Séance du lundi 24 janvier 2000
par M. Yves Guéna
Il n’est sans doute point de constitution qui puisse échapper aux révisions. Elles en sont comme la respiration. Mais si elles se précipitent, comment ne pas y voir le signe soit d’un désordre, soit d’un infléchissement de ce que l’on avait voulu à l’origine instaurer ? Le propre d’une loi fondamentale serait plutôt de se dresser comme un phare dans la tempête, et tout autant quand souffle le vent des modes nouvelles, ce que j’appelle l’air du temps.
Aussi bien doit-on souligner l’accélération depuis quelques années des amendement à notre constitution. De 1958 à 1974, en 16 ans, elle n’avait connu que trois révisions : l’une pour l’adapter à l’accession à l’indépendance d’États de la Communauté, avatar en vérité prévu dès I’origine puisque l’on avait dans cette perspective, ménagé une procédure allégée une autre ; une autre, purement technique et aujourd’hui caduque du fait de la session unique, afin de modifier la date d’ouverture de la session de printemps ; et pour l’essentiel, en 1962, l’élection du Président de la République au suffrage universel, pour quoi l’on recourut, non à l’article 89 mais au référendum direct de l’article 11, révision fondamentale qui donnait tout son sens au texte de 1958 en ratifiant la pratique présidentialiste qui s’était instaurée depuis quatre années ; du moins est-ce la thèse que j’avais eu l’honneur d’exposer devant votre Compagnie en janvier 1996.
De 1974 à 1992, en 18 ans , nous ne connûmes que deux révisions. Celle de 1976 précisait, ce qui était indispensable, certaines modalités de la réforme de 1962 laissées jusqu’alors dans le flou. Auparavant, en 1974, l’on avait connu la première vraie réforme procédant d’un vote du Congrès, celle qui donnait la faculté à soixante députés ou soixante sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel au titre du contrôle de la constitutionnalité des lois. Nous y reviendrons.
Puis, si de 1976 à 1992, notre loi fondamentale demeura inchangée, de juin 1992 à janvier 2000, en sept ans et demi, le Congrès se réunit 9 fois, la dernière aujourd’hui même. Et si l’on procédait à un décompte plus précis, on constaterait qu’à l’occasion de ces 9 réunions, ce sont, si j’ai bien compté, 17 dispositions constitutionnelles qui par les amendements venus se greffer sur les projets initiaux, ont été votées. Et l’on a vu lors du Congrès du 28 juin 1999, les parlementaires appelés dans la même séance à trancher de deux sujets sans aucun lien entre eux : la parité homme-femme et le préalable à la ratification du traité sur la Cour pénale internationale. Il fallut d’ailleurs à cette occasion modifier, avec l’accord du Conseil constitutionnel, le règlement du Congrès : afin de limiter la séance à la matinée, on substitua au scrutin public à la tribune, le vote simultané sur les deux textes dans les salles attenantes à l’hémicycle, dût la solennité en pâtir. Cette règle s’est appliquée également à la séance de ce jour.
Après ce survol des révisions, je précise mon sujet. Je traiterai essentiellement de la dernière série des révisions à répétition intervenue au cours de ces sept années. Et j’essaierai de montrer que celles qui méritent de retenir notre attention s’inscrivent dans un courant que j’ai appelé ” l’air du temps “. Ayant circonscrit les révisions en cause, il serait logique que je définisse l’air du temps. C’est plus difficile et je me propose plutôt de le dégager à mesure que j’aborderai les novations affectant notre loi fondamentale.
Ces novations, je les regrouperai, assez logiquement je le crois, sous trois rubriques : un infléchissement des rapports entre l’exécutif et le législatif ; une évolution du titre de la Constitution dénommé ” De l’autorité judiciaire ; une dérive de nos conceptions traditionnelles sur la souveraineté.
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Un infléchissement de la Constitution dans l’équilibre voulu par le constituant de 1958 entre l’exécutif et le législatif.
Lorsque le texte de la nouvelle Constitution fut définitivement arrêté en septembre 1958, la jeune équipe qui avait entouré Michel Debré durant tout l’été, se demanda – et votre éminent confrère Jean Foyer s’en souvient comme moi-même – si l’on avait, avec ce texte, vraiment trouvé les clés de la stabilité, si l’exécutif face au Parlement ne verrait plus son action entravée comme cela s’était si souvent passé sous le IIIème et la IVème République.
