L’État et les collectivités locales

Séance du lundi 21 mars 2000

par M. Christian Poncelet

 

 

Pour un Président du Sénat, assemblée parlementaire à part entière qui bénéficie en outre d’un “ bonus constitutionnel ”, celui de la “ représentation des collectivités territoriales de la République ”, traiter devant vous, ici, dans l’auguste enceinte de l’Académie des Sciences morales et politiques, du thème “ L’État et les collectivités territoriales ” s’apparente à une véritable soutenance de thèse.

En effet, la simplicité apparente du libellé retenu pour cette séance recouvre un champ d’investigation particulièrement large et un domaine de réflexion considérable.

S’agit-il de retracer la longue histoire des rapports entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux dont l’interaction, et parfois l’affrontement, ont marqué l’émergence, le développement et la construction de la Nation française ?

S’agit-il, plus concrètement et plus simplement, d’étudier l’organisation territoriale issue des lois de décentralisation dans ses rapports avec l’État ?

Ou s’agit-il, encore, de se projeter dans l’avenir pour envisager l’évolution de ce tandem aux multiples visages formé par l’Etat et les collectivités locales, la décentralisation n’étant que le contrepoint de la réforme de l’Etat ?

Quoi qu’il en soit aborder le thème L’État et les collectivités locales, nécessite, au préalable, un effort de mémoire.

Force est en effet de reconnaître que notre Nation s’est forgée autour d’un pôle structurant, l’Etat central qui a légitimé son autorité par un contrôle politique du territoire au travers de son maillage administratif.

Déjà, sous l’Ancien régime, la monarchie n’a eu de cesse d’asseoir son autorité à l’encontre des grands féodaux par une politique progressive, mais résolue, d’absorption des provinces. L’Etat centralisateur, unificateur et “ uniformisateur ”, est ainsi devenu à la fois l’instrument de domination du pouvoir royal sur le territoire et le symbole de l’identité française. Le Général de Gaulle n’a-t-il pas affirmé en ce sens qu’“ il y a mille ans, la France a pris son nom et l’Etat sa fonction ”.

Cette conception, unique, d’intégration nationale va se trouver consacrée par la Révolution française qui prolonge, en l’amplifiant, l’action de l’Ancien Régime. Le triomphe de l’idéologie jacobine sur les vélléités girondines va officialiser la Nation, incarnée dans l’Etat-Nation et non plus dans un pouvoir personnel, afin d’unir la France par sa déclinaison à l’identique en cent départements. Ce processus de centralisation sera ensuite consolidé par l’Empire et la loi du 28 pluviôse An VIII portant création de l’institution préfectorale.

Mâtiné du mythe républicain d’égalité, le dogme de la centralisation va ainsi imprimer durablement l’organisation de notre système politico-administratif. Il faudra attendre la seconde partie du XXème siècle pour que la “ méfiance ” pesant sur les pouvoirs locaux depuis l’Ancien régime soit enfin levée. Le Général de Gaulle l’avait bien compris, en déclarant en 1968, que “ l’effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire à notre pays pour réaliser et maintenir son unité, ne s’impose plus désormais ”.

Il est vrai qu’après la période de reconstruction, les Trente Glorieuses ont transfiguré notre pays. La crise économique des années 70 et la remise en cause du modèle de l’État-providence ont profondément bouleversé notre perception de l’Etat.

C’est donc seulement à la fin des années 70 que l’idée d’un nouveau “ contrat territorial ” s’est développée. Cette mutation, annoncée, du système local trouve son explication tout à la fois dans la crise, profonde, des modes d’intervention étatiques, et dans la transformation des comportements et des mentalités du personnel politique local.

Ainsi, les mutations de la société française ont largement contribué à rééquilibrer les relations entre l’Etat et les collectivités locales.

Après cette brève analyse rétrospective, vous ne m’en voudrez pas de situer, principalement, mon propos dans le contexte issu de l’irruption des grandes lois de décentralisation du début des années 1980, dans la mesure où ces réformes ont modifié la nature de la relation entre l’Etat et les collectivités territoriales.

Dans un premier temps, je dresserai donc un bilan des profondes novations issues de ces réformes avant d’étudier, dans un second temps, le nouvel équilibre des pouvoirs susceptible de résulter d’un Etat enfin réformé et d’un principe de libre administration enfin consacré.

