La démocratie

Séance publique annuelle du 15 novembre 2010

par M. Jean Mesnard,
président de l’Académie

 

Monsieur le Grand Chancelier de l’Ordre de la Légion d’honneur,

Monsieur le Représentant du chef d’État-major de l’Armée de l’Air,

Monsieur le Président du Conseil supérieur de l’Audiovisuel,

Messieurs les Recteurs d’Académie,

Messieurs les Ambassadeurs,

Monsieur le Secrétaire perpétuel,

Monsieur le Chancelier de l’Institut,

Madame et Messieurs les Secrétaires perpétuels,

Mes chers Confrères,

Mesdames, Messieurs,

Le mot démocratie, comme ses dérivés démocrate et démocratique, est de ceux dont on peut relever l’emploi le plus fréquent dans le vocabulaire d’aujourd’hui. Combien de livres publiés dans l’année dont le titre les enferme ! Que d’articles de presse ou de revues ! Que d’occurrences dans la conversation la plus savante ou la plus banale ! Cette inflation, comme il est d’usage, ne signifie nullement recherche de pertinence ou de précision. Que le mot puisse devenir concept, appelant une définition rigoureuse et fine, et susceptible d’entrer dans un discours politique offrant un caractère de science, comme nous autres académiciens en faisons profession, voilà ce que la masse des propos que nous entendons sur le sujet laisserait rarement soupçonner. Voilà aussi un objectif capital et qui engage une réflexion complexe, dépassant nécessairement les limites que pourrait atteindre un simple article de dictionnaire.

Mais les difficultés à surmonter ne tiennent pas seulement au sens des mots et aux obstacles que l’on rencontre pour les mettre parfaitement en correspondance avec les choses. Elles dérivent aussi de tout ce que les mots transportent au-delà et en dépit de leur sens, qu’il s’agisse d’idées préconçues ou toutes faites, de conditionnements politiques ou sociaux, voire économiques, d’attraits ou de répulsions largement irrationnels. Ils sont même employés comme armes. C’est en faire une arme défensive que de revendiquer le nom de démocraties pour désigner des régimes notoirement oppressifs, au risque d’autoriser une transposition moderne et politique de la maxime de La Rochefoucauld définissant l’hypocrisie comme “un hommage que le vice rend à la vertu”. C’est, à l’inverse, en faire une arme offensive que de justifier par le service de la démocratie des entreprises à visées largement impérialistes, recourant à des moyens fort peu compatibles avec la fin censée poursuivie et susceptibles de mettre en cause la valeur même de cette fin.

C’est donc dans un immense réseau d’imprécisions, d’ambiguïtés, souvent de faux semblants et de mensonges, que l’Académie a été invitée à s’aventurer. Mais il s’agissait là d’une tâche dont l’importance me semblait répondre à la mission essentielle de l’institution académique, qui est d’éclairer les services publics sur les tenants et aboutissants des décisions qu’il leur incombe de prendre. Elle conduisait en effet à s’interroger sur la nature d’une vraie démocratie, sur les ressources que son statut lui offre et sur les faiblesses qui peuvent la guetter, sur les perfectionnements et les adaptations dont elle est susceptible.

Pour permettre à l’Académie de jouer pleinement le rôle attendu d’elle, il m’a semblé nécessaire d’établir une connexion étroite entre ma fonction de président responsable du programme d’année et le corps entier de l’Académie. Ce qui a été rendu possible par des conversations et des échanges réalisés au hasard des rencontres avec les uns et les autres, et par le très efficace travail du Bureau. Le choix du sujet d’année, à partir de plusieurs propositions différentes que j’avais avancées, a été ainsi véritablement collectif. J’ai tenu aussi à ce que nos confrères prennent en charge, dans une proportion substantielle – environ la moitié –, les communications données dans nos séances hebdomadaires. Je ne saurais trop leur exprimer ma reconnaissance pour leur précieux concours, auquel s’ajoute, non moins appréciable, celui qu’ils ont apporté par leurs réponses aux nombreuses questions formulées à la suite des exposés. Les remerciements ne sont pas moins vifs à l’égard de tous les auteurs qui ont accepté nos invitations à venir prendre la parole devant nous, et à nous apporter le secours de leurs expériences et de leurs travaux. À partir de quoi, chacun de nous a pu conduire sa propre réflexion jusqu’à un terme personnel. Ce dont je ne me suis pas privé pour mon compte et qui m’autorisera, je l’espère, dans cette synthèse finale, à profiter des suggestions reçues, éventuellement prolongées, pour déborder parfois les résultats auxquels l’apport de nos séances semblait devoir nous arrêter.

