Partenaires et acteurs du contrat social : crise française et perspectives européennes

Séance du lundi 19 février 2001

par M. Bernard Bruhnes

 

 

En contrepoint d’une économie redevenue brillante, le contrat social sur lequel s’est reconstruite la nation au lendemain de la seconde guerre mondiale s’est déchiré – rendu obsolète par tout ce qui a bousculé le pays : le passage d’une société industrielle à une société de services, l’émergence de l’économie de la connaissance, les nouvelles technologies, l’Europe et la mondialisation. Et les acteurs et partenaires du contrat social noué à la moitié du dernier siècle sont incapables d’en inventer un autre.

Comme le soulignent Pierre Rosanvallon et Jean-Paul Fitoussi,”la tendance à l’individualisation brise les cohésions ancrées dans les traditions, alors que l’émergence et la croissance des inégalités, en rendant illisibles les principes d’égalité qui structurent la société, remettent directement en cause le contrat social [1]“.

Non seulement les nouveaux fonctionnements de l’économie creusent les inégalités, mais ils ébranlent en profondeur certaines des règles de base qui cimentaient notre société. L’individualisation des rémunérations, des conditions de travail et des parcours professionnels, nécessaire à la gestion des entreprises d’aujourd’hui mais trop souvent maniée sans régulation ni souci de solidarité et d’équité, fait exploser le collectif de travail et ôte aux représentants des travailleurs les moyens d’agir. La relation salariale elle-même est remise en cause par la multiplicité des contrats atypiques et par l’instauration de liens entre niveau de salaire et résultats obtenus.

Les régimes de protection sociale changent de nature. Ils sont bousculés par la nouvelle démographie, l’exclusion, l’explosion des dépenses de santé. Le bel ordonnancement du système bismarckien à la française, fondé sur des cotisations sur les revenus et géré par les partenaires sociaux, a connu trop d’à-coups, a subi trop d’outrages pour subsister en l’état.

D’autres préoccupations traversent notre société, qui mettent fin à la singularité du tête à tête entre le capital et le travail, arbitré par l’Etat. Des contre-pouvoirs se sont mis en marche pour protéger les consommateurs-citoyens et pour préserver l’environnement. Une force encore dispersée mais réelle en France comme ailleurs a émergé, faite à la fois, comme le syndicalisme ouvrier, de mouvements prêts à composer avec le pouvoir économique et de mouvements radicaux qui le remettent en question.

Enfin, l’Etat lui-même n’a plus la place centrale qu’il occupait dans la régulation sociale. La complexité des rouages rend son action à la fois aveugle et inefficace. Il a dû et devra encore céder des pans entiers de ses pouvoirs aux grands groupes qui dominent une économie mondialisée, au gouvernement de l’Europe qui se met en place, et aux collectivités locales dont les citoyens apprécient la proximité, synonyme de personnalisation face aux bureaucraties.

C’est un nouveau contrat social qu’il nous faut donc construire, un contrat où, dans le respect de la culture et de l’histoire de notre pays, l’on sache retrouver et rééquilibrer solidarité et prospérité, non pas comme des termes qui s’opposent, mais comme des vertus complémentaires qui s’enrichissent l’une l’autre. Mon propos n’est pas de définir le contenu d’un tel contrat. C’est aux acteurs, aux partenaires de le construire. L’expert ne peut que tenir leur plume.

Or, aujourd’hui, précisément, les acteurs et les partenaires sont en crise. Ils ne savent plus se situer, ils ont perdu leurs repères. Et les nouveaux venus n’acceptent pas d’entrer, ou ne parviennent pas à entrer, dans le jeu de la négociation.

Pendant la seconde moitié du XXème siècle, le Conseil national du patronat français a joué un rôle essentiel dans la régulation sociale au plan national. Depuis la création des Caisses de Sécurité Sociale dans l’immédiat après-guerre, il a joué son rôle dans leur gestion. Avec les confédérations syndicales, il a créé des institutions réellement paritaires – UNEDIC pour l’indemnisation du chômage, AGIRC et ARRCO pour les retraites complémentaires. Les responsables du CNPF, pendant près d’un demi-siècle, ont défendu les principes de partenariat avec les syndicats dans la protection sociale et ont marqué leur volonté de préserver et de développer la négociation collective dans la ligne de la loi fondatrice de 1950 sur les conventions collectives. Les grandes fédérations professionnelles, au premier rang desquelles l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), qui détenaient le pouvoir financier et donc le pouvoir tout court au sein du CNPF, entendaient maintenir de la sorte un équilibre social favorable au développement de leurs entreprises.

