La France et les droits de l’Homme : du culte au mépris

Séance du lundi 12 mars 2001

par M. Jean-Denis Bredin

 

 

La proclamation des droits

 

a) L’idée de “Déclaration des Droits de l’Homme” conjugue sinon confond deux idées motrices : celle de l’existence de droits individuels en eux-mêmes, et celle de leur proclamation écrite, de leur édiction par un pouvoir constitutionnel.

L’idée d’un droit appartenant à l’homme en tant qu’homme, avant toute organisation sociale, d’un droit “naturel”, est inscrite dans une longue tradition de pensées et de doctrines. Le siècle des Lumières l’a reprise et amplifiée, mais elle était déjà présente dans la pensée des siècles antérieurs. Elle est présente chez saint Thomas d’Aquin, chez saint Augustin, et peut sembler l’un des héritages de la pensée chrétienne  elle se lit déjà chez Cicéron, chez Platon, chez Sophocle. Le rôle de la déclaration est de formuler, faire connaître et venir à la conscience ce droit naturel confusément ressenti. Depuis la “Magna Carta”, rédigée en 1215 dans l’abbaye cistercienne de Pontigny par des Anglais émigrés en révolte contre leur roi Jean Sans Terre, les textes sont nombreux, tel le Bill of Rights de 1688, qui proclament des droits limitant l’absolutisme royal. Influencée par les philosophes des Lumières, “la déclaration d’indépendance” des treize colonies unies, proclamée à Philadelphie le 4 juillet 1776, affirme la liberté morale venue de Dieu, ” […] considère comme des vérités évidentes par elles-mêmes que les hommes naissent égaux, que leur créateur les a dotés de certains droits inaliénables parmi lesquels sont la vie, la liberté, la recherche du bonheur  que les gouvernements ont été institués pour garantir ces droits”. Nous savons l’influence qu’a exercée ce grand texte fondateur sur les révolutionnaires français et leur Déclaration des Droits.

b) Dès les premières réunions de l’Assemblée Nationale proclamée, la volonté d’une déclaration, pour limiter le pouvoir royal et affirmer la souveraineté de l’Assemblée, apparaît chez tous. Certes, l’influence de la déclaration américaine est essentielle, comme l’empreinte de Montesquieu et la référence à Rousseau. Mais, observeront certains députés, la France n’est pas l’Amérique, la France doit surpasser l’Amérique [1] mettre en œuvre le langage du Contrat Social, atteindre à une fermeté universaliste sans égal. “Je vous prie de songer“, dira Lally-Tollendal dès le 11 juillet “combien la différence est énorme d’un peuple naissant qui s’annonce à l’univers, d’un peuple colonial qui rompt les liens d’un peuple éloigné, à un peuple antique, immense, l’un des premiers du monde, qui depuis quatorze cents ans s’est donné une forme de gouvernement, qui depuis huit siècles obéit à la même dynastie…” De même, dira Rabaut Saint Etienne “l’assemblée ne doit pas suivre servilement l’exemple des Etats de l’Amérique“. La référence à l’Amérique sera présente dans tout le travail d’élaboration, mais la France peut et doit faire mieux.

Il n’est pas question de reprendre ici la genèse de ce texte fondateur. Déjà un grand nombre de cahiers de doléances — à peu près tous les cahiers du Tiers-État — demandaient la consécration de droits nombreux dans une déclaration. Plusieurs de ceux qui joueront un rôle dans la Révolution — La Fayette, Mounier, Sieyès — avaient déjà rédigé des textes. On en comptera plus de trente, sans compter les projets émanant de personnes extérieures à l’Assemblée, tels Condorcet, Marat, Servan.

Dès le 6 juillet, Mounier expose que la déclaration des Droits doit précéder la Constitution. La Fayette ouvre le feu, présentant son projet le 11 juillet. Puis Sieyès propose, le 20 juillet, au Comité établi pour y travailler sa propre “reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen“.Il est suivi par Mounier, qui reprenait pour l’essentiel le texte de La Fayette, puis par Target. Le débat s’enlise vite et il ne cesse de mêler la déclaration des Droits et les nouveaux principes de souveraineté. Le 13 août, on désigne un nouveau “comité” de 5 membres, d’où sont exclus tous les inventeurs des projets discutés. Le 18 août, le Comité entend Mirabeau qui proposait de remettre le travail à plus tard. Le 19 août, l’Assemblée adopte, “un peu mystérieusement” écrit Gauchet [2], comme canevas de discussion ” l’un des moins en relief ” des projets, celui établi par l’un des bureaux, le 6′ bureau. Le projet de Sieyès semblait trop métaphysique, celui de La Fayette trop américain.

La discussion commence le 20 août. Elle durera jusqu’au 26 août. Le 21 août, le débat sur la liberté d’opinion provoque de très vifs affrontements. Le 26 août, l’Assemblée décide de renvoyer à plus tard la suite du travail. Aussi la Déclaration des Droits restera-t-elle toujours incomplète, car l’Assemblée est très pressée de passer à l’examen de la Constitution [3]. “L’Assemblée Nationale, écrit Mirabeau dans le Courrier de Provence, est enfin sortie de la vaste région des abstractions du monde intellectuel dont elle traçait si péniblement la législation métaphysique ; elle est revenue au monde réel et s’est mise à régler tout simplement la Constitution de la France“.

c) La Déclaration de 1789, observe Olivier Duhamel [4]signe le basculement d’un monde dans un autre, le geste solennel d’invention d’une humanité rendue à elle-même et arrachée à ses anciennes déterminations“. “À la volonté divine, qui fixait le sens de la communauté et les formes de la souveraineté dans l’univers de l’Ancien Régime” elle substitue l’affirmation de l’autonomie du sujet humain, “de sa capacité à se fixer à lui-même ses propres règles“.

