Séance du lundi 11 février 2002
par M. Jean-Paul Bailly
Lorsque le Président Marcel Boiteux m’a proposé il y a quelques mois d’intervenir dans ce cycle de conférences, je n’ai pas hésité un instant à lui donner mon accord. D’abord, parce que, naturellement, je ne pouvais qu’être sensible à l’honneur d’être accueilli et de m’exprimer dans cette enceinte prestigieuse. Mais aussi en raison du sujet de la conférence.
Ce sujet, à travers son premier terme, le transport en commun, concerne, d’évidence, très directement l’activité de l’entreprise à la tête de laquelle je me trouve. Il y est associé un second terme, urbanisation. Il sert à préciser le champ des transports collectifs considérés — il s’agit ici des transports urbains, par opposition aux transports (train, autocar ou avion) qui assurent la liaison entre villes ou pays. Mais le rapprochement suggère aussi l’existence de relations entre transport collectif et organisation de la ville.
En associant, fort à propos, transport collectif et urbanisation, le thème proposé touche, à mes yeux, rien moins qu’un enjeu majeur de civilisation et de société pour le XXIème siècle. C’est donc par lui que je commencerai, pour tracer le cadre, en quelque sorte. Cela m’amènera à mettre en évidence trois grands défis auxquels seront de plus en plus confrontées les villes, défis auxquels précisément les transports collectifs apportent une substantielle réponse. De fait, comme je m’attacherai ensuite à le préciser, il existe des interactions fortes entre urbanisation et transport, le transport collectif détenant, en définitive, la clé de l’accessibilité à la ville. J’achèverai mon intervention en évoquant les exigences qui pèsent sur les transports en commun s’ils veulent être un outil efficace au service de la ville et des citadins.
Un enjeu majeur du XXIe siècle
Lorsque l’on regarde les transformations du monde en cours, on peut s’attendre — ce n’est même plus de la prospective — que le XXIe siècle soit caractérisé à la fois par la croissance des villes et par la croissance de la mobilité des personnes, dont la mobilité urbaine n’est qu’un cas particulier.
L’urbanisation est un phénomène planétaire. D’ores et déjà, dans les pays développés, 80 % de la population vit dans les villes — et ce sera bientôt un chiffre mondial. Dans les toutes premières années du XXIe siècle, il y aura sur terre 1000 villes de plus d’un million d’habitants et 50 villes de plus de 10 millions d’habitants.
La tendance à la croissance des déplacements n’est pas moins nette. Nos contemporains bougent de plus en plus. Chacun a à l’esprit l’essor des voyages et du tourisme, tous modes de transport confondus, qu’attestent la bonne santé du secteur automobile, l’engouement pour le TGV, et, jusqu’aux tragiques événements de septembre dernier, la croissance du trafic aérien. Ainsi, contrairement à ce que certains avaient prédit, le développement des modes de communication qu’on pourrait qualifier de virtuels — téléphone, minitel, Internet, fax, etc. — non seulement n’a pas fait disparaître le besoin ni le goût du déplacement physique, mais s’est historiquement accompagné d’une forte augmentation de la mobilité !
C’est également vrai dans l’univers urbain. Nous sommes face à une tendance continue à l’augmentation des déplacements — certaines projections indiquent qu’ils pourraient doubler d’ici une vingtaine d’années —, et cela en liaison avec une diversification des motifs de déplacement. A l’époque où les réseaux de transports en commun se sont constitués dans les grandes métropoles, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ils avaient pour but principal d’assurer le transport du domicile au lieu de travail. Longtemps ce motif a été prépondérant parmi les motifs de déplacement des citadins. Aujourd’hui, il ne l’est plus à Paris où on se déplace de plus en plus pour faire des études, pour aller à des rendez-vous d’affaires, pour des achats, pour les loisirs, pour le tourisme… Les analyses sociologiques le confirment, la mobilité tend à devenir véritablement un mode de vie : ainsi, le vélo, la patinette, la planche à roulettes et les rollers sont autant de manières d’être, de dire qui on est, que de se déplacer. De même, d’autres phénomènes de société, tels les jeux sur téléphone portable ou les walkman, sont venus s’ajouter à la lecture pour animer et remplir les temps de transport, pour en faire des temps de vie.
Un triple défi pour les villes
Il en résulte, pour les villes, un triple défi, que les transports collectifs permettent de relever avec de bonnes chances de succès.
