Séance du 20 octobre 1952
par M. le Dr. Albert Schweitzer
L’honneur de faire partie de votre illustre compagnie me donne l’occasion de vous présenter un aperçu sur le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine. Cet aperçu, vu le temps dont je dispose, sera nécessairement très sommaire. Devant me borner à tracer les grandes lignes de cette évolution, je m’efforcerai de les faire ressortir avec quelque netteté.
Ce que nous appelons éthique, d’un terme emprunté à la langue grecque, et morale, d’un terme emprunté au latin, consiste, d’une façon tout à fait générale, dans notre bon comportement envers nous-mêmes et d’autres êtres. Nous éprouvons l’obligation de ne pas nous préoccuper uniquement de notre bien-être à nous, mais aussi de celui des autres et de la société humaine.
C’est dans la notion de l’étendue de cette solidarité avec d’autres que se produit la première évolution à constater dans le développement de l’éthique.
Pour le primitif, le cercle de la solidarité est restreint. Il se limite à ceux qu’il peut considérer comme ses consanguins éloignés, c’est-à-dire les membres de sa tribu, qui est pour lui la famille en grand. Je parle d’expérience. Dans mon hôpital, j’ai des primitifs. Quand il m’arrive de demander à un hospitalisé de cette catégorie qui n’est pas alité, de rendre de petits services à un malade obligé de garder le lit, il n’acceptera que si celui-ci appartient à sa tribu. Si ce n’est pas le cas, il me répondra avec candeur : « Ceci pas frère pour moi ». Aucune tentative de persuasion et aucune menace ne le feront revenir sur son refus de faire cette chose inimaginable : se dévouer pour un étranger. C’est à moi de capituler.
Cependant, à mesure que l’homme se met à réfléchir sur lui-même et son comportement envers les autres, il est amené à se rendre compte que l’homme comme tel est son semblable et son prochain. Au terme d’une lente évolution, il voit le cercle de ses responsabilités s’élargir jusqu’à englober tous les êtres humains, avec lesquels il se trouve être en relation.
A cette connaissance plus nette de l’éthique s’élèvent les penseurs chinois : Lao-tseu, né en 604 avant J.-C. ; Koung-tseu (Con-fucius), 551-479 avant. J.-C. ; Meng-tseu, 372-289 avant J.-C. ; Tchouang-tseu, IVe siècle avant J.-C. et les prophètes israélites du VIIIe siècle avant J.-C. : Amos, Osée et Esaïe. Enoncée par Jésus et Saint-Paul, l’idée que l’homme se doit à tout être humain, fait partie intégrale de l’éthique chrétienne.
Pour les grands penseurs de l’Inde, qu’ils appartiennent au brahmanisme, au bouddhisme ou à l’hindouisme, l’idée de la fraternité de tous les êtres humains est contenue dans leur notion métaphysique de l’existence. Mais ils ont des difficultés à la mettre en valeur dans leur éthique. En effet, ils ne peuvent abolir entre les hommes les cloisons érigées aux Indes par l’existence de différentes castes et que la tradition a sanctionnées.
Zarathoustra, qui vit au VIIe siècle avant J.-C., est empêché d’arriver à la notion de la fraternité des hommes, parce qu’il a à faire la distinction entre ceux qui croient en Ormuzd, le dieu de la lumière et du bien, annoncé par lui, et les non-croyants, qui restent soumis aux démons. Il exige que les croyants, luttant pour l’avènement du règne d’Ormuzd, considèrent les non-croyants comme ennemis et les traitent en conséquence.
Pour comprendre cette position, il faut tenir compte du fait que les croyants étaient les peuplades de Bactriane devenues sédentaires et aspirant à vivre comme agriculteurs honnêtes et paisibles, et que les non-croyants étaient les tribus restées nomades, habitant les régions désertiques et vivant de pillage.
Platon et Aristote, et avec eux les autres penseurs de l’époque classique de la philosophie grecque, ne prennent en considération que l’être humain grec, homme libre, ne connaissant pas le souci de gagner sa subsistance. Ceux qui n’appartiennent pas à cette aristocratie sont considérés par eux comme des hommes de qualité inférieure, auxquels on n’a pas besoin de grandement s’intéresser.