L’impression la plus profonde que j’éprouve au terme de cette année est assez différente de celle que je ressentais en commençant. J’avais alors le sentiment que les armes du bon raisonnement et de la justesse d’esprit nous garantiraient contre tous les risques d’errements et de falsifications auxquels notre sujet très passionnel nous exposait. Nul doute que nous n’ayons posé d’excellents jalons pour éviter certains pièges, et, par la même occasion, au-delà même de notre propos immédiat, correctement esquissé les règles d’un bon gouvernement, quel que soit son statut politique. Mais ce qui me frappe le plus aujourd’hui est l’extrême complexité de notre sujet, la difficulté de concevoir et de maîtriser les rouages d’un système méritant le nom de démocratie, et réalisant à la fois la stabilité de l’État, la paix intérieure et extérieure et le plus grand bonheur des citoyens. Il y a de grandes chances pour que les moyens et la fin ne se perturbent réciproquement. Ainsi la règle du conflit, comme l’a suggéré Jean Baechler dans son propos introductif, serait-elle immanente à toute démocratie, au moins tant qu’elle n’aura pas reçu le couronnement d’une armature de lois et d’un État de droit.

Mais peut-être notre analyse doit-elle partir de plus haut. Il y aurait plusieurs moyens de le faire. Le premier serait de conduire une enquête résolument historique et de suivre au cours des siècles la naissance et les vicissitudes d’une forme de gouvernement, illustrée par la théorie comme par la pratique, tendant vers ce que nous appelons démocratie. J’ai écarté d’emblée cette perspective pour me conformer au vœu exprimé par plusieurs d’entre vous, et en reconnaissant d’ailleurs que l’enquête strictement politique qu’ils attendaient principalement s’accommoderait mal d’un chapitre historique trop étendu. Les références à l’histoire ne devaient donc avoir qu’un caractère occasionnel et ponctuel. Cette décision a commandé l’organisation d’ensemble de l’année. Sur ce point, je n’ai pas eu à modifier le plan que j’avais annoncé lors de notre première séance. Il y a lieu cependant de rappeler que l’ordre des communications au cours de l’année, soumis essentiellement aux commodités des orateurs, a bousculé ce plan initial. Ma présente synthèse essaiera de reconstituer la première démarche.

Je reprendrai donc, pour l’organisation de mon propos d’aujourd’hui, la distinction que j’ai proposée en commençant entre trois grandes séquences susceptibles de permettre une distribution progressive de la lumière fournie par les communications que nous avons entendues entre trois aspects de notre sujet qui me paraissent essentiels. Le premier peut s’intituler Démocratie et société, c’est-à-dire considération, ou analyse, de la démocratie comme une certaine forme de la société. Le second est caractérisé par l’expression La gouvernance démocratique, si l’on me me permet l’usage d’un néologisme devenu courant, et que j’estime heureux, ce qui ne m’arrive pas souvent. Le troisième veut introduire un regard qui a sans doute été trop négligé : il nous invite à nous arrêter sur Démocratie et civilisation.

Le premier aspect a retenu plus longuement l’attention que je m’y attendais d’abord. Il s’agissait d’ailleurs surtout de poser quelques grands principes sans qu’il fût nécessaire de se livrer à des analyses trop particulières. Mon principal souci était de faire entrer l’étude de la démocratie dans le domaine général de l’anthropologie, ce qui devait entraîner une enquête dynamique sur la différenciation des systèmes politiques, et une autre sur les divers modes de communication à visée politique, plus ou moins ritualisés, que produit la vie en société, enfin sur certaines institutions destinées à servir les fins de cette société. Nous avons recueilli de substantiels éléments de réflexion sur ces points de la communication initiale, déjà mentionnée, à haute portée conceptuelle et historique, de Jean Baechler, et de celle d’un africaniste qui s’est aussi appliqué à une théorie générale de l’anthropologie, Philippe Laburthe-Tolra, présentant La démocratie sous le regard d’un anthropologue. Des multiples enquêtes qu’il a réalisées sur le terrain, notamment au Cameroun, il a pu déduire que les principes de l’action humaine en vue de réaliser l’organisation de la société et, souvent, d’y faire prévaloir l’instauration de règles démocratiques, ne différaient pas sensiblement, sinon par le degré de complexité, dans les civilisations dites primitives et dans celles que nous connaissons aujourd’hui. La tension entre l’aspiration individuelle à la liberté et la nécessité de règles communes pour le bien de tous existe partout.

