Séances du 11 mars 1946
par M. Émile Bréhier
Messieurs,
Il est difficile de ne pas exprimer d’abord un sentiment d’admiration et de reconnaissance, lorsqu’on songe à l’œuvre de M. Henri Bergson. La philosophie est, depuis vingt-six siècles, un élément original de notre civilisation occidentale : vainement, l’on annonce parfois qu’elle est morte, qu’elle s’est effacée devant la religion ou la science positive, que la métaphysique doit céder devant la critique : toujours, avec obstination, elle reparaît. Mais les philosophes classiques, j’entends ceux qui ont été des inventeurs, qui ne se sont pas contentés de fabriquer des systèmes, ceux qui remontent à la source vive de l’intuition, ceux qui font l’expérience de l’esprit, ceux-là sont infiniment rares. Il y faut une rencontre d’aptitudes que Platon signalait déjà comme très improbable : l’audace, l’esprit d’aventure, une sensibilité frémissante, mais d’autre part, une puissance de réflexion capable de saisir et d’exprimer la signification universelle et humaine de cette aventure. M. Bergson est un de ces rares génies qui ont uni ces qualités. On a l’habitude de lier ensemble l’esprit philosophique et l’esprit de système : en ce cas, M. Bergson n’est pas un philosophe ; car il n’est pas trop de dire qu’il détestait les systèmes ; si indulgent qu’il fût, il avait parfois des mots sévères contre le verbalisme de certains penseurs, et il prenait quelque humeur contre des disciples trop zélés, qui voulaient aménager le bergsonisme en système, comme on fait un inventaire des biens après fortune faite ; il avait scrupule à parler de son œuvre, comme d’un tout, il disait plutôt : « mes travaux », moins par modestie peut-être que pour faire sentir que chacun de ses livres était le fruit d’un effort original et non le résultat d’un plan préconçu. C’est pourquoi il n’aimait pas aborder les sujets par la négative, suivant une vieille tradition scolastique, encore subsistante ça et là, qui consiste à établir une doctrine sur la réfutation de toutes les autres doctrines possibles : « J’estime, écrivait-il en 1953, que le temps consacré à la réfutation, en philosophie, est généralement du temps perdu ». La philosophie, a-t-il encore dit, n’est pas une construction personnelle : « Elle n’est que la résolution une fois prise de regarder naïvement en soi et autour de soi », Mais en évitant de passer par le purgatoire des systèmes, il ne recommande pas, et de loin, la facilité. « Nous répudions, écrit-il dans cette admirable introduction à La Pensée et le Mouvant, qui est un fragment de biographie intellectuelle, nous répudions la facilité. Nous recommandons une certaine manière difficultueuse de penser. Nous prisons par dessus tout l’effort ». Nous avons sans doute ici la confidence dernière de ce grand esprit, la règle de vie qui n’a cessé d’être la sienne jusqu’à son dernier jour. C’est pourquoi, il aimait qu’en lui on vît avant tout son œuvre, il savait qu’elle a une valeur propre, indépendante de sa vie personnelle et privée, et même quand il eut acquis (et de très bonne heure) la gloire, il garda cette réserve discrète d’un philosophe qui se donne tout entier à ses problèmes. N’est-ce pas aussi la raison pour laquelle, à une époque où l’on aime tant les esquisses, les projets, les mémoires, où l’informe paraît avoir un secret attrait, où l’on imprime, après la mort d’un écrivain, ses moindres notes, M. Bergson a voulu qu’on ne connût de lui rien que d’achevé ? Il y a dans chaque ouvrage de lui, dans chaque alinéa, une sûreté et une plénitude qui ne souffrent aucun changement ; il avait un soin extrême du détail, et il n’admit point que rien de lui pût être livré au public, dont il n’eût surveillé la publication.
M. Henri Bergson naquit à Paris, le 18 octobre 1859. Lorsque, en 1889, âgé de trente ans, il publia, sous forme d’une thèse à la Faculté des Lettres, le livre qui, tout de suite, le mit hors de pair, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, il avait derrière lui le passé d’un brillant élève du lycée Condorcet, aussi doué pour les sciences que pour les lettres ; n’a-t-il pas écrit plus tard : « Un philosophe ne peut pas savoir toutes les sciences, mais il doit s’être mis en état de les apprendre toutes » ? A dix-neuf ans, en 1878, il entrait à l’École Normale Supérieure et il y rencontrait Jean Jaurès et Lucien Lévy-Bruhl, qu’il devait retrouver ici même.
Vers 1880, la philosophie française était devenue fort timide : sous l’action du positivisme et du kantisme qui commençait alors à s’imposer, elle avait perdu l’ambition d’atteindre une conception d’ensemble de l’univers ; elle n’avait plus l’audace de poser le problème de l’origine et de la destinée de l’homme ; elle se laissait dire que la métaphysique est une imagination sans fantaisie, une sorte de mythe abstrait et décoloré, où l’homme, à son insu, imposait aux choses, comme dit le poète :
Le spiritualisme, vers ces années, subsistait bien, mais il avait ce quelque chose d’étriqué que l’on rencontre fréquemment dans les œuvres de cette époque ; se désintéressant des sciences de la nature, il voulait se réserver l’esprit comme un domaine distinct, qu’il aurait à défendre plus qu’à accroître. On prétend garder la tradition cartésienne ; mais le spiritualisme conquérant de Descartes, dont le but était d’améliorer le sort des hommes par la morale, la médecine et la mécanique, se change en une sorte d’apologétique, qui paraît toujours être sur la défensive. La philosophie ainsi comprise supposait une répartition des activités humaines en cantons distincts, à frontières bien limitées, que des conventions précises font respecter ; le domaine de la métaphysique est à part du domaine de la nature, et ses objets, l’âme ou Dieu, sont éloignés de nous et de notre expérience de toute la longueur des raisonnements qu’il faut faire pour les atteindre : cette pensée anémique et craintive, qui n’était ni inquiète ni inquiétante, n’avait rien pour séduire le jeune philosophe ; et je ne puis croire qu’il ne rappelle ses répugnances de jeunesse, lorsqu’il écrirait beaucoup plus tard à propos de systèmes philosophiques : « Examinez tel d’entre eux, convenablement choisi, vous verrez qu’il s’appliquerait aussi bien à un monde où il n’y aurait pas de plantes ni d’animaux, rien que des hommes ; où les hommes se passeraient de boire et de manger ; où ils ne dormiraient ni ne divagueraient ».