La réponse jusqu’à ce jour, est positive puisque, en quarante et un ans, un seul gouvernement fut renversé par l’Assemblée ; c’était en octobre 1962. C’est donc que les mécanismes de la nécessaire stabilité étaient efficaces.
Ces mécanismes sur lesquels il est inutile de s’étendre ici, sont peut-être redondants. Mais toucher à un seul d’entre eux ne risque-t-il pas d’affaiblir l’ensemble du dispositif ? Or trois réformes les ont affectés.
La première, et je déborderai dans ce seul cas du cadre des sept dernières années puisqu’elle remonte à 1974, est la disposition que j’ai évoquée dans mon introduction, étendant aux parlementaires la faculté de saisir le Conseil constitutionnel. Je ne vais pas faire la fine bouche puisqu’elle fut à l’origine de la place conquise par le Conseil dans nos institutions. Mais il est vrai, même s’il semble que personne ne l’ait compris sur le moment, pas même l’opposition d’alors, que l’on donnait ainsi à la minorité une voie de recours supplémentaire face au gouvernement. Je dis bien face au gouvernement et non face au Parlement, car dans notre régime la loi est certes votée par le Parlement, mais elle exprime la volonté de l’exécutif.
Deux autres réformes, objet d’un seul vote le 4 août 1995, vont aussi dans le sens d’un renforcement des pouvoirs du Parlement :les nouvelles règles sur le référendum de l’article 11 et l’institution de la session unique.
Certes le champ du référendum est en principe élargi, ce qui devrait donner plus de latitude à l’exécutif pour recourir à cette procédure législative ; toutefois la consultation du peuple devra être désormais précédée d’un débat au Parlement. De fait, ce débat avait lieu habituellement, mais il n’était pas imposé. Or dans l’esprit de nos institutions, le référendum de l’article 11 est une arme entre les mains du Président qui lui permet d’en appeler directement au peuple par-dessus un Parlement supposé réticent devant telle ou telle réforme. La clarté de cette procédure typique de notre Constitution, en sort un peu brouillée.
Enfin l’instauration de la session unique à la place des deux sessions, d’automne et de printemps naguère limitées au total à six mois, peut affecter l’équilibre exécutif-législatif. Si le texte originel avait encadré strictement le temps de session du Parlement, c’était afin de laisser au gouvernement une marge d’action qui correspondait d’ailleurs à la bonne lecture des articles 34 et 37 de la Constitution, lesquels limitent le domaine de la loi. Or si l’on siège en permanence, que faire sinon voter des lois ou interpeller le gouvernement, même si l’interpellation ne figure toujours pas dans nos procédures ?
Regardons de plus près une conséquence de cette révision. L’on n’a pas vraiment souligné qu’elle rend plus fragile la disposition fondamentale qui réserve, ou réservait, au gouvernement la maîtrise de l’ordre du jour des assemblées. Désormais l’on se trouve, avec la nouvelle rédaction de l’article 48, devant trois ordres du jour prioritaires. Certes celui du gouvernement est maintenu, mais il est en concurrence avec deux autres. En effet, le texte nouveau stipule que ” une séance par semaine au moins est réservée par priorité aux questions des membres du Parlement et aux réponses du gouvernement “. De plus, ” une séance par mois est réservée en priorité à l’ordre du jour fixé par chaque Assemblée “.
Je me permets de dire, d’expérience, que la fixation de l’ordre du jour a perdu de sa simplicité de naguère ; la conférence des présidents devient un lieu de négociation et parfois une épreuve pour le gouvernement.
Sans doute ne sont-ce que coups de canif ; la loi fondamentale n’en est point déchiquetée ; mais ils marquent l’amorce d’une évolution propre à l’air du temps. Elle s’accorde en premier lieu avec une certaine conception de la démocratie qui s’étend sur toute la vie publique. Certes notre régime est démocratique puisqu’on n’y a jamais gouverné contre la volonté exprimée librement par le peuple. Mais désormais la mode est de ne rien entreprendre sans maintes consultations préalables et sans débats avec tous ceux qui sont de près ou de loin susceptibles d’être touchés par la décision à intervenir, depuis l’implantation d’une usine d’incinération d’ordures ménagères jusqu’aux plus vastes problèmes de société. Comment l’organe par essence du débat démocratique, le Parlement, y échapperait-il ?