 

Une nouvelle ère de l’histoire territoriale très largement bénéfique

 

Aboutissement d’un long processus de réflexion visant à “ accroître les libertés locales ”, la décentralisation met fin, de façon probablement irréversible, à la tradition multiséculaire de centralisation française.

La France entre alors dans une nouvelle ère de son histoire territoriale. Cette réforme bénéfique va permettre une éclosion des initiatives locales, un rapprochement entre l’élu et le citoyen et une amélioration de l’efficacité et de l’efficience de l’action publique.

Comme a pu le dire Pierre Mauroy, le Premier ministre de l’époque, “ la décentralisation est, pour tous, la possibilité d’accéder à la responsabilité et à la liberté… La République se sera enfin libérée de la monarchie ”.

 

Les “ révolutions ” de 1982

 

Juridiquement cette nouvelle ère découle de deux révolutions culturelles, opérées par la loi du 2 mars 1982.

En premier lieu, le transfert des exécutifs territoriaux des mains des préfets à celles d’autorités élues : ainsi, le modèle municipal est étendu aux départements et aux régions.

En second lieu, la substitution aux tutelles administratives, financières et techniques, auxquelles les collectivités locales étaient soumises a priori, d’un contrôle juridictionnel a posteriori de leurs actes tant administratifs que financiers ; ainsi les actes locaux deviennent exécutoires dès leur transmission au représentant de l’Etat.

Pour tenter de résumer la conséquence majeure de cette réforme en ce qui concerne les collectivités territoriales, je dirai qu’elle consacre l’existence de véritables acteurs politiques locaux qui mettent en œuvre des choix et qui sont responsables devant des électeurs.

Pour l’État, le principe de l’indivisibilité de la République implique, par définition, un contrôle de l’Etat sur les actes des autorités locales. Aux termes du troisième alinéa de l’article 72 de la Constitution, “ dans les départements et les territoires, le délégué du Gouvernement [possède en effet] la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ”. C’est cette disposition qui a conduit le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 février 1982, relative à la future loi du 2 mars 1982, à annuler les dispositions de la loi qui privait le représentant de l’Etat, même pour un délai limité, de la possibilité d’exercer son contrôle avant l’entrée en vigueur des actes.

Dans ce contexte nouveau issu des loi de décentralisation, les relations entre l’Etat et les collectivités territoriales ont donc progressivement trouvé un équilibre, chacun des deux protagonistes prenant la mesure de ses responsabilités et de ses pouvoirs.

 

Du contrôle au conseil ?

 

Force est à cet égard de constater que la complexité croissante de l’univers juridique dans lequel s’inscrit l’action des collectivités locales, rend la décision politique locale de plus en plus risquée et met en évidence la nécessité de définir un nouveau mode relationnel entre l’Etat et les collectivités territoriales.

L’attente des collectivités locales est en effet si vive que certains, et c’est un terrible paradoxe contre lequel je souhaite mettre en garde, en viendraient à souhaiter un système qui garantirait la régularité de leurs actes juridiques, c’est à dire, au fond, le retour à une forme de tutelle a priori.

Or, je viens de le rappeler, la suppression des contrôles extérieurs préalables à la décision est au cœur de la décentralisation. La décision locale ne saurait donc être subordonnée à une quelconque forme de “ bon-à-tirer ”.

De même, l’absence de déféré préfectoral ne signifie en aucun cas que les actes des collectivités locales sont à l’abri de tout recours ultérieur. Le contrôle de légalité ne pourra jamais être le “ vaccin juridique ” de l’action publique locale.

Les actes des collectivités locales sont donc, juridiquement, “ mortels ”, c’est à dire qu’ils peuvent être contestés et annulés. C’est, en quelque sorte, le rançon de la liberté.

Faut-il pour autant accepter la progression de l’insécurité juridique qui entoure l’action publique locale et dont on sait qu’elle est une des causes majeures de l’hémorragie des vocations à exercer des mandats électifs locaux ?

A l’évidence non !

Bien au contraire, cette tendance doit être combattue en recherchant, notamment une clarification des législations applicables dans un certain nombre de domaines ainsi qu’une modernisation de la conception du contrôle exercé par l’Etat sur les actes des collectivités locales.