La prédilection de M. Bergson fut, à cette époque, pour l’évolutionnisme d’Herbert Spencer : on peut croire qu’il fut sensible à l’ampleur du programme de Spencer ; Spencer avait l’ambition, abandonnée depuis longtemps par les philosophes, d’expliquer la série intégrale des formes d’êtres accessibles à la connaissance, depuis les combinaisons les plus humbles de la matière jusqu’aux sociétés humaines les plus composées ; il faudrait remonter aux cosmogonies antérieures à Socrate pour retrouver un dessein de ce genre. Ce qui le séduisit aussi chez Spencer, c’est le goût du penseur anglais pour l’observation directe des faits aussi bien des menus faits de la vie quotidienne que des données de la science ; par une affinité certaine avec la pensée anglo-saxonne, M. Bergson aimait les vues directes ; il se méfiait de l’artifice possible et même probable des conclusions trop lointaines. Mais ce qui l’écarta de l’auteur de l’évolutionnisme, et nous le savons cette fois par lui-même, c’est le contraste entre un dessein aussi vaste et la pauvreté des moyens dont il usait pour le mener à bien ; cet ingénieur ne connaît d’autre composition que la composition mécanique, et c’est avec elle qu’il engendre tous les êtres ; si compliquée que soit une machine, il n’a « fallu, pour la fabriquer, qu’une combinaison de machines simples ; la nature, dans la production des êtres, aurait procédé à la manière de l’ingénieur ; la seule différence est que la nature n’a ni volonté ni intelligence et que tout s’explique en elle par les seules lois de la mécanique ; et grâce à ces lois, les formes d’être iraient vers une complexité croissante, comme si, par la force des choses, l’atelier primitif de l’homme paléolithique devenait une usine perfectionnée de textile ou d’armement. C’était omettre la part d’invention qu’il y a dans toute évolution. C’est là ce qu’oubliait Spencer puisque le temps des phénomènes mécaniques est réversible et puisqu’il peut être supposé raccourci à volonté sans qu’ils changent eux-mêmes en rien ; il ne voyait pas qu’un développement réel, la croissance du vivant ou l’invention d’une œuvre, exige une durée qui a un sens et que l’on ne peut comprimer. C’est la méditation sur la durée qui, fut le point de départ de l’Essai sur les données immédiates de la conscience ; mais du même coup, M. Bergson transfigurait le spiritualisme en l’appuyant sur l’expérience immédiate, et, par la critique de la psychophysique, il mettait fin à la tentation d’employer dans les sciences de l’esprit, les méthodes physiques de mesure : c’était la réforme la plus profonde qu’on pût rêver.
M. Bergson a toujours considéré sa théorie de la durée comme sa découverte propre, son apport original à la philosophie, et il n’est point un de ses livres où elle ne soit pré sente comme une sorte de basse continue. Le bergsonisme, on ne saurait trop y insister, n’est pas un système, mais une expérience, une expérience de l’esprit ; car il y a une expérience de l’esprit, comme il y en a des choses matérielles. L’idéalisme, et en particulier l’idéalisme hégélien, s’appuyait aussi sur une expérience de l’esprit, mais il ne croyait pouvoir l’atteindre que dans ses productions et dans son histoire ; c’est pourquoi l’œuvre de Hegel est une encyclopédie ou, si l’on préfère, une épopée qui ne saisit l’esprit que dans ses aventures à travers l’histoire de ses formes diverses, à travers l’histoire des arts, des sciences, des religions, de la philosophie elle-même ; c’est bien une expérience, si l’on veut, mais une expérience médiate ; il n’y a pas d’expérience immédiate de l’esprit ; telle est la maxime qui, issue de cette tendance, était courante à l’époque où M. Bergson écrivait son premier livre ; c’est pourquoi, les sciences morales, et en particulier les sciences historiques, tendaient à remplacer la philosophie, comme si l’esprit pouvait vivre de sa propre histoire, à la façon d’un vieillard qui, son activité épuisée, en est réduit à rêver à son passé, à moins que ce ne soit à la manière d’un politique qui justifie ses propres desseins par l’orientation qu’il trouve ou plutôt qu’il imagine dans l’évolution des faits historiques : c’est là une manière de penser d’hier qui, sans doute, n’a pas encore cessé. M. Bergson contribua, mieux qu’aucun autre, à la faire reculer, non pas en la réfutant, mais en dévoilant l’existence positive d’une expérience immédiate de l’esprit par lui-même, celle de sa propre durée.
« Comme nous n’avons point coutume, disait-il, de nous observer directement nous-mêmes, mais que nous nous apercevons à travers des formes empruntées au monde extérieur, nous finissons par croire que la durée réelle, la durée vécue par la conscience, est la même que cette durée qui glisse sur les atomes inertes sans y rien changer ». Ainsi nous invitait-il à écouter la mélodie intérieure qui toujours chante en nous et que nous ne savons pas entendre : mais il ne s’agit pas ici d’une sorte de complaisance nonchalante envers son passé ni de quelque rêve d’avenir, de cet état d’esprit qui nous retranche dans notre individu et aboutit à des confessions ou à quelque journal intime. M. Bergson, on le sait, aimait Rousseau et il admirait les Rêveries d’un promeneur solitaire ; mais il était philosophe : il imagine la vie intérieure non comme un paysage, mais comme une mélodie, et il insiste moins sur la qualité particulière du chant que sur son progrès, sur cette sorte de solidité dans le changement, de continuité dans la nouveauté, de jaillissement à la fois inattendu et imprévu qui la caractérise. La vie intérieure n’est pas celle de l’oisif mais la vie de ceux qui se recueillent pour agir, du « commerçant qui développe ses affaires », « celle de l’artiste qui réalise sa pensée », « celle du savant qui découvre ou invente » ; elle est création ; c’est en elle qu’on saisit immédiatement la liberté, non pas comme une négation du déterminisme, mais comme une action positive d’invention. L’acte libre est rare, il est vrai, et la plupart des hommes, dont l’activité est rythmée par des habitudes et la pensée esclave des formules, ne connaissent d’eux-mêmes que la surface où les idées toutes faites flottent « comme des feuilles mortes sur un étang ». Mais cette fusion entre la vie intérieure et l’action, qui constitue la liberté, montre assez que l’homme intérieur n’est pas un méditatif retranché dans la solitude.