Les Droits de l’Homme disent la transposition dans l’ordre juridico-politique des projets de l’humanisme, de l’idéal des Lumières tel que le définissait Kant : “la sortie de l’homme hors de l’état de minorité“.

On ne s’étonnera pas que les quelques grands débats de rédaction — souvent dominés par l’arrière-pensée du problème constitutionnel encore différé — aient concerné non la liberté proclamée comme un droit naturel et imprescriptible de l’homme (article 2 : ” […] ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression“) mais les “bornes” de la liberté, reprises du projet de Sieyès (voir article 4 : “Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi“) et les articles 5 et 6 sur la loi.

Les révolutionnaires “replacent les libertés qu’on vient de proclamer sous la tutelle d’une loi susceptible d’en élargir ou d’en resserrer les bornes [5]“. La loi serait-elle donc le seul maître ? — art. 7 : tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. La référence à la loi souveraine est incessante dans la déclaration, et l’article 16, exaltant la séparation des pouvoirs, entend marquer tout à la fois les limites du pouvoir exécutif et la souveraineté de la loi.

Mais, comme l’observe justement Marcel Gauchet [6], la Déclaration des Droits a, en août 1789, une fonction stratégique : “il s’agit pour les représentants autoproclamés du peuple français d’asseoir le pouvoir qui les porte… Le 26 août légalise et consacre le coup de force du l7juin“. Dans le même temps, “la volonté proclamée d’assurer l’indépendance naturelle des individus conduit à la placer entièrement dans la dépendance du pouvoir social [7]“.

L’article 11 sur “la libre communication des pensées et des opinions” est très significatif : “Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi“. Ce texte fit dire à Robespierre, qui prophétisait l’avenir, son avenir : “il n’y a pas de tyran sur la terre qui ne signât cet article avec les restrictions que vous y mettez”  et celui qui lèguera aux ennemis du peuple, à ses ennemis, “la Vérité terrible et la mort” échouera, défendant à l’Assemblée le modèle des Etats de l’Amérique. Pour Robespierre, les droits sacrés ne doivent connaître aucune limite, car ils signifient le règne de la volonté générale. Reste à incarner cette volonté générale… Ainsi feront les souverains successifs que propose notre histoire : le Roi, la Nation, la Loi, et dans l’acte constitutionnel du 24 juin 1793, “le Peuple français en présence de l’Etre Suprême…

d) Comme l’a très bien dit François Furet [8], la Déclaration des Droits de l’Homme signifie à sa manière que les Français veulent s’inventer comme un peuple neuf, régénéré : “il faut surenchérir dans le registre de la philosophie démocratique et de l’universalité des droits naturels“. Il s’agit “d’assurer le triomphe de la liberté et de l’égalité sur les ennemis, préface indispensable à la formation d’un homme nouveau“.

La Déclaration des Droits, comme la Révolution elle-même, a un rôle d’annonciation. “Toute histoire de la Révolution est une commémoration” écrit Furet [9]une histoire qui est inséparablement communion et pédagogie“. Ce pourquoi la Déclaration proclamée par la Révolution française sera au cœur de toutes nos commémorations, portant le message de la France au monde, la France devenue le symbole de la liberté, de la vérité, de l’égalité, de toutes les grandes vertus démocratiques. Selon Furet, la Révolution ne fut pas en réalité une rupture dans l’histoire française. Elle parachève notre passé. “Elle en est l’épanouissement“, comme l’écrivait Tocqueville. Elle supprime la légitimité de la résistance à l’Etat.

Par surcroît, elle prolonge une conception religieuse du pouvoir. Le peuple souverain, substitué au Roi souverain, remplit une fonction divine. La parole des révolutionnaires sera souvent religieuse. Robespierre proclamant l’Etre Suprême en sera le plus bel exemple. De siècle en siècle, le message de la France semblera sacré… “Les Français ont divinisé la liberté et l’égalité“. “Le paradoxe de l’histoire moderne consiste à ne retrouver l’esprit du christianisme qu’à travers la démocratie révolutionnaire [10]“. Ce que disait notamment Quinet : “La révolution renouvelle la parole religieuse“.

 

De déclaration en déclaration – continuités et ruptures

 

a) La Déclaration de 1789 est au cœur de tous les affrontements civiques du XIXe siècle jusqu’à la première guerre mondiale. Je voudrais regarder brièvement ce que fut, pendant un siècle et demi, le sort de cette proclamation.

Il y eut d’abord des tentatives pour refaire la Déclaration, la conduire à la perfection. En 1793, de multiples projets sont rédigés : le projet girondin de février 1793, rapporté par Condorcet, fondé sur le pacte social et limitant beaucoup les références à la loi  le projet proposé par Robespierre en avril 1793, axé sur la volonté du peuple (art. 14 : le peuple est souverain  art. 15 : la loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple…)  la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 24 juin 1793, ajoutant aux droits traditionnels des “droits sociaux” (art. 21 : “les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux…“).

La Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795), “Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen”, essayait de limiter les droits et faisait de la propriété (art. 1er) un droit égal à la liberté. Elle ajoutait à la Déclaration des Droits les neuf articles d’une déclaration quasi-religieuse des devoirs. Aux termes de l’article 4, nul n’était bon citoyen s’il n’était bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux. Cette édifiante constitution ouvrira la voie à un autre despotisme.

La Constitution du 4 novembre 1848 ajoutera aux droits individuels les premiers éléments d’un droit social. La liberté de l’enseignement sera proclamée.

Un siècle plus tard, la Déclaration des Droits de l’Homme du 19 avril 1946 tentera, dans un esprit voisin de celle de 1848, de poursuivre l’œuvre vers une “démocratie sociale”. Mais elle sera rejetée par le pays et ne demeurera que parmi les bonnes intentions.

b) En revanche, il y a eu beaucoup de constitutions sans déclaration. La Constitution de l’an VIII n’en avait pas, comportant pourtant au titre VI quelques “dispositions générales”.

Les chartes de 1814 et 1830, restaurant la souveraineté royale, maintenaient, sous la rubrique “Droit Public des Français”, l’essentiel des conquêtes de la Révolution, mais ne comportaient pas de Déclarations.

La Constitution de 1852, qui n’en comportait pas davantage, confirmait cependant et garantissait les “grands principes proclamés en 1789 et qui sont la base du droit public français”.

Les lois constitutionnelles de 1875, qui se limitaient à l’organisation et aux rapports des pouvoirs publics, n’avaient ni déclaration, ni garantie, ni même référence à aucun principe. Mais, malgré ce silence, la Ille République se référera souvent aux principes de 1789. 1789 aurait posé des “principes définitifs”. Les juristes disserteront pour savoir si le système était “coutumier” ou encore si la Déclaration rejoignait les “principes généraux” du droit que pouvait affirmer la jurisprudence.

Beaucoup de libertés proclamées par la Ille République se réclameront des Droits de l’Homme énoncés en 1789 et, apparemment, toujours “vivants” (loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse  loi du 21 mars 1884 sur les syndicats ; loi du 1er juillet 1901 sur le contrat d’association).

En revanche, le pouvoir souverain du Parlement pourra justifier toutes les exceptions à la liberté, par exemple les lois scélérates des 23 juillet et 12 décembre 1893 “justifiées” par les attentats anarchistes.

En avril-juin 1898, au cœur du procès d’Emile Zola, Ludovic Trarieux témoin au procès — qui avait été Garde des Sceaux en 1895 dans le Cabinet Ribot — fondera avec quelques amis (le juriste catholique Paul Viollet, les intellectuels Emile Duclaux et Louis Havet, l’ancien ministre Yves Guyot, Ranc rédacteur en chef du Radical, Joseph Reinach, et bientôt Lucien Herr, et Victor Basch) la “Ligue pour la défense des droits de l’homme et du citoyen”, afin de lutter contre la violation systématique des Droits de l’Homme que symbolisait l’affaire Dreyfus.

c) La Constitution du 27 octobre 1946, dont le préambule se référait directement à la Déclaration de 1789, y ajouta les principes rendus nécessaires par l’évolution économique et sociale, proclamés comme “particulièrement nécessaires à notre temps”.

Enfin, la Constitution du 5 octobre 1958 se limitait, sans déclaration, à un préambule qui n’était qu’une référence à la Constitution antérieure, c’est-à-dire à la Déclaration de 1789 et aux principes qu’y avait ajoutés la Constitution de 1946.

Mais intégrant ces références dans la Constitution, et créant le Conseil Constitutionnel, la Constitution de 1958 préparait la “Révolution” nouvelle des Droits de l’Homme qu’a commencé de connaître le 20′ siècle en ses dernières années.

 

L’extension progressive des Droits de l’Homme dans leur domaine, et dans leur champ d’application

 

a) Dans leur domaine d’abord.

La déclaration de 1789, empruntant à la théorie du droit naturel, consacrait des droits dits fondamentaux (liberté, sûreté, propriété) et des droits politiques ayant pour fonction d’assurer la souveraineté du peuple (droit à l’élection libre, droit de vote, liberté de réunion et d’expression de la pensée…). La liberté, nouvellement conquise, devait être le fondement de l’organisation humaine.

Au milieu du XIXe siècle, sous l’influence notamment des doctrines socialistes, s’est affirmée la notion d’un “droit social”. Charles Fourier, père de l’expression “droit au travail”, premier des droits selon lui, objectait à la conception traditionnelle : “le plaisant souverain qu’un souverain qui meurt de faim…“.

