Voeu de l’Académie des sciences morales et politiques sur la brevetabilité du génome humain (5 juin 2000)

Réunie le 5 juin en comité secret, l’Académie des sciences morales et politiques, à l’initiative de MM. Lucien Israël et Jean Foyer, a émis un vœu transmis aux pouvoirs publics français, afin de s’élever contre la possibilité de breveter tout ou partie du génome humain, comme cela était prévu dans une directive européenne.

Ce texte a également été adopté par l’Académie nationale de médecine et par l’Académie des sciences.

L’Académie des sciences morales et politiques, l’Académie nationale de médecine et le Groupe Science et société de l’Académie des sciences,
considérant les dispositions de l’article 15 de la directive du Parlement européen et du conseil n° 98-44 CE du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, qui font obligation aux États membres de l’union européenne de conformer leur législation à la directive au plus tard le 30 juillet 2000,

appellent l’attention des Pouvoirs publics sur les considérations qui suivent :

– I –

Si elles sont introduites dans la loi interne française, les dispositions de la directive relative à la brevetabilité seront en droit d’un très faible intérêt.

En effet les inventions biotechnologiques, dans la quasi totalité des cas, sont protégées en France — et dans les autres pays européens du reste — non par des brevets nationaux, mais par des brevets européens désignant la France. Certes il est des demandes de brevet français, mais ces dernières sont déposées à seule fin de faire bénéficier les déposants des mesures d’encouragement au dépôt de brevets instituées par l’Institut national de la propriété industrielle, qui ne récupère qu’une part assez faible de la recherche documentaire exécutée par la direction générale de la recherche de l’office européen des brevets. Si cette recherche, exécutée avant la fin du délai de priorité unioniste, ne fait apparaître aucun document de nature à détruire la nouveauté ou l’activité inventive, le demandeur dépose pour son invention une demande de brevet européen. Si un brevet français a été délivré, il cesse de produire ses effets dans les conditions prévues à l’article L.614-13 du Code de la propriété intellectuelle.

Or, la brevetabilité est déterminée, en ce qui concerne les brevets européens, par les articles 52 et suivants de la Convention de Munich du 5 octobre 1973 sur la délivrance de brevets européens, dite par abréviation C.B.E. L’organisation européenne des brevets instituée par cette convention est extérieure à l’Union européenne. La convention a été ratifiée par des États qui ne sont pas ou ne sont pas encore membres de cette Union. En droit, la directive oblige les États membres à conformer leur législation à ses dispositions. Elle n’a pas d’effet sur le droit de la Convention de Munich.

On ne saurait considérer que la question de brevetabilité a été validement résolue par les dispositions ajoutées par le conseil d’administration de l’O.E.B. le 13 octobre 1999, et spécialement par la règle 23 sexies nouvelle qui reproduit l’article 5 de la directive. En effet, le conseil d’administration a excédé d’évidence la compétence réglementaire limitative que lui confère l’article 33 de la Convention de Munich. La question est donc à reprendre dans la convention elle-même.

S’il est estimé nécessaire de poser des règles de droit sur la brevetabilité des inventions biotechnologiques, la raison commande d’insérer ces règles dans le texte de la Convention de Munich elle-même, qui seule peut poser les règles de la brevetabilité.

L’occasion s’offre naturellement de le faire. Une conférence intergouvernementale a été réunie en juin 1999 pour la révision de la Convention de Munich. Le Gouvernement pourrait proposer que soient comprises, dans la révision, les règles de la brevetabilité. Seules ces règles auraient leur place dans la Convention, les effets des brevets européens demeurent régis qua in parte, les lois nationales de chacun des États désignés.

De l’avis des trois académies, le texte de l’article 5 de la directive devrait être réécrit pour être incorporé dans la Convention de Munich.

– II –

L’article 5 de la directive n° 98-44 comprend trois alinéas numérotés 1, 2 et 3.

L’alinéa 1 dispose :

« 1 – Le corps humain, aux divers stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle, ne peuvent constituer des inventions brevetables ».

Ce texte est très voisin de la disposition introduite dans l’article L.011-17 du Code de la propriété intellectuelle par la loi n° 94-653 dite loi bio-éthique, du 29 juillet 1994. Il est cependant d’une facture meilleure que celle de la loi interne, mais il ne va pas jusqu’au terme de sa logique.

La loi bio-éthique fonde la non-brevetabilité du corps humain et de ses éléments sur la contrariété avec l’ordre public. Ce fondement est un fondement éthique, il implique qu’à défaut de cette contrariété, de tels éléments pourraient être l’objet d’inventions. La directive, à la lettre de l’article 5, ferait dire que ces éléments, préexistants dans la nature, s’ils sont révélés et mis en évidence, le sont par l’effet d’une découverte et non pas d’une invention. Cette considération est beaucoup plus exacte, et la règle, appliquée aux éléments du corps humain, est de portée générale et s’applique à tout élément humain, animal ou végétal.

Ces considérations s’imposent évidemment le plus fort quand il s’agit d’organes et de produits du corps humain qu’il importe de maintenir hors des systèmes de propriété industrielle et des circuits marchands.

L’alinéa 2 poursuit, non sans contradiction :

« 2 – Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel ».