S’agissant en premier lieu de la clarification du droit applicable, nous devons nous efforcer à donner une consistance au principe de sécurité juridique tel que défini, en droit communautaire, par la Cour de Justice des Communautés Européennes en 1985. La règle de droit doit, selon elle, faire l’objet “ d’une formulation non équivoque qui permette aux personnes concernées de connaître leurs droits et leurs obligations d’une manière claire et précise et aux juridictions d’en assurer le respect ”.

Or, l’action des collectivités locales est aujourd’hui immergée dans un environnement juridique particulièrement complexe dont, à l’évidence, des pans entiers sont loin de répondre à cette définition.

Par ailleurs, la conception du contrôle des collectivités locales, exercé en particulier par les services préfectoraux et les chambres régionales des comptes, doit être profondément modernisé. Le contrôle, reste en effet marqué tendanciellement par un esprit de suspicion pour ne pas dire de coercition.

A l’évidence, le contrôle doit maintenant s’imprégner d’un esprit nouveau, pour évoluer vers l’âge du conseil, de l’évaluation et de l’audit.

Le groupe de travail du Sénat sur les chambres régionales des comptes a d’ailleurs fait dans ce domaine d’excellentes propositions dont l’objectif est résumé par le titre de son rapport : “ Un dialogue indispensable au service de la démocratie locale ”.

 

Un tandem en devenir

 

De nouvelles régulations territoriales

 

Les lois de décentralisation de 1982 et 1983 constituent tout autant une impulsion, décisive, du “ centre ” que la consécration de pratiques locales renouvelées et l’avènement de valeurs politiques novatrices –la gestion de proximité- comme fondement d’une démocratie revivifiée.

La “ stratégie de rupture ” de M. Gaston Defferre (transfert des exécutifs départementaux et régionaux, dévolution de compétences, fin de la tutelle préfectorale, autonomie fiscale…) a permis aux élus de s’approprier rapidement, pleinement et efficacement leurs nouvelles responsabilités.

Si la décentralisation n’a en aucune façon remis en cause l’architecture institutionnelle des pouvoirs locaux -elle l’a même confortée en érigeant la région en collectivité de plein exercice- elle a, en revanche, profondément bouleversé l’équilibre des relations entre l’Etat et les collectivités locales.

Les nouvelles régulations territoriales induites par cette réforme ont ainsi permis aux élus locaux de prendre la mesure de leurs “ droits et libertés ”. N’en déplaise aux “ parangons ” d’une modernité désormais dépassée, les collectivités locales ont pris le relais de l’Etat sans heurts.

Elles ont, à mon sens, su rendre ses “ lettres de noblesse ” à l’action publique, en rapprochant les citoyens des centres de décision. Plus encore, les assemblées locales sont parvenues mettre en œuvre, concrètement, de nouvelles stratégies territoriales davantage en phase avec une demande sociale accrue et diversifiée.

Au total, en dix-huit années de décentralisation, quel chemin parcouru ! Nous n’avons pas à rougir du bilan des collectivités locales. Où en seraient nos villes et nos campagnes sans l’intervention déterminée des collectivités locales en faveur de l’aménagement des territoires, de la formation des hommes, du développement économique ou de la lutte contre les exclusions.

Catalyseurs d’initiatives, vecteurs d’une démocratie participative, les assemblées locales ont su, également, se montrer à la hauteur des espérances des citoyens. A cet égard, je considère que la “ décentralisation à la française ” procède tout autant de la maïeutique que d’un projet de société.

D’ailleurs, je constate que les collectivités locales sont devenues un rempart face aux conséquences de la mondialisation. Elles constituent, en effet, un pôle de “ rassurance ” désormais essentiel pour les Français en quête d’enracinement et de préservation de leurs différences culturelles.

Certes, les inévitables “ Cassandre ” objecteront la “ sur-administration ” dont souffrirait notre pays. Mais, franchement, je crois qu’il s’agit là d’un faux procès, de querelles au fond totalement stériles. J’en veux pour preuve le succès de l’intercommunalité mais aussi la capacité croissante des différents niveaux de collectivités locales à coordonner leurs actions en faveur de stratégies communes.

Insensiblement, j’ai le sentiment que nous sommes en train de passer d’une décentralisation “ octroyée ” à une décentralisation contractuelle fondée sur l’autonomie, la responsabilité, la complémentarité et le dialogue des partenaires.