Ce mouvement s’est accéléré, au XXe siècle, par une multiplication des droits sociaux s’ajoutant aux droits politiques : droit syndical dès 1884, droit de grève, droit à l’emploi, droit au repos… Viendront bientôt le droit à la santé, le droit à l’instruction et, récemment, bien d’autres droits, tels le droit au respect de la vie privée (Cass. Civ. 11 déc. 1992) et le droit à la liberté sexuelle (Conseil Constitutionnel 9 novembre 1999). Serait-ce un champ illimité ? On y reviendra…

La Constitution de 1946 — celle aussi de 1958 qui en reprend le préambule — illustre cette évolution du contenu des droits fondamentaux : elle réaffirme “les droits et les libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par la République…”. Mais elle proclame en outre comme “particulièrement nécessaires à notre temps” les principes qu’elle énumère, tels le droit “d’obtenir un emploi”, le droit syndical, le droit à la santé, le droit à la sécurité matérielle, au repos, aux loisirs, aux moyens convenables d’existence, etc. Ce sont tous ces droits, désormais incorporés dans la Constitution, dont le Conseil Constitutionnel doit aujourd’hui assumer l’effective application dans nos lois.

b) Dans leur champ d’application

Au lendemain des crimes nazis — immense et monstrueuse violation des Droits de l’Homme — de nombreux pays ont inséré les Droits de l’Homme, renouvelés et étendus, dans leurs Constitutions. Surtout, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait, le 10 décembre 1948, au Palais de Chaillot, “la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme” (48 Etats la votèrent, 8 Etat s’abstinrent dont l’Arabie Saoudite, l’Afrique du Sud, l’URSS…). On sait le rôle que joua René Cassin dans la Commission qui prépara la Déclaration Universelle, et l’influence certaine de la Déclaration de 1789 sur ce texte.

L’Assemblée générale proclame “la présente Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations…”. On y trouve les droits “classiques”, mais en outre les Droits de la personne humaine dans ses rapports avec les autres personnes et avec la société où elle vit (articles 12 à 17 : droit à la vie privée… à l’honneur… à la libre circulation… droit de quitter tout pays y compris le sien et de revenir dans le sien, droit d’asile, droit à la nationalité, droit de fonder une famille), et les “droits économiques et sociaux” (articles 22 à 27 : droit à la sécurité économique, au libre choix du travail, au repos, au loisir, au niveau de vie, à l’éducation).

Ces droits “universels” ne sont plus seulement offerts aux “citoyens” mais à tous, étrangers, exclus et même détenus et condamnés  ils sont offerts à tout homme “en tant que membre de la famille humaine”. La déclaration universelle incarnait-elle un idéal, ou une utopie, ou l’un et l’autre ?

c) “La Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et les libertés fondamentales”, signée à Rome le 4 novembre 1950, limitera partiellement ce champ infini, pour s’axer sur des préoccupations essentielles — celles que le passé avait inscrites dans la mémoire européenne : droit à la vie (article 2), droit à la liberté (articles 2 à 5 et 9 à 11), droit à la justice, au procès équitable, au tribunal indépendant et impartial (article 6), droit au respect de la vie privée, du domicile et de la correspondance (article 8), droit de se marier et de fonder une famille (article 12), droit à l’absence de discrimination (article 14).

On sait que la France n’a ratifié la Convention que le 3 mai 1974 et qu’elle a attendu 1981 pour admettre le droit au recours individuel devant la Cour, qui a connu un tel succès.

On sait aussi que la Cour Européenne, accablée par le travail, tenue par le souci du “délai raisonnable”, a été réformée par le protocole n° 11 du 1er novembre 1998, affirmant le caractère “unique et permanent” de la Cour de Strasbourg (avec disparition de la Commission Européenne), réorganisant la Cour (39 juges, Chambres de 7 juges, Grande chambre de 19 juges pour connaître des questions graves), garantissant le droit de saisine directe de la Cour, le caractère public de la procédure, sauf exception.

d) L’essentiel n’est pas la condamnation des Etats européens par la Cour de Strasbourg — de la France notamment —, c’est l’application directe de la Convention européenne des Droits de l’Homme par l’ordre juridique français. Selon l’article 55 de la Constitution française, la Convention européenne bénéficie d’une autorité supra législative. La loi doit donc se soumettre à la Convention européenne et les juridictions françaises doivent en faire application.

Ainsi, la Convention européenne limite-t-elle donc le champ de la souveraineté nationale ou, ce qui revient au même, elle est entrée dans ce champ. Nous savons tous que le grand progrès est là : les Droits de l’Homme n’ont plus pour fonction d’assurer la souveraineté absolue de la loi — ce que voulaient les auteurs de la déclaration de 1789, afin que la loi souveraine se substituât au Roi —, ils ont aussi pour fonction et pour résultat de limiter le champ de la souveraineté de la loi. Ils “bornent” le règne du peuple souverain.

Par ailleurs, si le Conseil Constitutionnel se refuse à insérer la Convention européenne dans le bloc de la constitutionnalité, il est évident que la Convention européenne des Droits de l’Homme “irrigue toutes les jurisprudences relatives aux droits fondamentaux, y compris celle du Conseil Constitutionnel…” Sans doute y a-t-il une parenté très étroite entre les principes français et les principes européens, et le Conseil Constitutionnel tient évidemment compte de la jurisprudence de la Cour européenne.

Cependant, les contrôles sont différents : le Conseil effectue un contrôle abstrait et a priori, “avant la loi”, alors que la Cour européenne effectue un contrôle a posteriori, sur l’application de la loi. Mais ces deux contrôles tendent au même résultat. La loi est désormais soumise aux Droits de l’Homme et aux principes “supérieurs” qui les expriment et les étendent.