La signification du texte est éclairée par les considérants 17 à 20 qui précèdent le dispositif de la directive. Cette dernière méconnaît la distinction de l’invention et de la découverte, puisqu’elle précise que le gène isolé ou obtenu artificiellement n’est pas exclu de la brevetabilité, « même si la structure de cet élément est identique à celle d’un produit naturel (considérant 20) ».

La directive ne méconnaît pas moins la distinction entre le brevet de produit et le brevet de procédé, puisqu’elle confère au brevet protégeant  » un procédé d’identification, de purification, de caractérisation ou de multiplication en dehors du corps humain  » les effets d’un brevet de produit. Le brevet réserverait ainsi à son titulaire le droit exclusif de produire, d’importer et de commercialiser le gène.

Les solutions du deuxième alinéa sont en contradiction formelle avec la position qu’avaient définie le ministre de la Recherche et de la technologie, M. Hubert Curien, le Comité consultatif national d’éthique et l’Académie des sciences. M. Curien avait écrit que « la description d’une courte séquence d’A.D.N. ou d’A.D.N. complémentaire n’est pas une invention. C’est la connaissance d’une partie du monde naturel qui existe indépendamment des scientifiques comme la découverte d’une nouvelle étoile ou d’une loi physique. »

*

Le moyen juridique consistant à étendre insidieusement les effets d’un brevet de procédé sur un brevet de produit a été repris d’un texte de même inspiration inséré dans les « Directives relatives à l’examen pratiqué à l’Office européen des brevets » (partie C, page 58), document qui n’a au demeurant aucune impérativité.

Il y est écrit en effet :

« De plus, si cette substance peut être convenablement caractérisée par sa structure, par le procédé qui a permis de l’obtenir ou par d’autres paramètres, et si elle est « nouvelle » en ce sens que son existence n’a pas été reconnue auparavant « — ce qui est la définition même de la découverte — » elle peut également être brevetable en tant que telle ».

3 – Le troisième alinéa peut sembler limiter le droit au brevet en ce qu’il précise que  » l’application industrielle d’une séquence ou d’une séquence partielle d’un gène doit être concrètement exposée dans la demande de brevet ». Cependant, l’exposition concrète de l’utilisation industrielle d’un gène ne signifie nullement que celle-ci doit être démontrée par un faisceau d’arguments, en particulier expérimentaux. Elle peut être —et est en fait souvent— simplement déduite de comparaisons informatiques entre des éléments de séquence du gène breveté et la séquence d’autres gènes ou de gènes d’organismes modèles dont la fonction est connue. Les sociétés privées de séquençage d’A.D.N. ont ainsi aujourd’hui des programmes informatiques leur permettant de faire automatiquement de telles comparaisons de séquence grâce à toutes les bases de données accessibles, et d’en inférer des champs d’application industrielle qui peuvent dès lors être « concrètement exposés ». L’application de l’article 5 de la Directive européenne permet donc, compte tenu des pratiques en cours, d’obtenir de fait une protection industrielle de toute séquence de gène, totale ou partielle. Les méfaits d’une telle approche ont été récemment illustrés par l’exemple du gène CCR5. Obtenu par séquençage systématique au hasard des copies ADN de messagers, ce gène code un récepteur membranaire d’un type particulier. La séquence a été intégrée à un brevet déposé par la société HGS, revendiquant toute utilisation de ce récepteur. Or, des années après, des chercheurs académiques ont démontré que la protéine CCR5 était un corécepteur du virus VIH, indispensable à sa pénétration intracellulaire. Malgré le caractère fondamental de ces derniers travaux, tout développement thérapeutique basé sur l’utilisation de CCR5 comme cible de médicament sera dépendant du brevet HGS qui pourra soit s’opposer à l’utilisation de la séquence en cause soit, après avoir accordé une licence (volontaire ou obligatoire), compter sur de substantielles redevances alors que cette société n’a jamais suspecté que CCR5 fût impliqué dans l’infection par le VIH. Incidemment, la généralisation de ce système de dépendance sera facteur d’augmentation du coût des médicaments qui pourraient être dérivés de l’utilisation de la connaissance du génome humain.

– III –

En conséquence, est émis le voeu suivant :

1- que soit mise à l’étude au cours de la procédure de révision de la Convention de Munich, en association avec les institutions de l’Union européenne, l’inclusion dans ladite convention d’un texte régissant la brevetabilité des inventions biotechnologiques, afin d’aboutir à un texte identique applicable au brevet européen et aux brevets nationaux des États membres de l’Union ;

2- que ce texte réaffirme qu’une invention ne peut avoir pour objet ce qui préexiste dans le monde naturel, l’invention étant constituée par une création et non par une découverte et l’appropriation d’éléments du corps humain étant plus inadmisible encore que celle de tout autre élément ;

3- que des procédés d’identification, de purification, de caractérisation et que des applications d’éléments découverts soient reconnues brevetables aux conditions ordinaires de la brevetabilité, telles qu’elles sont définies par la Convention de Strasbourg du 27 novembre 1968.

4- que ces brevets ne puissent avoir que les effets d’un brevet de procédé et non ceux d’un brevet de produit ;

5- qu’il soit demandé aux institutions de l’Union européenne de suspendre l’application de l’article 5 de la directive 98-44 jusqu’à la conclusion d’un accord sur la question entre les États signataires de la Convention de Munich.

Les positions présentées dans ce voeu sont celles de tous les grands centres de recherche participant au programme Human genome.

PARIS, le lundi 19 juin 2000

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