L’efficacité économique
Il s’agit, d’abord, que les villes, qui sont devenues les principaux lieux de production de richesses de la planète, soient performantes au plan économique. Les avis peuvent être partagés sur la mondialisation, mais on s’accordera sans peine à reconnaître que c’est aujourd’hui une réalité. Dans un contexte de libre échange, à l’échelle de la planète, de l’information, des marchandises, des capitaux, les métropoles se trouvent de fait placées en situation de concurrence les unes par rapport aux autres. Pour attirer et retenir les activités, pour créer des emplois, pour se développer, elles doivent être économiquement efficaces.
Le transport urbain est un facteur, souvent cité parmi les tout premiers dans les enquêtes, de cette efficacité dans la mesure où il facilite l’accès de tous à tous les principaux pôles d’activité de la cité — les zones industrielles, les commerces, les services, les administrations, les grands équipements d’éducation, de santé et de loisirs. Mais c’est à la condition qu’il le fasse à des conditions de coût qui ne grèvent pas la compétitivité de la collectivité et des entreprises.
La qualité de vie
S’il est nécessaire que les villes soient performantes, ce n’est pas suffisant. Il se manifeste aujourd’hui une aspiration croissante à ce qu’elles soient des lieux où, pour l’individu, il fasse bon vivre.
Tous, nous avons vu des photos-repoussoirs de ces métropoles paralysées par les embouteillages ou surmontées, comme par un couvercle, d’un épais voile de pollution. Nous savons désormais que ce ne sont pas seulement des situations qui se rencontrent dans des continents éloignés, dans des économies en voie de développement. Cela se voit, cela se vit à nos portes. Vous vous souvenez sans doute de ce pic de pollution qu’a connu l’Ile-de-France en 1997 et qui a conduit à imposer une circulation alternée des véhicules, provoquant une prise de conscience sans doute salutaire.
L’écologie, qui a tardé à s’affirmer dans notre pays, semblait initialement s’attacher surtout à la préservation des sites naturels. C’est plus récemment qu’on a pris conscience de la nécessité de veiller à la préservation du milieu en environnement urbain. De là est né le concept d’écologie urbaine qui renvoie aujourd’hui à une préoccupation forte également partagée par l’opinion, par les pouvoirs publics, par les collectivités locales et par les responsables politiques.
La nuisance majeure imputable à la circulation automobile, c’est la pollution de l’air causée par les rejets gazeux des véhicules. On ne peut y être indifférent à l’heure où le protocole de Kyoto est l’expression d’une large prise de conscience des nations concernant les dangers de ce qu’on appelle ” l’effet de serre ” et la nécessité, pour la santé de la planète et de ses habitants, de limiter les émissions polluantes. A cet égard, les atouts des transports collectifs sont incontestables. Ainsi, aujourd’hui dans Paris à l’heure de pointe, 75 % des déplacements se font avec la RATP alors que dans le même temps, la RATP ne contribue qu’à 2 à 4 % de la pollution liée aux déplacements. La supériorité du transport collectif est évidente pour les trains, métros ou tramways qui, tout en transportant des flux importants de voyageurs, ne causent aucune pollution atmosphérique locale. On pouvait être plus dubitatif vis-à-vis des autobus et c’était justifié quand on voyait des fumées noirâtres s’échapper de l’arrière des autobus d’ancienne génération. Mais cette image appartient désormais au passé. En effet, sans entrer dans des explications techniques fastidieuses, il faut savoir que les recherches menées par les constructeurs ont abouti à tout un éventail de solutions. Les unes consistent à rendre les matériels existants plus ” propres ” — par exemple, par la mise en place de filtres à particules et de pots catalytiques, par l’utilisation de gazole désulfuré ou encore d’émulsions de diesel et d’eau, l’Aquazole. L’autre voie, plus novatrice, consiste à recourir à des énergies alternatives : le gaz, une technique aujourd’hui pleinement opérationnelle les biocarburants (le diester) l’électricité, aux applications encore limitées par l’autonomie des batteries voire, demain, la pile à combustible ou encore une association du thermique et de l’électrique.
Ainsi tous les modes de transports collectifs peuvent-ils prétendre à l’excellence écologique. Ils représentent donc la solution de choix pour inscrire les villes dans le développement durable, à côté — ne les oublions pas — de ce que les spécialistes appellent les circulations douces, c’est-à-dire la marche à pied, le vélo et autres rollers, bien adaptés à certains types de parcours.