L’Essai eut, dès le début, des admirateurs enthousiastes ; il ne se forma pas, à vrai dire, autour de M. Bergson, une école au sens où il y avait eu au milieu du siècle des écoles hégélienne, positiviste ou cousinienne : ni l’époque, assez indisciplinée, de la fin du siècle, ni, semble-t-il, la manière de philosopher de M. Bergson ne permettaient rien de semblable : les fondateurs d’écoles ont des philosophies à programme, j’entends un ensemble de principes où doit se trouver la solution de tous les problèmes que l’on peut poser : rien n’est plus loin de l’esprit bergsonien ; pas plus que la musique de Debussy ne connaît le leitmotiv, la philosophie de M. Bergson ne consent à énoncer des principes, d’où il n’y ait qu’à déduire des solutions ; chaque problème, en philosophie, est neuf, et, s’il est bien posé, il est résolu. Dirons-nous que l’action du philosophe était alors, sinon plus étendue, du moins plus profonde, plus intime, plus personnelle que n’a coutume d’être l’action du maître sur des disciples ; plus qu’à satisfaire les esprits, il leur apprenait à ne pas se satisfaire facilement. Quoique son style et, pour ainsi dire, son accueil au lecteur n’eût rien de rebutant, et bien au contraire, il mettait à la philosophie des conditions si difficiles que fort peu étaient capables de les remplir. En revanche, son action s’étendait déjà et s’étendra surtout bien au delà des philosophes de métier (si cette expression est permise) ; entre 1889 et 1900, devant sa chaire au Collège Rollin et au lycée Henri IV, puis à sa conférence à l’École Normale supérieure, il avait des auditeurs dont beaucoup n’étaient pas destinés à devenir des philosophes. Parmi eux se trouvait Charles Péguy, alors jeune normalien, celui dont M. Bergson devait écrire plus tard : « grande et admirable figure. Elle avait été taillée dans l’étoffe dont Dieu se sert pour faire les héros et les saints ». M. Bergson, écrit Péguy, se rappelant ces conférences, « parlait avec la ténuité audacieuse, neuve et profonde qui lui est demeurée propre, sans négligence et pourtant sans aucune affectation, composant et proposant, mais n’étalant jamais une idée, fût-elle capitale et fût-elle profondément révolutionnaire ». Et malgré toute la réserve de M. Bergson, Péguy n’avait pas tort de voir chez lui une philosophie de combat ; « une grande philosophie, écrivait plus tard Péguy, n’est point une philosophie qui n’est pas contestée. C’est une philosophie qui vainc quelque part. Une grande philosophie n’est point une philosophie sans reproches. C’est une philosophie sans peur. » Par une évidente affinité de nature, Péguy fait ainsi ressortir le courage intérieur qui est à la racine de la philosophie bergsonienne : courage contre la paresse, contre les idées toutes faites, contre l’a peu près où se tient la moyenne de la conversation et de la discussion.
M. Bergson était encore professeur au lycée Henri IV lorsque, en 1896, il publia Matière et Mémoire : Essai sur la relation du corps et de l’esprit. La relation du corps à l’esprit : c’était là un vieux problème, que vingt-cinq siècles de discussion avaient usé plus que résolu ; peut-être aussi un faux problème, comme il y en a tant en philosophie : jusqu’au XVIe siècle on se demandait quels étaient les rapports des sphères célestes avec l’âme qui les gouvernait : mais l’astronomie copernicienne fit évanouir le problème en montrant qu’il n’y avait pas de sphères. Ainsi disparaîtrait le problème de l’âme et du corps, si l’on en croyait ceux qui pensent que l’homme est une simple machine matérielle, et que les faits de conscience sont tout au plus seulement parallèles à certains phénomènes cérébraux. La question s’imposait à M. Bergson qui venait d’affirmer, dans les Données immédiates, l’originalité de l’esprit : mais par la façon dont il la posera, elle devait l’amener à bien des découvertes nouvelles.
Au cours de sa recherche se précise une conception de l’homme, bien différente de celle de la plupart des philosophes. Le philosophe est un spéculatif, et il se représente l’homme à son image ou plutôt selon l’image idéale qu’il se fait de lui-même, un pur esprit capable d’immaculée connaissance ; le corps, avec ses nécessités, est seulement un obstacle qui obscurcit la pensée, et la sensation, une idée confuse : c’est la méconnaissance du rôle du corps et du système nerveux qui a donné naissance à ces systèmes étranges qui oscillent entre un matérialisme qui ne sait que faire de l’âme, ce spectateur inutile, et un spiritualisme pour qui l’incarnation de l’âme dans un corps est le résultat d’une inexplicable chute ; et c’est un homme déchiqueté ou simplifié que nous présentent non seulement la philosophie moderne mais les sciences humaines qui se fondèrent sous son influence ; on croit d’une bonne méthode d’étudier à part le corps vivant comme un corps brut, et d’éparpiller l’homme que nous connaissons en homo sapiens, homo faber, homo œconomicus ; erreur, dont les dangers, non seulement théoriques, mais pratiques, ne sont peut être pas tout à fait passés. M. Bergson a beaucoup fait pour la dissiper : en montrant que l’homme était d’abord et essentiellement un fabricant d’outils destinés à étendre son action sur la matière, que son intelligence, dans ses spéculations les plus abstraites, restait celle d’un artisan, décomposant et recomposant les idées comme on fait la matière, enfin que cette intelligence fabricatrice était liée à un système nerveux complexe ayant à son service le reste du corps pour l’entretenir et le réparer, il arrivait à cette notion concrète de l’homme, qui, depuis, d’une manière secrète ou avouée, a inspiré tant de travaux en France ou dans les pays étrangers.
Mais, par un paradoxe inattendu, cette philosophie nouvelle paraissait rendre impossible tout contact direct avec la réalité.
S’il est conforme à la nature humaine d’agir et d’inventer, il n’est point du tout naturel à l’homme de se représenter cette action. Bien plus, l’action, si elle est d’abord fabrication, exige une vision pétrifiante des choses et de lui-même ; elle fascine l’univers et l’immobilise. Continue, elle introduit partout des discontinuités ; libre, elle suppose partout le déterminisme ; genèse et invention, elle met partout le permanent, l’identique et le tout fait : si bien que, si elle veut s’examiner elle-même, se concevoir elle-même elle se conçoit à la manière des choses ; elle voit en elle un mécanisme mental analogue, correspondant ou même identique au mécanisme matériel. L’action, qui est esprit, s’oppose à l’expérience de l’esprit, comme si elle voulait se voiler elle-même, comme si elle craignait que l’attention; en se reportant sur elle-même, lui enlevât quelque chose de sa force et de son espoir de réussir. Elle rend impossible toute représentation de la mobilité de son propre devenir, comme un fleuve qui ne saurait remonter son courant pour se voir passer. Si l’on raisonnait par concepts, la connaissance de l’esprit paraîtrait être une contradiction dans les termes. Mais peu importe le raisonnement, s’il y a, en fait, une expérience de l’esprit ; or, il y en a une : c’est celle que M. Bergson a décrite dans l’Essai et que, à partir de Matière et Mémoire, il nomme intuition. L’intuition n’est pas un simple repli sur soi, comme si l’esprit était une chose que l’on est assuré de retrouver, comme un meuble familier, en jetant un regard en arrière. L’intuition est l’effort violent de l’esprit qui au lieu de suivre sa pente naturelle, se retourne sur soi pour se saisir dans son action, effort exceptionnel, rapide, ne pouvant pas être soutenu plus de quelques instants, mais qui seul peut nous faire connaître l’esprit dans son jaillissement intérieur. La vie intérieure, dans l’intuition, n’est donc point un recul devant les contacts extérieurs, devant l’action, une sorte de méditation à vide ; elle ne peut exister que si elle rejoint l’action ; elle est comme l’expérience de la création.