Mais j’y vois une autre indication. Ces réformes, quelque bénignes qu’elles puissent paraître, sont un signe du glissement vers nos démons familiers toujours prêts à nous faire retomber dans le régime d’assemblée. Le drame endémique de la France depuis 1815 c’est l’instabilité. Quarante années de ce que l’on ose peine encore appeler le parlementarisme rationalisé, n’est-ce pas trop pour notre peuple ? Ou du moins pour la classe politique ? Nous avons entendu récemment un parlementaire qui, à l’occasion d’un mini-remaniement non précédé de négociations interpartis, dénonçait ” les vieilles habitudes de la Vème République “.
On notera aussi que toutes les suggestions sur l’évolution de nos institutions vont dans le sens de ce retour, non avoué, au parlementarisme de naguère. Le président de l’Assemblée Nationale – mais sans doute est-ce dans la nature de sa fonction – ne manque jamais de rappeler qu’il faut ” revaloriser le Parlement “. Et d’évoquer la multiplication du nombre des commissions, alors que leur limitation à six répondait au souci d’éviter que les ministres ne soient jour après jour harcelés par une sorte de contre-pouvoir. De même, pour la suggestion selon laquelle désormais la discussion des projets de loi s’engagerait, non sur le texte du gouvernement, mais sur celui de la commission ; or gouverner c’est faire des lois, des lois qu’on a choisi de faire aboutir, et non leur contrefaçon. Et je passe en détournant le regard devant les revendications de la commission de la défense de l’Assemblée qui réclame le contrôle parlementaire sur nos services de renseignements.
Ce qui renforce mon inquiétude, ce ne sont point ces révisions en vérité modestes, ni ces propos, c’est le fait qu’ils ne suscitent aucune réaction contraire. On a voté sans état d’âme la session unique – pas tout le monde, quelques-uns ont dit ” Non “. Et la revendication d’un Parlement marchant même à pas comptés vers l’omnipotence qui fut la sienne jadis n’apparaît à personne dans la classe politique pour ce qu’elle est, les premiers signes d’oubli de la grande réforme de 1958.
Devant ce courant et cette approbation tacite on pourrait être tenté de dire : qu’y pouvons-nous ? Pour le moins, quelle que soit l’attirance du péché, il faudrait avoir le ferme propos de ne pas transiger sur trois points. Le premier, l’article 34 et son corollaire, le 37, même si dans la pratique ils ont perdu de leur rigueur et de leur vigueur. Le second, l’article 49.3 qui place la majorité devant ses responsabilités. Le troisième, lié au précédent, avec la pratique particulière du vote de censure qui évite un gouvernement de tomber du fait de l’abstention d’une partie de sa majorité. J’ose y ajouter, même s’il ne s’agit pas d’une matière régie par la constitution, le scrutin majoritaire sans lequel il n’est point de dissolution valable.
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Et nous en arrivons aux révisions qui concernent le judiciaire en nous posant la question : que devient de ce fait la notion inscrite dans la constitution ” d’autorité judiciaire ” ? N’est-on point déjà sur l’autre versant, celui du pouvoir judiciaire ?
(Deux) Trois révisions successives, juillet 1993, août 1995, (et le vote ce jour-même du Congrès) (puisque la 3ème celle de ce jour n’a pas abouti) gravent dans les tables de la loi la judiciarisation croissante de la vie politique française. L’air du temps voilà un moment qu’en fait de justice, nous le respirons. L’appareil judiciaire occupe un espace sans commune mesure avec ce qu’il était voilà vingt ans. L’extension de la notion d’abus de biens sociaux affecte les chefs d’entreprises et, à travers le financement des partis, les dirigeants politiques. La vieille frontière tracée par la loi des 16 et 24 août 1790 a cédé : l’article 75 de la Constitution de l’An VIII a vécu ; la sanction pénale vient désormais frapper élus locaux et fonctionnaires en place du contentieux de pleine juridiction qui naguère sanctionnait en dommage intérêts les services publics défaillants. Les juges d’instruction entrent dans les cabinets des préfets et se font ouvrir leurs coffres etc…
Je ne m’étends point car ce n’est pas mon sujet, et je n’en ai point la compétence. Je m’en tiens à ce qui, dans ce mouvement concernant la justice se retrouve dans les révisions constitutionnelles.
