Installation de M. Vaclav Havel comme membre associé étranger au fauteuil laissé vacant par le décès de Ugo Papi

Séance du lundi 27 octobre 1992

 


Discours de M. Raymond Polin,
Président de l’Académie

 

Discours de M. Bernard Chenot,
Secrétaire perpétuel de l’Académie

 

Discours de M. Edouard Bonnefous,
Chancelier de l’Institut

 

Discours de M. Vaclav Havel,
Associé étranger


 

 

Discours de M. Raymond Polin,
Président de l’Académie

 

Monsieur le Président,

C’est avec une grande joie que je vous accueille, au nom de mes confrères de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, sous cette Coupole célèbre, dans ce palais baroque parisien qui fait écho aux Palais baroques de Prague. Nous aimerions que vous vous sentiez à l’aise et un peu chez vous, dans cette ancienne chapelle, comme dans une église du quartier que vous appelez le « petit côté », Mala Strana.

C’est un grand honneur pour moi de vous appeler « mon cher Confrère » et de vous convier à prendre part dorénavant à nos travaux.

Et vous voyant ainsi parmi nous, je me souviens d’avoir vécu, dans l’angoisse et dans le désespoir pour votre pays et pour le mien, le désastreux moment de Munich.

En m’adressant à vous au nom de mes Confrères, j’ai le sentiment de contribuer, à notre modeste rang, dans le cadre de nos cultures si souvent associées dans l’histoire, à un essai de réparation de l’irréparable, à une entreprise de retrouvailles que, tous, nous souhaitons féconde.

Qui dira la richesse des relations de toutes sortes qui régnaient entre les Deux Guerres, entre la jeune Tchécoslovaquie et la vieille France, quand la collaboration politique, économique, culturelle, se prolongeait par des relations de confiance. Être Français à Prague, parler français en Bohème, c’était un passeport pour l’amitié.

Vous étiez trop jeune, Monsieur le Président, pour avoir éprouvé toute l’horreur de cette première nuit du totalitarisme, celle du totalitarisme hitlérien, qui s’était étendue durant sept cruelles années sur votre pays. Au cœur de l’Europe, la Tchécoslovaquie était prise dans un étau qui laissait vos concitoyens impuissants. Mais, dans cette nuit, chacun pouvait garder l’espoir d’une aurore prochaine.

Hélas, après trois courtes années qui suivirent votre délivrance, trois années faites de libertés retrouvées, de rénovations tentées, de vie internationale pratiquée, mais aussi de confusions, de préjugés, d’incertitudes et déjà d’inquiétudes nouvelles, dès février 1948, tomba le coup d’État de Prague et s’étendit sur votre nation une seconde nuit totalitaire, la nuit du totalitarisme communiste et même soviétique, une nuit sans espoir celle-là, une nuit qui, à vue humaine, ne connaîtrait plus, pour des générations, d’aurore prévisible.

* * *

C’est dans cette nuit sans fin que vous avez grandi, puis réfléchi et agi en adulte. C’est à travers la conception que vous vous êtes faite vous-même du totalitarisme subi si longuement par les Tchèques, de ce que vous appelez le « système post-totalitaire », que je voudrais présenter à mes confrères votre personnalité, votre pensée, votre attitude.

Vous pardonnerez au philosophe que je suis de laisser de côté votre brillante œuvre de dramaturge. Votre théâtre est connu de tous. Plusieurs pièces de vous ont été, même avant 1989, représentées avec succès à Paris et à l’étranger, et la télévision a diffusé plusieurs d’entre elles. Mais, après tout, c’est l’Académie des Sciences Morales et Politiques qui vous a élu. Elle a certainement pensé d’abord à votre existence de dissident et d’homme d’État, aux idées qui l’ont inspirée, pour justifier son vote unanime en votre faveur.

Sans doute, pour expliquer cette appellation de « système post-totalitaire », que vous utilisez, faut-il comprendre avec vous que le régime qui régnait à Prague n’était pas né de la volonté autonome des Tchèques et des Slovaques, mais qu’il s’était installé sous la pression à la fois insidieuse et violente de l’Empire soviétique. Votre pays avait été livré sans recours à Moscou par les accords de Yalta. Et la répression du « Printemps de Prague », en août 1968, illustrait trop clairement les ressorts du régime totalitaire régnant. C’était le totalitarisme sous la contrainte et la menace de l’une des deux superpuissances de l’époque.

Vous apportez, de l’intérieur, un témoignage aussi passionnant qu’il est personnel et original. Pour vous, contrairement à ce que l’on pense généralement en Occident, le totalitarisme ne s’explique pas suffisamment par le règne de la terreur. Pour vous, si la pratique ou la menace de la violence joue un incontestable rôle dans le système post-totalitaire, celui-ci est d’abord un phénomène de mentalité.