Toujours dans la perspective du développement durable, les transports collectifs sont générateurs d’économies, de plusieurs ordres. D’économies d’énergie, en premier lieu, ce qui est capital dès lors qu’on a conscience de la finitude des ressources de la planète, d’hydrocarbures en particulier, et qu’on est attentif à ne pas les gaspiller. D’études menées sur une centaine de grandes villes des cinq continents, il ressort que, en prenant comme unité de référence le voyageur-kilomètre — c’est-à-dire le déplacement de 1 voyageur sur 1 kilomètre — la consommation d’énergie des transports publics est partout inférieure à celle de l’automobile, car elle-ci est fréquemment occupée par une seule personne. La consommation des transports collectifs est, en effet, plus de 2 fois moindre aux USA et au Canada, de 3 à 4 fois moindre en Europe et jusqu’à 8 ou 10 fois moindre en Asie ! D’autre part, l’automobile individuelle est extraordinairement dévoreuse d’espace — d’espace pour circuler comme d’espace pour stationner. Or, presque par construction, l’espace est, en ville, une denrée rare. Livrer sans modération une ville à l’automobile, ce n’est pas seulement y favoriser la pollution, c’est bien souvent l’enlaidir, la défigurer, la rendre invivable aux autres modes et aux piétons, et cela pour une moindre efficacité. En heures de pointe, une file de circulation permet d’écouler 2 à 4 fois plus de voyageurs en tramway ou en autobus qu’en automobile et, pour un investissement comparable, une ligne de type RER transporte 60 000 voyageurs par heure et par sens contre seulement 7500 pour une autoroute urbaine deux fois trois voies ! Enfin, du point de vue de la sécurité de la circulation, les transports collectifs provoquent, selon les pays, de 5 à 10 fois moins d’accidents mortels par passager-kilomètre transporté.
Les transports collectifs apparaissent ainsi comme une réponse particulièrement pertinente à ce second défi que représente l’aspiration, de plus en plus marquée parmi nos concitoyens, à des villes les plus saines et agréables à vivre possibles.
La cohésion sociale
Un troisième grand défi, d’une toute autre nature, mais non moins impérieux que les deux précédents, attend les villes du XXIe siècle. Les villes sont des lieux de contrastes et de contradictions : si elles créent la richesse, elles génèrent aussi l’exclusion sociale. Elles devront offrir un bon niveau d’intégration sociale pour éviter ou atténuer le risque de phénomènes de marginalisation. L’accessibilité en est une condition majeure. Ce concept, l’accessibilité, me paraît décisif et mérite qu’on s’y arrête quelques instants, d’autant plus qu’il est précisément le lien entre transport et urbanisme. Je le définirais comme la faculté, pour le citadin, de se rendre commodément dans tous les principaux pôles d’activités de la ville. Mais l’accessibilité ne mérite son nom que si elle vaut pour le plus grand nombre et, en particulier, pour ceux qui, en raison de leur condition physique, de leur âge, de la modicité de leurs ressources, ne disposent pas de l’autonomie que confère une voiture. Seuls les transports collectifs sont aptes à répondre aux contraintes de l’accessibilité ainsi définie.
Alors que la faculté de se déplacer tend à devenir une liberté essentielle et un droit pour tous, les transports collectifs sont garants de ce droit qui conditionne l’accès à l’emploi, à l’éducation, à l’habitat, à la consommation, aux loisirs. Ils ne sont certes pas exclusifs d’autres modes, mais apportent seuls une réponse satisfaisante dès lors que l’idée qu’on se fait du développement urbain va dans le sens d’une ville plus démocratique et plus solidaire. Ainsi, la ville du XXIe siècle, active et performante, propre et conviviale, facteur de cohésion et d’intégration sociale, est indissociable de transports collectifs très présents et efficaces.
Ville et transport : une interaction forte
Transport collectif et densité urbaine
L’urbanisation se caractérise tout d’abord par la densité urbaine, tant en population qu’en emplois. Or, la densité est au cœur de l’interaction entre ville et transport. Des études menées à l’échelle internationale sur un certain nombre de grandes agglomérations ont fait ressortir avec constance que le mode de déplacement le plus performant, en termes d’efficacité et de coût pour la collectivité, diffère selon le degré de densité urbaine.
