Séance du lundi 5 juin 2000
par M. Paul-Marie de La Gorce
Pendant les bombardements de Londres, au cours de la seconde guerre mondiale, le célèbre économiste John Maynard Keynes, obtint pour un collègue autrichien encore obscur, Friedrich von Hayek, l’autorisation d’aller travailler dans un collège de l’université de Cambridge. C’était d’autant plus généreux de sa part que ce dernier, dans quelques articles demeurés sans écho, avait critiqué ses théories. Keynes était alors au sommet de sa gloire et sa réputation lui venait d’avoir recommandé, dans son ouvrage le plus célèbre, pour éviter le retour de crises analogues à celle de 1929, l’intervention de l’Etat, par la relance générale de la demande publique, grâce à une politique budgétaire, monétaire et de crédit, et non pas, il faut le dire, par la socialisation des moyens de production. Mais un demi-siècle plus tard c’est Hayek, avocat fervent des marchés libres et contempteur des interventions de l’Etat, qui est devenu l’un des symboles les plus réputés du courant libéral qui prévaut aujourd’hui dans la pensée économique.
Mais nous approchons de l’aube du siècle suivant et, déjà, on s’interroge sur un éventuel choc en retour : la place prépondérante faite au marché ne sera-t-elle pas contestée ? Pourra-t-on supporter longtemps les secousses qui en résultent pour la société, la rudesse des changements que les hommes et les femmes de notre temps doivent affronter, l’impitoyable effort d’adaptation et d’ajustement auquel ils sont contraints, et ne risque-t-on pas de voir s’approfondir le fossé dramatique qui sépare, à l’échelle du monde, les plus avancés des moins développés ? Les propos que l’on va tenir ici sont ceux d’un historien, non d’un économiste. Or la tâche d’un historien, généralement, est à la fois humble et souvent peu agréable. Il soumet les théories aux faits et conduit à les mettre en doute. S’il consent à ce que l’on découpe le temps en chapitres successifs et si, parfois, il y prête la main lui-même, sa conscience professionnelle l’oblige bientôt à en revenir aux événements, aux hommes, aux chiffres et c’est alors pour faire remarquer que les découpages les plus harmonieux ne correspondent pas à la réalité et que les chapitres se chevauchent. Mais sans pour autant, bien entendu, qu’il faille passer d’un extrême à l’autre : si confuses soient-elles, parfois, les étapes se succèdent dans l’Histoire et il faut savoir les discerner.
Celle qu’on évoquera d’abord a du moins un point de départ précis : les lendemains de la seconde guerre mondiale. Mais à peine l’a-t-on dit qu’il faut ajouter que la génération qui accède alors aux responsabilités publiques et, plus généralement, l’esprit public lui-même, portent lourdement la marque de l’expérience des années 30. Le souvenir de la crise de l’économie capitaliste est encore ineffaçable. Le cauchemar d’un chômage massif est présent dans toutes les mémoires aux Etats-Unis comme en Europe. Plus encore : l’effondrement de l’économie allemande et le chômage massif qui s’ensuivit aboutirent, en moins de cinq ans, à la mise à mort de la démocratie en Allemagne. Ces souvenirs s’ajoutaient aux espoirs qu’entretiennent toujours les peuples au lendemain d’une grande épreuve et à leur rêve d’un monde meilleur, qui, pour reprendre l’expression de la Charte de l’Atlantique, publiée par Roosevelt et Churchill au plus fort de la guerre, serait libéré de la misère comme de la peur. Le cas de la France est exemplaire des courants d’idées qui prévalurent dans la plus grande partie, peut-être, du monde occidental, hors même de l’aire où se répandirent les révolutions venues d’Union soviétique. La presse clandestine, sous l’occupation allemande, les positions prises par les principaux dirigeants de la plupart des mouvements de Résistance, témoignent de cette volonté de transformer les structures économiques et sociales du pays par l’action de l’Etat, la nationalisation des grandes sources d’énergie, des moyens de transport et d’une partie au moins du système bancaire par une croissance économique qui obéisse à des plans. Le même esprit soufflait de l’autre côté de la Manche et le général de Gaulle lui donna souvent son expression la plus accusée. Il faut y voir l’écho d’un courant d’idées qui s’exprimait déjà très largement durant les années 30 en réaction à la crise du capitalisme d’avant-guerre et il s’y ajoutait naturellement l’effet d’une fréquente mise en cause des catégories dirigeantes et des anciennes “élites” accusées – même si ce fut injustement – d’avoir failli à leur tâche quand il fallait préparer le pays à la guerre et de s’être trop complaisamment soumises à la défaite. Il est impressionnant de voir combien s’expriment alors en faveur d’une socialisation au moins partielle de l’économie et d’un système complet de protection sociale des hommes qui, peu après et pour toutes les années à venir, passeraient alors pour très modérés, très prudents, ou même très conservateurs.