C’est le système lui-même qui n’a d’autre fin que son auto-conservation, qui fonctionne sous le poids de sa propre « gravitation », selon votre propre expression, comme un tout collectif engendrant un pouvoir impersonnel, déshumanisé, fanatique à force d’abstraction, entraînant aussi bien ses apparatchiks que ses bureaucrates omniprésents et aussi ses sujets, un pouvoir dont nul n’est proprement auteur, dont nul n’est authentiquement responsable.

Chaque individu est immergé dans une idéologie simpliste, élastique, faite de certitudes bon marché et de dogmes séculiers quasi religieux. Chacun est noyé dans une sorte d’orthodoxie byzantine toujours auto-satisfaite et génératrice de césaro-papisme. Tous ne vivent plus que dans une atmosphère de mensonge réciproque. Tous sont victimes d’un pouvoir collectif auquel chacun participe à sa façon, fût-ce par son silence, ceux qui sont au sommet comme ceux qui sont à la base, dans une sorte d’interaction réciproque. Comme vous l’écrivez : « Tous sont prisonniers et tous en même temps sont gardiens de prison » ou encore, « Même au sommet, les individus ne sont que des rouages ». Comme dit un philosophe français qui s’accorde avec vous, « c’est la tyrannie de tous par tous ». L’idéologie omniprésente distribue ses mensonges comme des justifications suffisantes, comme des alibis universels. Le système post-totalitaire fait de tous ses victimes et en même temps ses réalisateurs.

La véritable victime du système post-totalitaire, c’est, pour vous, l’individu en tant que tel, l’être humain capable de réfléchir par lui-même, capable de liberté, de spiritualité, d’amour du prochain, de responsabilité. L’individu empêtré dans le système est devenu inapte à des relations avec autrui authentiquement personnelles. Dans cette atmosphère d’oppressions et de mensonges réciproques, l’individu perd ses repères spirituels et ses critères ; il ne sait plus s’attacher à des valeurs authentiques. Ses relations à autrui cessent d’avoir des dimensions personnelles. Son existence, étalée à la surface des choses et des autres, fascinée par des apparences, se trouve privée de sens. Ne faut-il pas ici évoquer, Monsieur le Président, peut-être avec Jan Patocka, un certain Heidegger, quand vous décrivez, je vous cite, l’individu dans le Seiende, dans l’étant, comme on traduit difficilement cette idée en français, dans ses apparences fallacieuses, car l’individu est devenu incapable de vivre au niveau du Sein, de l’être.

Avec l’individu qui se défait, c’est la vie civile qui se décompose. Comment un tel fantôme d’individu pourrait-il accomplir une fonction sociale authentique et assurer ses devoirs et ses droits de citoyen ?

Avant d’aller plus loin, je voudrais ouvrir une parenthèse. Car j’ai été très frappé par une mise en garde que vous adressez, dès 1984, aux démocraties de l’Ouest. Elles vous semblent menacées parfois par l’extrapolation de mœurs quasi totalitaires induites par l’invasion des techniques et par les appétits nés de la société de consommation : vous relevez l’homogénéisation et la mécanisation des manières de vivre, l’emprise consécutive du matériel sur le spirituel, la détérioration de l’existence des individus en tant que personnes et en tant que citoyens, au profit de bureaucrates, de technocrates, de membres d’appareils politiques. On pense à la fameuse page de Tocqueville sur la déviation despotique de la démocratie, si souvent citée et toujours négligée.

* * *

Mais revenons à votre critique post-totalitaire.

Je pense que c’est à partir d’une analyse de cette sorte, que vous avez le courage de publier dès 1984, que vous vous êtes posé le problème de savoir comment faire face au système post-totalitaire et comment engager avec lui l’étrange dialogue qui fût le vôtre et celui de vos amis.

Vous déclarez tout net que vous n’étiez pas dans les années 70 ou 80 dans un monde en guerre, qui aurait rendu possible et efficace une activité de résistance contre le système post-totalitaire. Contre ce système, toute résistance ne peut qu’échouer, qu’il s’agisse d’un combat au nom d’un régime politique alternatif ou même d’une lutte pour réformer, humaniser, civiliser le totalitarisme ambiant. Celui-ci forme un bloc impénétrable à l’argumentation ou à l’action. Il dispose de forces supérieures omniprésentes et le totalitarisme soviétique, lui aussi, est présent, avec les totalitaires tchèques et parmi eux. Dans ce système infernal, vos compatriotes certains d’être sans pouvoirs, vivant dans l’apathie et la résignation, dans le repli sur soi, avaient laissé toute espérance. L’expérience du Printemps de Prague, votre printemps de 1968, son écrasement sans failles et sans rémission au mois d’août, restait inscrit dans toutes les mémoires.

Mais ce qu’il est possible de faire aux clairvoyants, aux courageux, vous l’écrivez, vous le faites c’est de pratiquer la dissidence. Dans deux admirables textes de 1984, vous décrivez l’état de dissident en régime totalitaire, vous décrivez, selon votre belle formule, le pouvoir des hommes sans pouvoirs.