Ce n’est qu’au cours de la seconde époque de la pensée grecque, celle de l’épanouissement simultané du stoïcisme et de l’épicurisme, que l’idée de l’égalité des hommes et de l’intérêt qui s’attache à l’être humain comme tel, est reconnue par les représentants des deux écoles. Le protagoniste le plus remarquable de cette nouvelle conception est le stoïcien Panaetius, qui vivait au IIe siècle avant J.-C. C’est lui le prophète de l’humanisme.
L’idée de la fraternité des hommes ne devient pas populaire dans l’antiquité. Mais le fait que la philosophie l’ait proclamé comme une conception dictée par la raison, est d’une grande importance pour son avenir.
Cependant nous devons nous avouer que l’idée que l’être humain comme tel a droit à notre intérêt, n’a jamais joui de la pleine autorité à laquelle elle devait pouvoir prétendre. Jusqu’à nos jours, elle a été sans cesse compromise par l’importance que prennent des différences de race, de croyance religieuse, de nationalité, par lesquelles notre semblable devient pour nous l’étranger auquel nous ne devons qu’indifférence sinon mépris.
En se livrant à l’analyse du développement de l’éthique, on se voit amené à prêter attention à l’influence qu’exerce sur elle la conception du monde avec laquelle elle se trouve en rapport. Il existe, en effet, une différence fondamentale entre ces diverses conceptions.
Elle consiste dans la façon d’apprécier ce monde même. D’après les unes, il y a lieu de prendre à son égard une attitude affirmative, ce qui veut dire s’intéresser aux choses de ce monde et à l’existence que nous y menons. D’autres, par contre, préconisent l’attitude négative. Elles nous recommandent de nous désintéresser de tout ce qui concerne le monde, y compris l’existence qui est nôtre sur cette terre.
L’affirmation est conforme à notre sentiment naturel ; la négation est en désaccord avec lui. L’affirmation nous invite à vouloir être chez nous en ce monde et nous y livrer à l’action ; la négation nous impose d’y vivre comme des étrangers et d’opter pour la non-activité.
L’éthique, par sa nature même, est apparentée à l’affirmation du monde. Elle éprouve le besoin d’être agissante pour servir l’idée du bien. Il en résulte que l’affirmation du monde influence favorablement le développement de l’éthique, et que la négation, par contre, l’entrave. Dans le premier cas, l’éthique peut se donner telle qu’elle est ; dans le second, elle est obligée d’y renoncer.
La négation du monde est professée par les penseurs de l’Inde et le christianisme de l’antiquité et du Moyen âge ; l’affirmation, par les penseurs chinois, les prophètes israélites, Zarathoustra et les penseurs européens de la Renaissance et des temps modernes.
Chez les penseurs de l’Inde, cette conception négative du monde est la conséquence de leur conviction que l’existence véritable est immatérielle, immuable et éternelle, et que celle du monde matériel est factice, trompeuse et passagère. Le monde que nous nous plaisons à considérer comme réel, n’est pour eux qu’un mirage du monde immatériel dans le temps et dans l’espace. En prenant intérêt à cette fantasmagorie et au rôle qu’il y joue, l’homme commet une erreur. Le seul comportement compatible avec la véritable connaissance de la nature de l’existence est la non-activité.
Dans une certaine mesure, la non-activité a un caractère éthique. En se désintéressant des choses de ce monde, l’homme renonce à l’égoïsme que lui inspirent les intérêts matériels et la vulgaire convoitise. De plus, la non-activité comporte la non-violence. Elle préserve l’homme du danger de faire du mal à autrui par des actes de violence.
Les penseurs du brahmanisme, du samkhya, du jaïnisme, de même que Bouddha, exaltent la non-violence qu’ils appellent « ahimsa », et la considèrent comme l’éthique sublime. Toutefois, elle est imparfaite et incomplète. Elle concède à l’homme l’égoïsme d’être entièrement occupé d’un salut, qu’il espère obtenir par l’observation du genre de vie conforme à la véritable connaissance de la nature de l’existence ; elle ne lui commande pas au nom de la compassion, mais au nom de théories métaphysiques ; elle ne demande que l’abstention du mal et non l’activité qui s’inspire de la notion du bien.