Tout d’abord la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Une telle institution apparut pour la première fois, dans la Constitution de 1946. Elle fut maintenue sous cette même dénomination en 1958 avec des compétences et des pouvoirs bien délimités. L’article 65, 3ème alinéa, se lisait ainsi : ” Le Conseil supérieur de la magistrature fait des propositions pour les nominations de magistrats du siège à la Cour de cassation et pour celles de Premier président de Cour d’Appel. Il donne son avis sur les propositions du ministre de la Justice relatives aux nominations des autres magistrats du siège… ” Le Conseil comptait alors neuf membres désignés par le Président de la République qui le présidait, avec le ministre de la Justice comme vice-président.
A la suite de la réforme de 1993, sous l’empire de laquelle la magistrature vit depuis six ans, le Conseil a vu sa composition modifiée, sa compétence élargie, ses pouvoirs accrus. Sa composition : outre le Président de la République et le ministre de la Justice, le Conseil compte dix membres, dont six magistrats avec lesquels siègent un conseiller d’État et trois personnalités désignées respectivement par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée Nationale. La compétence : elle touche désormais au parquet, la formation du Conseil supérieur compétente à l’égard des magistrats du parquet donnant son avis sur la nomination de ceux-ci. Quant aux pouvoirs de proposition du Conseil supérieur, ils sont étendus à la nomination des présidents de tribunal de grande instance ; et pour les autres magistrats du siège, leur nomination impliquait l’avis conforme du Conseil.
La nouvelle réforme, celle rejetée ce jour, avait deux objets essentiels : élargir, en le rendant moins corporatiste le Conseil supérieur, et couper le lien entre les magistrats du parquet et le pouvoir exécutif. Mais cet échec ne change rien à ma démonstration.
Outre la réforme du Conseil supérieur, c’est une véritable révolution qui est intervenue d’abord en 1993 avec la création de la Cour de Justice de la République ; ensuite le 4 août 1995 avec la remise en cause des immunités parlementaires.
Faisons un sort d’abord à cette dernière révision, la plus simple et la moins profonde. Jusqu’en 1995, aucun membre du Parlement ne pouvait être poursuivi ou arrêté qu’avec l’autorisation de l’assemblée dont il faisait partie. Désormais, ce sont seulement les mesures privatives ou restrictives de liberté avant jugement qui requièrent l’autorisation du Bureau de l’assemblée concernée ; les poursuites sont à la seule diligence des juges.
Passons à la nouvelle situation des ministres face à la justice. Dans la Constitution dans son texte initial, les ministres n’étaient justiciables que de la Haute Cour pour les crimes et délits accomplis dans l’exercice de leurs fonctions La jurisprudence jusqu’en 1993 traduisait ” dans l’exercice ” par ” pendant l’exercice ” de leurs fonctions. La création de la Cour de Justice de la République apparaît à cet égard comme un changement radical. Tout citoyen peut porter plainte contre un ministre pour acte accompli dans l’exercice de ses fonctions, auprès d’une commission des requêtes qui ne compte aucun parlementaire et qui a pouvoir de saisir la Cour de Justice. Cette instance, au contraire de la Haute Cour n’est pas formée seulement de parlementaires : certes douze d’entre eux y siègent mais aussi trois magistrats dont l’un préside la Cour. Les insuffisances de cette juridiction sont apparues je le crois lors du procès de trois anciens ministres dans l’affaire du sang contaminé. Le fond du problème peut se formuler ainsi jusqu’où une instance judiciaire peut-elle s’immiscer dans le fonctionnement des pouvoirs publics en tant que tels pour apprécier l’opportunité de telle démarche, les diligences des collaborateurs d’un ministre, la décision de celui-ci ?