Le dissident ne fait pas de l’opposition politique une profession. Le dissident fait son métier, quel qu’il soit, en se donnant pour règle d’assurer l’autonomie de sa réflexion et de son jugement, son indépendance intellectuelle. Il veut développer en lui et autour de lui une culture indépendante, une culture divergente, en le faisant savoir par sa conversation et par ses écrits. Restaurer sa liberté spirituelle, en tirer l’usage de sa liberté d’expression, c’est lutter contre l’apathie, l’inertie, la fermeture sur soi. C’est une tâche qui ne peut être accomplie d’en haut ou de l’extérieur; elle doit être accomplie par des individus, par des individus à la recherche d’eux-mêmes, pour restaurer, reconstituer leur personnalité dans son originalité. Ainsi, cette culture divergente n’est pas une culture massive, collective, mais la culture d’une pluralité d’individus.

A cette fin, vous conseillez au dissident de tirer parti des lois existantes, d’autant plus que le système post-totalitaire en falsifie d’ordinaire l’usage, en s’en servant comme de faux-semblants, comme d’apparences sous le couvert desquels il présente l’humiliation des individus comme une libération, l’arbitraire du pouvoir comme la pratique du droit, l’absence de toute liberté comme la vraie liberté. Le dissident sait que la loi n’est jamais suffisante, quand elle n’est pas accompagnée par de bonnes mœurs. Monsieur, on croirait entendre Montesquieu.

Or ce sont les bonnes mœurs, la moralité vécue, qui manquent à la mentalité régnant sous l’emprise totalitaire, quand la corruption règne parmi les gens d’en haut et la gangrène de l’impuissance parmi les gens d’en bas. C’est le sens moral, le règne de la conscience, qu’il faut restaurer parmi les individus.

Pour cela, la première tâche que vous assignez au dissident, c’est de sortir du cercle noir du mensonge et des dogmes idéologiques, de rechercher et de dire la vérité des faits et la vérité des idées. Vous vous souvenez de Masaryk, qui se souvenait lui-même de Komensky, lorsqu’il proclamait, Pravda vitezi, la vérité vaincra. Vous avez d’ailleurs fait depuis de cette maxime la devise de votre République. Voir clair, voir vrai, dire la vérité, c’est déjà une manifestation de liberté. Jan Patoôka intitulait Essais hérétiques certains de ses écrits : il voulait dire par-là qu’il s’efforçait de chercher et d’exprimer la vérité en dépit de tous les préjugés reçus, de tous les dogmes imposés, de tout système totalitaire. La première tâche du dissident, c’est d’instruire.

Sa seconde tâche, à vos yeux, c’est d’éduquer. Vous attachez un prix décisif à la découverte de valeurs dignes de foi et de dévouement, sans l’amour desquelles un individu n’est pas en mesure d’accomplir ce dont il est capable et de tirer le meilleur parti de lui-même. Il faut rendre à la conscience son immortelle et céleste voix, comme disait Rousseau. Il faut associer aux valeurs de liberté, de devoir, de droit, de responsabilité, des valeurs de respect d’autrui, de compassion et d’amitié sans lesquelles il n’y a pas de société qui vaille. Ce sont les valeurs d’humanité et d’humanisme dont la pratique, seule, peut rendre du sens à l’existence personnelle de chaque individu et permettre de vivre et d’agir en citoyen responsable. Vous allez plus loin encore : à vos yeux, une culture est toujours insuffisante et fragile, si elle ne va pas à la recherche d’un absolu. Alors seulement la maxime de Patoôka que vous citez volontiers trouve sa justification : « Sans l’horizon du sacrifice suprême, rien ne vaut plus rien ».

Je ne prendrai qu’un seul exemple de votre activité de dissident et de celle de vos amis : la rédaction et la publication de la Charte 77, tâche accomplie en particulier par vous et par Jan Patocka. Permettez-moi, Monsieur le Président, d’évoquer un instant la personnalité à la fois forte et douce, ferme et discrète, voire timide, de ce philosophe d’un talent exceptionnel, développé aux côtés de son maître Husserl. C’était mon ami depuis l’hiver de 1946 où j’avais philosophé en sa compagnie au cours d’un séjour de plusieurs mois à Prague. Après le coup d’État de 1948, on l’avait expulsé de sa chaire de l’Université Charles IV et confiné dans des travaux d’érudition. Grâce à la compréhension de Son Éminence le Cardinal Liénart, j’avais eu l’occasion de lui trouver une chaire à la Faculté catholique de Lille. Mais il n’avait pas voulu quitter sa patrie. Il a su montrer, avant et mieux que tout autre, qu’un phénoménologue était capable de tirer une morale de sa philosophie. Il disait quelles valeurs méritaient que l’on souffrît pour elles. Et il a fait ce qu’il a dit. En 1977, mis à la question à propos de la Charte, tandis que vous étiez vous-même, Monsieur le Président, jeté en prison pour des années, cet homme âgé et fragile a été « interrogé », comme on disait alors, jusqu’à ce que mort s’ensuivît.