Dans la partie centrale des agglomérations, l’importance des flux de voyageurs impose des réseaux maillés à forte capacité du type métro (ou RER). En périphérie du cœur d’agglomération, là où les flux de déplacement sont encore importants, ce sont les transports en site propre, tram ou bus, qui sont les plus adaptés. En s’éloignant davantage en banlieue, quand la densité baisse et que les lignes doivent se ramifier pour desservir des zones d’habitat ou d’emploi plus dispersées, c’est le bus qui convient. Enfin, dans les zones les moins denses, la voiture devient plus performante.
Cette typologie est d’une extrême importance quand on réfléchit au développement des villes. Je distinguerai, de manière volontairement un peu schématique, deux modèles contrastés de croissance des villes.
Les deux modèles
Le premier modèle pourrait être qualifié de modèle de l’étalement urbain. Il caractérise des agglomérations qui, en l’absence d’une politique contraire volontariste, grandissent principalement en laissant les banlieues s’étendre et l’habitat se disperser de plus en plus loin du centre. C’est le modèle qui prévaut dans les villes nord-américaines. Il va de pair avec le primat de la voiture individuelle car — comme je l’ai dit —, il n’est pas question, sauf à un coût prohibitif, de desservir un habitat dispersé avec des transports collectifs conçus, au moins dans leur version classique, pour transporter des flux conséquents de voyageurs. Le modèle de l’étalement urbain débouche sur une double difficulté.
C’est, d’abord, un modèle coûteux pour la collectivité à de très nombreux égards. Je ne voudrais pas abuser de chiffres, mais il vaut la peine de les avoir à l’esprit. On a calculé que, pour une même activité, lorsque la densité de population est divisée par trois (20 habitants par hectare au lieu de 60), le coût des déplacements pour la collectivité augmente de plus de 50 %, la consommation d’énergie et les rejets de gaz à effet de serre sont multipliés par 3 et les accidents de la circulation augmentent de 50 %.
C’est, d’autre part, un modèle souvent problématique culturellement et socialement. Les villes s’étendent sans fin en multipliant autoroutes urbaines et parkings. Il se crée alors une constellation floue de zones peu denses fermées sur elles-mêmes et qui rendent les gens dépendants vis-à-vis des modes motorisés. L’agglomération se fragmente, le tissu urbain se mite. C’est un modèle qui favorise la fracture et l’exclusion sociales.
Les difficultés de ce modèle militent en faveur d’un autre scénario, celui du développement durable, fondé, lui, sur une ville plus compacte, plus solidaire et avec davantage de transports publics et un partage de la voirie avec l’automobile qui les favorise. Ce modèle vise, à l’inverse du précédent, à rechercher la densité urbaine, notamment en maintenant en bon état le parc de logement ancien dans les centres-villes et les banlieues proches et en liant les opérations d’implantation de bureaux, de commerces, d’activités de loisirs à la réalisation d’infrastructures de transports publics. Ce modèle est également préférable, il importe de le souligner, d’un point de vue économique. La part importante des déplacements réalisés à pied, à vélo et en transport public dans les villes d’Europe de l’Ouest, qui se rapprochent de ce modèle, conduit à un coût global des déplacements 3 à 4 fois inférieur à ce qu’il est dans les villes des États-Unis.
Interrelation urbanisme-transport : le cas de l’Ile-de-France
Il est, dès lors, essentiel qu’il y ait une articulation forte entre urbanisation et transport. Je voudrais préciser ce point en m’appuyant sur les conclusions, très éclairantes, d’une recherche récente sur la manière dont se sont prises les décisions en Ile-de-France dans ces deux domaines depuis un siècle et demi. Que ressort-il de cette recherche ? Qu’il s’est fait de grandes choses lorsque étaient conjuguées une forte volonté politique et des projets communs entre les villes et les transports. Quatre exemples l’illustrent, deux positifs, deux négatifs.
Deux périodes ont tout d’abord été le témoin de projets de transports mis en cohérence avec des projets d’urbanisme :
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L’une, au début du siècle, quand l’essor de Paris comme une des grandes métropoles européennes s’est accompagné de la construction de l’essentiel du réseau de métro de Paris, avec un maillage dense de lignes ;
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L’autre, dans les années 1965-1980, quand le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme a planifié à la fois l’édification des villes nouvelles (Cergy-Pontoise, Marne-la-Vallée, etc.) et la construction de lignes de RER les reliant au centre de l’agglomération et entre elles.