C’est en-1900, quatre ans après Matière et Mémoire, que M. Bergson devient professeur au Collège de France. Ses leçons étaient des événements pour la jeunesse d’alors : sa parole était une lumière : l’absence complète de ton oratoire, une certaine lenteur qui laissait mieux saisir le rythme de la pensée, un flot d’images précises et concordantes dont il se servait pour guider la vision de ses auditeurs, une dialectique d’un genre particulier qui opposait l’intelligence à elle-même pour laisser place à l’intuition, tout cela avait pour effet moins de faire naître des opinions que de changer les perspectives : c’était un renversement des valeurs : tel celui que Nietzsche, qui connut un succès parallèle à celui de M. Bergson, opérait alors avec plus de fracas. Il réservait une partie de ses cours à l’étude des œuvres philosophiques du passé, avec qui il se sentait de l’affinité : son article sur l’intuition philosophique donne une idée des liens de sympathie qui l’unissaient à des penseurs comme Berkeley ou Plotin.
L’affinité entre les esprits ne dépend point du hasard qui les fait apparaître à la même époque sur la scène du monde : M. Bergson ne croyait pas les doctrines d’un philosophe déterminées par le temps de sa naissance, comme s’il n’avait d’autre mission que d’exprimer l’esprit de son époque, et il nous délivrait ainsi d’un grand préjugé, celui qui a faussé l’histoire, des idées depuis Hegel jusqu’à Taine et qui a créé des catégories historiques dont nous sommes encore souvent prisonniers. Lui-même, il se sentait sans doute plus près de Plotin que de beaucoup de ses contemporains ; il avait choisi les Ennéades comme texte d’explication au Collège de France, et il commentait avec une sympathie entraînante ces textes, vieux de dix-sept siècles, sur la destinée des âmes, moins préoccupé de faire ressortir la figure pittoresque de cet Alexandrin du IIIe siècle que de retrouver, sur la mémoire, sur le temps et l’éternité, sur le mouvement, des intuitions parentes des siennes. Ainsi le temps qui crée un lien entre les esprits, ce n’est pas celui que marquent les calendriers et que calcule l’astronome ; ce n’est pas non plus une tradition permanente, mais une invention commune, un rythme intérieur que l’on retrouve, malgré la différence des idiomes, dans la structure des phrases et le choix des images.
C’est une amitié bien réelle qui, dans les premières années du siècle, unit M. Bergson à William James, le célèbre philosophe de l’Université Harvard. James, qui était son aîné et qui mourut en 1910 a dit avec force tout ce qu’il lui devait ; et en dépit de tout ce qui les séparait, bien que W. James cherchât davantage l’action directe et immédiate sur les esprits, tandis que le bergsonisme, fidèle à nos traditions les meilleures, exigeait plutôt une lente maturation, il y avait entre eux une affinité profonde que M. Bergson souligne lui-même en parlant ainsi de son ami : « Seules comptaient, quand on avait affaire à lui, les choses de l’âme ». W. James, comme beaucoup de philosophes anglo-saxons, a le goût de l’esprit : l’expérience pour lui ne se borne pas aux données du monde matériel, il y a une expérience de l’esprit qui est le sentiment d’une sorte de cordialité dans l’univers, l’impression que nous ne sommes pas entourés de choses glacées et inhumaines, obéissant à un mécanisme rigide, mais de forces qui nous aident, qui travaillent pour nous, mais pour qui aussi nous travaillons, le sentiment que la matière, comme le dit M. Bergson à propos de Berkeley, n’est qu’une « mince pellicule » qui nous sépare de l’esprit ; l’expérience de l’esprit n’est pas comme l’expérience externe, une connaissance de choses précises et limitées, c’est plutôt l’épreuve que nous faisons, dans l’action même, de forces qui concourent à cette action. Cette expérience n’en reste pas à l’indétermination d’une croyance, elle atteint des faits positifs, qui font l’objet de ce que les Anglo-saxons appellent la « recherche psychique », une communication directe d’esprit à esprit, passant par-dessus l’obstacle de la matière et de l’espace, victorieuse même de la mort : W. James ne dédaignait pas de faire entrer ces faits dans sa vision du monde, et M. Bergson le suivit jusque là, montrant, dans un article de 1918, que les objections adressées par la science à cette recherche venaient d’une fausse métaphysique. Peut-être cette amitié avec James accentua-t-elle un trait du spiritualisme bergsonien qui le sépare de la tradition cartésienne : la connaissance de l’esprit ne se réduit pas à une perception intérieure de nous-mêmes, qui nous isole de l’univers et des autres ; elle nous fait entrevoir un monde spirituel auquel nous participons.
C’est pendant ces années de contact avec James, en 1907, que M. Bergson publia l’Evolution créatrice. La métaphysique, sous sa première forme, en Grèce, était un récit, le récit de la genèse et des aventures de l’âme et du monde ; ce récit, où l’on voit naître, de l’unité, puis se combattre et s’unir, les diverses structures du réel, confine à l’épopée, à tel point que l’on donnait tout naturellement à l’Iliade et à l’Odyssée, un sens symbolique qui faisait des poèmes d’Homère le miroir de l’univers. A cette épopée allait mettre fin la domination du christianisme : le dogme de la création ex nihilo trancha alors les problèmes d’origine sur lesquels rien ne restait à dire à la raison ; si l’expérience nous montre pourtant un devenir dans les choses, il s’agit d’une simple évolution, c’est-à-dire d’un développement ou déroulement de réalités préexistantes. Cette dualité domine incontestablement la pensée moderne ; elle permet au physicien de construire une science positive qui élude le problème d’origine, et au théologien d’éviter de faire de Dieu une sorte de force naturelle. Mais cet aménagement des compétences n’allait pas sans risque de conflit : l’évolutionnisme prétend tenir une explication intégrale des choses et régler jusqu’à la conduite humaine ; la théologie voit au contraire dans la destinée humaine un drame qui place l’homme au-dessus de la nature. Le titre même du livre Evolution créatrice montre que M. Bergson n’accepte pas ce conflit séculaire ; il est dû, comme tous les conflits de ce genre, à des concepts fabriqués qui empêchent l’intuition ; dès longtemps, ses réflexions sur Spencer l’avaient amené à croire que toute évolution suppose un changement, une durée réelle, donc une création ; mais d’autre part, il n’accepte pas davantage la création ex nihilo et c’est dans ce livre qu’il montre, dans une discussion célèbre, que le problème de l’origine des choses à partir du néant n’a aucun sens, parce que le néant est une pseudo-idée.