Chaque pays, naturellement, réagit à sa façon. L’Angleterre suivit alors la même orientation que la France, écarta Winston Churchill, à peine les armes s’étaient-elles tues en Europe, et c’est un signe de l’esprit du temps que le plus extraordinaire succès de librairie ait été, à la même date, le célèbre rapport de William Beveridge recommandant d’établir un système de sécurité sociale pour abattre ce qu’on appelait alors les “cinq géants” : la pauvreté, la maladie, l’ignorance, les taudis et le chômage. L’Italie, devenue démocratique, hérita du régime fasciste un Institut pour la reconstruction industrielle d’où sortit une compagnie pétrolière d’Etat qui devint un formidable instrument d’expansion industrielle et commerciale. L’Allemagne était prête, au fond, à une puissante réaction libérale contre le contrôle total et totalitaire de la société et de l’économie par l’Etat national-socialiste et à beaucoup d’égards, l’expérience allemande devait, du reste, anticiper la vague ultérieure de libéralisation des économies occidentales. Mais il est remarquable que les Etats-Unis eux-mêmes aient maintenu longtemps les dispositifs hérités successivement de la politique de Roosevelt face à la crise des années 30 et des nécessités de l’économie de guerre. Quelques-unes des principales administrations qui furent alors mises en place, restèrent en service, y compris sous la présidence du républicain Eisenhower. Et quand Richard Nixon décida, au mois d’août 1971, de mettre fin à la convertibilité du dollar en or, il ordonna en même temps un blocage des salaires et des prix durant quatre-vingt dix jours – mesure typique d’une économie administrée – et, une fois de plus, en juin 1973, il recourut au blocage autoritaire des prix et des salaires … L’année 1974 où Nixon quitta la Maison Blanche fut aussi celle où le Premier ministre conservateur anglais, Edward Heath, perdit les élections. Tout comme Nixon, mais plus encore que lui, il avait eu recours, aux interventions les plus directes et les plus actives de l’Etat. Ce fut ce que l’on appela son “demi-tour”. Pour lutter contre l’inflation, il imposa le système “de contrôle des salaires et des dividendes” le plus strict, mais sa recrudescence, dopée par la crise pétrolière de 1973, aboutit à une vague de revendications sociales qui culmina au temps de la grève des mineurs alors que la hausse des prix atteignait le rythme annuel de 15 %.
On approchait du terme d’une longue période historique où la reconstruction des ruines de la guerre et la satisfaction des immenses besoins des peuples longtemps soumis aux rigueurs imposées par le conflit avaient provoqué une expansion rapide et presque continue de l’économie occidentale de sorte que, presque toujours, les gouvernements n’eurent à faire face qu’à un seul problème majeur : l’inflation. Mais déjà celle-ci s’accompagnait d’une extension redoutable du chômage plongeant dans le désarroi des gouvernements qui ne savaient plus s’ils devaient combattre l’inflation ou la récession, l’une plutôt que l’autre, l’une avant ou après l’autre. On laissera ici les économistes discuter des raisons de ce tournant de l’Histoire. L’historien se borne à constater qu’un changement va bientôt intervenir dans les comportements politiques et sociaux et dans les courants d’idées prépondérants. Les questions qu’il pose, il faut le reconnaître, sont gênantes ou paradoxales. Va-t-on réduire les interventions de l’Etat, ou même leur tourner le dos et les abolir parce qu’elles ont été trop souvent inefficaces contre l’inflation ? Et comment ne pas remarquer que ce changement intervient au moment où l’inflation va cesser d’obséder les gouvernements ? Et n’est-ce pas en un temps où la récession et le chômage prévalent que les interventions de l’Etat seraient justifiées ? En tout cas, le tournant est pris et dans l’histoire des relations, toujours tortueuses, entre le marché et l’Etat, on est entré dans une autre phase.