Ces deux périodes ont été structurantes et ont largement dessiné l’Ile-de-France d’aujourd’hui.
A l’inverse, deux contre-exemples témoignent des effets néfastes d’une dissociation entre la politique de la ville et celle des transports :
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L’un, dans les années 1925-1930, où, parce qu’on a oublié que les transports remplissent d’autres fonctions que le simple déplacement, on a démantelé, au profit de l’automobile, un réseau de tramways comme on n’oserait même pas en rêver aujourd’hui, puisqu’il a compté jusqu’à 1 000 km de lignes ! Imagine-t-on ce que seraient aujourd’hui l’agglomération parisienne et la Région Ile-de-France si on avait conservé, modernisé, mis en site propre ces lignes qui allaient, en 1930, jusqu’à Thiais, Le Bourget, Versailles, Saint-Germain, Argenteuil…
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L’autre, dans les années 1980 – 1990, quand on a pensé la ville sans suffisamment se préoccuper du transport, ce qui a conduit à une explosion du périurbain et, faute de moyens suffisants d’accès en transports publics à ces nouvelles zones d’habitation, aux phénomènes de ségrégation sociale que l’on connaît.
A la lumière de ces exemples, nous avons, je crois, tout lieu de nous réjouir que se manifeste à nouveau aujourd’hui en France la volonté de structurer conjointement l’avenir de la ville et l’avenir de ses transports. C’est vrai, au plan général, avec la démarche d’établissement de Plans de déplacements urbains, mise en œuvre dans toutes les agglomérations de plus de 100 000 habitants. C’est vrai, en particulier, pour l’Ile-de-France avec le XIIe Contrat de Plan Etat-Région, portant sur la période 2000-2006, qui favorise parallèlement une densification de la couronne proche de Paris et un renforcement du maillage des transports publics qui l’irriguent, avec un financement en faveur des transports publics augmenté de moitié par rapport au plan précédent. C’est vrai pour Paris où la Mairie se montre soucieuse, en multipliant les couloirs réservés et protégés, de donner de meilleures conditions de circulation aux autobus et, grâce au projet de tramway, de renouveler l’environnement urbain et les conditions de vie des 200 000 parisiens vivant sur les Boulevards des maréchaux.
L’insertion urbaine des infrastructures de transport
Je voudrais ajouter combien il est important, lorsqu’on crée des infrastructures lourdes de transport que sont une voie ferrée, une gare, un terminal d’autobus, de bien anticiper leur insertion urbaine, sachant qu’il est toujours plus difficile et coûteux de revenir sur d’éventuels défauts de conception a posteriori. On sait que de telles infrastructures sont susceptibles d’avoir des impacts forts en termes d’activités et d’habitat — ce sont habituellement là les effets positifs recherchés. Il est tout aussi important de s’assurer de leur intégration dans le site, d’un point de vue architectural et urbanistique. Et il convient d’être attentif aux effets négatifs possibles, qui peuvent être manifestes — par exemple, des nuisances sonores — ou plus insidieux — par exemple, la création d’une coupure dans le tissu social entre deux territoires urbains ou le fait qu’ils deviennent des lieux inhospitaliers et problématiques la nuit.
L’approche partenariale
La recherche de cohérence entre ville et transport passe donc de plus en plus par une concertation étroite entre les transporteurs et les acteurs locaux. Dans le cadre du plan de déplacements urbains, que j’évoquais à l’instant, ceux-ci sont représentés au sein de ” comités d’axes “, qui s’intéressent aux lignes du réseau, et de ” comités de pôles “, qui s’attachent, eux, aux nœuds du réseau de transport, c’est-à-dire aux endroits où les lignes, les modes se croisent en créant des correspondances, qui sont en même temps des points de contact entre le réseau et la ville.
De plus en plus, dans la logique de la décentralisation, les collectivités territoriales — Région, département, communes, communautés d’agglomération et communautés de communes — entendent exercer la plénitude de leurs responsabilités, que ce soit directement ou par l’intermédiaire d’une autorité organisatrice des transports urbains. Le rôle de l’entreprise de transport évolue : bien sûr, il lui appartient toujours non seulement de gérer et d’exploiter son réseau, mais aussi de faire des propositions pour l’organiser. Mais, désormais, cela suppose d’être à l’écoute des besoins en se rapprochant pour cela des acteurs de terrain — élus, entreprises, associations, jusqu’aux populations elles-mêmes —, d’entrer en dialogue avec ces acteurs et aussi de les faire dialoguer entre eux.