 

La France et les Droits de l’Homme : une relation tourmentée

 

a) Nul doute que la Déclaration de 1789 n’ait joué un rôle essentiel dans l’histoire des Droits de l’Homme. Ce fut “le premier mot d’ordre éthique que l’humanité organisée eut jamais adopté” a dit René Cassin, négligeant peut-être le modèle américain. C’est symboliquement à Paris que fut adoptée le 10 décembre 1948 la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. La référence à 1789 a inspiré de nombreuses Constitutions.

Aussi bien la France s’est-elle toujours tenue pour la fondatrice et l’inspiratrice des Droits de l’Homme, le symbole et le modèle. Elle commémore autant qu’il se peut. Elle “exporte” “ses” Droits de l’Homme. Elle est sans doute la grande “donneuse de leçons” de l’histoire européenne.

Pourtant nous pourrions modestement nous souvenir que notre Déclaration des droits était davantage inspirée par la revendication d’égalité que par le rêve de liberté — elle devait aider la destruction des Ordres privilégiés — et qu’elle avait, on l’a dit, pour finalité essentielle d’affirmer la souveraineté de la loi du citoyen, et non plus de la loi du monarque.

b) Il demeure que, de la Révolution française aux années noires de l’occupation allemande, les Droits de l’Homme et la France ont entretenu une relation tourmentée, souvent tragique.

La Révolution proclamait les Droits de l’Homme et les anéantissait vite au nom de la souveraineté du peuple infaillible : on citera comme exemple, parmi bien d’autres, le décret Couthon du 10 juin 1794 sur le tribunal révolutionnaire, supprimant la Défense au motif que le coupable n’y a pas droit et que l’innocent n’en a pas besoin et se contentant pour fonder une condamnation de “preuves morales”.

L’Empire s’est aisément dispensé des Droits de l’Homme : il suffisait que la souveraineté du peuple fût incarnée par Napoléon, héritier de la Révolution. Les Chartes de 1814 et de 1830 les ont oubliés  la Révolution de 1848 les a proclamés, mais s’en est passé… On n’en finirait pas d’énumérer les époques dans lesquelles l’histoire française s’est passé des Droits de l’Homme.

Alors même qu’à partir de 1875 la IIIe République, qui ne proclamait aucun Droit de l’Homme, semblait les retrouver, les Droits de l’Homme et les libertés publiques restaient à la discrétion de la volonté générale exprimée par le Parlement souverain. On ne fera qu’évoquer ici les lois “scélérates” du 23 juillet et 12 décembre 1893, limitant la liberté de la presse, la loi du 1er mars 1899 ordonnant le dessaisissement de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation lors de la révision du procès Dreyfus — car le Parlement redoutait qu’elle y fût favorable — et encore les lois d’ “exception” sur les Conseils de guerre durant la Grande Guerre, et tant d’autres… En 1940, la Chambre Souveraine abdiquait ses pouvoirs. Commençait le Gouvernement du mépris des Droits de l’Homme.

c) Mais on prendra quelques exemples des domaines où la France a pu sembler brouillée avec les Droits de l’Homme, avec des droits qui semblent contraires à la mentalité de ce “vieux peuple auquel l’expérience n’a point arraché ses vices” dont parlait le Général de Gaulle.

La liberté d’information n’a cessé d’être malmenée : on ne compte pas les lois et les décrets qui y ont apporté les exceptions qu’ “imposait” l’ordre public.

La présomption d’innocence, si souvent proclamée, n’a jamais existé en droit français. Tout notre système pénal — garde-à-vue, mise en examen, décision de renvoi devant une juridiction, détention provisoire — lui est contraire. Notre tradition n’a cessé de justifier les dénonciations, les détentions, les punitions : plusieurs juristes ont très bien observé, dans notre droit contemporain, l’incessant développement du droit pénal, la “pénalisation” de la réparation, la volonté collective du châtiment pénal. Et nous n’avons cessé de maintenir le rôle de la torture — sous des formes diverses — pourvu qu’elle fût justifiée par un intérêt supérieur : la patrie, la guerre, la vérité, l’intérêt supérieur de l’Etat…

Observons encore notre vieille méfiance à l’égard d’une justice indépendante, présente tout au long de notre histoire.

  • Dès la Révolution, cette méfiance s’exprime souvent. “Dans toute société politique, il ne doit y avoir que deux pouvoirs : celui qui fait la loi et celui qui la fait exécuter”, proclame Cazalès en 1790. De même, selon Duport, “les juges doivent être bornés à l’application de la loi“. Robespierre affirme, en novembre 1790 : “ce mot de jurisprudence doit être effacé de notre langue“.

  • Toute l’histoire de notre justice au XIXe siècle tend à soumettre la Justice. L’Empire installe une justice très docile  les épurations de 1815, de 18-30 chassent les magistrats qui déplaisent. Il en est de même de l’épuration révolutionnaire de 1848, qui frappe environ 1000 magistrats, de l’épuration de 1870-71 et, surtout, de l’épuration massive de 1883 — 619 magistrats sont éliminés, 300 démissionnent. Comme l’a observé Jean-Pierre Royer [11], au XIXe siècle, “les juges valsent plus que les préfets“.

  • Au XXe siècle, ce fut pire encore. Le serment au Maréchal Pétain, la multiplication des juridictions d’exception servant le pouvoir en place pendant l’occupation, puis après la Révolution, disent cette même exigence : la Justice doit être soumise. À sa manière, ménageant de subtils équilibres, la Constitution en 1958 le dit encore.