Seule l’éthique alliée à l’affirmation du monde peut être naturelle et complète. Si donc l’éthique des penseurs de l’Inde s’avise de se prêter à des impulsions d’une éthique plus généreuse que celle de l’ahimsa, elle ne peut y arriver qu’en faisant des concessions à l’affirmation du monde et au principe de l’activité. Bouddha qui s’élève contre la froideur de la doctrine brahmanique en prêchant la pitié, résiste avec peine à la tentation de s’émanciper du principe de la non-activité. Il y succombe plus d’une fois, ne pouvant s’empêcher de commettre des actes de charité ou de les recommander aux disciples. Sous le couvert de l’éthique, l’affirmation du monde mène aux Indes une lutte sournoise, à travers les siècles, contre le principe de la non-activité. Dans l’Hindouisme, qui est un mouvement religieux contre les exigences du brahmanisme, elle arrive à se faire reconnaître comme l’égale de la non-activité. L’entente entre les deux est proclamée et spécifiée dans la Bhagavad-Gîtâ, poème didactique incorporé à la grande épopée du Mahàbhàrata.
La Bhagavad-Gîtâ admet la conception du monde du brahmanisme. Elle reconnaît que le monde matériel n’a qu’une réalité trompeuse et ne peut prétendre à notre intérêt. Il n’est, d’après elle, qu’un spectacle divertissant que Dieu s’offre à lui-même. L’homme peut donc se croire autorisé, et avec raison, à ne prendre part à ce spectacle qu’en qualité de spectateur. Mais de même il a le droit de se croire appelé à tenir son rôle comme acteur dans la pièce à jouer. L’activité se justifie donc par l’esprit dans lequel elle s’opère. L’homme qui la pratique dans la seule intention d’accomplir la volonté de Dieu est dans la vérité de la même façon que celui qui choisit la non-activité. Par contre l’activité naïve, qui prend intérêt à ce monde irréel et se propose d’y réaliser quoi que ce soit, est dans l’erreur et ne peut être justifiée.
Cette théorie qui légitime l’activité par une logique reposant sur l’idée que le monde n’est qu’un spectacle offert par Dieu à lui-même, ne peut aucunement donner satisfaction à l’éthique véritable, celle qui ressent le besoin d’être active. Cependant elle lui a permis de se maintenir aux Indes à une époque où son existence était menacée par le brahmanisme.
De nos jours, les penseurs de l’Inde font de grandes concessions au principe de l’activité, en invoquant le fait qu’il se trouve aussi dans les Upanishads. C’est exact. L’explication en est que les Aryens de l’Inde, dans les anciens temps, comme nous l’apprennent les hymnes du Véda, menaient une existence pénétrée d’une naïve joie de vivre. La doctrine brahmanique de la négation du monde ne fait son apparition, à côté de l’affirmation, que dans les Upanishads, des textes sacrés appartenant au début du premier millénaire avant J.C.
Le christianisme de l’antiquité et du Moyen-Age professe la négation du monde, sans cependant en tirer la conclusion de la non-activité. Cette singularité tient au fait que sa négation du monde est de nature différente de celle des penseurs de l’Inde. D’après lui, le monde dans lequel nous vivons n’est pas une fantasmagorie, mais un monde imparfait, destiné à être transformé en le monde parfait du Royaume de Dieu. L’idée du Royaume de Dieu a été créée par les prophètes israélites du VIIIe siècle avant J.C. C’est elle aussi qui est au centre de la religion de Zarathoustra, au VIIe siècle.
Jésus annonce l’imminence de la transformation du monde matériel en le monde du Royaume de Dieu. Il exhorte les hommes à chercher la perfection requise pour la participation à la nouvelle existence dans le monde nouveau. Il demande à l’homme de se détacher des choses de ce monde pour être occupé uniquement de la pratique du bien. II lui permet de se désintéresser du monde, mais non de ses devoirs envers les hommes. Dans son éthique, l’activité conserve tous ses droits et toutes ses obligations. C’est en quoi elle diffère de celle de Bouddha, avec laquelle elle a en commun l’idée de la compassion. Parce qu’elle est animée de l’esprit d’activité, l’éthique du christianisme garde une affinité avec l’affirmation du monde.