Ainsi le transporteur n’est plus celui qui, fort de sa compétence technique, apporte seul LA solution, mais son utilité s’affirme en tant que catalyseur de solutions qu’il contribuera à faire émerger. Il devient un partenaire de la ville et, qui plus est, un partenaire bien placé pour fédérer les partenariats pertinents, y compris avec d’autres modes ou d’autres entreprises de transport.
La mission du transport en commun : faciliter l’accès à la ville
Permettez-moi d’aborder la dernière partie de cet exposé en développant le concept, à mes yeux fondateur de l’articulation entre transport et urbanisme, l’accessibilité. Rendre la ville accessible — plus accessible, mieux accessible — est la véritable mission partagée d’un transport public et de ceux qui conçoivent et font la ville. La définir ainsi induit une conception du transport collectif ambitieuse et exigeante, qui va au-delà du simple transport physique de personnes. C’est dire qu’il doit être présent là où sont les personnes et là où elles veulent aller c’est dire qu’il doit être présent au moment où elles ont à se déplacer c’est dire, bien sûr, qu’on doit pouvoir être informé sur l’offre de transport c’est dire, enfin, qu’il doit pouvoir être emprunté par le plus grand nombre. J’aimerais, si vous le voulez bien, consacrer quelques instants à ces différentes facettes de l’accessibilité qui sera demain, j’en suis convaincu, la qualité urbaine majeure d’une métropole.
L’accessibilité spatiale / les adaptations du réseau
Il faut, en premier lieu, que le transport desserve les lieux où habitent les gens, les lieux où sont les activités. Énoncé ainsi, cela paraît une évidence. Pourtant, on n’est pas forcément attentif aux évolutions de la ville. On savait bien que les banlieues autour de Paris voyaient leur population augmenter. Mais ce n’est qu’avec un certain décalage qu’on a pris conscience qu’elles n’étaient plus, comme jadis, des ” banlieues-dortoirs ” comme on a pu les appeler, mais qu’elles s’étaient émancipées, devenant progressivement de vrais centres de vie, d’emploi, d’activités. On a en même temps pris conscience du désajustement du réseau francilien qui s’était organisé pour assurer principalement des dessertes entre le centre et la périphérie alors que de nouveaux flux de déplacement se développaient à l’intérieur des banlieues et de banlieue à banlieue. D’où la priorité, inscrite au XIIe contrat de plan Etat-Région Ile-de-France, d’adapter le réseau en renforçant le maillage des lignes en première couronne d’agglomération par la création de tramways et d’autobus en site propre, dont il convient de souligner que leur implantation n’apporte pas seulement un mieux en matière de transport. Elle comporte également un effet hautement bénéfique pour la ville dans la mesure où elle s’accompagne pratiquement toujours de mesures de requalification urbaine significatives, car c’est l’occasion de repenser et de reprendre tout l’espace de voirie de façade à façade, le revêtement du sol, les plantations, l’éclairage, mais aussi, à moyen terme, les activités et les équipements publics… Le transport en commun en site propre est ainsi un instrument de revalorisation des territoires.
Par ailleurs, il est certain qu’il y a une multiplicité de besoins, ponctuels ou réguliers, de déplacements locaux de proximité actuellement ignorés par les transports collectifs conventionnels qui ne s’y prêtent pas. Ces besoins, pour être pris en compte, appellent des solutions innovantes qui passent à la fois par le développement de modes originaux (véhicules de petite capacité, taxis collectifs…) et par une organisation originale du service. C’est tout un nouveau domaine à explorer.
Pôles d’échanges et services
Le souci de l’accessibilité conduit encore à se préoccuper de cet élément de la chaîne du transport que sont les grands pôles d’échanges et de correspondance dont les plus importants — que l’on pense, par exemple, à La Défense, à Châtelet ou aux grandes gares parisiennes — voient transiter quotidiennement plusieurs centaines de milliers de voyageurs. Il s’agit de faire en sorte que le temps qu’y passe le voyageur ne soit pas vécu par lui comme du temps perdu. Il s’agit d’en faire des lieux de temps plein, de temps riche, des lieux où se prolonge la vie de la ville, avec des animations, des commerces et des services du quotidien. Ceux-ci permettront, par exemple, de se procurer un journal, de boire un café, d’acheter une friandise ou une boisson, de trouver une boîte à lettres ou un distributeur de billets, de consulter une borne d’accès à Internet… Ces facilités pourront, le cas échéant, être regroupées. Tel est l’esprit des ” bouquets de services ” que la RATP implante dans de grandes stations. Nous les concevons, pour prendre une image, comme des escales ou des oasis dans le parcours de ces véritables ” nomades urbains ” que tendent de plus en plus à être les citadins épris de mobilité du XXIe siècle.