La situation a récemment changé. Elu Président du CNPF en 1997, Ernest-Antoine Seillière a profondément modifié les choix de l’organisation patronale en la transformant en Mouvement des Entreprises de France (MEDEF). En portant le mouvement sur les fonts baptismaux le 27 octobre 1998, il entendait “promouvoir l’esprit d’entreprise en relayant fortement les messages, les aspirations et les ambitions des entrepreneurs de terrain”. Cette phrase, à elle seule, peut être entendue comme une remise en cause des choix antérieurs du CNPF, plus proches de ceux des états-majors que des “ entrepreneurs de terrain ” et tellement plus attachés que ces derniers au dialogue syndical.

Les discours qui ont accompagné la naissance du MEDEF étaient, en la matière, dénués d’ambiguïté : ils constituaient une profession de foi libérale. Pour le président du MEDEF, le dirigisme de l’Etat entretient le chômage ; les “ vrais paritarismes de demain ” se situent dans la formation et l’éducation qui doivent se rapprocher du monde de l’entreprise. C’est au niveau de l’entreprise qu’il faut négocier et non au niveau national. “ Le dialogue social, théâtral au niveau national, chuchoté dans les entreprises de terrain, psalmodié dans les organismes paritaires ; bousculé, anesthésié ou confisqué par les pouvoirs publics, est à bout de souffle [2]“.

Le jugement est violent. Il n’est pas dénué de fondement. En effet, les structures du dialogue social n’ont pas changé quand l’économie se transformait profondément. On comprend que le Patronat ait voulu lancer une “ Refondation Sociale ”.

Mais le tournant que nous appelons libéral par commodité – car il comprend d’autres aspects – constituait une remise en cause profonde de la politique qu’ont incarnée des hommes comme François Ceyrac, Yvon Chotard ou Pierre Guillen, très attachés aux formes de paritarisme et de dialogue social qui constituaient une sorte de modèle français. La réalité économique a eu raison du modèle ancien.

La nouvelle stratégie du MEDEF est controversée, au sein même du monde des chefs d’entreprise. On aurait pu imaginer une autre configuration, à l’instar de plusieurs pays voisins : deux organismes, l’un rassemblant les entreprises et voué à défendre leurs positions en tant qu’agents économiques, l’autre organisation, indépendante de la première, rassemblant les employeurs et destinée à dialoguer avec les partenaires sociaux.

En choisissant de maintenir au MEDEF le double rôle que jouait le CNPF, ses dirigeants marquent bien le caractère politique de leurs choix. Le MEDEF défend, sur le plan économique comme sur le plan social, les positions du libéralisme. Ses homologues des pays voisins partagent dans l’ensemble les mêmes convictions et les mêmes combats, mais la situation française a ceci de particulier qu’il n’existe pas, au plan politique, de représentation puissante du courant libéral. Les partis de droite sont eux-mêmes pour la plupart méfiants à l’égard du libéralisme. Les vrais libéraux n’ont qu’une audience limitée. Le MEDEF apparaît ainsi comme le fer de lance d’une vision de la société, tant sur le plan de l’économie que sur celui des relations sociales. En face, les syndicats ont eux aussi des positions tranchées, nettement opposées à la sienne.

Le processus de la refondation sociale lancé en 2000 par le MEDEF a traduit dans les faits ses choix et a montré les difficultés de la révolution souhaitée. Face à cet assaut de libéralisme, l’Etat n’a su qu’opposer un front conservateur tandis que les syndicats étalaient leurs divisions. Le syndicalisme français a beaucoup souffert des nouvelles donnes économiques et sociologiques : les adhérents des syndicats sont de moins en moins nombreux ; et ils se divisent en de trop nombreuses organisations. Le MEDEF a beau jeu de se plaindre de ses interlocuteurs.