Un autre axe de recherche nous a été offert par notre confrère Bertrand Collomb, que je remercie très vivement de me l’avoir soumis. Il s’agissait désormais de se placer dans notre univers le plus actuel en analysant La démocratie dans l’entreprise. Occasion d’envisager notre sujet d’étude dans un cadre plus limité (si l’on peut employer cet adjectif à propos de l’immense réseau dont Bertrand Collomb possède la précieuse expérience), cadre considéré comme une sorte de laboratoire d’enquête. En fait, ce qui ressort surtout, sans négliger les affinités partielles entre la démocratie d’entreprise et la démocratie politique, c’est le caractère particulier que prend l’exercice de ce système selon le lieu où il prend place, notamment par l’exigence d’instaurer une autorité forte et par la nature des conflits qui surgissent et des solutions qui leur sont apportées. Il n’en est pas moins sûr que les exemples particuliers sont fort utiles par les transpositions dont ils sont susceptibles en d’autres petites sociétés, et même dans la grande.

Plusieurs communications ont été consacrées à un autre domaine d’enquête, portant sur ce qu’on pourrait appeler les usages de la société démocratique, en somme ce qui dépasse le cadre particulier des lois. Il m’a semblé sur ce point digne d’intérêt d’étudier, selon cette perspective très générale, les différences qui peuvent affecter la conception de la société démocratique selon les pays, particulièrement entre la France et l’Angleterre. C’est donc à notre correspondant britannique John Rogister, grand connaisseur à la fois des deux pays, et historien familier des problèmes d’institutions, que j’ai demandé de présenter pour nous l’une de ces différences caractéristiques sous le titre Coutume et constitution en démocratie. Nous avons eu grâce à lui un excellent exemple d’étude du rapport entre le passé et le présent, parallèle à celle de deux esprits nationaux différents, qui nous a permis de saisir, en politique et dans la vie sociale, la valeur propre de la coutume, fondamentale en Grande-Bretagne, et celle, qui s’est imposée d’abord aux États-Unis et en France, de textes constitutionnels écrits. Nous avons constaté, en même temps, le progrès de la seconde forme, consacré par la rédaction de textes fondamentaux portant Déclaration des droits de l’homme, de caractère fondateur pour la définition de la démocratie.

Un autre parallèle, requérant une analyse particulièrement subtile, devait être établi entre la France et les États-Unis. Il a été conduit avec maîtrise, sous le titre La démocratie en Amérique et en France, par Françoise Mélonio, professeur de littérature française à la Sorbonne, éminente spécialiste de Tocqueville, et possédant une expérience très précise de l’Amérique. Gardant Tocqueville à l’arrière-plan, ainsi que les problèmes historiques, et même constitutionnels, elle a surtout concentré la lumière sur deux formes d’organisation sociale et d’expérience politique, de même que sur deux types d’esprit public et de mentalité profonde. Une sorte d’homo americanus est venu ainsi doubler pour nous un certain homo gallicus plus familier.