C’est vrai, les lois de décentralisation ont dessiné les contours d’un véritable “ jardin à la française ”, avec ses blocs de compétences et ses grands principes, malheureusement restés lettre morte, de compensation des transferts de charges. Mais, c’était faire fi du légitime principe de compétence générale des collectivités sur leurs territoires, c’était aussi sous-estimer le désengagement progressif d’un Etat encore impérieux mais de plus en plus impécunieux.

 

Des “ règles du jeu ” souvent transgressées qui appellent l’édiction d’un code de bonne conduite

 

A l’évidence, l’Etat doit, avant toute chose, s’engager à respecter le principe de la compensation concomitante et intégrale des charges transférées et conclure un véritable pacte de confiance avec les collectivités locales qui, échaudées par le passé, craignent parfois l’avenir.

Le passé a, en effet, porté la marque d’une suite ininterrompue de ruptures de contrat, d’entorses aux principes et de remises en cause des règles du jeu dont ont été victimes les collectivités locales.

Elles ont ainsi connu des transferts de compétences fortement évolutives, mais partiellement compensées, des dévolutions de compétence légalement non compensées et des transferts insidieux de charges.

En définitive, les collectivités locales ont été confrontées, pendant de nombreuses années, à un effet de ciseau caractérisé par une vive progression de leurs dépenses, notamment de leurs dépenses sociales, et une réduction non négligeable de leurs ressources en raison des ponctions opérées sur certaines dotations.

Dans ces conditions, la maturité des choix financiers des collectivités locales doit être soulignée. Les politiques fiscales des assemblées locales ont, en effet, été globalement modérées.

Mais, c’est vrai, ces mésaventures, ces péripéties et ces tribulations n’incitent pas les collectivités locales à envisager l’avenir avec confiance.

Ce sentiment est d’autant plus compréhensible que trop de faux et mauvais procès ont été, et sont encore instruits, dans certaines sphères de l’Etat. La rhétorique consistant à sous-entendre que les collectivités locales seraient des “ îlots de gabegie ” dans un océan d’austérité, sert, en réalité, à légitimer les ponctions opérées sur leurs ressources, ainsi transformées en variables d’ajustement du budget de l’Etat.

Il faut donc tirer sereinement les leçons du passé et éclairer l’avenir qui doit être placé sous le signe d’une coexistence pacifique et d’une coopération confiante entre l’Etat et les collectivités territoriales.II. – Vers une République territoriale

Offrir aux Français une République moderne, efficace et proche de leurs préoccupations suppose de trouver un nouvel équilibre des pouvoirs. Chacun des membres du tandem indissociable formé par l’Etat et les collectivités territoriales doit, loin de toute vision antagoniste, aborder un nouvel âge.

Il s’agit, en premier lieu, pour l’Etat, d’accepter, enfin, de se réformer. Il s’agit, en second lieu, pour les collectivités locales de se voir ouvrir de nouveaux territoires d’intervention et garantir l’effectivité du principe de libre administration.A. L’indispensable réforme de l’État

L’État doit, enfin, accepter de se moderniser en profondeur. Il est grand temps que la réforme de l’Etat, le plus souvent réduite à un discours incantatoire, devienne, enfin, une réalité. D’autant que d’ici à 2012, plus de 50 % des actuels fonctionnaires seront partis à la retraite. Il s’agit d’une chance historique qui justifie pleinement l’engagement d’une réflexion stratégique sur les missions de l’appareil d’Etat et sur une gestion visionnaire de la fonction publique du troisième millénaire.

 

La réforme de l’Etat, “ nouvelle frontière ” de la décentralisation

 

En dix-huit ans de décentralisation, le système local n’a cessé de s’adapter à l’évolution de notre société. Ce phénomène illustre, s’il en était besoin, la “ plasticité ” de la décentralisation en tant que politique institutionnelle.

Dans ce nouveau contexte, j’ai l’impression que tout se passe comme si l’Etat n’avait pas totalement intégré la dynamique de la décentralisation. A mon sens, il est donc temps que l’Etat réforme à la fois son organisation territoriale et ses modes d’intervention.

· Il en va de son avenir car aujourd’hui les enjeux politiques et sociaux sont de plus en plus diversifiés et territorialisés. C’est tout de même paradoxal. Moins l’Etat a de moyens financiers, plus il réglemente, plus il encadre l’action des collectivités locales, et plus il tend la main en continuant à vouloir tout régenter.