La faiblesse du nombre d’adhérents est une spécificité française au sein de l’Europe. On estime à 9 % le nombre de salariés qui adhèrent à un syndicat. Comme les organisations syndicales sont très présentes dans la fonction publique et les grandes entreprises publiques, le taux d’adhésion dans le secteur privé ne doit guère dépasser 5 % ; et il est pratiquement nul dans les petites et moyennes entreprises indépendantes. Cette faiblesse s’explique par l’histoire et par la législation. Contrairement à la plupart des autres pays, l’appartenance à un syndicat ne fait bénéficier l’adhérent d’aucun service ni avantage spécifique. Si la Suède enregistre un taux d’adhésion de 90 %, le plus élevé d’Europe, c’est notamment parce que les prestations de chômage sont réservées aux syndiqués. Certes les syndicats français co-gèrent les régimes de protection sociale, mais au profit de l’ensemble des salariés et non de leurs adhérents. Les accords signés s’appliquent à tous les salariés quels que soient les signataires. Les délégués du personnel sont élus et défendent avec la même conscience tous leurs mandants, syndiqués ou non, alors que leur fonction est en général tenue à l’étranger par des délégués syndicaux, tournés vers leurs adhérents.

Il s’agit d’un syndicalisme d’élections : c’est aux résultats des élections professionnelles que l’on mesure la représentativité des syndicats. Il s’agit d’un syndicalisme de militants : seuls les croyants se syndiquent, les autres suivent. Cette situation a deux conséquences.

D’une part les syndicats n’ont pas la liberté, l’autonomie, la puissance que leur donnerait une base cotisante. C’est ailleurs qu’ils doivent trouver leurs moyens : sous des formes multiples, ce sont les employeurs, les pouvoirs publics et les organismes de protection sociale qui leur fournissent les moyens dont ils ont besoin.

La seconde conséquence est plus grave et plus nouvelle. Le management des ressources humaines se fait aujourd’hui au niveau de la petite unité, PME, atelier, usine ou bureau décentralisé d’une entreprise, filiale d’un groupe. Les groupes se font et se défont, se déconstruisent et se reconstruisent, s’internationalisent. L’externalisation et la sous-traitance sont les règles. C’est donc à des niveaux très décentralisés que se traitent les relations sociales, que se fixent les salaires, les conditions de travail, les déroulements de carrière. Lorsque, dans les années 50 à 80, les décisions se négociaient entre les dirigeants des grandes entreprises et les délégués centraux des syndicats, les pouvoirs étaient équilibrés, la représentativité assurée, les moyens de la négociation disponibles. Lorsqu’il faut négocier au niveau local, il n’y a plus, aujourd’hui, d’interlocuteur. 9% de syndiqués dans une entreprise de 10.000 salariés, cela représente 900 personnes ; dans un atelier de 50 personnes, cela en fait 4 ou 5. Et, comme on l’a souligné, il n’y a plus guère de syndiqués dans les PME. Le dialogue social est rompu faute de combattants.

Le syndicalisme ne se contente pas d’avoir trop peu d’adhérents : ceux-ci, en outre, se divisent en de nombreuses organisations. Cinq confédérations se partagent la “ représentativité ”. La CGT, la CGT Force Ouvrière, la CFDT, la CFTC, la CFE-CGE sont de droit représentatives, au niveau national comme dans toute branche ou entreprise, quel que soit leur poids réel. Certaines fédérations peuvent obtenir leur représentativité au niveau d’une branche, certains syndicats dits autonomes au niveau d’une entreprise, s’ils sont capables de démontrer au juge qu’ils remplissent certaines conditions d’ailleurs relativement floues.

Dans l’ensemble de l’Europe, on trouve des syndicats unitaires (c’est-à-dire qui disposent du monopole de représentation pour un secteur et un type d’emploi : c’est le cas de la Suède ou du Danemark par exemple) ; des syndicats unifiés (l’Allemagne ou le Royaume-Uni) ; des syndicats pluralistes mais qui s’associent et s’allient dans les négociations (l’Italie ou les Pays-Bas). La France se distingue par une pluralité de syndicats qui se divisent et, s’ils parlent souvent d’union, ne la pratiquent guère. Les schismes sont fréquents. La création de la CGT Force Ouvrière résulte d’un éclatement de la CGT en 1947. La laïcisation de la CFTC en 1964 l’a séparée en deux organisations de taille inégale, CFDT et CFTC (maintenue). Les dernières années ont été elles aussi fertiles en scissions et schismes, avec l’éclatement de la FEN donnant naissance à la FSU ou la création de SUD à partir de militants CFDT trouvant trop réformiste la ligne de la confédération.