Le motif profond de ce dissentiment, M. Bergson le voit dans la nature de l’intelligence humaine qui se contredit elle-même en essayant de rendre compte du devenir et de la vie ; la continuité lui échappe, soit que, avec les évolutionnistes, elle réduise le nouveau à une combinaison d’ancien, soit que, avec les créationnistes, elle concentre toute nouveauté dans l’instant privilégié de la création. Seule, l’intuition peut saisir, en sympathisant avec lui, le devenir. De tenaces préjugés empêchèrent alors de comprendre la portée de cette affirmation : on admettait à la rigueur, avec l’Essai sur les données immédiates, qu’il y eût une intuition de nous-mêmes, une expérience intérieure, mais en quoi pouvait-elle nous éclairer sur les êtres qui n’étaient plus notre personne, sur les choses, les êtres vivants ou les autres personnes ? N’y avait-il pas quelque illusion à la transporter dans ce qui nous est étranger ? « En sondant ainsi sa propre profondeur, se demande à lui-même M. Bergson, pénètre-t-elle plus avant dans l’intérieur de la matière, de la vie, de la réalité en général ? » Comment peut-on passer du lyrisme des Données immédiates à l’épopée de l’Évolution créatrice ? Car il s’agit bien dans ce livre de l’aventure immense dans laquelle l’humanité est engagée : la genèse de la matière, l’origine de la vie, la division des êtres vivants en règnes, des règnes en espèces, la naissance de l’instinct, l’avènement de l’homme et de son intelligence, voilà les problèmes que se pose M. Bergson avec une hardiesse qui étonna la timidité de ses contemporains, d’autant qu’il ne s’agit pas d’une histoire externe d’événements saisissables directement ou par les signes qu’ils ont laissés, comme pouvaient la concevoir Darwin ou Spencer, mais d’une histoire vue de l’intérieur, par une sorte de sympathie avec la force qui anime le monde. Comment la simple intuition de nous-mêmes peut-elle supporter une aussi vaste entreprise ? C’est qu’on raisonne, se répond à lui-même M. Bergson, comme « si l’homme avait à se tenir dans un coin de la nature, comme un enfant en pénitence. Mais non. La matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous : les forces qui travaillent en toutes choses nous les sentons en nous ; quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes ». L’expérience intime de notre liberté, ajoutée au sentiment intérieur de la vie qui nous meut ne sera plus un point d’arrivée, mais un point de départ ; elle sera, dans la courbe totale de l’évolution, comme une différentielle, dont l’intégration, si elle était possible, nous permettrait de saisir la courbe toute entière. La métaphysique a toujours rêvé de reconstituer en idée ce tout dont notre vie et la vie de ce qui nous entoure sont des fragments ; mais elle supposait arbitrairement ce tout. M. Bergson a une métaphysique progressive, qui, partant de l’expérience d’une direction, veut la continuer en deçà et au delà.
M. Bergson a pensé que là métaphysique avait ainsi une valeur positive et qu’elle était capable de collaborer à la solution du problème de l’origine de la vie et des espèces vivantes. L’idée de l’évolution en gerbe était étrangère aux théories scientifiques dont Lamarck et Darwin étaient les inspirateurs ; on restait tributaire d’une image que le XVIIIe siècle avait imposée, celle de la série continue des êtres ; on s’accordait sur l’idée d’une évolution linéaire, cherchant à montrer comment les espèces étaient descendues les unes des autres. En remontant à l’élan vital qui est l’origine de toute vie, en identifiant cet élan vital à la conscience, en montrant comment la constitution de l’être vivant résulte d’un effort de cette conscience pour surmonter la matérialité qui l’opprime, M. Bergson arriva à une idée bien différente : de la ligne d’évolution qui conduit à la plante diverge celle qui conduit à l’animal ; et chez l’animal, la ligne qui mène à l’instinct n’est pas celle qui mène à l’intelligence. Et ici, M. Bergson, en faisant ressortir les discontinuités que révèle l’expérience, la différence de direction entre la torpeur végétale et la mobilité de l’animal, entre l’instinct fixé des abeilles et l’intelligence progressive de l’homme, est plus fidèle aux faits que ceux qui, pour défendre à tout prix la continuité de la série, introduisent des intermédiaires hypothétiques pour combler la distance qui sépare la plante de l’animal, l’instinct de l’intelligence ; on confond ainsi et on mélange les éléments que M. Bergson, selon sa méthode favorite, veut dégager dans leur pureté. Ces éléments purs sont comme les thèmes d’une vaste symphonie : ils s’excluent, tout en faisant partie du même ensemble. La vie ne peut se porter dans une direction qu’en renonçant à toutes les autres ; le végétal dont la vie est assurée par son milieu, ne court pas les risques de l’animal obligé de se déplacer pour chercher sa proie, mais il n’a pas non plus les aventures qui mèneront si haut l’animalité ; l’instinct, à l’état parfait chez les insectes, ne laisse aucune place à la mobilité de l’intelligence et à ses prévisions ; l’intelligence, en revanche, est hésitante, toujours en quête, et n’a plus la sûreté de l’instinct. Tout se passe comme si la vie avait pris plusieurs directions qui l’auraient menée chaque fois dans une impasse, jusqu’à ce qu’enfin son élan se soit porté vers la création de l’humanité. L’homme réussira-t-il à vaincre, à faire ce que n’ont pu faire les compagnons que l’élan vital a laissés sur sa route, à libérer l’esprit du poids de la matière, voilà la question capitale à laquelle la philosophie doit se consacrer, la seule qui donne une signification à notre existence et à notre histoire.