Les « émigrés de l’intérieur », en rédigeant cette Charte, avaient mis en œuvre vos méthodes de la dissidence. Sur le thème des droits de l’homme, auxquels le pacte d’Helsinki avait donné, même à l’Est, une apparence de légalité, ils s’étaient fixés un objectif éthique, donc un objectif ouvert sur l’infini. Avec la volonté de dire le vrai, ils avaient associé droit et liberté, droit et devoir, liberté et responsabilité. Sans se soucier d’un succès effectif ou immédiat, ils avaient enseigné à grand risque ce qu’ils croyaient bon et juste pour chacun et pour la communauté. Ils avaient appelé leurs concitoyens à vivre en individus libres, bienveillants et responsables.

* * *

Dès ce moment, autour de vous, avec vous, l’appel de la dissidence a provoqué et entretenu l’éveil des esprits et préparé une transformation des mentalités. Ils ont rendu à chacun, dans votre nation, faute d’espoirs effectifs, une foi et une espérance au moins sous la forme de vertus théologales.

Je voudrais, Monsieur le Président, associer à l’hommage que nous vous rendons, vos nations tchèque et slovaque, si courageuses, si raisonnables dans le malheur, si persévérantes dans leurs vocations culturelles malgré leur misère et leur asservissement.

Par une sorte de flash-back quelque peu anachronique, j’évoquerai un instant 1968, votre génération qui avait environ trente ans cette année-là et les générations plus jeunes de cette époque. Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes n’avaient jamais connu que des mœurs totalitaires. En faisant surgir les libertés, les libertés humaines, entre leurs mains innocentes, ils nous ont donné la preuve historique que la liberté en l’homme est un élan irrépressible, inaliénable, qu’elle est effectivement essentielle à l’existence humaine. En 1977, en 1989, avec le peuple tchèque et le peuple slovaque, vous aviez affaire à de la bonne pâte d’hommes capables de liberté raisonnable.

Les vertus théologales que vous et vos amis aviez réveillées ont trouvé en 1989 des acteurs résolus et mesurés. Le renversement du régime communiste chez les Tchèques et les Slovaques est apparu comme un triomphe de l’esprit de liberté, et non comme une course éperdue vers l’abondance matérielle et la société de consommation.

Le monde stupéfait a appelé cette révolution sans violences, si radicale qu’elle ait été, « la révolution de velours ». Cette révolution non violente, parce qu’elle était sans appétits immédiats, a été une révolution de l’esprit, une révolution par l’esprit. C’est pourquoi elle a constitué cette extraordinaire manifestation d’unanimité, d’unanimisme même, où votre peuple, si longtemps accoutumé à apprécier le possible et l’impossible, s’est retrouvé tout entier avec vous, derrière vous et vos amis, dans un moment décisif, unanimité qui s’est réaffirmée pour votre élection à la Présidence de la République. Vous rappeliez ainsi à tous, d’une voix unanime, que la liberté, cette liberté brusquement jaillie de cette unanimité, n’était pas la liberté de faire n’importe quoi contre n’importe qui, que la liberté était l’art difficile et parfois austère d’exercer ses devoirs d’homme et de citoyen.

* * *

Je voudrais résumer l’ensemble de vos idées en une claire formule : la bonne politique est une « politique morale ». Celle-ci, à vos yeux, a pour fin les valeurs fondamentales de l’humanisme occidental. Et d’abord la liberté, mais une liberté réfléchie et raisonnable, considérée dans ses droits et dans ses devoirs, le respect d’autrui, la tolérance, et l’art de refuser raisonnablement l’arbitraire et les violences. A ces vertus, vous ajouteriez certainement cette passion salvatrice qu’est l’amour du prochain.

Cette « politique morale » vous incite, par exemple, à penser qu’on ne peut, à bon droit, parler pour un peuple de responsabilité collective. Vous avez plus que tout autre, par votre engagement et vos souffrances, le droit de le dire, tandis que la multitude autour de vous demeurait silencieuse et en apparence résignée. La responsabilité dans la décision et l’action implique une liberté dont seul l’individu est doué. Trop souvent, remarquez-vous, la responsabilité collective a été invoquée pour dissimuler de très individuelles responsabilités.

Vous avez été ainsi amené, ne vous l’a-t-on pas quelque peu reproché, à accorder à certains votre pardon, à l’intérieur et à l’extérieur de l’État, un pardon politique et moral à la fois. Il vous a alors fallu faire preuve, peut-être à votre corps défendant, de cette magnanimité, vertu très rare, apanage des vrais hommes d’État, qui savent préparer un avenir de coexistence paisible et de coopération loyale, à l’abri des rancœurs et des ressentiments. Nous avons trop fait, en France, l’épreuve de l’esprit de vengeance et des abus délétères de l’épuration, pour ne pas comprendre que là, encore, votre morale inspirait une politique à longue vue.