La transformation du monde en celui du Royaume de Dieu, que les premiers chrétiens attendaient dans l’immédiat, n’a pas eu lieu. Durant l’antiquité et le Moyen-Age, le christianisme reste donc dans la situation de devoir désespérer de ce monde, sans l’espérance de voir l’arrivée de l’autre, espérance qui avait soutenu les premiers chrétiens. Il eût été naturel qu’il se ralliât alors à l’affirmation du monde. Son éthique active le lui rendait possible. Mais dans l’antiquité et au Moyen-Age il n’existait pas une affirmation enthousiaste du monde, qui seule eût pu lui convenir. La création de cette affirmation enthousiaste eut lieu à la Renaissance. Le christianisme se lie avec elle au courant du XVIe et du XVIIe siècles. Son éthique, à côté de l’idéal de perfectionnement de soi-même, qu’elle détenait de Jésus, connaît désormais aussi l’autre, qui consiste à créer de nouvelles et meilleures conditions matérielles et spirituelles pour l’existence de la société humaine. Dès lors, l’éthique chrétienne sait donner un but à son activité et arrive ainsi à son plein épanouissement. De l’union entre le christianisme et l’affirmation enthousiaste du monde de la Renaissance, naît la civilisation dans laquelle nous vivons et que nous avons à maintenir et à parfaire. Les conceptions éthiques des penseurs chinois et celle de Zarathoustra étaient dès leurs origines affiliées à l’affirmation du monde. Elles aussi portent en elles les énergies capables, de produire une civilisation éthique.
Ayant atteint un certain niveau, l’éthique tend à s’approfondir. Cette tendance se manifeste dans le besoin qu’elle éprouve de se livrer à la recherche du principe fondamental du bien.
Elle ne trouve plus entière satisfaction à définir, à énumérer et à recommander différentes vertus et différents devoirs, mais veut comprendre ce que dans leur diversité ils ont de commun et comment ils découlent d’une même conception du bien. C’est ainsi que les grands penseurs chinois arrivent à proclamer la bienveillance envers les hommes comme vertu fondamentale.
Dans l’éthique israélite surgit déjà avant Jésus la question du grand commandement, dont l’accomplissement équivaut à celui de la loi entière. Jésus, d’accord avec la tradition des théologiens israélites, élève l’amour au rang de commandement suprême.
Au premier siècle de l’ère chrétienne, des penseurs du stoïcisme, marchant dans la voie tracée par Panaetius, le créateur de l’idée, de l’humanisme, arrivent également à considérer l’amour comme la vertu des vertus : ce sont Sénèque, Epictète, et l’empereur Marc-Aurèle. Leur éthique est au fond celle des grands penseurs chinois. Ils ont en commun avec eux non seulement le principe de l’amour, mais de plus, ce qui est important, la conviction qu’il relève de la raison et est foncièrement raisonnable.
Au cours des Ier et IIe siècles de l’ère chrétienne, la philosophie gréco-romaine arrive donc à professer le même idéal éthique que le christianisme. La possibilité d’une entente entre le monde antique et le christianisme semblait offerte. Il n’en fut rien. Le stoïcisme éthique ne devint pas populaire. De plus, il considérait, lui aussi, le christianisme comme la pire des superstitions, parce qu’il se réclamait d’une révélation divine ayant eu lieu en Jésus-Christ, et attendait la venue miraculeuse d’un monde nouveau. Le christianisme de son côté méprisait la philosophie comme sagesse d’ici-bas. Ce qui les séparait aussi, c’est que la philosophie adhérait à l’idée de l’affirmation du monde, et le christianisme à celle de la négation. Aucune entente n’était possible.
Après des siècles cependant, cette entente se fit. Quand aux XVIe et XVIIe siècles le christianisme commença à se familiariser avec l’affirmation enthousiaste du monde, que la Renaissance avait léguée à la pensée européenne, il fit en même temps connaissance avec le stoïcisme éthique, et constata avec surprise que le principe d’amour de Jésus avait aussi été énoncé comme une vérité rationnelle. Il en déduisait que les idées fondamentales de la religion, elles aussi, devaient être des vérités révélées, confirmées ensuite par la raison.
Parmi les penseurs qui alors se sentaient appartenir et au christianisme et au stoïcisme, les plus remarquables sont Erasme et Hugo Grotius.
Sous l’influence du christianisme, l’éthique de la philosophie acquiert un enthousiasme qu’elle ne possédait pas jusqu’alors. Sous l’influence de la philosophie, l’éthique du christianisme, de son côté, se met à réfléchir sur ce qu’elle se doit à elle-même, et sur ce qu’elle doit accomplir dans ce monde. Ainsi naît un esprit qui ne permet plus à l’éthique d’amour de tolérer plus longtemps les injustices, les cruautés et les superstitions néfastes qu’elle avait encore admises auparavant. La torture est abolie, le fléau qu’étaient les procès de sorcellerie cesse, des lois inhumaines font place à d’autres plus humaines. Une œuvre de réforme sans précédent dans l’histoire de l’humanité est entreprise et accomplie dans le premier enthousiasme de la découverte que le principe de l’amour est enseigné aussi par la raison.