Que ce changement ait atteint la Grande Bretagne, plus ostensiblement que tout autre pays, est, au fond, très naturel. C’est là que les politiques suivies, en particulier durant les années 60, 70, avaient atteint les moins bons résultats, au point qu’il était devenu d’usage de parler à son sujet de “déclin” comme s’il s’agissait d’une sorte de fatalité. Peut-être les électeurs britanniques, recourant au mécanisme essentiel de la démocratie, c’est-à-dire à leur droit de vote, ont-ils voulu simplement réagir contre ce “déclin” en remplaçant le gouvernement travailliste au pouvoir depuis 1974 par l’équipe qu’allait diriger Mrs Thatcher. Peut-être furent-ils séduits, en majorité, par le programme de rupture avec le passé que celle-ci leur présentait. Peut-être aussi, comme certains observateurs de la scène britannique l’ont prétendu, la nouvelle expérience dont les débuts furent assez incertains, aurait-elle tourné court sans la guerre des Malouines où le comportement de Mrs Thatcher répondit, semble-t-il, aux attentes de l’opinion publique. En tout cas, le changement fut rapide, profond et durable. La déréglementation et la privatisation devinrent des mots d’ordre alors que ces termes eux-mêmes n’étaient pas utilisés antérieurement et que, par exemple, le mot “privatisation” parut d’abord très laid à ceux-là mêmes qui allaient en faire le symbole le plus clair de leur politique. Au total, sous le gouvernement de Mrs Thatcher, les deux tiers des entreprises publiques avaient été privatisés et la part des dépenses publiques dans la production nationale était passée de 44,7 à 37,5 %. Plus encore : les gouvernements suivants, y compris le nouveau gouvernement travailliste, ne devaient pas remettre en cause ses orientations essentielles. Comme Mrs Thatcher le fit en Grande-Bretagne, le président Ronald Reagan incarna, aux Etats-Unis, le recul profond des interventions étatiques. C’est à la baisse des impôts et à la remise en cause des réglementations qu’il eut recours avant tout, son administration acceptant, pour atteindre au triple objectif d’une croissance soutenue, d’une baisse considérable du chômage et d’un coup d’arrêt à l’inflation, l’augmentation d’un déficit budgétaire qui passa au cours des huit années de son mandat, de 75 à 150 milliards de dollars environ. Et, si le doublement de ce déficit durant les quatre ans de la présidence de George Bush conduisit ensuite à des correctifs, l’orientation générale de l’économie américaine ne fut pas changée. Le président Clinton ne la remit pas en cause et, bien au contraire, reprit ostensiblement en compte quelques-unes des options du président Reagan, en particulier la recherche d’un allégement constant de la fiscalité. Sans doute voulait-il, au début de son mandat, élargir les assises d’un système public d’aide médicale et d’assistance aux personnes âgées, mais l’opposition de la majorité du Congrès, relayée par les objections faites dans son propre camp, l’en détournèrent. Le résultat, facilité par la réduction provisoire des dépenses militaires, fut une réduction de la part des prélèvements publics sur le produit national américain, tandis que celui-ci recevait une forte impulsion de l’émergence des technologies nouvelles et des activités économiques qui en résultaient et qu’on a pris l’habitude d’appeler, peut être indûment, “la nouvelle économie”.
L’exemple donné par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis allait être suivi dans l’ensemble du monde anglo-saxon. Mais c’est en Europe que se produisit le changement le plus profond, d’autant plus spectaculaire que plusieurs pays européens étaient allés très loin dans l’accroissement des prélèvements publics et des interventions de l’Etat. Le fait est que l’histoire de la construction européenne a conduit à une considérable extension de la place faite au marché, bien que ce ne fut pas là le but de quelques-uns de ses initiateurs les plus illustres ni des forces politiques qui les appuyèrent. Cette histoire reste à écrire : on ne le fera pas ici, mais on peut, toutefois, mettre en évidence les mécanismes qui allaient immanquablement assurer en Europe le triomphe de l’économie de marché, même si l’on doit constater le poids considérable dont pèsent encore les réglementations, les prélèvements, les interventions publiques. L’ouverture des frontières amenait par elle-même à la remise en cause des monopoles : rien n’autorise plus leur maintien dès lors que les marchandises, les hommes, les services, les capitaux peuvent circuler librement. De là, la prise en compte d’une concurrence généralisée : elle a conduit, à son tour, pour ne pas en fausser le jeu, à prohiber les interventions excessives de l’Etat, les subventions publiques, avouées ou détournées, bref à rendre aussi rigoureuses que possible les lois du marché. Après quoi, la concurrence entre les entreprises, surtout les plus puissantes, leur imposait de recourir, pour leur survie ou leur développement, au marché des capitaux : une logique impérieuse a produit ainsi la vague formidable, aux dimensions inattendues voici quelques années encore, des privatisations. On touchait là au coeur d’un système désormais dominé par le marché. Il est significatif que chaque fois qu’un Etat dut intervenir pour sauver une entreprise publique des difficultés qu’elle rencontrait et pour en limiter les conséquences sociales, les autorités européennes aient toujours exigé, en retour, l’ouverture de son capital aux apports du secteur privé ou, plus radicalement, leur privatisation. Il est plus significatif encore, peut-être, que cette formidable extension de l’économie de marché, jusque dans ses conséquences les plus rigoureuses, ait été assumée et conduite, en bien des cas, par des gouvernements issus des forces politiques qui, naguère, avaient préconisé, et dans une certaine mesure réalisé, la socialisation de l’économie.