Mais l’air du temps veut qu’on le tienne pour une avancée du droit comme si le régime parlementaire anglais voilà plus de deux siècles n’avait pas inventé l’impeachment, c’est-à-dire la censure politique en place de la sanction pénale ? Aujourd’hui, la sanction pénale n’est-elle pas en train de se substituer au contraire à la responsabilité politique ? Vaste débat.
Sur cette nouvelle tournure de la justice, inscrite dans notre Constitution, je me pose deux questions : l’indépendance de la magistrature à travers le Conseil supérieur ; la position du pouvoir judiciaire naissant face aux deux autres pouvoirs.
Première question : un organe collégial constitue-t-il une garantie de l’indépendance de la magistrature ? Lors des débats au comité consultatif constitutionnel en juillet 1958, j’avais été frappé par l’intervention d’un ancien garde des sceaux, Pierre-Henri Teitgen, qu’on ne pouvait soupçonner de n’être pas un vrai républicain, qui, sous une forme humoristique, contestait le maintien d’un Conseil supérieur de la magistrature. Il évoquait le spectacle auquel il avait assisté en rendant visite au Conseil supérieur, de magistrats sagement alignés dans l’antichambre ” venus là pour essayer d’obtenir des membres du Conseil supérieur de la magistrature les appuis nécessaires à l’avancement souhaité “. Il est vrai que les hommes sont les hommes et qu’ils ont tendance, quelles que soient leurs fonctions, à s’incliner devant ceux qui dispensent postes et faveurs. Mais aujourd’hui personne n’envisagerait plus de se livrer au persiflage de M. Teitgen. C’est l’air du temps. Il n’en demeure pas Moins que la gestion des carrières selon une procédure collégiale est en soi un sujet de réflexion.
Seconde question, avant de clore cette parte sur la justice. Dès lors que nous passons, ou que nous glissons, de l’autorité judiciaire à un pouvoir judiciaire qui porte ombrage aux deux autres pouvoirs, et puisque nous sommes en démocratie, je m’interroge : où serait le contre-pouvoir ? Le pouvoir exécutif a son contre-pouvoir qui, d’une façon ou d’une autre est le peuple : le Président de la République devra se représenter devant le corps électoral qui l’a élu, si encore il ne remet pas son mandat en jeu dans un référendum, ou sur une dissolution. Le gouvernement est à la merci d’un vote de censure de l’Assemblée. Quant au pouvoir législatif, il est soumis au contrôle périodique des électeurs, et l’Assemblée nationale est au surplus susceptible d’être dissoute. Or la tradition républicaine qui rejetait l’idée même de pouvoir judiciaire n’avait jamais eu à imaginer un contre-pouvoir s’appliquant aux magistrats. Nous sommes pris de court comme le prouve l’échec du Congrès de ce jour ; il faudrait peut-être y songer, même en acceptant l’air du temps qui a conduit les politiques a forger leurs propres chaînes.
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Enfin les récentes révisions de notre Constitution traduisent une dérive de nos conceptions traditionnelles sur la souveraineté.
Sur la souveraineté extérieure d’abord . Deux fois la Constitution fut modifiée à l’occasion de traités européens que le Conseil constitutionnel consulté avait jugés contraires à la loi fondamentale. Une première fois, le 25 juin 1992 pour permettre la ratification du traité de Maastricht. Désormais ” la France consent aux transferts de compétence nécessaires à l’établissement de l’Union économique et monétaire européenne ” de plus le Congrès avait décidé que ” le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux citoyens de l’Union résidant en France. Puis le 25 janvier 1999, en préalable à la ratification du traité d’Amsterdam, il fut stipulé que ” peuvent être consentis les transferts de compétences nécessaires à la détermination des règles relatives à la libre circulation des personnes et aux domaines qui lui sont liés “. Ainsi après l’effacement de sa souveraineté monétaire, la France – comme les autres États de l’Union européenne – renonçait à terme à l’exercice en propre de sa souveraineté sur les flux migratoires. Ces révisions de portée considérable, sont dans la logique de la construction européenne. Le seul problème – mais il est de taille – est de savoir si, à l’occasion d’un prochain traité, on ne sera pas conduit à adopter une formule générale, couvrant, outre ce qui est acquis, tous les développements futurs, prévisibles ou non, subordonnant la République à un organe souverain européen.
