mer de Chine du Sud, ainsi que la totalité de l’île Bolchoï sur l’Oussouri. Face à cette levée de boucliers, le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères a appelé, mercredi 30 août, les différentes parties à rester « objectives et calmes » et à ne pas « surinterpréter cette question ». Néanmoins, une loi entrée en vigueur en Chine le 1er janvier 2022 précise que « la souveraineté et l’intégrité territoriale de la République populaire de Chine sont sacrées et inviolables ».

Enfin, dernier exemple, actuel, de révisionniste néo-impérial : « Les gens ne savent même pas si le Danemark a un droit légal sur Le Groenland. Mais si c’est le cas, il devrait y renoncer parce que nous en avons besoin pour la sécurité nationale ». Donald Trump, 7 janvier 2025.

Il a multiplié les menaces sur l’État de Panama et sur le Canada, dans la droite ligne des présidents William McKinley (1897-1901) et Théodore Roosevelt (1901-1909) qui annexèrent Cuba et Puerto Rica, le nord de la Colombie, Hawaï, Guam et les Philippines.

La convergence des ambitions révisionnistes, qui tendent à asseoir la puissance sur des bases plus régionales, des sphères d’influence, ne laisse pas d’inquiéter. Retour des empires ?

  • Le géographe contredit le diplomate

Le rôle de la référence religieuse est actif en Israël, territoire en voie de reconstruction sur la foi des cartes bibliques dont le cœur est la Judée et la Samarie selon la terminologie en vigueur, à la place de Cisjordanie ou Palestine ou West Bank.

Au bout du processus, y aura‐t‐il encore une « place », au sens propre, pour un État palestinien ? Alors que le diplomate maintient l’objectif de la solution dite des « deux États », le géographe conclut par la négative.

C’est également l’avis éclairé de John Sawers[7]: « Une prédiction que nous pouvons malheureusement faire avec confiance est qu’un État palestinien indépendant ne sera pas plus proche dans un an qu’il ne l’est aujourd’hui. En ce début d’année, l’attention d’Israël se concentre sur l’Iran, grand perdant de 2024 ».

Je renvoie ici à mon article à ce propos : Israël Palestine : quelles géographies ?[8] qui reprend une analyse ancienne réalisée en 1998, cartes à l’appui, développée dans le chapitre 6 de Conseiller le Prince[9].

Conclusion 

« Essentiellement, la géographie, avons-nous dit, s’adresse au monde du gouvernement et répond à ses besoins », indiquait Strabon[10] dans sa Géographie. Ce lien consubstantiel a été refoulé par les géographes français du monde académique, y compris ceux qui ont participé au Comité d’études, sous la pression des historiens et par conservatisme.

Or, je partage avec Jean Gottmann[11] la conviction que l’espace géographique est essentiel en ceci qu’il coïncide avec l’espace politique. La géographie, avec sa boîte à outils, gagne à être active et engagée dans la conduite des affaires du monde.


[1] Géographe, diplomate, ancien ambassadeur. Son ouvrage : Atlas des mondes francophones (2019) a reçu le grand prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l’Académie française (2 décembre 2021). Derniers ouvrages parus : Conseiller le Prince, à la lumière de la géographie politique (L’Aube, septembre 2024), Arpenter le monde, mémoires d’un géographe politique (Robert Laffont, 2021) ; Ukraine Russie : la carte mentale du duel, tract n°39, Gallimard, mai 2022.

[2] Jacques Andréani, Le Piège : Helsinki ou la chute du communisme, Odile Jacob, 2005

[3] Les cartes affichées dans la salle permettaient de suivre l’emplacement des forces terrestres, maritimes et aériennes. Ce bureau au mobilier sobre était occupé 24 heures sur 24 par des officiers de l’armée et de la marine. Le président pouvait s’y rendre à tout moment.  L’accès est limité à lui-même, au personnel de la salle des cartes et à certaines personnes sur ordre du président. Même les services secrets n’y avaient pas accès.  La salle des cartes de FDR était le précurseur de la salle de crise actuelle de la Maison Blanche. 

[4] SENAT, COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DE LA DÉFENSE ET DES FORCES ARMÉES, audition de Michel Foucher, Mercredi 12 juillet 2017

[5] Tracé de la frontière entre la Hongrie et la Roumanie dessiné par Emmanuel de Martonne.

[6] Aurélien Denizeau, Études de l’IFRI, avril 2021

[7] Financial Times 4 janvier 2025. 2025 will test the age­ing war­horses of the Middle East. L’auteur a été ambassadeur du Royaume-Uni aux Nations Unies et a dirigé le MI6.

[8] Politique étrangère, juin 2024, Institut français des relations internationales ; chapitre 6 de Conseiller le Prince, A la lumière de la géographie politique, L’Aube, septembre 29024

[9] Accessible après vingt-cinq ans, selon le code du Patrimoine (articles L.213.1 et L.213.2), pour les archives relatives à la conduite des affaires extérieures.

[10] Géographe grec installé à Rome, grand voyageur dans l’empire romain 63 av. JC-23 apr. JC)

[11] La politique des Etats et leur géographie, Paris, Armand Colin, 1952

 

Réécoutez la communication

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.