Il est difficile de décrire par des mots ce qui est très proche de nous-mêmes, ce qui est la substance même de notre être ; car il nous faut du champ pour observer. Bien des philosophes pourtant ont essayé de le faire, mais ils emploient des mots abstraits, le moi, la pensée, l’esprit, qui nous isolent des choses et qui font de l’homme inventé par eux un mythe où l’homme réel ne sait se reconnaître. L’immense mérite de M. Bergson, c’est selon une formule qui vient en droite ligne de lui, d’avoir décrit « l’homme dans le monde », c’est-à-dire l’homme peinant, envahissant la planète, s’adaptant à elle et l’adaptant à lui par son travail et ses inventions ; il ne s’agit pas d’une vision, d’avenir, mais d’une situation ou plutôt d’une direction actuelle, présente. Cette sorte de présence au réel, d’attention à la vie, conjuguée avec un intense , effort de spéculation distingue, entre toutes, l’œuvre de M. Bergson.
Elle connut alors la gloire ; l’Académie des sciences morales qui l’avait accueilli dès 1901, l’éleva en 1914 à la présidence ; il entrait la même année à l’Académie française.
1914 marque une coupure profonde dans la vie des peuples. Les secousses politiques et sociales qui commencèrent alors à ébranler le monde et dont nous ne voyons pas encore la fin, rejetaient brusquement dans le passé les préoccupations spirituelles et semblaient défendre de songer à rien qu’à opposer à la force de l’injuste agresseur une force plus grande. L’indifférence aux circonstances a pu passer autrefois pour une vertu du philosophe et un signe de supériorité d’esprit. M. Bergson en était bien loin ; il engagea à fond sa personne et sa pensée dans la bataille. C’est qu’il voyait dans la guerre de la France contre l’Allemagne bien autre chose qu’un choc de forces matérielles, une lutte de l’esprit contre la matière. On ne peut relire sans émotion ce qu’il dit alors dans son allocution de président de l’Académie et ce qu’il écrivit dans le Bulletin des Armées de la République : « L’Allemagne, disait-il, a le culte de la force brutale. Et, comme elle se croit la plus forte, elle s’absorbe tout entière dans l’adoration d’elle-même. Son énergie lui vient de cet orgueil. Sa force morale n’est que la confiance que sa force matérielle lui inspire… Mais l’énergie de nos soldats est suspendue, elle, à quelque chose qui ne s’use pas, à un idéal de justice et de liberté. Le temps est sans prise sur nous. A la force qui ne se nourrit que de sa propre brutalité, nous opposons celle « qui va chercher en dehors d’elle, au-dessus d’elle, un principe de vie et de renouvellement. » II fut de ceux qui mobilisèrent les forces spirituelles françaises. L’étude qu’il fît paraître sur la Philosophie française met admirablement en lumière tout ce qu’il y a à la fois de positif et de généreux, de sens du réel et d’idéalisme dans notre tradition de pensée. Mais il eut un rôle plus actif : des missions lui furent confiées par nos gouvernants, d’abord en Espagne, puis en 1917 et en 1918 aux Etats-Unis.
En 1917, les États-Unis n’étaient pas encore entrés dans la guerre. L’histoire dira peut-être un jour la part que M. Bergson eut dans leur décision de participer à la lutte ; maître de la langue anglaise, illustre en un pays où il comptait beaucoup d’amis, il eut un accès direct auprès du président Wilson et l’informa des choses d’Europe ; il trouva chez le président un idéalisme qu’on rencontre peu dans la politique internationale et qui lui fit espérer que l’histoire, avec des protagonistes tels que lui, pouvait devenir autre chose qu’une école d’immoralité. Il fut témoin de l’héroïsme et de l’enthousiasme dans lesquels l’Amérique, le 2 avril 1917, prit une décision qui devait une première fois sauver la civilisation. L’épreuve de la guerre dévoilait une illusion qui était fort répandue au XIXe siècle : on croyait alors que le développement de l’industrie amènerait spontanément la fin des conflits armés et Auguste Comte s’accordait avec Spencer pour prédire à l’humanité une longue période de paix. Nul, sans doute plus que M. Bergson, ne crut que l’homme était d’abord un fabricant d’outils ; mais toute sa philosophie veut montrer que cette fabrication, qui dissipe à l’extérieur les forces de l’homme, laisserait son action déréglée et la rendrait esclave de la matière, si elle n’était compensée par un retour à l’intérieur, par l’intuition. Lorsque, onze ans plus tard, en 1928, il fut lauréat du prix Nobel de littérature, il exprimait, dans sa lettre de remerciements, la crainte que cet équilibre ne fût rompu aux dépens de l’esprit : « Les machines que nous construisons, disait-il, sont des organes artificiels qui viennent s’ajouter à nos organes naturels, les prolonger et agrandir ainsi le corps de l’humanité. Pour continuer à remplir le corps tout entier et pour en régler encore les mouvements, il faudrait que l’âme se dilatât à son tour, sinon l’équilibre sera menacé, et l’on verra surgir des difficultés graves, des problèmes politiques et sociaux qui ne feront que traduire la disproportion entre l’âme de l’humanité, restée à peu près ce qu’elle était, et son corps énormément agrandi. » En 1917, il vit, dans les États-Unis, l’union du développement industriel le plus vaste du monde avec la plus idéaliste des démocraties ; il pressentit la fonction d’équilibre dont ce grand pays s’est acquitté pour le bien de l’humanité.
En 1921, M. Bergson quittait son enseignement au Collège de France pour se donner à ses travaux. Onze ans plus tard, en 1982, après l’examen minutieux des données positives du problème moral et religieux, il publia les Deux sources de la morale et de la religion.
Si M. Bergson s’est posé pareil problème dans ces années, il faut en voir la raison non dans le dessein d’achever sa philosophie par une morale, comme s’il voulait répondre à des critiques qui lui demandaient quelles étaient les conséquences pratiques de sa philosophie, mais bien plutôt dans la situation obscure où la guerre et ses conséquences avaient mis les peuples. M. Bergson continuait en philosophe sa mission d’Amérique. Ne voyons-nous pas que, pour lui, la morale supérieure est la morale héroïque et que la plus haute incarnation de cette morale, c’est le héros sauveur de son peuple ? Pourtant, pas plus qu’il n’est le chapitre d’un système, le nouveau livre n’est un livre d’actualité. Ce que M. Bergson voit dans le dur présent, ce n’est pas un état de choses sur lequel il s’arrête complaisamment pour le décrire, puis pour le louer ou le critiquer, c’est un devenir orienté, qui, donné, dans une intuition qui le révèle, peut être saisi dans sa direction et prolongé, à condition que l’on retourne à la source qui le produit et qui doit sans cesse l’alimenter pour qu’il ne s’arrête pas. De là une manière neuve de poser le problème moral ; à la question : que dois-je faire ? à laquelle on ne peut répondre qu’en posant arbitrairement un état idéal qui devrait remplacer l’état actuel, il substitue la question positive : qu’est l’activité morale et religieuse de l’homme ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ?