Jusqu’à la fin du XXè siècle, tout parut se conjuguer pour que les Etats, partout, consentent à la prépondérance du marché. A ce mouvement de l’Histoire, l’effondrement des Etats communistes donna une dimension extraordinaire et, pour ainsi dire, universelle. Sur toute une partie de la terre, la domination exclusive de l’Etat sur l’économie, fut réprouvée, condamnée comme une faute historique liée à l’existence de dictatures que l’on voulait bannir à jamais. Sans doute s’agit-il là d’un phénomène de choc en retour comme l’Histoire en offre d’autres exemples. Mais ce mouvement est probablement durable du fait des contraintes extérieures et de l’environnement international où il se situe et dont il doit tenir compte. Partout, en effet, les Etats sortant de l’ancien régime communiste ont fait appel à des aides étrangères et cherché, par tous les moyens, à favoriser les investissements étrangers. Et, partout, ils se sont vu présenter les mêmes conditions : il s’agissait toujours, pour eux, d’adopter plus clairement les règles de l’économie de marché, d’ouvrir leurs frontières, de renoncer aux protections douanières ou réglementaires excessives ou même à toute protection et de garantir naturellement la liberté de circulation des capitaux. Ainsi était mis en place un système d’échanges et d’interpénétration des économies qui, par la force des choses, du seul fait de la durée des aides, des prêts et des contrats, engage les Etats qui en bénéficient pour une longue période. Le choix qu’ils ont fait, quel que soit le jugement que l’on porte, vaut au moins pour la première partie du XXIè siècle.
Il n’est pas jusqu’aux crises secouant, en plusieurs points, le système économique international qui n’aient tourné à l’avantage d’une conception plus rigoureuse et d’une pratique plus attentive de l’économie de marché. Les dix dernières années du siècle en offrirent plusieurs exemples. Auparavant, déjà, la crise mexicaine avait montré que la garantie de l’Etat donnée systématiquement et sans discernement aux emprunts contractés par les secteurs public et privé, indistinctement, avait fait oublier la prise en compte des exigences les plus élémentaires des règles du marché des capitaux et de la gestion des entreprises. Mais la crise asiatique en offrit d’autres exemples, plus spectaculaires et d’une autre dimension. Il s’agissait pourtant d’économies assez largement ouvertes sur l’extérieur, dont le moteur était souvent l’exportation, c’est-à-dire la compétition sur le marché international. Mais ce que l’on mit en cause, non sans raison, ce fut, au contraire, les liens trop étroits, et parfois inextricables ou indissolubles, entre l’Etat et les grandes entreprises, en particulier bancaires ou industrielles. Les hommes ou les familles au pouvoir s’étaient assurés le contrôle d’entreprises qui étaient alors mises à l’abri des exigences du marché, par une sorte de complicité des autorités politiques, c’est-à-dire de l’Etat lui-même. Partout, que ce soit en Corée, aux Philippines, en Indonésie, en Malaisie, en Thaïlande, on fit les mêmes reproches et on préconisa les mêmes remèdes : le démantèlement du secteur public là où il existait, l’abandon par l’Etat des domaines où il s’était inefficacement ou abusivement engagé, les privatisations, bref, le passage à l’application plus rigoureuse des lois du marché.