Pour démontrer la rationalité de l’altruisme, l’amour d’autrui, des philosophes du XVIIIe siècle, parmi lesquels Hartley, le baron d’Holbach, Helvétius, Bentham, croient bien faire d’user du seul argument de son utilité. Les penseurs chinois et les représentants du stoïcisme éthique l’avaient fait valoir également, mais à côté d’autres. D’après la thèse soutenue par ces penseurs du XVIIIe siècle, l’altruisme ne serait que l’égoïsme bien compris, tenant compte du fait que le bien-être des individus et de la société ne peut être assuré que par le dévouement dont useront les hommes envers leurs semblables.
Contre cette thèse superficielle s’élèvent, avec d’autres, Kant et le philosophe écossais David Hume. Kant, pour bien défendre la dignité de l’éthique, va jusqu’à prétendre que son utilité ne doit pas être prise en considération. Pour manifeste qu’elle soit, elle ne doit pas être admise comme mobile de l’éthique. L’éthique, d’après la doctrine de l’impératif catégorique, commande d’une façon absolue. C’est notre conscience qui nous révèle ce qui est bien et ce qui est mal. Nous n’avons qu’à lui obéir. La loi morale que nous portons en nous, nous donne la certitude que nous n’appartenons pas seulement au monde tel qu’il nous apparaît dans le temps et dans l’espace, amis que nous sommes en même temps citoyens du monde comme tel, le monde spirituel.
Hume, de son côté, pour réfuter la thèse utilitariste, procède de façon empirique. Il analyse les mobiles de l’éthique et arrive à la conclusion qu’elle est avant tout affaire de sentiment. La nature, argumente-t-il, nous a dotés de la faculté de sympathie. Celle-ci nous permet et nous oblige à ressentir la joie, les appréhensions et les souffrances des autres comme les nôtres. Nous sommes, d’après une image employée par Hume, comme des cordes vibrant à l’unisson avec celles qui résonnent. C’est cette sympathie qui nous amène à nous dévouer à autrui et à vouloir contribuer à son bien-être et à celui de la société.
Depuis Hume, la philosophie — si nous écartons l’entreprise de Nietzsche — n’a plus osé mettre sérieusement en doute que l’éthique est avant tout affaire de compassion.
Mais quelle est dans ce cas la situation faite à l’éthique ? Est-elle capable de définir et de limiter les obligations du dévouement à autrui et de mettre de cette façon l’égoïsme et l’altruisme d’accord comme tentait de le faire la théorie de l’utilitarisme ?
Hume ne s’occupe guère de la question. La philosophie qui a suivi ne juge pas non plus nécessaire de prendre en considération les conséquences du principe du dévouement par compassion. C’est comme si elle avait le pressentiment qu’elles pourraient se révéler quelque peu troublantes.
Elles le sont en effet. L’éthique du dévouement par compassion n’a plus le caractère d’une loi que nous voudrions continuer à lui prêter. Elle ne comporte plus de commandements nettement établis et nettement formulés. Elle est foncièrement subjective, parce qu’elle laisse à chacun de nous la responsabilité de décider jusqu’où il ira dans le dévouement.
Et non seulement elle cesse d’ordonner de façon précise : elle en arrive aussi à ne plus se contenter du seul possible, comme la loi est tenue de le faire. Constamment elle nous oblige à tenter l’impossible, à pousser le dévouement jusqu’à compromettre notre existence propre. Dans les temps horribles que nous avons vécus, nombreuses étaient les situations de ce genre, et nombreux ceux qui se sacrifiaient pour d’autres. Même dans la vie courante, l’éthique du dévouement, si elle ne va pas jusqu’à nous demander cet ultime sacrifice, exige bien des fois de chacun de nous d’abdiquer des intérêts, et de renoncer à des avantages par égard pour d’autres. Hélas, trop souvent nous arrivons à imposer silence à notre conscience, gardienne de notre sentiment de responsabilité.
Que de conflits dans lesquels l’éthique du dévouement nous abandonne à nous-mêmes ! Ceux qui gèrent des entreprises ont rarement à se féliciter d’avoir donné, par compassion, un emploi à quelqu’un qui en avait le plus besoin, au lieu de le confier au plus qualifié. Mais malheur à eux, s’ils se croyaient autorisés par des expériences de ce genre, à ne plus jamais tenir compte de l’argument de la compassion.