Il faut dire en marge un mot d’une autre révision, en quelque sorte atypique puisqu’elle réaffirmait sur un point notre souveraineté. On se rappelle que le Conseil constitutionnel en 1993 avait annulé certaines dispositions d’une loi, jugées trop restrictives en ce qui concernait le droit d’asile. Pour redresser cette décision du Conseil, le gouvernement dut faire réviser la Constitution. Le texte voté le 25 novembre 1993 stipule, s’agissant du droit d’asile que ” les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif “, façon de réaffirmer sur ce point la souveraineté de la République.
De la souveraineté externe, nous passons à la souveraineté interne, qui commande l’unité de la République. La transition nous est donnée avec le traité sur la Cour pénale internationale, aux limites de la souveraineté extérieure et de la souveraineté intérieure. Ce traité met en cause les immunités, déjà limitées, dont jouissent encore nos ministres et nos parlementaires, ainsi que celles du Président de la République telles que le Conseil constitutionnel a pu à cette occasion les préciser. Le traité est également contraire ” aux conditions essentielles de la souveraineté nationale “, c’est la formule du Conseil constitutionnel, en ce qui concerne des matières comme la prescription des crimes et délits et l’amnistie. De plus le traité permet au parquet de la Cour pénale internationale d’accomplir certaines diligences sur notre territoire sans que la République ait à se prononcer ni à intervenir. Le Conseil a donc décidé que la ratification de ce traité exigeait une révision préalable de la Constitution. Elle et intervenue le 28 juin 1999, dans les termes les plus abrupts : ” La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998 “.
C’est une révolution ; pas seulement pour nous, pour tous les pays signataires à travers le monde entier. La vie des peuples est faite de révolutions, certaines bénéfiques, d’autres maléfiques, la distinction est parfois malaisée. Or, en gros, depuis que le monde est monde, le processus est classique : révolution, épuration, apaisement. Et chaque peuple suit ce chemin, selon son tempérament et son génie. Nous avons vu nos voisins espagnols passer avec bonheur du franquisme à la démocratie. Que serait–il advenu si Madrid avait dû remettre tous les tenants de Franco à un tribunal international ? Je serais tenté de dire : laissons chaque peuple laver son linge sale en famille. Mais ça ne se dit plus.
Je me suis demandé si notre République, État de droit, et insoupçonnable, était vraiment à l’abri des diligences de la Cour pénale internationale. Imaginons – c’est un scénario catastrophe, une fiction – que les choses prennent un tour encore plus dramatique en Corse, que nous y dépêchions un corps expéditionnaire et que dans le feu de l’action, des exactions soient commises par nos troupes. Rien n’interdirait, sur une plainte de l’ONU, que le procureur général de la Cour, par exemple un magistrat d’un continent lointain ignorant de notre histoire et de notre culture, traîne le Président de la République française, chef des armées, au banc d’infamie. On lui dirait à l’audience : ” Plaidez-vous coupable ou non coupable ? ” Et le prévenu de répondre timidement : ” non coupable, votre Honneur “. Non j’exagère, j’exagère car nos négociateurs ont obtenu que devant cette Cour ne s’applique pas la procédure anglo-saxonne. Peut-être d’ailleurs que des exactions susceptibles d’entraîner la saisine de la Cour ne pourraient en réalité se produire, pour la raison que nos généraux, conscients qu’ils peuvent eux-mêmes être traduits devant la Cour ou cités comme témoins à charge contre leur gouvernement, auraient déjà fait jouer la clause de conscience et opposé aux ordres du Président, le refus d’obéissance. C’est aussi dans I’air du temps.
J’en arrive après ce détour pittoresque dont je m’excuse aux changements dans notre souveraineté interne qui répondent au vocable nouveau de ” communautarisation “. Je traduis ce néologisme dont je n’ai fait que récemment la connaissance. Hier la République était une et indivisible et ne reconnaissait aucune différence entre les Français du point de vue des droits civiques – c’est le principe d’égalité – en vertu de l’article 1er de la Déclaration de 1789 : ” Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits “. Or parallèlement au développement de la mondialisation, et chez nous de la construction européenne, il semble que des groupes cherchent à trouver ou à retrouver une identité juridique en tant que groupes et à l’affirmer au sein de l’entité nationale. Et l’on s’acheminerait ainsi vers ce que l’on dénomme ” les discriminations positives ” chemin sur lequel se sont engagés les États-Unis pour rééquilibrer la société au profit des groupes économiquement ou sociologiquement défavorisés comme les minorités ethniques.