· Il en va aussi de l’avenir de la décentralisation !

 

Pour un “ État territorial ”

 

Au delà d’une nécessaire amélioration des relations entre les citoyens et leur administration, la réforme de l’Etat doit se traduire par une nouvelle délimitation de son périmètre d’intervention et par une nouvelle définition de ses modalités d’action.

Cette “ nouvelle frontière ” passe, à mon sens, par un vigoureux mouvement de déconcentration des services de l’Etat.

Longtemps présentée comme concurrente de la décentralisation, la déconcentration est devenue, à mon sens, son indispensable corollaire.

Depuis les décrets “ anti-remontée ” du second Empire et les commissions dites de “ la hâche ”, elle est restée le “ parent pauvre ” de la réforme administrative.

Les lois Defferre l’ont ainsi passée sous silence et les dispositifs prévus dans les lois du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République et du 4 février 1995 pour l’aménagement et le développement du territoire n’ont manifestement pas produit les effets attendus.

Aujourd’hui, la déconcentration est devenue une “ ardente obligation ”. Car, la décentralisation a sensiblement modifié la “ donne ” en matière d’administration du territoire :

  • d’une part, parce qu’elle a déplacé le centre de gravité des relations de pouvoir, au profit des élus locaux,

  • d’autre part, parce qu’elle a déstabilisé les services de l’Etat, dans leur action en matière de gestion des territoires.

A cet égard, je constate que ce sont surtout les services déconcentrés qui ont été bouleversés par la décentralisation, notamment en raison des transferts de compétences et de personnels au profit des collectivités locales. A l’inverse, les administrations centrales ont développé des réflexes, souvent identitaires, de protection face à la “ montée en puissance ” tant des collectivités locales que de l’Europe.

Ainsi, l’un des enjeux majeurs de la déconcentration réside dans notre capacité à renforcer la coordination des politiques publiques entre et au sein des différents départements ministériels. La concurrence, bien souvent “ stérile ”, à laquelle se livrent les administrations centrales est, à mon sens, préjudiciable aux équilibres territoriaux. Car finalement, ces dysfonctionnements se retrouvent accentués sur le terrain. Et le préfet est souvent contraint de se contenter de gérer au quotidien les contradictions de l’Etat central. Or, à mon sens, la finalité de la réforme de l’Etat est de renforcer à la fois :

  • l’adéquation de ses modes d’action par une gestion de proximité sur les grands problèmes de société : politique de la Ville, insertion, lutte contre l’insécurité…

  • la capacité à travailler, de concert, avec les collectivités locales, bien souvent moteurs de politiques innovantes.

Au total, pour parvenir enfin à ce que j’appellerai un “ Etat territorial ” – pendant naturel du système local décentralisé -, trois conditions doivent être remplies :

  1. l’Etat doit s’appliquer à lui-même le principe de subsidiarité. S’il doit conserver tout son pouvoir d’orientation et de mise en cohérence, les décisions concernant la vie des territoires doivent, elles, être systématiquement prises au niveau local le plus proche. D’une manière générale, l’Etat moderne doit être un Etat modeste recentré sur ses fonctions régaliennes, sa mission de stratège et ses attributions de garant de la cohésion sociale et territoriale.

  2. Deuxième condition : les préfets doivent enfin devenir de véritables partenaires pour les élus locaux en assumant la coordination de l’ensemble des services déconcentrés. Ils doivent, à mon sens devenir, les “ têtes de réseau ” de ce nouvel Etat territorial.

    Pour ce faire, il devraient être en mesure d’engager l’Etat et tout l’Etat, en disposant de marges de manœuvres accrues en matière de gestion des crédits déconcentrés.

    Dans cette perspective, je suis favorable à l’institution d’une véritable “ mission de coordination interministérielle des politiques publiques ” placée auprès du Premier ministre et à laquelle seraient directement rattachés les préfets. Aujourd’hui, en effet, la gestion du corps préfectoral par le ministère de l’intérieur ne s’impose plus. La nécessaire promotion de leur fonction “ d’intégration territoriale ” des politiques nationales passe, à l’évidence, par un renforcement de leurs pouvoirs au niveau interministériel. Or, on ne peut indéfiniment plaider pour une “ interministérialité de terrain ” si elle reste un “ leurre ” au niveau central.