Des syndicats autonomes importants, pour accroître leur capacité d’action, se sont réunis au sein de l’Union nationale des syndicats autonomes, l’UNSA, qui pourrait prétendre à la représentativité au même titre que les cinq confédérations. SUD et d’autres syndicats contestataires réunis dans le groupe de Dix se sont unis au sein de l’Union Syndicale Solidaire avec le même espoir de représentativité. La FSU a élargi son champ au cours du congrès de Janvier 2001.

Cette dispersion a des inconvénients évidents. Le débat naturel entre travail et capital se transforme trop souvent en un débat confus entre syndicats. Les employeurs peuvent choisir leur camp entre des syndicats divisés. Cette division ouvre un boulevard à l’interventionnisme d’Etat, tentation permanente de tous les gouvernements, de droite comme de gauche : chaque fois qu’une partie seulement des interlocuteurs syndicaux signe un accord avec le Patronat, le gouvernement se voit en position d’arbitre.

Cette dispersion, cette division tiennent à l’histoire, mais aussi à la législation en vigueur : selon le code du travail, tout accord signé avec un syndicat dit représentatif, même minoritaire, s’applique de droit à l’ensemble des salariés. Lorsque, au temps des trente glorieuses, les négociations aboutissaient toujours à des avantages supplémentaires, le système n’avait pas que des inconvénients. Depuis le milieu des années 80, le règne du “ Toujours Plus ” est terminé. Chaque négociation a pour objet d’établir des compromis, où les avancées gagnées équilibrent des retraits acceptés. La réduction du temps de travail s’accompagne d’un aménagement et souvent d’une flexibilité accrue : ce que l’on gagne d’un côté est compensé de l’autre. Les négociations salariales, dans des périodes de moindre croissance et de moindre hausse des prix, aboutissent à des accords qui favorisent telle catégorie plutôt que telle autre. Le jeu des compensations touche tous les domaines de la négociation. Dès lors le mécanisme ancien ne fonctionne plus : un accord signé par des syndicats minoritaires, puisqu’il mêle progrès et reculs, peut ne pas être accepté par des syndicats majoritaires et le mécanisme se grippe. La division syndicale devient un vrai obstacle à tout dialogue social dans les grandes entreprises. L’absence des syndicats empêche le dialogue dans les petites et moyennes.

Les regroupements ou les rapprochements tactiques n’ont cessé de se faire entre les cinq confédérations depuis trente ans. Mais ils n’ont guère duré. Deux grandes centrales semblent en passe de dominer le paysage : la CGT, traversée de courants contraires, mais plus libre de ses mouvements après la chute du Mur de Berlin, et la CFDT qui affiche une stratégie claire, au risque de faire face à des schismes. La CGT Force Ouvrière, qui avait construit son action sur une égale distance à l’égard du marxisme de la CGT et du confessionnalisme de la CFDT, recherche dans l’isolement un nouveau ciment après que ces deux piliers aient abandonné leurs références. Le CFE-CGC souffre de l’évolution de l’organisation des entreprises qui met fin à la spécificité typiquement française des “ cadres ”. La CFTC reste un syndicat d’archipel : cantonné mais bien accroché sur quelques îles. FO, CGC et CFTC défendent activement leurs positions et ont, pour leur combat, des arguments de poids. CGT et CFDT ont tenté un rapprochement, construit sur une reconnaissance de leurs différences et de leur complémentarité. Le chemin est escarpé, comme l’ont montré par exemple les vifs désaccords apparus entre les deux organisations lors des débats sur l’indemnisation du chômage en 2000.