Une dernière conséquence à tirer du principe du dévouement : il ne nous permet plus de nous préoccuper uniquement des êtres humains, mais nous oblige à nous comporter de même envers tous les êtres vivants dont le sort peut être influencé par nous. Eux aussi sont nos semblables par le fait qu’ils connaissent comme nous l’aspiration au bonheur et la peur et la souffrance, et comme nous redoutent l’anéantissement.
L’homme qui a gardé intacte sa sensibilité trouve tout naturel d’avoir pitié de tous les êtres vivants. Pourquoi la philosophie ne se décide-t-elle pas enfin à reconnaître que notre comportement envers eux doit faire partie intégrale de l’éthique qu’elle enseigne ?
La raison en est bien simple. La philosophie redoute, et à juste titre, que cet immense élargissement du cercle de nos responsabilités n’enlève à l’éthique le peu d’espoir qui lui reste de pouvoir formuler des commandements d’une façon tant soit peu raisonnable et satisfaisante.
En effet, la préoccupation du sort de tous les êtres vivants auxquels nous avons affaire, nous crée des conflits encore plus nombreux et plus troublants que ceux du dévouement limité aux êtres humains. Vis-à-vis des créatures, nous nous trouvons sans cesse dans des situations qui nous obligent à faire souffrir et à porter atteinte à la vie. Le paysan ne peut laisser survivre toutes les bêtes qui naissent dans son troupeau, il peut conserver uniquement celles qu’il peut nourrir et dont l’élevage lui assure un revenu. Dans bien des cas, nous en arrivons même à l’obligation de sacrifier des vies pour en sauver d’autres. Celui qui recueille un oiseau abandonné se voit dans l’obligation de tuer des insectes ou des poissons pour le nourrir. En agissant ainsi, il est en plein arbitraire. De quel droit sacrifie-t-il une multitude de vies pour en sauver une seule ? En exterminant des animaux qu’il juge malfaisants, pour en protéger d’autres, il tombe dans l’arbitraire également.
Il incombe donc à chacun de nous de juger, si nous nous trouvons dans la nécessité inéluctable de faire souffrir et de tuer, et de nous résigner à devenir, par nécessité, coupables. Le pardon, nous devons le chercher en ne manquant aucune occasion de secourir des êtres vivants.
De combien serions-nous avancés, si les hommes se mettaient à réfléchir sur la bienveillance due aux créatures et s’abstenaient de tout le mal qu’ils leur font par insouciance ? La lutte contre les traditions inhumaines et les sentiments inhumains qui ont encore cours à notre époque, s’impose à notre civilisation, si elle est soucieuse du respect d’elle-même.
Parmi les coutumes inhumaines que notre civilisation et notre sentiment se doivent de ne plus tolérer, je ne puis m’empêcher d’en nommer deux : les courses de taureau avec mise à mort et la chasse.
C’est donc l’exigence de la compassion qui rend l’éthique aussi complète qu’elle doit l’être.
Autre grand changement dans la situation de l’éthique : elle ne peut plus compter aujourd’hui sur l’appui d’une conception du monde pouvant lui servir de justification.
De tout temps elle était convaincue qu’elle ne faisait qu’exiger le comportement conforme à la connaissance de la vraie nature de là volonté universelle qui se manifeste dans la création. C’est sur cette conviction que se basent non seulement les religions, mais aussi la philosophie rationaliste du XVIIe et du XVIIIe siècles.
Mais il se trouve que la conception du monde que peut invoquer l’éthique, est le résultat de l’interprétation optimiste de ce monde même, à laquelle elle s’est livrée et se livre encore. Elle prête à la volonté universelle des qualités et des intentions qui donnent satisfaction à sa propre façon de sentir et de juger.
Mais dans le courant du XIXe siècle, la recherche qui se laisse guider par le seul souci de la vérité, est obligée de se rendre à l’évidence que l’éthique n’a rien à attendre d’une véritable connaissance du monde. Les progrès de la science consistent en une constatation toujours plus précise des procédés de la nature. Ils nous permettent de mettre à notre service les énergies se manifestant dans l’univers. Mais ils nous obligent en même temps à renoncer de plus en plus à vouloir comprendre ses intentions. Le monde nous offre le spectacle déconcertant de la volonté de vie en conflit avec elle-même. Une existence se maintient aux dépens d’une autre. Le monde, c’est l’horreur dans la magnificence, l’absurdité dans l’intelligible, la souffrance dans la joie.
