Réforme de l’É.N.A. et réforme de l’État

Séance du lundi 7 février 2000

par M. Raymond-François Le Bris

 

 

Cette communication se situe au moment où l’ÉNA s’engage dans une réforme substantielle et où l’État réaffirme sa volonté de changement. Les mesures arrêtées par le Comité Interministériel à la Réforme de l’État du 13 juillet 1999 l’attestent : mise en place d’un programme d’évaluation interministérielle des politiques publiques, mise en place du projet territorial assurant cohérence et efficacité à l’action de l’État définie localement (dans le département ou la région). La modernisation de l’administration territoriale, et des administrations centrales, notamment celles de la défense et des finances s’inscrivent dans ce vaste chantier de rénovation.

Réforme de l’Éna, réforme de l’État. L’association de ces deux termes traduit d’emblée le lien fort qui existe dans notre pays entre l’École elle-même et l’organisation des pouvoirs publics.

Lien excessif qui débite souvent l’Éna de tous les dysfonctionnements des pouvoirs publics. Même si le haut encadrement supérieur – 6 000 fonctionnaires – est composé pour moitié environ d’agents non issus de l’Éna.

Lien injuste puisque seuls sont décomptés les dysfonctionnements et rarement créditées les qualités des administrateurs français : compétence, honnêteté, sens du service de l’État.

Ce lien presque consubstantiel entre l’École et l’État trouve sa source dans notre histoire. Si l’on considère en effet les grands mouvements qui ont pu marquer l’organisation de l’État au cours des deux derniers siècles, à une réforme de l’organisation des pouvoirs publics en France s’est le plus souvent trouvée associée la création d’une école. Le XVIIIème siècle en donne l’illustration comme en témoigne la création de l’Académie politique du Marquis de Torcy (1712-1719), suivie plus tard de celles de l’École des Ponts et chaussées en 1747 et de l’École des Mines en 1783. La Révolution fut aussi fertile en création de grandes Écoles : Polytechnique, le Conservatoire national des arts et métiers, l’École normale supérieure. On peut encore évoquer l’École diplomatique fondée par Talleyrand de 1794 à 1830. Le XIXème siècle, toujours dans la même logique, voit la mise en place de l’auditorat du Conseil d’État en 1804 qui est une préparation généraliste et pratique à toutes les fonctions administratives supérieures, et qui fut supprimé en 1814. De multiples projets foisonnent parmi lesquels va prendre forme en 1848, celui d’Hippolyte Carnot qui institue la première Éna de notre histoire et prévoit le recrutement de jeunes élèves entre 18 et 22 ans ; mais élitiste, quoique assurant une scolarité gratuite, cette expérience fut de courte durée : Louis-Napoléon Bonaparte en obtint la fermeture.

Avec la création de l’École libre des sciences politiques en 1870 par Émile Boutmy se met en place un dispositif de formation qui va perdurer jusqu’en 1945. En 1881, Jules Ferry tente, mais en vain, la nationalisation de cette école. En 1936, le Sénat refuse le projet de Jean Zay de créer une École d’administration du premier degré et un Centre des hautes études administratives pour les grands corps. Enfin, une ordonnance du 9 octobre 1945 met en place l’École nationale d’administration.

Ce rapide retour historique montre le lien qui existe dans notre pays entre l’organisation des pouvoirs publics et la création d’écoles préparant à l’exercice de responsabilités dans un État réformé. C’est une situation unique dans le paysage européen où des réformes importantes se sont développées et se développent sans création d’établissements de formation appropriée que ce soit en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne ou encore, outre-Atlantique, aux États-Unis et au Canada.

Cette réalité sociale et historique charge d’une dimension politique toute réforme de l’Éna puisqu’elle est supposée accompagner ou précéder une réforme de l’État. C’est la première spécificité française .

La seconde tient à la nature de l’École : école d’administration générale et interministérielle, école d’application, enfin école permettant d’accéder immédiatement à des fonctions de responsabilité. Dans d’autres pays, ces trois caractéristiques existent mais sans être jamais rassemblées en un même établissement.

Cette double spécificité historique et organique donne à la question posée sa double dimension. D’une part celle de la réforme de l’Éna et d’autre part, celle de la réforme de l’Éna accompagnant la réforme de l’État.I – Poser la question de la réforme de l’Éna, c’est répondre à deux interrogations. De quels maux souffre l’École ? Comment y répondre ?

De quels maux souffre l’École ? Assurément d’une ” consanguinité ” trop grande des élèves qu’elle accueille. S’agissant notamment du concours externe (concours étudiant), les statistiques révèlent une forte homogénéité qui se traduit par une sur-représentation des candidats nés en Ile de France, un quasi monopole de formation par l’Institut de sciences politiques de Paris et des origines sociales trop peu diversifiées comme en témoigne le pourcentage élevé d’élèves dont le père est cadre (près de 80% des élèves reçus au concours externe).

Par ailleurs, la trop grande hétérogénéité des âges au sein d’une même promotion (l’écart pouvant être d’une vingtaine d’années) est un handicap pour des élèves qui suivent une scolarité identique.

En outre, les disciplines enseignées sont excessivement diversifiées. On peut déplorer, enfin, le poids excessif du classement sur la formation, la primauté de la formation initiale et l’insuffisance de la formation continue . Ajoutons que l’internationalisation de la formation à l’École demeure encore insuffisante.

Comment y répondre ? Plusieurs réponses ont été apportées, d’autres doivent les compléter.