Il existe des moyens de faciliter une restructuration du syndicalisme français : en changeant la loi et les règles du jeu. On peut s’étonner par exemple que les critères de représentativité ne soient pas revus, un demi-siècle après qu’ils aient été fixés. Une réforme fondamentale pourrait consister à soumettre la validité d’un accord à la représentativité de ses signataires : les syndicats signataires devraient, ensemble, représenter au moins 50 % des voix aux dernières élections professionnelles. Une telle disposition favoriserait les regroupements, rapprocherait les syndicats de leurs mandants, accroîtrait leur responsabilité en évitant la trop commode abstention. Puisque la grande majorité des petites et moyennes entreprises n’ont pas de représentation syndicale, il devrait être possible d’y négocier avec les élus – délégués du personnel et comités d’entreprise. Resterait aux fédérations syndicales à convaincre ceux-ci de l’utilité d’une affiliation !

Dans les grandes entreprises notamment publiques où la gestion des conflits s’exerce sans règles du jeu claires, les dirigeants et les syndicats devraient définir par la négociation des méthodes et procédures facilitant leur résolution. Les dispositions d’un code du travail épais sont parfois si complexes qu’elles ne protègent guère les travailleurs, les employeurs pouvant naviguer entre les récifs. Il suffit à l’employeur d’être patient et habile pour venir à bout d’une réduction décidée. L’effet est désastreux sur l’entreprise enkystée dans des conflits inutiles et coûteux comme sur ses salariés, mal défendus et traumatisés.

Mais on peut se demander si ces mesures, et d’autres qu’on ne listera pas ici, n’arrivent pas trop tard. Depuis la chute du rideau de fer, le libéralisme triomphant au plan mondial a créé dans notre pays des nouveaux mouvements qui remettent en cause le compromis social – je préfère dire le contrat social – qui liait les citoyens au travers de leurs représentations.

Dans un récent sondage de l’institut CSA [3] à la question “ A qui faites-vous le plus confiance pour préparer le futur que vous souhaitez ?” les réponses placent les responsables religieux et les hauts fonctionnaires à la dernière place. Les syndicalistes ne sont pas loin : ils sont dans les tout derniers. En tête figurent tout simplement … les “ citoyens ”, suivis de loin par les scientifiques, les chefs d’entreprises, les élus. Le système traditionnel des élites ne fonctionne plus. Le syndicalisme ne passe plus pour créateur d’avenir.

Ici apparaissent les tenants d’un nouveau syndicalisme, ceux que Hubert Landier nomme “ la nouvelle planète militante ”. Christophe Aguitton, l’un des animateurs et porte-parole de plusieurs de ces mouvements, s’est maintes fois exprimé avec beaucoup de clarté sur ce qu’ils représentent et recherchent.

Dans un texte de 1996, écrit avec une militante de SUD-PTT [4], il analyse avec perspicacité la crise du mouvement syndical français. D’abord une crise de fonction, écrit-il : le syndicalisme fonctionnait comme un corps intermédiaire indispensable au patronat comme aux salariés. Aujourd’hui le patronat cherche à court-circuiter les syndicats dans ses rapports aux travailleurs, tandis que, pour les salariés, “ le syndicat ne fait plus réellement la preuve de son utilité ”, puisque les licenciements n’ont pu être empêchés et les rémunérations sont individualisées.

“ A cette crise de fonction s’ajoute une critique spécifique au modèle confédéral français. Les confédérations se sont construites sur un modèle très centralisé appuyé sur un projet de société (…) évanescent avec la chute du mur de Berlin et le bilan de la gestion gouvernementale par la gauche ”. Le centralisme ne peut plus faire recette.

Comment SUD et ses homologues entendent-ils répondre ? “ En faisant évoluer la fonction même du syndicalisme ”. On remet en cause son rôle de régulation en mettant l’accent sur sa fonction de contre-pouvoir. “ En ayant un autre rapport aux salariés ”, par des assemblées générales souveraines et des coordinations. “ En ayant une approche différente des rapports interprofessionnels ”, en faisant leur place aux chômeurs, en tenant compte de la précarité ou de la montée des femmes dans le monde du travail. Les syndicats traditionnels sont bousculés par l’irruption de ce nouveau syndicalisme – pas si nouveau peut-être mais en développement, un développement lent mais réel, relancé par des évènements comme les grèves de 1995.