Pour présenter en d’autres termes cette vision morale je dirais que votre politique morale implique une vision spirituelle, un absolu spirituel qui la domine par-dessus toutes les considérations matérielles, toutes les exigences de l’égoïsme, de l’intérêt, de l’ambition. N’êtes-vous pas allé vous-même jusqu’à déclarer que la bonne politique est une « anti-politique » ? Politique sans conscience n’est que ruine de l’homme.

Certains prétendraient, dites-vous, que vous êtes un rêveur et un utopiste. Rappelez-leur donc que de Platon à Tocqueville, d’Aristote à Locke et de Rousseau à Machiavel lui-même, que les machiavéliques comprennent bien mal, la politique a toujours été conçue comme l’accomplissement d’une morale. Vos sceptiques devraient se souvenir que votre politique morale a remporté déjà effectivement d’incontestables succès, à commencer par la Révolution de velours, ou par la remise au travail dans la concorde du peuple tchèque et du peuple slovaque.

Moralni politika zvitèzi. Je l’espère avec vous : la politique morale vaincra.

Grâce à votre Président fondateur, Thomas Garrigue Masaryk et à vous-même, la Tchécoslovaquie aura bénéficié de l’extraordinaire privilège d’avoir eu deux fois des philosophes, sinon pour Rois comme le voulait Platon, du moins pour Présidents de sa République.

Monsieur le Président, grâce à vos écrits, je viens d’évoquer votre pensée, vos valeurs, votre œuvre. Malgré sa brièveté et son style trop allusif, cette évocation vaut à mes yeux tous les éloges. A une époque où les situations historiques évoluent à un rythme bouleversant, il vous appartient maintenant, si vous le voulez bien, Mon Cher Confrère, de faire le point sur votre action d’homme d’État, sur votre expérience de Président d’une République amie, sur votre vision du monde présent et du monde à venir. Ne disait-on pas jadis que celui qui tient le quadrilatère de Bohême tient l’Europe ? Nous apprécierons d’autant plus aujourd’hui vos propos qu’ils sont exprimés à partir de la Bohême, ce cœur de l’Europe, à laquelle votre pays appartient par des liens géographiques et historiques incontestables.

 

 

Discours de M. Bernard Chenot,
Secrétaire perpétuel de l’Académie

 

Monsieur le Président,

Avec bonheur vous avez évoqué les relations entre morale et vie politique. Notre Président de l’an passé, Raymond Triboulet, en avait fait le thème majeur de son année de présidence.

« Quel roman que ma vie » disait Napoléon à Las Cases, son mémorialiste. Malgré votre jeune âge, vous pouvez déjà reprendre la formule. Avec tous les dons — et le plus précieux est sans doute celui de poésie — vous avez fait tous les métiers, résistant avec héroïsme aux contraintes dictatoriales qui pesaient sur vous.

« Laborantin chimique », vous l’étiez devenu parce que le régime vous refusait toute autre possibilité. Vous avez alors profité des cours du soir pour vous initier aux sciences économiques. C’était trop beau pour durer, et on vous l’interdit…

Parallèlement vous avez écrit des pièces de théâtre et vous les avez jouées ; vous avez rédigé de nombreux livres dont les titres sont évocateurs. Parallèlement aussi, car en votre vie il est de nombreux parallèles, la prison vous privait de liberté pendant cinq années.

Cependant, le monde — la France notamment — commençait à vous connaître et voulait honorer vos talents et votre courage. C’est ainsi que des prix prestigieux et des titres enviés de doctor honoris causa, par exemple, vous ont été décernés avant même que vous fussiez devenu pendant trois années le Président d’une république tchèque et slovaque demeurée très chère à notre cœur de Français.

Voilà que vous avez accepté de devenir notre Confrère. En ma qualité de Secrétaire perpétuel — une éphémère perpétuité — je suis heureux de vous dire, comme le Président Raymond Polin, que tous les membres de notre académie en sont heureux et fiers.
Merci.

 

 

Discours de M. Edouard Bonnefous,
Chancelier de l’Institut

 

Monsieur le Président,

Je suis particulièrement heureux de vous accueillir au nom de l’Institut de France. Une longue tradition a, depuis notre création, toujours veillé à compter parmi nos membres les personnalités les plus illustres dans le domaine de la science, des arts, des lettres et de la politique.

Sans vouloir procéder à une longue énumération, je rappellerai les noms des Présidents Woodrow Wilson et Franklin Delano Roosevelt, Winston Churchill, Konrad Adenauer et tant d’autres qui ont fait partie de notre Compagnie. Nous avons procédé récemment à l’élection du Roi d’Espagne, Juan Carlos, qui a assuré le passage de l’Espagne à la démocratie, et à celle de l’ancien Président des États-Unis, Ronald Reagan.