Sur toute cette partie de notre recherche, j’aimerais déborder rapidement le champ exploré dans les diverses communications et aller jusqu’aux racines des problèmes que soulèvent les rapports que nous essayons de définir entre démocratie et société. Comment une société peut-elle s’organiser? Les fins qu’elle peut poursuivre et les moyens qu’elle peut y employer se rangeront sous deux grandes rubriques : la nature et la raison. Deux termes moins clairs qu’on ne pourrait d’abord le croire, et dont aucun ne peut être employé tout à fait à l’exclusion de l’autre. Il semble au premier abord que la démocratie appartienne presque entièrement au domaine de la raison. Qu’est-ce qui, en elle, peut relever de la nature ? Uniquement, si l’on s’en tient à son schéma essentiel, sa structure arithmétique, les individus qui la composent, censés tous égaux et devant le rester. On connaît le slogan : Un homme, un vote. Il va de soi qu’une société ne peut pas exister et vivre par prise en compte de ces seules données. Il faut nécessairement qu’intervienne la raison et que celle-ci détermine un régime permettant de réaliser l’unité formelle de cette totalité initialement indifférenciée. Cette condition est au moins partiellement applicable même au régime de la démocratie directe, qui requiert déjà la définition d’un corps de citoyens, la distinction des affaires publiques et des affaires privées, le rôle et la distribution des volontés individuelles, le statut des assemblées délibérantes, s’il y en a, et celui des magistrats chargés de faire exécuter leurs décisions, les règles à suivre dans le cas de votes éventuels. C’est, plus encore, la raison qui doit inspirer toute forme de démocratie représentative, où les échelons à franchir sont encore plus nombreux, et se déroulent selon des modalités plus subtiles. Tout ce réseau de lois fondamentales propres à organiser la vie sociale et, le cas échéant, à lui donner la forme démocratique, prend habituellement le nom de constitution. En celle-ci se manifeste la puissance créatrice de la raison, une puissance qui ne dispose pourtant d’aucun pouvoir actif. Ce sera une puissance semblable qui, au-delà de la constitution, élaborera des lois. Sans doute la nature n’est-elle pas absente, sous la forme des choses, objet des décisions prises ; mais il appartient à la raison d’en user selon ses propres fins. En face des choses, la raison, dans l’une de ses fonctions, construira la science ; dans l’autre, elle instaurera le droit.

Pour clarifier notre propos, arrêtons-nous à un autre exemple, celui d’un régime qui a toujours été opposé à la démocratie, celui qu’on appellera, en insistant sur le sens étymologique du terme, monarchie. Réduisons-le aussi à son schéma, qui, quel que soit le cas de figure, comporte toujours une tête dominant toutes les autres. Ce n’est pas la raison qui dicte initialement ce modèle ; c’est la nature. Le modèle est en effet celui de la famille, où les différences individuelles sont d’ordre primaire, et où un pouvoir réel et actif se concentre en une personne, généralement celle du père. De la condition du père à celle du roi, il n’y a de différences fondamentales que celles qui apparaissent dans des cas particuliers, en marge du schéma général. Ce modèle ne bénéficie pas de l’autorité que confère la raison à celui de la démocratie constituée. Mais si la raison ne l’a pas inventé, elle peut, après coup, le légitimer, au besoin sous condition. En tout cas, de par son caractère naturel, il échappe à l’abstraction du rationnel ; il peut disposer des ressources de la nature, de toutes les énergies qu’elle renferme. Entre le père et sa famille, comme entre le roi et son peuple, si l’inégalité règne, l’affectivité peut se déployer, créant un puissant lien social. On ne saurait en attendre autant de la solidarité entre égaux, simple prise en compte d’une situation de fait. La force du lien social est aussi la meilleure garantie d’une autorité qui, pour s’exercer correctement, doit joindre à l’efficacité l’adhésion librement consentie.

Il importe d’arrêter ici cette énorme digression, sans méconnaître qu’elle devrait encore recevoir de substantiels compléments, notamment pour opérer le passage du schéma à l’image, comme aurait dit Bergson, et pour éviter les risques de déviations qui guettent les diverses options pratiques. On en retiendra surtout que la société démocratique, plus que toute autre à laquelle on pourrait la comparer, est une libre création de l’esprit, où l’homme est invité, à ses risques et périls, à un effort permanent d’invention et de prudence, avec le souci essentiel de réaliser une communauté que l’égalité, même parfaite, ne saurait garantir.