En même temps s’achevait la période héroïque des luttes menées, dans le sillage de l’émancipation des peuples naguère colonisés, pour la prise en main par les nouveaux Etats indépendants des richesses possédées et parfois conservées par les anciens colonisateurs. Rien de plus naturel, au fond, que la conviction, longtemps si répandue, que l’indépendance politique une fois conquise, pour être authentique, devait se prolonger en indépendance économique. Trop d’exemples montraient d’ailleurs que la possession des richesses nationales par quelques sociétés étrangères entravait le développement et maintenait la population dans la pauvreté ou la misère faute que ces richesses puissent être exploitées à son profit. Il n’y a pas d’autre fondement historique et politique – on serait même tenté de dire : psychologique et moral – aux expériences économiques choisies par tant de pays récemment décolonisés ou émancipés. Il ne saurait être ici question d’en faire le bilan, mais force est de constater que ces expériences, avec leur part de succès ou d’échec, ont conduit à des impasses, à des crises, à des remises en cause plus ou moins radicales. Et s’y ajoutait trop souvent le spectacle des formidables abus où, sous couvert du rôle de l’Etat, du développement national, de l’autosuffisance et de l’authenticité, des dictatures tropicales entretenaient une corruption sans mesure.
De la période historique que l’on vient de vivre, dans la dernière partie de ce siècle, le bilan, en tout cas, est clair : la configuration économique du monde a changé en même temps que sa configuration politique. Nous venons d’assister à un formidable essor de l’économie de marché et, en même temps, à l’essor des régimes démocratiques dans presque toutes les parties du monde. Plus généralement, notre monde, sous le double signe du marché et de la démocratie, s’est unifié à une cadence qu’il n’a peut-être jamais connue dans le passé. C’est la mobilité, l’ubiquité même des agents économiques qui le caractérisent sous l’effet de l’émergence foudroyante des technologies nouvelles et de l’abaissement constant des barrières qui segmentaient le système économique international. Dans les dix dernières années du siècle, les échanges internationaux se sont accrus au rythme annuel de 5 à 5 1/2 %, quatre fois plus que la croissance de la production. En même temps, les investissements étrangers directs ont augmenté à un rythme supérieur à 10 % par an. Les moyens nouveaux d’information et de communication ont abouti à une concentration sans exemple des marchés financiers, à des liens indissolubles entre les places boursières. En dix ans, leur chiffre d’affaires quotidien est passé de 190 milliards de dollars à 1.300 milliards et, sur ces marchés, les acteurs se comptent aujourd’hui par milliers, rendant d’autant plus difficile, sinon même impossible, toute emprise sur eux de la puissance publique. Que ce changement dans notre histoire politique, économique et sociale se prolonge durant toute la première partie du XXIè siècle, au moins, est d’autant plus probable que ce sont les novations scientifiques et techniques qui l’ont en grande partie provoqué et qu’on ne saurait en arrêter le cours. Parmi d’autres, le président de la société British Petroleum, M. John Browne, en a fait l’analyse lucide : “Les tendances politiques peuvent changer, dit-il, mais on ne peut fermer la porte aux nouvelles technologies. C’est l’amorce du progrès. Nous sommes à présent les témoins d’une vague (…) sans précédent, sans doute plus profondément ancrée et plus décisive que le développement de l’électricité ou du moteur à combustion interne”.
Pour le siècle qui vient, la question se pose de savoir si l’essor du marché et le rôle de l’Etat, tels qu’ils ont évolué durant la dernière partie du XXè siècle, vont connaître la même évolution ou changer de cours. En d’autres termes : les choix démocratiques qui s’offrent aux peuples dans la plus grande partie du monde vont-ils confirmer ou infirmer les choix faits en faveur du marché ? A cette question, il est une réponse qui tient au rôle que l’Etat peut et doit avoir dans l’intérêt du marché lui-même. Car, de toute façon, l’Etat va rester le cadre où s’exercera la vie démocratique, même si doivent se superposer à lui d’autres structures, régionales, continentales, mondiales. Aucun Etat, du reste, n’est interchangeable avec un autre : ce qu’il fera dépendra naturellement de l’histoire de son peuple, de sa culture, de ses traditions politiques et de ses structures sociales, partout et aussi longtemps que l’économie de marché continuera de prévaloir, il en définira les règles pour en garantir l’efficacité. Car c’est le paradoxe du marché qu’il est à l’opposé de l’anarchie. S’exerçant à travers des contrats, tenu à les respecter, tenant compte des équilibres entre l’offre et la demande, les employeurs et les employés, les exigences des actionnaires et celles des consommateurs, la poussée des innovations et la rentabilité des investissements, il fonctionne suivant des “règles du jeu” que l’Etat doit fixer.