Il a découvert qu’il y a, à cette activité, deux sources que l’on ne doit pas confondre. Il a été particulièrement sensible à une distinction que les recherches des ethnologues et des sociologues lui permettent d’illustrer clairement. La morale, c’est d’abord, pour un homme, la loi du groupe social auquel il appartient ; la subordination au groupe est sentie comme une pression intérieure, comme un ordre de la conscience : dans les groupes humains, comme, à un autre bout de la série animale, dans les sociétés d’insectes, l’individu n’existe que pour le groupe ; mais c’est aussi la morale universelle, celle d’Epictète qui enseigne la valeur absolue de cette plante divine qu’est l’âme humaine, celle du Sermon sur la montagne qui appelle tous les hommes à la charité, celle de saint Paul qui ignore la distinction entre les juifs et les gentils, celle de Plotin qui fait renaître dans l’homme, sous tous les oublis de la vie, le souvenir de son origine divine. Cette morale, c’est le fond de notre civilisation, ce qui lui donne sa valeur et son prix. Comme, à la morale du groupe, se rattache une religion aussi étroite que le-groupe, consistant en des rites et en des mythes inventés par l’imagination, la morale universelle est liée à une religion universelle devant laquelle les mythes se dissipent comme des fantômes de rêve. Tous les lecteurs de M. Bergson savaient, sans qu’il le dise, les périls mortels que la régression vers la première de ces morales ferait courir à tout ce qui compte pour nous : là était le sens de cette guerre dont il ne devait pas voir la fin. Mais, en philosophe qui cherche les raisons, il applique ici une méthode de décantation, grâce à laquelle il dégage à l’état pur la morale de groupe et la morale universelle, la « morale close » et la « morale ouverte ». On était alors porté à les confondre ; on avait assez légèrement, même dans notre pays, insisté sur les dangers d’un idéalisme moral qui négligerait, disait-on, les liens positifs et concrets du sang et de la race. Inversement, les sociologues croyaient pouvoir attribuer aux représentations collectives toutes les vertus de la morale universelle, la conscience morale avec toutes ses délicatesses. Enfin les historiens des religions s’efforçaient d’établir une parenté entre les vieilles religions de groupe et la religion universelle, ce qui pouvait faire croire que l’une était la continuation des autres. Dans cette situation assez trouble, le livre de M. Bergson fut une lumière. Il montrait bien le rôle essentiel des morales closes, assurant la vie en commun dans les groupes isolés où se répartirent d’abord les hommes ; pourtant la cohésion de ces sociétés eût été insuffisante, chez un être doué d’intelligence ; cette faculté critique, individualiste qui enlève à l’homme la sérénité de l’animal, eût amené la rupture du lien social, si la nature n’eût doué l’homme d’une fonction fabulatrice, capable de resserrer ce lien en créant les mythes, les dieux de territoire qui, transmis et fixés dans les rites, ont, dans l’humanité, joué le rôle de l’instinct chez les insectes. La nature semblait ainsi avoir réservé à l’homme une place assez modeste ; pourquoi l’homme est-il allé au delà de cette morale close ? Car il n’y avait aucune nécessité dans le progrès inouï de la civilisation, qui a élevé l’humanité au-dessus d’une espèce animale ; cette civilisation n’était pas et n’est pas devenue une propriété inhérente à l’homme, comme s’il la possédait par hérédité ; l’hérédité de l’acquis, que M. Bergson a toujours niée avec force, est une sorte de transposition physiologique des lois du code civil sur l’héritage : le code laisse à l’héritier naturel la richesse acquise par ses parents ; la nature ferait quelque chose de pareil, elle fixerait dans la descendance les variations acquises à chaque génération, et ces modifications, en s’accumulant, produirait un capital toujours accru, permettant des entreprises de plus en plus vastes. Il est visible pourtant que la nature n’a pas voulu pareille facilité ; une sorte de loi de travail pèse sur nous ; si les biens acquis par l’humanité se conservent, c’est grâce au milieu social qui, par l’éducation les transmet de l’un à l’autre à chaque génération ; il y faut une volonté constamment renouvelée ; notre civilisation est faite de cette volonté, ou plutôt d’un concert des volontés ; viennent-elles à défaillir, la civilisation est en péril, et l’acquis disparaît. Pour parer au danger, on ne peut compter, comme Auguste Comte, sur l’entité Société ou Humanité, qui, divinité bienfaisante et permanente, répandrait sa grâce sur chacun, puisque c’est l’humanité même qui risque de retomber au rang d’une espèce animale. On ne peut non plus chercher un remède en des utopies prétentieuses, qui omettent les conditions de la vie réelle.
M. Bergson eut à ce moment la vision nette que l’humanité, avec les difficultés dues à la concentration des masses humaines en nations et en empires, au surpeuplement de la planète, ne pouvait trouver secours, ni en elle-même, ni dans son imagination, ni dans son intelligence, plus organisatrice que créatrice, et qu’elle devrait faire appel à une réalité plus haute. De saint Augustin à Bossuet, de Bossuet à Hegel et même après lui, la philosophie religieuse de l’histoire, qui dévoilait dans la suite des événements un plan providentiel, était presque traditionnelle dans notre Occident ; mais cette philosophie avait des traits qui ne pouvaient plaire à M. Bergson : elle niait qu’il y eût, dans l’histoire, un devenir réel et imprévisible, une durée créatrice ; elle était seulement le déroulement d’un plan préconçu, qui ne pouvait d’ailleurs être saisi qu’à la fin des temps, supposée atteinte ; il retrouvait là ses adversaires de la première heure, les fatalistes. De plus, il ne voulait pas que, s’il y a une force divine à l’œuvre dans l’histoire, elle fût seulement induite des événements par quelque raisonnement philosophique ; là encore, il ne veut pas quitter l’expérience : si une force divine agit, ce n’est pas du dehors, comme si, selon l’image de Platon, les hommes étaient des marionnettes manœuvrées par les dieux, c’est du dedans, chez les individus privilégiés qui, plongeant au plus profond d’eux-mêmes, ont retrouvé la source éternelle de toute réalité, ce Deus interior intima meo, dont parle saint Augustin et après lui Descartes. L’expérience mystique, expérience exceptionnelle, plus profonde que toute intuition humaine, nécessitant une sorte de condescendance divine, voilà.la force qui est à l’œuvre dans l’histoire; disons mieux, l’expérience mystique, telle qu’on la trouve dans le christianisme ; il existe sans doute un mysticisme païen que M. Bergson avait autrefois admiré chez Plotin ; mais ce mysticisme est infécond, parce qu’il est inactif : le mystique païen fondu dans l’unité divine ne trouve dans les tâches humaines que déchéance et occasion de dégoût. Bien autre est le saint chrétien qui, remontant des abîmes de lumière, en rapporte des forces qui répandent autour de lui la charité et qui donnent aux tâches quotidiennes un sens profond et une direction nouvelle. Comme M. Bergson n’a jamais fait de l’intuition une simple contemplation, mais l’a toujours liée à l’action, il voit dans le mysticisme véritable, chez le saint, chez le héros, une source efficace de rénovation. Cette expérience mystique, dans les dernières années de sa vie, M. Bergson l’observa avec passion, non seulement chez les grands mystiques classiques, que Henri Delacroix et M. Baruzi étudiaient alors avec tant de précision, mais encore chez des contemporains, chez d’humbles personnes, dont l’influence rayonnante améliorait tous ceux qu’elles touchaient. Chez les meilleures d’entre elles, chez une Marie Semer, par exemple, il trouvait un bon sens parfait et une raison bien équilibrée, mais en même temps le goût de l’action, le désir d’entraîner d’autres âmes avec elles; on croirait, disait-il, qu’elles ont vu un autre monde et qu’elles désirent le faire connaître.