 

Dans le second volet de notre année de réflexion, nous devions nous efforcer de définir la gouvernance démocratique. Sous ce titre pouvaient se composer plusieurs séries de questions : 1. Quels sont les rouages essentiels, les organes de la machine démocratique, et selon quelles lois chacun d’eux est-il mis en mouvement ? 2. Comment fonctionne le régime démocratique, considéré dans son ensemble, comment gère-t-il les situations dont il lui appartient de connaître ? 3. (cas particulier de la question précédente) Le régime démocratique impose-t-il certaines manières de gouverner, et en interdit-il d’autres ? On peut, en fait, envisager simultanément toutes ces catégories de problèmes, qui se recoupent souvent.

La recherche pouvait s’étendre dans beaucoup de directions. On a essayé d’aborder quelques-unes des plus importantes, mais en subordonnant le choix des sujets appelés en séance moins à la diversité des approches possibles qu’à la qualité régulière des communications. Comme je l’ai fait précédemment, j’essaierai de donner une idée sommaire du chemin suivi dans chacune d’elles, quitte à demeurer bref lorsque des titres tout à fait suggestifs seront déjà suffisamment évocateurs.

Pour aborder le système démocratique sous l’angle le plus général, il importait de donner prioritairement la parole à Pierre Rosanvallon, dont les travaux sur le sujet font autorité et remplissent plusieurs volumes. Il a choisi de nous présenter un sujet qui lui tient actuellement à cœur, et auquel il s’est aussi appliqué dans la presse. Il avait intitulé sa communication : La myopie démocratique : comment y remédier ? Une myopie qui gâterait les meilleurs défenseurs du régime démocratique, obsédés par le court terme et auxquels il importe de faire acquérir un regard de plus grande portée. Ainsi s’amorçait une enquête sur l’un des objectifs qu’il nous appartenait de poursuivre : comment perfectionner le système démocratique ?

C’est dans le sens d’une problématique précise, incluant le passé et le présent, que nous engage pour sa part Simone Goyard-Fabre, grande spécialiste de Montesquieu, mais pleinement attentive à la vie politique contemporaine. Elle a bien voulu traiter le sujet central Les trois pouvoirs et la démocratie, de Montesquieu au temps présent. Elle s’élève d’une manière très pénétrante contre une interprétation que l’on pourrait dire trop exclusive de la distinction des pouvoirs chez l’auteur de L’Esprit des lois. La distinction est d’ordre conceptuel ; elle ne saurait devenir pure séparation dans la réalité de la vie politique, où, au contraire, un besoin d’union se fait constamment jour, requérant évidemment un indispensable équilibre. Aussi bien la lecture de Montesquieu peut-elle nous aider dans une très souhaitable rénovation de la démocratie.

Sur un point non moins précis de la technique démocratique, le Conseiller d’État Raphaël Hadas-Lebel a traité le problème Démocratie et représentation de la société civile. Prenant acte du caractère à la fois nécessaire et décevant d’une démocratie représentative telle que nous la connaissons aujourd’hui, où les élus risquent de s’éloigner de leurs électeurs et de constituer une semi-aristocratie d’une représentativité douteuse, et, poussant jusqu’au bout une critique pénétrante, mais constructive, il envisage d’une manière très complète les voies d’améliorations possibles.

C’est vers une enquête portant en partie sur le même sujet, mais ouvrant sur des perspectives plus larges et plus foncièrement optimiste, que nous oriente, avec l’autorité que lui confère l’exceptionnelle qualité de son œuvre de sociologue, notre confrère Raymond Boudon. Avec beaucoup de science et d’esprit, il s’est attaqué à la question que je lui avais posée : Que signifie “donner le pouvoir au peuple” ? Bon exemple de ces formules passe-partout qu’il faut bien décrypter pour leur conférer un sens acceptable, et applicable au réel. Mais il fait beaucoup plus que cela. Au lieu de s’arrêter, comme on s’y attendrait d’abord, sur les principes fondant l’institution du régime démocratique, il montre comment la référence au peuple garantit dans une large mesure et avec une certaine permanence le fonctionnement du régime démocratique. Il explique en effet, en suivant la leçon d’Adam Smith, comment le peuple peut constituer une autorité efficace et régulatrice en jouant le rôle, comme il est spontanément porté à le faire, du “spectateur impartial” capable de contenir les “acteurs partiaux” qui perturbent l’équilibre des pouvoirs. Même si cette vue peut être parfois nuancée, elle demeure exceptionnellement pénétrante.