  3. Troisième condition : les préfets doivent disposer, par redéploiement, de moyens supplémentaires au niveau départemental et surtout au niveau régional. En effet, face aux mutations de la demande sociale et au développement des appareils administratifs des collectivités locales, les services préfectoraux font souvent “ pâle figure ”. Leurs capacités d’expertise doivent donc être singulièrement renforcées, en favorisant la mobilité entre les services centraux et déconcentrés, en diversifiant les recrutements et en permettant l’apport d’experts issus de la communauté universitaire et du secteur privé.

Une fois ces trois conditions remplies, l’Etat pourra franchir le cap de la modernité et devenir enfin un Etat re-centré, à l’écoute des collectivités locales et de la société tout entière, bref un Etat réconcilié avec lui-même et ses partenaires.

La démocratie locale, c’est l’expression politique de ce besoin d’enracinement amplifié par la mondialisation.

A ce besoin d’une citoyenneté locale, pleine et entière, il nous faudra répondre par une relance de la décentralisation, c’est-à-dire notamment par de nouveaux transferts de compétences.

Le temps est donc venu d’offrir aux collectivités locales de nouveaux territoires d’action, dont j’ai la conviction qu’elles s’acquitteront aussi bien, sinon mieux, que l’Etat, en raison des effets bénéfiques de la gestion de proximité.

Ce nouvel équilibre des pouvoirs n’aura cependant de sens que si se trouve garanti l’effectivité du principe de libre administration qui repose sur la maîtrise qu’ont les collectivités locales de leurs moyens humains et financiers.

 

L’exploration de nouveaux territoires d’intervention

 

Une fois l’Etat recentré sur ses missions régaliennes, ses fonctions de prescripteur et son rôle de garant de l’unité, de la cohésion et de la solidarité nationales, il s’agit en effet de relancer la décentralisation, en ouvrant aux collectivités locales de nouveaux territoires d’intervention.

On peut penser à l’emploi des jeunes où les collectivités territoriales pourraient voir renforcer leur rôle d’interface ou de passerelle entre le système éducatif et l’entreprise, comme en témoignent certaines expériences locales.

On pourrait également songer à un transfert aux régions de la responsabilité de la maintenance et de la construction des locaux universitaires, comme prélude à une véritable décentralisation de l’enseignement supérieur, assortie d’une péréquation entre les régions en fonction de leurs capacités contributives et d’un renforcement de l’autonomie des universités.

Les transports sont aussi un secteur d’expansion potentiel des pouvoirs locaux. La politique expérimentale de décentralisation ferroviaire en matière de gestion des trains express régionaux (TER) par les régions me semble de ce point de vue exemplaire ; le succès de cette expérience va d’ailleurs déboucher sur sa généralisation d’ici à 2002.

Enfin, dans le domaine de la sécurité publique, il m’apparaît nécessaire de donner une nouvelle dimension au pouvoir de police générale des maires en ouvrant, au delà des seules polices municipales, un droit à l’expérimentation permettant aux grandes communes, sur délibération du conseil municipal, d’instituer une police territoriale de proximité.

Placée sous l’autorité des maires avec un contrôle de l’Etat et des Procureurs de la République, cette police territoriale de proximité pourrait être le produit de la fusion entre les polices municipales existantes et les unités territoriales de la police nationale.

Plus généralement, je crois indispensable d’adopter une méthode fondée sur l’expérimentation des transferts d’un certain nombres de compétences. Au terme de ces expériences, le bilan qui en serait fait déboucherait, ou non, sur un transfert définitif de ladite compétence ainsi que des moyens y afférents.

 

La nécessaire consécration constitutionnelle du principe de libre administration

 

L’exercice serein des pouvoirs locaux, actuels ou futurs, est cependant indissociable d’une authentique maîtrise des moyens humains et, plus encore, financiers. Au coeur de cette problématique, se trouve, à l’évidence, la question des contours et de la consistance du principe de libre administration posé, et je dis bien simplement posé, par l’article 72, alinéa 2, de la Constitution de la Vème République.

Ce libellé constitutionnel a réellement commencé à prendre sa pleine dimension avec la loi du 2 mars 1982. A peine reconnu, le principe de libre administration a, hélas, subi depuis une incontestable érosion.
Les restrictions portant atteinte à l’effectivité de ce principe ont en effet été, malgré le contrôle vigilant du Conseil constitutionnel, nombreuses. Et je crains que ce phénomène n’aille en s’aggravant !