Que ce langage de croyant ne surprenne pas : à la frénésie industrielle qui anime notre monde actuel et qui risque de transformer l’homme lui-même en une machine, comme s’il était fasciné par la matière qu’il manie, M. Bergson n’a pas cru que la raison seule pouvait s’opposer. Pas plus que sur les combinaisons raisonnées d’un politique, il ne compte, il faut bien le dire, sur la spontanéité populaire. « Tout, disait autrefois Péguy, est dans l’incorporation, dans l’incarcération, dans l’incarnation » ; or, ce n’est point en un groupe, c’est en des individus que s’incarne l’esprit ; des trésors spirituels, dont l’origine est en des individus souvent ignorés de la masse, font ainsi vivre l’humanité, et quand un peuple est en danger, l’appel du héros est nécessaire pour le soulever au-dessus de lui-même. Telles étaient les réflexions, disons mieux, les expériences qui amenèrent M. Bergson, sans jamais renier son origine juive, à adhérer de volonté au christianisme. La religion n’est pas pour lui un refuge, une consolation, un motif de résignation ; elle est un stimulant nouveau pour l’action ; elle est une expérience de l’esprit qui, au delà des habitudes superficielles, au delà du moi profond, remonte, pour en rapporter une force de renouveau, jusqu’à la source éternelle de l’action. Mais c’est toujours en philosophe qu’il a prétendu traiter ces questions.
C’est aussi avec la sérénité d’un philosophe qu’il supporta la longue et douloureuse maladie qui l’immobilisa, ou presque, pendant les dix dernières années de sa vie. Il ne quittait son tranquille quartier du Ranelagh que pour aller en Suisse dans une région qu’il aimait, dans le pays où Rousseau, qui était resté son auteur favori, avait placé la scène de la Nouvelle Héloïse ; puis, l’altitude lui ayant été interdite, c’est en Touraine, dans un paysage cartésien, qu’il passait l’été. Mais toujours il continua à travailler, il maintint jusqu’au bout l’effort qui avait été la loi de sa vie et où il voyait la loi de la vie elle-même ; car l’élan vital n’est pas chez lui la nature infinie et toute puissante des romantiques, mais quelque chose de fini qui veut franchir les obstacles, qui passerait, si l’effort pouvait être continué plus longtemps, mais qui ne s’arrête et ne se fixe que pour essayer de recommencer sa percée dans un autre sens. M. Bergson n’est donc pas optimiste, en ce sens qu’il croirait à une réussite fatale de l’humanité ; la confiance en l’avenir ne peut être justifiée que par l’effort soutenu. Les événements qu’il vit se dérouler depuis 1933 lui faisaient sentir l’immense danger qui nous menaçait : il savait que les conceptions morales et juridiques sur lesquelles nous vivons depuis deux mille ans ne sont nullement fixées ; il voyait, par l’effrayante expérience de l’Allemagne, dès 1938, qu’il suffisait d’interrompre l’éducation qui les transmet d’âge en âge, pour que l’homme reparaisse tel qu’il était primitivement, tel qu’il n’a pas cessé d’être; et cherchant le principe de cet avilissement, de cette annulation de l’esprit, il le trouvait dans l’arbitraire et la brutalité d’une philosophie qui, entièrement séparée des sciences positives, n’est plus qu’une confession personnelle ou l’expression d’une volonté qui s’érige en règle.
Assis au fond de son long cabinet de travail, près d’une table chargée des publications nouvelles, M. Bergson, qui, malgré ses souffrances physiques, accueillait ses visiteurs avec une bonne grâce parfaite, les entretenait de ces graves sujets. « On avait accoutumé, a écrit un de ses intimes, d’aller le voir souvent, régulièrement, pour se confier à lui, pour l’écouter surtout. » II n’était pas de ceux qui pensent pour eux-mêmes, égoïstement, et qui tirent vanité d’un auditoire; il était resté, au sommet du succès, le professeur qui trouve une aide dans la réaction de son entourage. Mais surtout, il avait cette politesse de cœur, qu’il avait si bien définie dans un discours de distribution des prix, prononcé au lycée de Clermont près de soixante ans auparavant : « Elle consiste, disait-il, à ménager la sensibilité des autres hommes, à faire qu’ils soient contents d’eux et de nous. Une grande bonté naturelle en est le fond, mais cette bonté resterait peut-être inefficace si la pénétration de l’esprit ne s’y joignait, la souplesse, la finesse et une connaissance approfondie du cœur humain. » Témoin de la guerre, de l’invasion, des mesures prises par l’ennemi, au mépris de toute justice, contre les droits les plus respectables, il mourut au milieu de nos désastres, le 3 janvier 1941, sans avoir perdu l’espoir en notre pays ; il perçut sans doute, dans cet hiver glacial et triste, la réaction commençante des forces spirituelles, seules capables d’engendrer et de soutenir l’immense travail de cette guerre démesurée ; il avait trop médité sur la liberté-et l’initiative de la volonté des hommes pour croire que les limites du possible peuvent être tracées d’avance ; il savait que, dans une France plusieurs fois toute proche de là ruine, jamais ne lui avait manqué « l’appel du héros », capable de réveiller les forces dormantes dans son peuple.