Cette longue tradition nous parle d’une société avide de calomnies, de châtiments, de l’omnipotence de cette “vérité terrible” que proclamait Robespierre le 8 Thermidor, d’une société qui méprise volontiers l’homme qui déplaît  mais nous avons toujours, pour nous justifier, le drapeau des Droits de l’Homme et le culte de nos missions sacrées.

De même faudrait-il réfléchir au rôle de “l’exception” dans le Droit français. Nous avons toujours consenti, pour écarter le respect du Droit, la place des circonstances exceptionnelles, dont l’article 16 de notre Constitution illustre la permanence. Les lois d’exception, les juridictions d’exception n’ont cessé de justifier en France les manquements aux droits programmés.

  • La Terreur fut une exception aux lois ordinaires, rendue nécessaire par les crimes des oppresseurs et des ennemis du peuple, une exception approuvée par l’Etre Suprême.

  • L’Empire a permis à la puissance française, menacée par les ennemis de la France, toutes les exceptions.

  • La IIIe République a usé des circonstances exceptionnelles quand ce lui fut nécessaire pour consolider la République et servir la France.

  • La IVe République — et encore la Ve — ont admis que tous les principes proclamés devaient fléchir lorsque l’intérêt national le commandait. On sait le rôle des juridictions d’exception sous les noms les plus divers, des Sections Spéciales aux Cours de Sûreté. Durant la guerre d’Algérie, les pratiques de la torture et de la mise à mort sont légitimées par le service de la France. Il faudrait évoquer aussi les expéditions arbitraires, telles Greenpeace, les écoutes clandestines, les secrets d’Etat, les enlèvements, etc.

Mais le fondement de l’exception aux Droits de l’Homme est toujours tiré d’un intérêt supérieur : le peuple, la patrie, l’Etat, la Nation, la France. Ces intérêts supérieurs tantôt commandent la loi d’exception, tantôt la justice d’exception, tantôt les pratiques exceptionnelles de l’exécutif. Ils justifient les pires manquements aux Droits de l’Homme, sans troubler notre bonne conscience ni notre parfaite vertu.

 

Progrès et inquiétudes contemporains. Ce qui rassure, et ce qui peut préoccuper.

 

Je voudrais achever ce trop long exposé en jetant quelques regards sur la situation des Droits de l’Homme en France, aujourd’hui. L’immense progrès accompli depuis environ trente ans est dans la limitation de la souveraineté du législateur et l’application directe des Droits de l’Homme.

a) Les Droits de l’Homme, jusqu’en 1958, avaient valeur théorique : ils symbolisaient un idéal à atteindre, un souhait souvent déçu.

La Constitution de la Ve République a tout changé. Elle a intégré la Déclaration des Droits de l’Homme et le préambule de 1946 dans la Constitution, et elle a créé un contrôle de la constitutionnalité. C’est un véritable changement de culture qui s’est imposé [12]. Ainsi que l’a constaté Georges Vedel [13], “il existe désormais en France un gouvernement de la Constitution“.

Le Conseil Constitutionnel impose le respect non seulement des Droits de l’Homme — principes de liberté, d’égalité, de propriété, etc. — mais aussi les “principes fondamentaux reconnus par les lois de la République” (PFRLR), principes issus du préambule de 1946. Que sa jurisprudence soit par moments critiquable est un autre problème, mais cette limitation de la souveraineté, qui est en conflit avec ce qu’avait été la vision même des créateurs des Droits de l’Homme, est probablement l’apport essentiel que nous avons subi et réalisé tout à la fois dans les années récentes.

Le second progrès est dans l’applicabilité directe en droit français des conventions internationales relatives aux Droits de l’Homme, et spécialement de la Convention européenne des Droits de l’Homme, en exécution de l’article 55 de la Constitution.

Les tribunaux français ont admis “qu’en présence de deux normes contradictoires dans l’ordre juridique français”, ils pouvaient et ils devaient donner la primauté à la Convention européenne [14] — pour la Cour de Cassation, Cass. civ. 24 mai 1975  pour le Conseil d’Etat, 20 octobre 1989.

Comme l’observe Pierre Mayer, la juridiction française doit elle-même respecter la règle européenne, notamment en matière pénale  elle peut déduire le droit de l’individu de la règle conventionnelle. Le juge peut même appliquer d’office le droit conventionnel.

b) Cette véritable révolution des Droits de l’Homme a engendré de nombreuses condamnations de la France par la Cour de Strasbourg. On en citera quelques exemples en 1999 : condamnations à raison de la durée des procédures administratives ou pénales  à raison de l’absence de publicité des débats dans un contentieux disciplinaire  à raison de notre procédure pénale imposant à la Cour de Cassation le rejet d’un pourvoi faute pour le requérant de s’être constitué prisonnier avant l’audience (14 décembre 1999)  à raison de l’ouverture de correspondance adressée à un détenu  à raison d’atteinte à la liberté de la presse  à raison de violences commises dans un commissariat  à raison d’actes de torture pendant une garde-à-vue (28 juillet 1999).