Ainsi, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a progressivement délimité une sorte de “ périmètre de sécurité constitutionnelle ” autour du principe de libre administration.

A tel point qu’il est possible d’affirmer qu’il serait, aujourd’hui, très certainement anticonstitutionnel de revenir à la situation d’avant 1982.

Ce périmètre de sécurité reste néanmoins élastique, dans la mesure où le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé les grands principes, se trouve le plus souvent amené, au cas par cas, à conclure à l’absence d’atteinte.

Certes, il existe des cas où le juge constitutionnel a censuré des dispositions législatives comportant des atteintes au principe de libre administration des collectivités locales. Cette jurisprudence porte sur la remise en cause du caractère directement exécutoire de leurs actes. Ainsi dans sa décision du 20 janvier 1993, le Conseil constitutionnel a sanctionné certaines modalités du contrôle administratif du préfet dans la mesure où il a considéré qu’elles étaient de nature à priver “ de garanties suffisantes l’exercice de la libre administration des collectivités locales ”.

S’agissant des ressources financières, et surtout fiscales, des collectivités locales, la jurisprudence constitutionnelle apparaît beaucoup moins protectrice. Bien qu’ayant affirmé dans plusieurs décisions que “ les règles posées par la loi ne saurait avoir pour effet de restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales au point d’entraver leur libre administration ”, le Conseil constitutionnel a néanmoins considéré, à chaque fois, que tel n’était pas le cas.

Conforter la définition constitutionnelle du principe de libre administration des collectivités locales m’apparaît indispensable. En l’état actuel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les orientations recentralisatrices récurrentes des gouvernements successifs semblent, en effet, difficilement pouvoir être mises en échec.

M. Yves Guéna, aujourd’hui Président du Conseil constitutionnel, dont je sais qu’il m’a précédé à cette même tribune en janvier dernier sur le thème des réformes constitutionnelles, m’excusera de faire devant vous cette suggestion.

Je suis, en effet, en accord avec lui sur la nécessité d’éviter la multiplication des révisions de notre loi fondamentale.

Néanmoins, une révision de la Constitution m’apparaît nécessaire face à l’impact de réformes législatives successives qui sont autant d’entorses au principe de libre administration.

La conjonction des “ réformes-suppression ” de la taxe professionnelle, de la taxe d’habitation, ainsi que certaines mesures autoritaires contenues dans le projet de loi relatif à la solidarité et au renouvellement urbains, porte gravement atteinte à l’effectivité du principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales.

Renforcer l’ancrage constitutionnel de la décentralisation est donc une piste de réflexion essentielle pour assurer la protection du principe de libre administration, aujourd’hui menacé dans sa substance par l’effet cumulatif de ces “ réformes ”.

En tout état de cause, il ne s’agit pas d’inscrire la répartition des compétences dans notre loi fondamentale, une répartition constitutionnelle des compétences caractérisant, comme vous le savez, les systèmes fédéraux, mais d’y faire figurer une définition des moyens indispensables à la garantie de l’effectivité du principe de libre administration des collectivités locales.

Un véritable pouvoir local serait par là en fin reconnu. La finalité d’une telle réforme étant d’asseoir plus solidement la décentralisation dans notre système constitutionnel et politique.

* * *

En définitive, l’enjeu me paraît simple : il s’agit de savoir quelle décentralisation nous voulons pour la France.

Veut-on une décentralisation assistée, dépendante en quelque sorte d’une décentralisation retenue ? Ou veut-on une décentralisation active, gestionnaire et responsable, en un mot d’une décentralisation enfin libérée ?

Pour ma part, je n’oublie pas cette phrase du Général de Gaulle qui écrivait dans “ Vers l’armée de métier ”, “ La seule voie qui conduise à l’esprit d’entreprise, c’est la décentralisation ”.

La naissance d’une République territoriale, fondée à la fois sur un Etat réformé et un véritable Gouvernement local, sont au cœur d’une démarche volontariste : rapprocher, pour ne pas dire réconcilier, nos concitoyens avec la chose publique. Tel est le sens de mon action à la présidence du Sénat, pour une France moderne, dynamique et solidaire.