La réforme des concours a pour premier objectif la diversification sociale, disciplinaire et géographique des élèves de l’Éna en attirant vers l’École des étudiants qui, à ce jour ne se présentent pas ou se présentent peu au concours d’entrée de l’Éna. La ” cible ” visée est celle d’étudiants de toutes disciplines ayant réalisé un excellent parcours académique et, qui, moyennant une préparation de deux ans, dans un centre approprié, peuvent se présenter avec succès aux concours d’entrée à l’Éna. Certains d’entre eux auront la possibilité d’obtenir, sur critères sociaux, le bénéfice d’une bourse du mérite d’un montant annuel élevé délivré en partenariat avec le Ministre de l’Éducation nationale : les universités sont en effet , traditionnellement socialement plus ouvertes que les grandes Écoles. Élargir le recrutement à des étudiants issus des universités, c’est donc permettre à la fois une plus grande diversité disciplinaire et sociale, et faciliter la féminisation des recrutements.

Cette rénovation des concours s’accompagne d’une épreuve dite de spécialité permettant au candidat de faire la preuve de son excellence dans la matière de son choix et d’une épreuve obligatoire de droit européen. L’entretien de motivation et de personnalité qui vise à tester la curiosité intellectuelle des candidats, leur force conviction, leur aptitude à écouter et à convaincre, est doté d’un coefficient renforcé.

Le projet de réforme de la scolarité par ailleurs s’articule autour de quatre objectifs principaux : la personnalisation et la professionnalisation de la formation, l’internationalisation accrue et le développement d’une culture de projet et de l’évaluation.

La personnalisation des parcours vise à ce que chaque élève puisse retirer le plus grand bénéfice de sa formation à l’École ; la mise en place d’un entretien d’orientation et de projet par lequel la scolarité commence doit y veiller.

La personnalisation des parcours a pour objectif aussi de permettre la valorisation d’expériences antérieures, aussi bien pendant les stages que pendant les études et d’autre part d’orienter l’élève vers des matières à option lui permettant de combler certaines lacunes notamment grâce aux nouvelles techniques d’information et de communication ou de valoriser des compétences acquises antérieurement, à travers une affectation dans des lieux de stages.

La professionnalisation accrue de la formation repose sur l’apprentissage de savoir-faire pratiques et la multiplication des mises en situation. Les épreuves de classement seront diversifiées de telle sorte qu’elles sanctionnent des aptitudes multiples décrites dans le référentiel de compétences (expertise technique, capacité de jugement et créativité, capacités managériales etc.).

La venue à l’École d’experts-consultants et d’enseignants étrangers comme intervenants ponctuels ou comme directeurs pédagogiques, les échanges avec d’autres écoles étrangères et avec d’autres administrations, la systématisation des comparaisons internationales grâce à l’association d’élèves étrangers à la formation des élèves français et grâce aux enquêtes et rencontres à l’étranger, permettront d’internationaliser davantage la scolarité.

Le développement d’une culture de projet trouvera des applications privilégiées lors de l’un des stages effectués par les élèves, et à l’occasion du travail de recherche appliquée sur des sujets proposés par les différentes administrations.

Voici esquissés rapidement les grands traits du projet de réforme de l’École qui s’articule avec celle de l’État.II – Comment faire des élèves de l’ÉNA des acteurs de la modernisation de l’État ?

En faisant de la réforme de l’administration l’un des axes majeurs de la scolarité des élèves à l’ÉNA :

  • Par le choix des thèmes de séminaires tout d’abord, en demandant aux élèves de réfléchir et de proposer collectivement des solutions sur des sujets dont les administrations souhaitent l’approfondissement dans une perspective de modernisation. Ces thèmes peuvent être relatifs à la création d’un service, à l’évaluation d’une politique ou concerner des études, telles par exemple celle sur les conséquences dans les administrations territoriales de l’État, de la globalisation des crédits,

  • Par la diversification des intervenants, et en particulier, en faisant appel à des étrangers,

  • Par l’affectation en stage dans des lieux et auprès d’acteurs où la réforme se prépare et s’établit, permettant aux élèves de devenir acteurs de la modernisation de l’État ; ainsi, dans la perspective de la présidence française de l’Union européenne de nombreux élèves ont été affectés en 2000 dans les institutions communautaires, dans les ambassades bilatérales et dans les administrations étrangères d’Europe,

  • Enfin, par l’utilisation quotidienne des nouvelles techniques de l’information et de la communication.

Tous ces choix relèvent de la décision de la direction de l’École. L’École ne saurait mener seule cette ambitieuse mission. Les administrations utilisatrices sont également concernées.

Celles-ci doivent ainsi proposer aux élèves, dans le cadre d’un travail de recherche appliquée, des projets qui, avant de faire l’objet de décisions, doivent être analysées et expertisées. Ce qui suppose qu’elles passent, en quelque sorte, commande d’études à l’École sur les sujets qui, comme je le disais précédemment, méritent d’être approfondies.

Elles doivent aussi intégrer l’idée que la gestion en aval des hauts-fonctionnaires est une question prioritaire : que la mobilité comme la formation continue sont des impératifs nécessaires pour une administration qui se veut moderne. Ce qui entre ici en totale contradiction avec l’idée malheureusement trop souvent répandue que les compétences acquises en formation initiale sont valables pour toute la vie.

La Direction de l’administration générale de la Fonction publique a fait des propositions en ce sens , notamment dans le cadre de la réforme de l’encadrement supérieur.

Ceci suppose que les conditions de promotion et de suivi aux fonctions d’encadrement soient définies par l’employeur et que les candidats puissent être préparés par l’École à assumer ces fonctions auxquelles ils aspirent.
C’est cette démarche qui seule permettra à l’ÉNA de développer une action significative en matière de formation continue.