De même la France a-t-elle été fréquemment condamnée en 2000 : à raison du droit à un tribunal indépendant et impartial  à raison d’une loi interdisant de publier avant toute décision judiciaire toute information sur une plainte avec constitution de partie civile (loi du 2 Juillet 193 1, décision du 3 octobre 2000)  à raison de la réduction de la vocation successorale de l’enfant adultérin (art. 760 Code civ.) qui constitue une discrimination dans l’exercice du droit de propriété (1er février 2000).

On observera aussi la multiplication des condamnations de la France à raison de la durée excessive d’une procédure (article 6) ou d’une détention provisoire.

c) Plus intéressantes sont peut-être les nombreuses décisions françaises faisant application de la jurisprudence européenne, décisions qui ont obligé le droit français à se soumettre au droit européen. Ici encore on ne citera que quelques exemples : Cour de Cassation, assemblée plénière, 6 novembre 1998, estimant que lorsqu’un juge a statué en référé sur l’allocation d’une provision, il ne peut ensuite statuer sur le fond du litige  Conseil d’Etat, 27 octobre 1999, affirmant que le principe d’impartialité s’applique même aux fédérations sportives  Cour de Cassation, chambre criminelle, 16 janvier 2001, constatant que l’article 2 de la loi du 2 Juillet 1931 est incompatible avec la Convention européenne, en application de l’arrêt de la Cour européenne du 3 octobre 2000.

De même, le Barreau de Paris (23 janvier 2001) a-t-il été contraint de séparer la formation de poursuite de la formation disciplinaire, le rôle du Bâtonnier dans les deux formations ayant été critiqué par l’arrêt de la Cour de Cassation du 3 mai 2000.

Plusieurs décisions sur le principe d’impartialité (C.O.B., Commission bancaire, Juridictions disciplinaires…) ont obligé ces juridictions à modifier leur procédure.

Ainsi, les Droits de l’Homme, puisant à deux sources différentes, sont désormais intégrés dans le droit positif. Le principe de la souveraineté absolue du peuple français, agissant par ses pouvoirs législatif et exécutif, le principe de la soumission du pouvoir judiciaire se sont effacés en quelques années.

d) Mais une préoccupation nouvelle peut venir d’un tel progrès : les Droits de l’Homme, dépassés par leur extension, ne seraient-ils pas menacés de dilution ?

Observons que les droits protégés n’ont cessé de se multiplier (des droits classiques aux droits créances).

Observons que ces droits, soumis à la relativité et à l’évolution des valeurs, tantôt s’élargissent et tantôt se rétrécissent (par exemple la liberté, la propriété…).

Observons que la multiplication des droits reconnus accroît les risques d’antagonisme, impose des conciliations de plus en plus techniques, ou parfois des contradictions insolubles  tels sont les conflits de la liberté de la presse et de la vie privée, du droit au logement — “objectif de valeur constitutionnelle” a dit le Conseil Constitutionnel — et du droit de propriété, de la liberté d’expression et de la répression de la provocation à la discrimination ou de la haine raciale. Et ce ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres.

On regardera quelques exemples de l’incertitude qui risque de s’étendre, quant au domaine des Droits de l’Homme, à leur multiplication, à leur dépassement…

Certes, le domaine des Droits de l’Homme fut toujours incertain.

La liberté est définie à l’article 4 de la Déclaration de 1789 : le principe est fondamental, mais dépourvu de contenu matériel. Son sens et sa portée doivent être interprétés. Or, on voit les incertitudes de la définition de la liberté et la mouvance de son champ d’application.

Ainsi, “la liberté d’entreprendre” a été considérée comme limitée, et le législateur peut l’encadrer “sans en dénaturer la portée” (Conseil Constitutionnel, 8 janvier 1991). La liberté de communication est définie comme “d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés” (Conseil Constitutionnel 29 juillet 1994), mais il est pourtant “loisible au législateur de soumettre… la communication audiovisuelle à un régime d’autorisation administrative“.

Les libertés, rappelle le Conseil Constitutionnel, “ne sont ni générales ni absolues” (27 juillet 1982) et “elles ne peuvent exister que dans le cadre d’une réglementation instituée par la loi“. Ainsi sont justifiées les interdictions ou restrictions de publicité en faveur du tabac et de l’alcool “destinées à garantir à tous, conformément à l’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946 la protection de la santé” (Conseil Constitutionnel, 8 janvier 1991)  exemple parmi d’autres du conflit des droits proclamés.

Jean Rivero, écrivant sur “les bornes” de la liberté au sens de l’article 5 de la Déclaration, notamment au regard des exigences nouvelles de la protection de la santé et du progrès scientifique, redoute une “multiplication des bornes [15]“. La liberté deviendrait-elle, notamment au regard des exigences croissantes de la santé et de la sécurité, un droit secondaire ?

Un autre exemple des audaces du Conseil Constitutionnel est donné par sa décision du 9 novembre 1999 relative au PaCS, décision d’une particulière ampleur puisqu’elle comporte plus de 100 considérants.

Le Conseil “constitutionnalise” l’article 1382 du Code civil, d’où il résulte que toute faute qui cause un dommage oblige à réparation. Il en fait véritablement un principe constitutionnel.

De même le Conseil s’essaie à définir ce qu’est “la vie commune” : “elle ne couvre pas seulement une communauté d’intérêts, et ne se limite pas à l’exigence d’une cohabitation entre deux personnes… la vie commune suppose, outre la résidence commune, une vie de couple…“.