Ce mouvement syndical est inséparable de toute une palette d’autres mouvements, qui ne s’intéressent pas directement à la défense des intérêts matériels et moraux des salariés – l’objet des syndicats – mais à toute une panoplie de questions qui se posent à notre société et conduisent à une critique radicale de l’économie et de la politique. Les dirigeants et les mots d’ordre de SUD et des autres syndicats contestataires sont les mêmes ou sont les cousins de ceux de AC !(Agir ensemble contre le chômage), de DAL (Droit du logement), de Droits devant ! !, etc… On retrouve les mêmes sources idéologiques et les mêmes combats dans des mouvements aux objectifs aussi différents que Act-up (défense des victimes du Sida) ou Ras l’Front (contre le Front National), et dans bien d’autres encore. Ils trouvent un écho et une capacité de réflexion dans la Fondation Copernic et dans ATTAC (Association pour une taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens). Ils se rapprochent, par leurs analyses et leurs actions, de la Confédération Paysanne de José Bové.

Bien que ces mouvements frappent à la porte de l’institutionnalisation (la Confédération paysanne a rassemblé un tiers des électeurs aux Chambres d’Agriculture ; les syndicats SUD tentent d’obtenir la reconnaissance de leur représentativité) ils ont fait leur place en marge des institutions. Ils ont compris que, dans l’économie nouvelle, les relations sociales ne se limitent plus au rapport salarial entre un employeur et un employé. Le travail atypique, la précarité, les parcours professionnels en zigzag, les déconstructions et reconstructions dans l’industrie, le contour flou des entreprises, l’émergence d’un nouveau type d’exclusion lourde : tout déplace la question sociale. La défense des consommateurs ou des victimes (réelles ou potentielles) des crises sanitaires, les problèmes d’environnement et notamment de rejet des déchets : tout cela pénètre dans l’entreprise et vient bousculer le tête à tête employeurs-salariés.

En outre, ces mouvements usent de méthodes d’action qui, sans être nouvelles, paraissent aujourd’hui efficaces : actions de commando (on pense au Mc Donald de Millau), lobbying, bonne utilisation des médias.

Ils ont découvert Internet. “ Les premiers sites de mouvement sociaux ont été lancés lors des grandes grèves de décembre 1995, écrit le sociologue Olivier Blondeau. Depuis, la quasi-totalité se sont inscrits sur le web (…) Parfois, Internet a même permis l’existence de mouvements. Les marches européennes contre le chômage, par exemple, dont les animateurs affirment qu’elles n’auraient pas existé sans le web [5] ”.

Face aux débats institutionnels et aux négociations de la Refondation Sociale, face aux fonctionnements encore très pyramidaux et centralisés d’une société comme la nôtre, ces nouveaux mouvements contestataires ont pris une place importante. Ils ont acquis une dimension internationale depuis les évènements de Seattle de 1999. Porter le débat au plan mondial les libère de la contrainte imposée à une nation de moyenne puissance. Ils peuvent trouver une logique commune : celle d’une remise en cause des fondements du libéralisme, de la mondialisation et de la puissance américaine.

Bousculées par cette “ nouvelle planète militante ”, les organisations syndicales traditionnelles ne peuvent plus les ignorer.

La France, il est vrai, reste un cas très spécifique au sein de l’Europe, à côté de pays dont les syndicats sont assez puissants et sûrs d’eux pour pouvoir partager certaines des luttes de ces mouvements sans pour autant risquer leur position.

Un salarié sur dix est syndiqué en France, neuf sur dix en Suède et au Danemark, entre trois et cinq sur dix dans la plupart des autres pays, deux sur dix en Espagne. Si l’on ajoute que les syndicats des autres pays sont pour la plupart ou unitaires, ou unifiés, ou pluralistes mais partenaires, on peut en conclure que les syndicats français ont beaucoup à attendre de leur homologues européens pour améliorer leur santé.

Les institutions européennes ne sont pas inactives, même si les acquis sociaux de l’Union européenne sont aujourd’hui modestes. Les comités d’entreprise européens ont donné aux syndicats français l’occasion de partager et de confronter leurs approches avec celles de leurs homologues des pays voisins. Une culture se crée, progressivement, faite d’un mélange encore détonant entre les syndicats contestataires du sud et les syndicats co-gestionnaires du nord, entre les syndicats du Sud souvent plus inventifs et ouverts sur la société et leurs homologues massifs et pragmatiques du Nord qui sortent peu des murs de l’entreprise.