Des règles doivent aussi prévaloir dans les échanges internationaux et il incombe aux Etats de les négocier et de les faire appliquer. Dans l’état présent de l’économie mondiale, il n’y aurait pas de marché s’il n’était international. C’est dire que les Etats devront, entre eux, comme ils le font à travers l’actuelle “Organisation mondiale du Commerce”, s’entendre sur le système des échanges internationaux, sur l’authenticité de la concurrence, sur les exceptions qu’on peut admettre, sur les dispositions à prendre pour éviter d’infliger aux Etats plus faibles des secousses qu’ils ne pourraient supporter et pour accroître les chances des plus pauvres. Là aussi, le rôle des Etats ne peut être joué par nul autre.
Ils auront aussi à gérer, sans pouvoir s’y dérober, l’héritage de l’époque antérieure. Elle leur a laissé d’énormes charges d’aide sociale, correspondant aux missions de ce qui fut appelé “l’Etat providence”. Ils ne sauraient s’en défaire à volonté. Ces charges correspondent aux besoins élémentaires de vastes catégories sociales : personnes âgées, malades, handicapés, familles. Leur poids dans la vie démocratique, par la force des choses, est déterminant. Il reste à les gérer de manière à ne pas compromettre le dynamisme de l’économie. En quelques domaines aussi, l’action de l’Etat affectera directement le fonctionnement du marché, pour le meilleur ou pour le pire. La santé de la population en est un exemple : le niveau de la mortalité, la prolongation de la durée moyenne de la vie, les capacités de travail suivant les âges, bref, la situation démographique en général, ont un effet direct sur le dynamisme économique. L’éducation en est un autre : c’est elle qui permet le recrutement, la formation et, dans une certaine mesure, le travail des hommes et des équipes qui ouvriront la voie aux futures avancées scientifiques et techniques et, par là, détermineront l’avenir. Le développement économique, enfin, demande aujourd’hui qu’on assure aux entreprises aussi bien qu’aux hommes un environnement qui rende acceptable la vie collective et, en même temps, la rende compatible avec la vie personnelle, faute de quoi l’une et l’autre seraient détruites par des contradictions insurmontables.
Encore a-t-on supposé jusqu’ici, que le marché fonctionne régulièrement et que l’Etat s’en tienne aux fonctions qui en résultent pour lui : il n’en irait pas ainsi si le marché se déréglait ou si, par la force de ses mécanismes, il devenait insupportable aux populations qui, par le jeu de la vie démocratique, mettraient alors en question le rôle de l’Etat. C’est à dessein, en effet, qu’ici nous avons d’abord voulu évoquer le temps des crises – surtout celle des années trente – qui ont ébranlé jusque dans ses fondements l’économie capitaliste que l’on appelle aujourd’hui, le plus souvent, “économie de marché”. Ces crises ont directement conduit à des remises en cause politiques, parfois radicales, parfois réformatrices, mais toujours profondes. Il pourrait en être de même au XXIè siècle si le triomphe actuel de l’économie de marché avait demain des effets destructeurs jugés inacceptables comme l’ont été ceux de la crise des années trente : alors, comme naguère, le rôle de l’Etat serait remis en cause.
Le premier risque, à cet égard, est d’abord que les mécanismes du marché eux-mêmes entraînent des inégalités sociales qui ne seraient pas tolérées par les peuples : par le jeu des institutions démocratiques, ils les condamneraient. La concentration des entreprises, des richesses, des pouvoirs, peuvent y conduire. Elles résultent elles-mêmes du jeu de la concurrence. L’expérience prouve, il est vrai, qu’il suscite en même temps l’apparition de nouvelles entreprises, la course à de nouvelles richesses, l’émergence de nouveaux pouvoirs qui contestent ceux qui sont en place, et que l’irruption de nouvelles technologies ne cesse d’y contribuer. Mais il n’existe ici ni régularité, ni harmonie entre les changements en cours. Les licenciements et les faillites ne sont compensés, ni dans l’esprit ni dans la chair de ceux qui en supportent les conséquences, par la création des entreprises à venir ou l’exploitation future de nouvelles techniques. La richesse des uns paraît toujours excessive aux yeux des autres. On soupçonne toujours que le pouvoir, au-delà des apparences, est entre les mains des plus riches. Par les élections, les citoyens ordinaires espèrent l’arracher des mains des privilégiés. Il peut n’en résulter aucune révolution si les inégalités, suffisamment réduites, sont tolérables ou tolérées : quand elles ne le sont plus, on exige de l’Etat qu’il intervienne et la frontière toujours fragile entre ses interventions et les lois du marché peut être brusquement remise en cause.