Des relations d’amitié particulièrement intenses existent entre Français et Tchèques depuis l’époque médiévale. Il suffit de rappeler les liens privilégiés du grand souverain de la Bohême, Charles IV, avec la Cour du Roi de France ou les fréquents séjours des étudiants tchèques à la Sorbonne. A travers les siècles, ces rapports de sympathie ont été continus, malgré les vicissitudes de l’histoire. Vous savez, Monsieur le Président, la place qu’ont occupée les Tchèques dans le cœur de certains Français, comme Louis Léger — membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1900 — ou l’historien Ernest Denis. Malgré les remous du xxe siècle, les intellectuels français se sont toujours sentis proches de vous et de vos combats. Votre venue poursuit une tradition : c’est un fil renoué qui, je l’espère, se renforcera en cette fin de siècle et au xxie siècle, à l’image de ce qu’il a été.. Mais je veux aujourd’hui insister sur la présence de vos compatriotes dans nos Académies. Je rappellerai la réception à l’Académie des Beaux-Arts du musicien Antonin Reicha, puis du peintre Václav Brozik en 1896 et celle de Frédéric (Bedrich) Hrozny à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1927.

Plus proches de vous, les deux présidents de la Première République tchécoslovaque, Thomas Garrigue Masaryk en 1923 et Edouard Bénès en 1930, ont été appelés à rejoindre nos rangs.

Si nous avons été heureux de vous élire, c’est pour rendre hommage à la fois au dramaturge et à l’auteur de réflexions politiques intégralement traduites en français, preuve de l’intérêt que représente tout ce que vous avez écrit.

Je vous remets cette médaille de l’Institut en témoignage d’admiration, non seulement pour cette œuvre, mais aussi pour votre action qui a montré, comme vous l’avez si bien dit, qu’il ne faut jamais désespérer et « que le pouvoir des sans pouvoirs » peut triompher de tous les totalitarismes.

 

 

Discours de M. Vaclav Havel,
Associé étranger

 

Monsieur le Président,

Je vous remercie de vos paroles. Je suis à la fois honoré et touché par la qualité et la profondeur de la lecture que vous avez faite de mon engagement et de celui de mes nombreux concitoyens.

Chers confrères,

C’est un grand honneur pour moi d’être élu parmi vous, en cette prestigieuse Académie des Sciences morales et politiques, honneur qui représente pour moi un grand encouragement aujourd’hui et me propose un grand pari sur l’avenir. Puisqu’il me revient le privilège d’être l’un des vôtres jusqu’à la fin de mes jours, je dois savoir en être digne. Je vous promets d’essayer d’honorer ce contrat.

Respectueux de l’esprit de cette belle tradition académique, j’ai l’agréable devoir de m’incliner, du haut de cette tribune, devant mon prédécesseur, l’économiste italien Giuseppe Ugo Papi, dont l’œuvre qui porte, entre autres, sur la mise en place des structures internationales de coopération économique, dépasse largement les frontières de son pays.

Mesdames et Messieurs,

Je viens parmi vous d’un pays qui, pendant de longues années, a vécu dans l’attente de sa liberté. Qu’il me soit permis de saisir cette occasion pour présenter une brève réflexion sur le phénomène de l’attente.

Il y a plusieurs manières d’attendre.

En attendant Godot, en tant qu’incarnation de la rédemption ou du salut universels, se situe à une extrémité de la large palette qui recouvre les différentes formes d’attente. L’attente de beaucoup d’entre nous qui vivions dans l’espace communiste était souvent, voire de façon permanente, proche de cette position limite. Encerclés, enserrés, colonisés de l’intérieur par le système totalitaire, les individus perdirent tout espoir de trouver une issue, la volonté d’agir et même le sentiment de pouvoir agir. Bref, ils perdirent l’espoir. Et pourtant ils ne perdirent pas le besoin d’espérance, ils ne pouvaient même pas le perdre car sans espoir la vie se vide de son sens. C’est pourquoi ils attendaient Godot. Faute de porter l’espérance en leur sein, ils l’attendaient de la part d’un vague salut venant de l’extérieur. Mais Godot — celui qui est attendu — ne vient jamais, simplement parce qu’il n’existe pas. Il n’est qu’un substitut d’espérance. Produit de notre impuissance, il n’est pas un espoir mais une illusion. Un bout de chiffon servant à rapiécer une âme déchirée, mais un chiffon lui-même percé de trous. L’espérance d’individus sans espoir. A l’autre bout de la palette, une autre sorte d’attente : l’attente en tant que patience. Une attente animée par la croyance que résister en disant la vérité est une question de principe, tout simplement parce qu’on doit le faire, sans calculer si demain ou jamais, cet engagement donnera ses fruits ou sera vain. Une attente forte de cette conviction qu’il ne faut pas se soucier de savoir si, un jour, la vérité rebelle sera valorisée, si elle triomphera, ou si, au contraire, comme tant de fois déjà, elle sera étouffée. Redire la vérité a un sens en soi, ne serait-ce que celui d’une brèche dans le règne du mensonge généralisé. Et aussi, mais en deuxième lieu seulement, une attente inspirée par la conviction que la graine semée prendra ainsi racine et germera un jour. Nul ne sait quand. Un jour. Pour d’autres générations peut-être. Cette attitude que, pour simplifier, nous appellerons dissidence supposait et cultivait la patience. Elle nous a appris à être patients. Elle nous a appris à attendre; l’attente en tant que patience. L’attente comme un état d’espérance et non comme une expression de désespoir. On pourrait dire qu’attendre Godot est dénué de sens, c’est se mentir à soi-même et c’est donc une perte de temps, alors que cet autre mode d’attendre en a un. Non plus un doux mensonge, mais une vie amère dans la vérité qui ne fait plus perdre le temps mais l’accomplit. Attendre la germination de la graine qui, par principe, est bonne, c’est autre chose qu’« attendre Godot ». Attendre Godot signifie attendre la floraison d’un lys que nous n’avons jamais planté.