Qu’en est-il en France, et précisément dans notre Constitution ? Deux pas ont déjà été faits, ou plutôt un pas et un demi-pas : le pas avec la parité homme-femme, le demi-pas avec la signature de la convention sur les langues régionales.
La parité homme-femme est inscrite depuis le 28 juin 1999 dans notre loi fondamentale. Sujet délicat à aborder pour un homme. Premièrement la parité n’est imposée que pour les mandats électoraux. Deuxièmement, la loi la mettra en oeuvre, et nous en connaissons le texte. Troisièmement, il est clair qu’un pays comme la France est déphasé, on peut dire scandaleusement déphasé, par rapport aux démocraties du Nord en ce qui concerne le nombre de femmes siégeant au Parlement. Il n’empêche que juridiquement une brèche est ainsi faite dans l’article 1er de la Déclaration de 1789 et que nous avons franchi le pas vers les discriminations positives, les quotas et la communautarisation. Je voudrais tout de même, à titre d’excuse pour mes observations peut-être incongrues, attester que dans mon entourage féminin, familial et professionnel, où l’on ne compte que des personnes de qualité, on a accueilli cette révision avec une légère réserve, en ce qu’elle fait des femmes une ” catégorie ” juridique.
Enfin dernier point, nouveau pas en avant, même s’il n’est qu’esquissé, dans la reconnaissance de communautés distinctes au sein de la République et de la Nation, la convention sur les langues régionales. On sait que le Conseil constitutionnel l’a jugée en plusieurs de ses stipulations, contraire à la Constitution et que le Président de la République, seul autorisé à engager une révision, a estimé qu’une telle démarche serait inopportune ; mais cette épée de Damoclès demeure au-dessus de notre tête dès lors que la France a signé et que des pressions peuvent toujours s’exercer pour obtenir la ratification. N’ayant pas à justifier, ni même à commenter les actes du Conseil constitutionnel, je livrerai seulement la formule dont j’ai usé devant ceux qui doutaient du bien-fondé de notre décision : ” Si vous souhaitez qu’on plaide en breton devant le tribunal de Quimper, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas conforme la Constitution.
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Nous voici donc parvenus au terme de ce survol des amendements à notre Constitution, lesquels, à un rythme accéléré depuis sept ans, ont cherché à la modeler sur ce que j’ai appelé ” l’air du temps “.
En m’exprimant, je ne me suis point permis d’en juger – je veux dire des révisions – ou alors ce serait par inadvertance, car je ne m’y sens point autorisé. Le Conseil constitutionnel – et même si je ne parle pas ici à ce titre – n’est pas le juge de la Constitution, mais son serviteur.
Toutefois, on peut toujours s’interroger, sinon sur l’opportunité de révisions, du moins, sur les modes, ou les grands courants, qui les ont portées.
Je suis circonspect. En effet, peut-on résister à l’air du temps ? Au lendemain de la révolution française, rien ne subsista de l’ancien régime et rien ne s’en est par la suite retrouvé. En 1917, les bolcheviks firent du passé table rase. Pour ne point s’en tenir aux grands ébranlements de l’Histoire, je rappellerai qu’au lendemain de la dernière guerre, nous ne jurions que par le Plan, les nationalisations, le service public ; c’était la mode. On voit ce qu’il en reste aujourd’hui.
Et si l’on veut fuir l’air du temps, il vous rattrapera comme après 1787 il avait rattrapé et anéanti les Notables.
Sous ces réserves, comment définir cette philosophie nouvelle, ou cette mode aujourd’hui, en politique, terrain auquel j’ai limité ma réflexion sans aborder les problèmes de société.