Le risque est aussi que les mécanismes du marché, broyant tout sur leur passage, semblent détruire les identités – ou les indépendances – nationales. Non qu’il faille ici s’enfermer dans une conception étroite – et qui fut toujours fausse – de l’hétérogénéité des cultures nationales : la Renaissance fut tout à la fois française, italienne, allemande, flamande ; le Romantisme fut anglais, allemand, français ; le surréalisme fut français, italien, espagnol, américain. Si aujourd’hui l’impression prévaut que l’ouverture des frontières correspond à une prépondérance absolue de la culture américaine qui, en effet, domine le cinéma, la musique, la chanson, les disciplines scientifiques les plus sensibles et peut-être la littérature, rien ne dit qu’il s’agisse d’un monopole rigoureux ou durable. Des apports extérieurs y concourent déjà, d’autres viendront s’y ajouter, et l’unification du monde, à tant d’égards, peut aussi conduire à l’universalité de la culture. Il reste que les peuples sont légitimement sensibles à ce qui les rend spécifiques et qu’ils peuvent ressentir comme une menace intolérable la dissolution, apparente ou réelle, de leur identité. Plus profondément, c’est leur liberté qui pourrait être en cause : s’ils ressentent l’impossibilité de peser réellement sur la vie de leur nation, si le choix de leurs dirigeants ne se traduit par aucun des changements qu’ils espèrent tant ils seront entravés par le jeu des mécanismes du marché, si les contraintes extérieures et le poids écrasant d’une puissance hégémonique, pèsent trop lourd, alors ils découvriront que, sans y prendre garde, ils ont perdu une grande part de leur liberté, en perdant leur indépendance, et voudront la recouvrer.
Le risque, au fond, est que la confiance, dont on a dit si souvent qu’elle était le fondement et le moteur des économies de marché, le cède à la défiance : défiance envers des dirigeants devenus impuissants, défiance envers des mécanismes dont on redoute les effets. Ce serait, en définitive, le résultat d’un dérèglement excessif, et bientôt dramatique, du marché : alors viendrait la tentation – ou l’espoir – d’un nouveau recours à l’Etat.
Car le marché n’est pas un long fleuve tranquille. Dans chaque phase de son histoire, l’économie capitaliste a connu des crises. Les historiens ont appris à les distinguer suivant les époques, c’est-à-dire suivant le poids variable de certains secteurs de la vie économique, de l’agriculture et du textile durant les crises du XVIIIè siècle, de la métallurgie durant celle du XIXè. Il est révélateur qu’on les désignait sous le nom de “crises cycliques” suggérant ainsi que l’économie vivait selon des cycles inévitables et nécessaires à son propre développement, à quoi s’ajoutait la succession des cycles longs correspondant à la baisse ou à la hausse de longue durée des prix de gros, comme l’a enseigné Kondratiev, sans que l’explication qu’on en donne soit toujours convaincante. Les historiens ont ensuite dû constater que les Etats réagissent à ces crises, pressés par les réactions sociales qu’elles entraînent, et que de nouveaux pouvoirs politiques apparaissent alors par le jeu de la vie démocratique. Ces réactions de l’Etat ont, à leur tour, touché les cycles économiques au point que l’on a cru – et que peut-être on croit encore – qu’à force d’expériences, réussies ou manquées, les Etats ont acquis assez de maîtrise pour gommer les effets des cycles et ou, pour employer le langage contemporain, qui est ici très parlant, pour “lisser” l’évolution des économies. A s’en tenir à l’expérience, force est, pourtant, de constater que les crises surgissent comme si elles tenaient toujours à la nature de l’économie de marché ainsi qu’on l’enseignait autrefois, même sous d’autres formes et à une autre cadence. Chaque fois, c’est un défi à relever pour les Etats. Chaque fois le marché lui-même, par le jeu de la démocratie, est soumis au jugement des peuples.