Évitons tout malentendu : les citoyens vivant dans l’espace communiste ne se divisaient pas en ceux qui attendaient Godot d’une part et les dissidents d’autre part. Nous étions tous, dans une certaine mesure, tantôt de ceux qui attendaient Godot, tantôt des dissidents, les uns optant davantage et plus souvent pour la première solution, les autres pour la deuxième. Il est néanmoins possible de réduire cette expérience à la constatation qu’une attente ne vaut pas l’autre. Ma réflexion ne dérive pas, certes, d’un besoin pressant d’évoquer nostalgiquement le passé. Elle doit m’amener à découvrir ce que cette expérience signifie pour le présent et le futur.

Permettez-moi de parler, un moment, à la première personne : bien qu’exercé à cette patiente faculté d’attendre qui était celle des dissidents, persuadé de son sens profond, néanmoins pendant ces trois dernières années, donc depuis la paisible révolution anti-totalitaire, je sombrai de plus belle dans une impatience frôlant le désespoir. Je me tourmentais à l’idée que les transformations avançaient beaucoup trop lentement, que mon pays n’avait toujours pas une nouvelle constitution démocratique, que les Tchèques et les Slovaques n’arrivaient toujours pas à s’entendre sur leur co-existence dans un même État, que nous ne nous rapprochions pas assez rapidement du monde démocratique occidental et de ses structures, que nous n’étions pas capables d’assumer sagement le passé, que nous éliminions trop lentement les restes de l’ancien régime et de toute sa désolation morale.

Je souhaitais désespérément qu’un de ces objectifs au moins soit réalisé. Pour pouvoir le rayer de la carte comme un problème résolu et donc liquidé. Pour que le travail que j’exerçais à la tête du pays aboutisse enfin à un résultat visible, incontestable, tangible, indéniable, donc à quelque chose d’achevé. J’avais du mal à me résigner à l’idée que la politique était un processus sans fin, comme l’Histoire, processus qui ne nous permet jamais de dire : quelque chose est fini, achevé, terminé.

Comme si j’avais tout simplement oublié d’attendre, attendre de la seule manière qui ait un sens.

Aujourd’hui, avec le recul, j’ai tout loisir de repenser à cela. Et je commence à comprendre que mon impatience me fit succomber justement à ce que j’avais toujours soumis à une analyse critique. Je succombai à cette forme d’impatience, ô combien destructrice, de la civilisation technocratique moderne, imbue de sa rationalité, persuadée à tort que le monde n’est qu’une grille de mots croisés, où il n’y aurait qu’une seule solution correcte — soi-disant objective — au problème ; une solution dont je suis seul à décider de l’échéance. Sans m’en rendre compte, je succombais, de facto, à la certitude perverse d’être le maître absolu de la réalité, maître qui aurait pour seule vocation de parfaire cette réalité selon une formule toute faite. Et comme il revenait à moi seul d’en choisir le moment, il n’y avait aucune raison de ne pas le faire tout de suite.

Bref, je pensais que le temps m’appartenait.

C’était une grande erreur.

Or, le Monde, l’Être et l’Histoire sont régis par un temps qui leur est propre, dans lequel nous pouvons, il est vrai, intervenir de façon créative, mais que nul ne maîtrise complètement. Le Monde et l’Être n’obéissent pas aveuglément aux injonctions d’un technocrate ou d’un technicien de la politique, ils ne sont pas là pour réaliser leurs prévisions. Ils se rebellent contre le temps de ces derniers de la même manière qu’ils n’acceptent pas son explication réductrice. Ainsi, si le Monde, l’Être et l’Histoire ont leurs surprises et leurs secrets qui prennent au dépourvu la raison moderne — qui est dans le fond rationaliste — ils suivent également une trajectoire tortueuse et souterraine qui leur est propre. Vouloir supprimer cette « tortuosité » impénétrable par un barrage infernal comporte beaucoup de risques, depuis la perte de la nappe phréatique jusqu’aux changements tragiques de la biosphère.