Entre autres aspects techniques du fonctionnement de la démocratie, il y avait aussi à envisager la question des élections. Elle est à la fois fondamentale et quelque peu décourageante. Jean Bastié, professeur émérite à la Sorbonne et président d’honneur de la Société de géographie, a joué brillamment de son expertise en fait d’établissement et d’interprétation de statistiques, ainsi que de sa connaissance précise du domaine français, historique et géographique, comme de la diversité du monde. Il a montré la difficulté d’établir un système électoral correct, la diversité des expériences, rarement tout à fait satisfaisantes, et la multiplicité des moyens de fausser le jeu. Reste une sorte de caractère sacré de l’élection, qui porte à ruser avec elle, sans oser l’attaquer. Preuve que des améliorations décisives, difficiles à imaginer, seraient bienvenues.

Il convient de s’arrêter maintenant à l’art de gouverner, tel qu’il peut s’exercer dans le cadre démocratique. Sujet fort vaste, qu’il importait, pour rester concret, d’envisager sur quelques cas particuliers. On a retenu quatre exemples de première grandeur, tous traités par des experts indiscutables, enrichis par une longue expérience.

Un sujet peu apparent m’a paru commander tous les autres : celui de la fonction de conseil. Tous les gouvernants ont besoin de conseillers. Mais cette nécessité se présente d’une manière particulière en démocratie, du fait que le conseil, exigeant qualification, compétence et réflexion, ne saurait obéir aux mêmes lois que la volonté populaire. Le conseil doit donc se montrer à la fois efficace et discret. Nul ne pouvait traiter cette question d’une manière plus complète et plus sûre que notre confrère Renaud Denoix de Saint Marc, avec sa multiple expérience de secrétaire général du gouvernement, de vice-président du Conseil d’État et, actuellement, de membre du Conseil constitutionnel. Je le remercie très vivement d’avoir fourni son témoignage.

Sur des points plus précis, il était opportun de faire appel à des spécialistes chevronnés. C’est ce dont nous avons bénéficié, sur le sujet de la défense, en la personne de Michel Ferrier, polytechnicien, ingénieur général des Mines, longtemps conseiller au Secrétariat général de la Défense nationale. Dans un domaine où le secret joue un rôle si important, nous avons beaucoup apprécié la clarté du tableau qu’il a dressé pour nous, le récit souvent pittoresque, imprévu et très personnel de ses expériences, et les orientations d’avenir qu’il nous proposait.

Les questions de relations extérieures n’ont pas été moins brillamment envisagées. Nous en sommes très reconnaissants à M. l’Ambassadeur Laurent Stefanini, dont nous avons pu saluer l’accession aux fonctions de chef du protocole de la République française presque simultanément avec sa venue parmi nous. Il nous a entretenus d’un sujet particulier dans le domaine des relations extérieures sur lequel il a pu suivre l’activité gouvernementale depuis de longues années, concentrant son attention sur La démocratie et les institutions internationales. Précision qui n’a pas empêché l’évocation de quelques points particuliers tels que ceux de la francophonie, tout en permettant le parcours de tous les grands problèmes mondiaux.

Les questions d’économie ne pouvaient manquer non plus de nous retenir. D’où la question que j’avais cru devoir poser à mon ami de longue date Bernard Gazier, professeur d’économie à l’Université de Paris I, dont j’aurais aimé saluer aussi toute la famille, notamment son père, récemment disparu, François Gazier, Conseiller d’État, ancien directeur de l’E.N.A. La question se formulait : La démocratie engage-t-elle une certaine politique économique ? En disciple de Keynes, notre orateur se trouvait merveilleusement placé pour répondre, et d’une manière positive. J’ai apprécié qu’il se soit soigneusement abstenu de toute position partisane, et qu’il ait parlé d’abord en technicien de l’économie.

Plusieurs impressions d’ensemble peuvent être retirées de cette série de communications. D’abord celle des ressources de la démocratie, à tempérer par celle de ses limites. Puis, surtout, que son régime démocratique éventuel n’est pas le tout d’un État, et que les difficultés à résoudre seraient les mêmes, et souvent justiciables des mêmes attitudes, si elles se déroulaient sous d’autres régimes. On ne peut aller contre la réalité des faits. C’est alors seulement l’esprit gouvernant l’action qui peut changer.