Nous y décelons une conception exigeant de la pratique de la démocratie, un respect scrupuleux des droits de l’homme, le recours afin de les garantir, aux juridictions nationales, voire, nouveauté, à des juridictions internationales ou supranationales. Soit. Comment en effet, se mettre en travers, dans un pays assurément démocratique et qui donna au monde la première déclaration des droits ? Que ces droits individuels soient chaque fois plus scrupuleusement respectés, dans les rapports entre gouvernants et citoyens ou dans la réparation des dommages subis par les usagers des services publics, on ne peut qu’en convenir.
Toutefois, j’y verrais quelques correctifs. Tout d’abord, en passant, je note que toutes ces révisions ont été acquises par la voie du Congrès, aucune par le recours au référendum de l’article 89. Or qui est le plus apte à juger de l’air du temps, sinon le peuple dans son ensemble et dans l’expression directe de sa souveraineté ? C’est un débat considérable où, après l’avoir noté, je ne m’aventurerai pas davantage.
Sur le fond, je suis tenté de dire que toute action a ses limites, toute philosophie son butoir, toute médaille son revers. Paul Valéry nous l’a rappelé :
” … Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié “.
Les hommes vivent en société et partout, y compris dans notre république, face aux droits et intérêts individuels, l’on mettait en balance la nécessaire exigence de l’intérêt général. Toute une jurisprudence, toute une doctrine, s’étaient élaborées à cet égard, formant comme la trame d’une coutume. Cet équilibre se rompt, l’appareil judiciaire acceptant mal désormais que l’action des gouvernants, en tant que tels lui échappe, et sans doute l’opinion adhère-t-elle.
Ceux qui gouvernent n’ont plus le droit d’invoquer la raison d’État ni le fait du prince ; bon, mais non plus l’acte de gouvernement et jusqu’à une appréciation trop large de l’opportunité. Pourtant, gouverner, ce n’est pas seulement appliquer mécaniquement des lois en marchant avec précaution dans les sentiers du droit. Il faut que les régimes les plus démocratiques puissent agir, il faut que la nécessaire consultation n’exclue pas la capacité de décision, dans l’intérêt même de la collectivité, donc des citoyens en corps ; que soit sauvegardé l’ordre public, et face aux éventuelles agressions extérieures, garanties la défense et la survie de la tribu. Et qui donc peut en juger sinon ceux auxquels les peuples ont librement confié leur destin ?
Peut-être découvrira-t-on de nouveau que ceux qui assument la redoutable charge de guider leur nation à travers les écueils et qui ont le droit de conduire parfois les hommes à la mort, ne sont pas tout à fait des citoyens ordinaires. Investis par le suffrage universel, peut-on vraiment les traiter comme on ferait de voleurs de poules ou de barons du bonneteau ? Peut-on vraiment face aux drames qu’ils doivent maîtriser, leur demander des comptes devant les tribunaux, sinon au Tribunal de l’Histoire ?
Quant aux relations entre les nations, les voici de même façon toisées à la mesure de règles juridiques comme l’a montré la création de la Cour pénale internationale. Sus aux crimes de guerre, il faut juger et condamner leurs auteurs. Qui pourrait s’insurger là contre ? Mais tout conflit n’est-il pas violation des droits, violation du droit. Et comment tracer la juste frontière entre le licite et l’illicite ? Hiroshima et Dresde conduiraient aujourd’hui un Truman et un Churchill à Nuremberg ; et aussi la combattant qui dans le feu de l’action aura lâché sa rafale juste un instant après que le soldat ennemi qui se rendait a jeté son arme.
On est donc partis pour châtier les fauteurs de guerre, les criminels de guerre. Mais pas s’ils sont très loin comme au Soudan (à deux Heures d’avion de Paris par contre, c’est inacceptable) ; ou s’ils disposent d’un potentiel d’armement formidable (on voit à quoi je fais allusion).
Qui donc ne souhaiterait la guerre propre, puis la fin des guerres ? Peut-être -sommes-nous sur le bon chemin. A moins qu’on ait oublié que l’homme, l’animal humain est ainsi fait que l’Histoire est irrémédiablement tragique.
Au total cette merveilleuse démocratie qu’on nous façonne évoque pour moi un paquet-cadeau aseptisé où je ne retrouve plus les fortes images de notre République, la Marseillaise de Rude ou la liberté guidant le peuple de Delacroix.