En resongeant à mon impatience politique, je dois nécessairement constater que l’homme politique d’aujourd’hui et de demain — permettez-moi d’utiliser le concept d’« homme politique post-moderne » — doit apprendre à attendre, dans le meilleur et dans le plus profond sens du mot. Il ne s’agit plus d’attendre Godot. Cette attente doit traduire un certain respect pour le mouvement intrinsèque et le déroulement de l’Être, pour la nature des choses, leur existence et leur dynamique autonomes qui résistent à toute manipulation violentes; cette attente doit s’appuyer sur la volonté de donner à tout phénomène la liberté de révéler son propre fondement, sa vraie substance. Le comportement de l’homme politique post-moderne ne doit plus procéder d’une analyse impersonnelle mais d’une vision personnelle. Au lieu de se fonder sur l’orgueil il doit se nourrir de l’humilité.

Se distinguant ainsi d’une machine, le monde se refuse au contrôle absolu. De même qu’on ne peut le reconstruire de fond en comble à partir d’un quelconque concept technique. Les utopistes qui pensent ainsi finissent par provoquer d’horribles souffrances. Ainsi, détachée de l’âme humaine qui est par essence unique, la raison, lorsqu’elle s’érige en moteur principal de toute action politique, ne peut conduire qu’à la violence.

Le monde se révolte contre l’ordre imposé par le cerveau, un cerveau qui semble avoir oublié qu’il n’est qu’une modeste partie de cette architecture infiniment riche qui se nomme le monde. Plus le monde est contraint avec rigueur et impatience à des catégories rationnelles, plus grandes sont les explosions de l’irrationalité dont il nous surprend.

Oui, moi-même, critique sarcastique de tous les exégètes orgueilleux de ce monde qui est le nôtre, j’ai dû me souvenir qu’il ne fallait pas seulement expliquer le monde, mais aussi le comprendre. Il ne suffit pas de lui imposer nos propres paroles, mais il faut tendre l’oreille et être à l’écoute de la « polyphonie » de ses messages souvent contradictoires. Il ne suffit pas de décrire en termes scientifiques le mécanisme des choses et des phénomènes, mais il faut les sentir et les éprouver dans leur âme. Il ne faut pas compter uniquement sur le calendrier que nous avons fixé à notre action sur le monde, mais il faut aussi honorer un calendrier infiniment plus complexe, celui que le Monde impose et qui est partie intégrante des milliers de calendriers autonomes régissant une multitude infinie de phénomènes naturels, historiques et humain.

Il ne faut pas attendre Godot.

Godot ne viendra pas car il n’existe pas.

Il est d’ailleurs impossible d’inventer Godot. L’exemple type d’un Godot imaginaire, celui qui finit par arriver, donc un faux, le Godot qui prétendait nous sauver mais qui n’a fait que détruire et décimer, ce fut le communisme.

Je constatai ainsi avec effroi que mon impatience à l’égard du rétablissement de la démocratie avait quelque chose de communiste. Ou plus généralement, quelque chose de rationaliste, l’unité des Lumières. J’avais voulu faire avancer l’histoire de la même manière qu’un enfant tire sur une plante pour la faire pousser plus vite.

Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assiduité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre.

On ne peut duper une plante, pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour.

Si les hommes politiques et les citoyens apprennent à attendre dans le meilleur sens du mot, manifestant ainsi leur estime pour l’ordre intrinsèque des choses et ses insondables profondeurs, s’ils comprennent que toute chose dispose de son temps dans ce Monde et que l’important, au-delà de ce qu’ils espèrent de la part du Monde et de l’Histoire, c’est aussi de savoir ce qu’espèrent le Monde et l’Histoire à leur tour, alors l’humanité ne peut pas finir aussi mal que nous l’imaginons parfois.

Mesdames et Messieurs,

Je viens d’un pays plein d’impatients. Ils sont peut-être impatients parce qu’ils avaient si longtemps attendu Godot et qu’ils ont l’impression qu’il est enfin arrivé. C’est une erreur aussi monumentale que celle de leur attente. Godot n’est pas venu. Et c’est très bien ainsi, car si un Godot arrivait, il ne serait que le Godot imaginaire, le Godot communiste. Seulement ce qui devait mûrir a mûri. Ce fruit aurait peut-être mûri plus tôt si nous avions su mieux l’arroser. Nous n’avons qu’une tâche : transformer les fruits de cette récolte en de nouvelles graines et les arroser patiemment.

Il n’y a aucune raison d’être impatients si le semis et l’arrosage sont bien faits. Il suffit de comprendre que notre attente n’est pas dénuée de sens.

Une attente qui a un sens, parce que générée par l’espoir et non par le désespoir, par la foi et non par la désespérance, par l’humilité devant le temps de ce monde et non par la crainte et sa sérénité, n’est pas accompagnée de l’ennui mais de la tension. Une telle attente est plus qu’une simple attente.

C’est la vie, la vie en tant que participation joyeuse au miracle de l’Etre.

Je vous remercie de votre attention.