 

La troisième et dernière partie de notre année nous a paru devoir être consacrée à un thème qui, quoique débordant le domaine de la politique, lui procure son véritable achèvement. On l’intitulera Démocratie et civilisation. Ce n’est pas dans les choses, ni même dans les institutions abstraites que réside la force de la démocratie ; c’est dans les hommes qui la composent et qui inscrivent en elle les valeurs dont ils sont porteurs. Dans cette dernière enquête, nous avons évoqué, soit des faits à valeur d’exemples, soit des problèmes d’actualité et les solutions qui paraissent souhaitables.

Pour ne pas lasser l’attention du lecteur, et comptant sur la publication prochaine par l’Académie d’un volume comportant la totalité des travaux effectués pendant cette année, je me contenterai d’énoncer brièvement les auteurs et sujets des communications appartenant à cette dernière série :

François Terré, membre de l’Académie, L’autorité en démocratie, avec de brillantes perspectives sur l’autorité en général.

Gérald Antoine, membre de l’Académie, Démocratie et éducation, ce qui peut faire l’objet d’un double résumé : démocratie = éducation ; éducation = démocratie.

Sylvain Menant, professeur émérite à la Sorbonne, Deux conceptions modernes de l’égalité : Voltaire et Rousseau, éclairage qui reste très actuel ; la question de la liberté, prévue pour une autre communication, n’a malheureusement pas pu être abordée.

Jean-Robert Armogathe, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études, Catholicisme et démocratie, puis Hubert Bost, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études, Protestantisme et démocratie, deux communications destinées à mettre en évidence des attitudes très divergentes.

Vincent Lamanda, premier président de la Cour de cassation, Qu’en est-il du pouvoir des juges ?, avec perspective très équilibrée.

Henri Pigeat, président du Centre de formation des journalistes, Pouvoir médiatique et démocratie en 2010, puis Isabelle Falque-Pierrotin, présidente du Forum des droits sur l’Internet, lnternet et démocratie, deux communications remarquablement documentées et offrant des perspectives très pratiques.

En attente demeurent trois communications fort attendues :

Jean Cluzel, membre de l’Académie, Démocratie et responsabilité.

Prince El Hassan de Jordanie, Islam et démocratie.

Mireille Delmas-Marty, membre de l’Académie, Démocratie et mondialisation.

Il convient aussi de signaler que quatre séances ont été consacrées à des sujets hors programme. Ils ont été choisis pour leur rapport à l’actualité. En voici la liste :

Philippe Sellier, professeur émérite à la Sorbonne, Qu’est-ce qu’une secte ? Essai de définition méthodique.

Jean de Mathan, haut responsable d’associations humanitaires, Le logement social : un casse-tête de notre temps.

Michel Prigent, président des P.U.F., Situation actuelle de l’édition française en sciences humaines.

Nous attendons encore :

Karlheinz Stierle, professeur émérite à l’Université de Constance, correspondant de l’Académie, Conscience de la ville et discours urbain, sur l’exemple de Paris.

Je me dois de mentionner aussi les séances organisées pour la réception de nouveaux membres de l’Académie. Il y en a eu trois cette année. Chacune d’elles a donné lieu à un discours du Président en présentation du nouvel élu, puis, de la part de ce dernier, à la lecture d’une Notice sur la vie et les travaux de son prédécesseur, le tout faisant chaque fois l’objet d’une publication par les soins de l’Académie. Nous avons ainsi entendu successivement :

Georges-Henri Soutou, avec une notice sur Raymond Barre.

André Vacheron, avec une notice sur Édouard Bonnefous.

Nous entendrons encore prochainement

Rémi Brague, avec une notice sur Jean-Marie Zemb.

 

Pour conclure sur notre sujet d’année, La démocratie, sujet qui éveille aujourd’hui beaucoup de discussions et de réserves, une impression assez uniforme se dégage de l’ensemble des communications, celle d’une réelle confiance dans l’avenir de ce régime, mais aussi celle de la nécessité d’une mise en ordre et d’une reconstruction.