Faut-il se demander, devant cette extension indéfinie du champ constitutionnel, ce qu’il reste au législateur et au juge ?

e) C’est surtout la référence à “la dignité humaine” qui semble devenir le critère essentiel. Certes le concept de dignité est à l’origine de tous les Droits de l’Homme. Il est leur fondement commun. Mais il devient, peu à peu, dans les décisions du Conseil, le principe général qui éclaire et substitue les droits énumérés. Ainsi, le droit à un “logement décent” a-t-il été rattaché au principe de sauvegarde de la dignité humaine.

Le Conseil d’Etat a suivi le Conseil Constitutionnel, et plusieurs auteurs redoutent une véritable “dilution” des Droits de l’Homme. Ainsi le Conseil d’Etat, faisant application du principe de dignité (C.E. 27 octobre 1995), a décidé qu’un maire pouvait interdire un divertissement consistant à lancer un nain, à une courte distance, sur un matelas pneumatique, car “le respect de la dignité de la personne humaine est l’une des composantes de l’ordre public” et un tel spectacle risque de porter atteinte à la dignité de la personne humaine. Le malheureux nain, qui participait à cette sinistre distraction, a pu soutenir que c’était son choix et qu’il risquait, privé de travail, de devenir un “exclu” social. Il lui a été répondu qu’un homme n’était pas libre de renoncer à sa dignité d’homme.

De même la Cour de Paris, 28 mai 1996 (arrêt Benetton), a interdit des affiches publicitaires qui montraient un corps humain fractionné en quartiers estampillés VIH, car il s’agissait d’une image dégradante pour la dignité des personnes malades. Ainsi, la liberté d’expression doit se soumettre à des valeurs supérieures…

Plusieurs décisions rendues montrent ainsi le champ nouveau et passionnant du concept de dignité qui ne recouvre plus seulement les Droits de l’homme, mais qui peut au contraire imposer une limitation des Droits de l’Homme au nom d’une valeur supérieure qui serait la dignité. Certains auteurs ont pu se demander si nous ne risquions pas, au nom des Droits de l’Homme, au nom de la dignité humaine, d’aller vers la construction d’un nouvel ordre moral, fait d’un certain nombre de valeurs supérieures aux valeurs traditionnelles qu’avait affirmées le siècle des Lumières et les traditions qui y avaient conduit. Les valeurs “supérieures” — ceci s’est rencontré dans les décisions judiciaires affrontant les problèmes des embryons, des fœtus et de la bioéthique — ne seraient-elles pas la vie, la sécurité, la santé, la transparence, le principe du droit à réparation devenant lui-même une valeur supérieure insérée dans un nouveau schéma des Droits de l’Homme ? À travers l’évolution des Droits de l’Homme, ne serions-nous pas portés vers un vaste champ d’incertitudes où les Droits de l’Homme deviendraient à tout moment ce que l’on veut qu’ils soient ?

J’emprunterai timidement ma conclusion à Primo Levi qui disait, dans son livre poignant Si c’est un homme, que “l’homme est toujours un peu plus ou un peu moins qu’un homme“. Un peu plus ou un peu moins… Droits rétrécis au point de ne plus exister, ce qui a été, hélas si fréquemment le cas ? Droits étendus au point de ne plus rien dire ? C’est entre le un-peu-plus et le un-peu-moins, entre ces extrêmes, que tâtonne notre Etat de Droit.

 


[1] Marcel Gauchet, La Révolution des Droits de l’Homme, Gallimard, 1989, p. 36 et s.

[2] Marcel Gauchet, op. cit., p. 64

[3] Stéphane Rials, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, Hachette, Pluriel, 1988, p. 115 et s.

[4] Olivier Duhamel, “Droits de l’Homme”, dans Dictionnaire Constitutionnel, PUF, p. 333

[5] Marcel Gauchet, “La Déclaration des Droits”, dans Dictionnaire critique de la Révolution française, Idées, Flammarion, 1988, p. 121 et s.

[6] Marcel Gauchet, La Révolution des Droits de l’Homme, op. cit., p. 108 et s.

[7] Marcel Gauchet, op. cit., p. 121

[8] François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1978, p. 122 et s. ; et “L’idée française de la Révolution”, dans Le Débat, sept 1997, p. 13 et s.

[9] op. cit., p. 122 et s.

[10] François Furet, Le Débat, op. cit., p. 27

[11] Histoire de la justice en France de la monarchie absolue à la République, PUF, coll. Droit fondamental : droit théorique et politique, 1996, 2′ éd.

[12] Jean Gicquel, “L’applicabilité directe de la norme constitutionnelle” dans Libertés et Droits fondamentaux, sous la direction de Mireille Delmas-Marty et Claude Lucas de Leyssac, Essais, Points, 1996, p. 237 et s.

[13] “L’incorporation de la Déclaration des Droits de l’Homme dans la Constitution française”, dans La Revue Tocqueville, 1994, voL XIV, n° 1

[14] Pierre Mayer, “L’applicabilité directe des conventions internationales relatives aux droits de l’homme”, dans Libertés et Droits fondamentaux, op. cit., p. 250 et s.

[15] Jean Rivero, La continuité constitutionnelle en France de 1789 à 1989, Paris, 1990.