Les législations diffèrent fortement et l’avènement d’un code du travail européen n’est pas à l’ordre du jour. La co-détermination à l’allemande ou à la suédoise donne aux représentants des travailleurs une place dans la direction de l’entreprise, à travers leurs présence dans les Conseils d’Administration ou de surveillance, et une place dans la gestion du bureau ou de l’atelier, à travers les conseils d’atelier ou comités d’établissement. A l’inverse, la législation britannique, depuis l’ère Thatcher, n’accorde guère de place aux syndicats : limitation des possibilités de créer un syndicat, limitations du droit de grève, absence de toute forme de participation à la gestion.

Les traditions sont assez différentes d’un pays à l’autre pour que le “ contrat social ” et le rôle des différents acteurs soient différents. Dès 1982, les Pays-Bas, par les accords de Wassenaar, mettaient en place une sorte de pacte social national signé par les syndicats et le patronat sous l’égide de l’Etat, qui régulait et régule encore politiques des salaires, du temps de travail et de l’emploi. En Suède, en 1937, les confédérations patronales et syndicales signaient un accord qui régit encore la co-détermination. En Allemagne, les principes de l’économie sociale de marché restent encore, malgré les difficultés, les bases de la régulation sociale. Les partenaires y sont jaloux de leur indépendance et entendent laisser l’Etat en dehors du jeu. L’Italie hérite d’un syndicalisme proche du nôtre, mais la révolution pacifique des institutions italiennes a aussi touché les syndicats qui, par l’instauration de la “ Représentation syndicale unitaire ”, se présentent unis devant le Patronat.

Cette mosaïque trouve dans les institutions européennes un lieu de rassemblement, de convergence et même de pouvoir. A travers la confédération européenne des syndicats et les deux organisations patronales – l’UNICE pour le secteur privé et le CEEP pour le secteur public – les partenaires sociaux disposent en effet de leviers pour influencer les développements communautaires. Ils sont systématiquement consultés par la Commission sur toutes les questions relevant de la politique sociale. Ils ont de nombreuses occasions d’exprimer leurs vues devant le Conseil et les instances européennes. Conformément au traité d’Amsterdam, ils sont consultés sur des propositions législatives à caractère général et les accords qu’ils ont signés ont été soumis au Conseil pour mise en œuvre par voie législative. Cet aspect de la construction de l’Europe est peu connu. Il est important puisqu’il permet aux organisations syndicales des quinze pays d’apprendre à travailler ensemble et à s’enrichir mutuellement au delà des traditions nationales. Au moment où l’Union monétaire devient réalité, les groupes européens pourront construire un dialogue avec les syndicats européens.

La Confédération européenne des syndicats a d’ailleurs compris, peut-être mieux que les syndicats nationaux, l’importance que prennent les mouvement sociaux qui entrent en force dans le jeu social. Autrefois méfiante, la CES a engagé une politique de partenariat avec les ONG et les associations, via notamment la plate-forme des ONG européennes du secteur social et le Forum permanent de la société civile qui ont été créés à Bruxelles.

Comme dans d’autres domaines, ce sont probablement les frottements culturels entre partenaires sociaux des différents pays qui permettront de faire progresser en France syndicalisme salarié et syndicalisme patronal. A condition que l’un et l’autre, mais aussi l’Etat, sortent de leur jeu actuel pour réinventer un contrat social adapté à la nouvelle économie, à la société de l’information, aux nouveaux mouvements d’opinion et à une structuration de la société qui délaisse pyramides et centralisation pour faire place aux réseaux et à la multiplicité des acteurs.

Le chemin, si l’on en croit les péripéties du dialogue social auxquelles nous assistons en France, pourrait être long.

 


[1] Jean-Paul Fitoussi, Pierre Rosanvallon, Le nouvel âge des inégalités, Paris (Le Seuil), 1996

[2] Ernest-Antoine Seillière, Discours à la convention constitutive du MEDEF (Strasbourg, 27 octobre 1998).

[3] Sondage CSA/Ernst et Young, Septembre 2000

[4] Publié dans Le retour de la question sociale, de Christophe Aguitton et Daniel Bensaïd, Cahiers libres, 1997

[5] Olivier Blondeau, Libre enfant du savoir numérique (Édition de l’Éclat)