Comment l’éthique du dévouement peut-elle se maintenir sans être soutenue par une notion du monde la justifiant ? Elle semble destinée à sombrer dans le scepticisme.
Tel n’est cependant pas le sort auquel elle est vouée. A ses débuts, l’éthique avait besoin de faire appel à une conception du monde qui lui donnât satisfaction. Arrivée à la connaissance que son principe fondamental est le dévouement, elle prend pleinement conscience d’elle-même et devient, par le fait, autonome. Nous sommes à même de comprendre ses origines et son fondement en méditant sur le monde et sur nous-mêmes.
Une connaissance complète et satisfaisante du monde nous fait défaut. Nous en sommes réduits à la simple constatation que tout en lui est vie comme nous-mêmes, et que toute vie est mystère. Notre vraie connaissance du monde consiste à être pénétrés du mystère de l’existence et de la vie. Ce mystère ne devient que plus mystérieux par tous les progrès de la recherche scientifique. Etre pénétré du mystère de la vie correspond à et qu’on appelle, dans le langage de la mystique, la « docte ignorance », celle qui cependant a connaissance de l’essentiel.
La donnée immédiate de notre conscience, celle à laquelle nous revenons chaque fois que nous voulons arriver à la compréhension de nous-mêmes et de notre situation dans le monde, est : je suis vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre.
Etant volonté de vie, j’affirme ma vie, ce qui ne veut pas simplement dire que je tiens à continuer mon existence, mais que je la ressens comme un mystère et une valeur.
Méditant sur la vie, j’éprouve l’obligation de respecter toute volonté de vie autour de moi, comme l’égale de la mienne, comme une valeur mystérieuse.
L’idée fondamentale du bien est donc qu’il consiste à préserver la vie, à la favoriser, à vouloir la porter à sa plus haute valeur, et que le mal consiste à anéantir la vie, la léser, l’entraver dans son épanouissement.
Le principe de cette vénération de la vie correspond à celui de l’amour, tel qu’il a été découvert par la religion et la philosophie qui cherchaient à comprendre notion fondamentale du bien.
Le terme « respect de la vie » est plus large et, par cela, plus terne que celui d’amour. Mais il porte en lui les mêmes énergies.
Cette notion essentiellement philosophique du bien a aussi l’avantage d’être plus complète que celle d’amour. L’amour ne comprend que nos obligations envers d’autres êtres, mais non celles vis-à-vis de nous-mêmes. On ne peut, par exemple, pas en déduire la qualité de la véracité, qualité primordiale de la personnalité éthique, à côté de celle de la compassion. Le respect que l’homme doit à sa propre vie lui impose d’être fidèle à lui-même en renonçant à toute dissimulation dont il serait tenté d’user dans telle ou telle circonstance et, en général, de devenir lui-même de la façon la plus profonde et la plus noble.
Par le respect de la vie, nous entrons en relation spirituelle avec le monde. Tous les efforts entrepris par la philosophie qui échafaudait de grandioses systèmes pour nous mettre en relations avec l’Absolu, sont restés vains. L’Absolu a un caractère si abstrait que nous ne pouvons communier avec lui. Il ne nous est pas donné de nous mettre au service de la volonté créatrice infinie et insondable qui est la base de toute existence, en ayant la compréhension de sa nature et de ses intentions. Mais nous entrons en rapport spirituel avec elle, en nous sentant sous l’impression du mystère de la vie et en nous dévouant à tous les êtres vivants que nous avons l’occasion et le pouvoir de servir.
L’éthique qui nous oblige uniquement à nous préoccuper des hommes et de la société, ne peut avoir cette signification. Seule celle-là qui est universelle en nous obligeant à nous préoccuper de tous les êtres, nous met véritablement en rapport avec l’Univers et la volonté qui se manifeste en lui.
Dans le monde, la volonté de vie est en conflit avec elle-même. En nous, elle veut, par un mystère que nous ne comprenons pas, être en paix avec elle-même. Dans le monde elle se manifeste ; en nous, elle se révèle. Etre autres que le monde, est notre destinée spirituelle. En nous y conformant, nous vivons notre existence au lieu de la subir.
Par le respect de la vie nous devenons pieux d’une façon élémentaire, profonde et vivante.