L’accessibilité par l’information
Parmi tous les services, le premier attendu, exigé est l’information sur le transport lui-même et la ville, clé de l’accessibilité. A l’heure des outils de communication instantanée que sont le téléphone, le minitel, Internet et le portable, il s’impose que le voyageur puisse préparer son trajet et connaisse, avant de partir, quelles lignes prendre et à quel horaire de même, il est souhaitable qu’il soit, tout au long de son parcours, informé en temps réel du temps d’attente du prochain bus ou tram, d’éventuelles perturbations, etc. Aujourd’hui, cette information peut techniquement être obtenue et elle peut être instantanément transmise et affichée. Bien sûr, Il revient aussi au personnel présent sur les réseaux de concourir à cette information ainsi que d’avoir un rôle d’accueil et d’assistance auprès des voyageurs.
L’accessibilité temporelle
Demain, il faudra se préoccuper de l’adaptation des transports non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Autrement dit, la question de l’accessibilité est aussi temporelle. On a longtemps raisonné en termes d’heures de pointe et d’heures creuses, de jours de semaine et de samedis-dimanches. Ces oppositions classiques ont perdu de leur pertinence car, au fil du temps, les rythmes urbains se sont modifiés et diversifiés. La problématique est donc à renouveler. C’est une question sur laquelle je me penche actuellement dans le cadre d’une saisine du Conseil économique et social par le Premier Ministre sur le temps des villes.
Le constat est que la ville aujourd’hui — et, demain, sûrement encore davantage — tend à vivre en continu 24 heures par jour et 365 jours par an, de façon moins cadencée et plus événementielle. Les trajets entre domicile et travail ne représentent plus que 25 % des déplacements annuels et rythment de moins en moins la ville. Des conflits nouveaux vont surgir entre la ville qui travaille, celle qui dort et celle qui s’amuse. Il est impératif pour les transports collectifs de prendre en compte cette évolution et les nouveaux besoins qu’elle génère. Il faut veiller à synchroniser les transports avec les pratiques des citadins. Cela signifie augmenter leur amplitude de fonctionnement, ajuster fréquences et horaires et, plus généralement, augmenter la réactivité de l’offre afin de réduire son inertie par rapport à une demande de plus en plus versatile.
L’accessibilité au plus grand nombre
Dernière dimension de l’accessibilité, l’accessibilité au plus grand nombre, un redoutable défi pour les transports collectifs. En même temps, en contribuant à l’insertion sociale, elle est ce qui fonde au plus profond leur légitimité démocratique. Car, à supposer même une ville où la circulation et le stationnement des voitures particulières ne poseraient pas de problème, à supposer même qu’on fasse abstraction des nuisances de l’automobile, il n’en resterait pas moins que, pour des raisons d’âge, d’état de santé, de situation économique, une large fraction de la population ( on l’évalue à environ 40 % dans les villes d’Europe de l’Ouest, mais elle peut aller jusqu’à plus de 90 % dans les villes des pays en voie de développement ) ne dispose pas d’automobile ou ne peut l’utiliser. De là le caractère irremplaçable des transports en commun.
Encore faut-il, pour rendre la ville accessible, qu’ils soient eux-mêmes accessibles.
Accessibles aux personnes qui ont des difficultés à se déplacer : cela implique, dans les modes souterrains, de multiplier les escaliers mécaniques et les ascenseurs et, pour les autobus, d’utiliser des matériels à plancher bas et un système de palette qui les rend accessibles aux personnes en fauteuil roulant. C’est ainsi qu’à la RATP, tous les renouvellements de matériel de la RATP se font désormais avec des véhicules présentant ces caractéristiques — encore faut-il que les aménagements de voirie nécessaires soient réalisés aux points d’arrêt.
Destinées elles aussi à favoriser l’accessibilité aux transports collectifs, les mesures tarifaires revêtent un double aspect. Pratiquement partout dans le monde, il faut le savoir, les transports publics reçoivent, sous une forme ou une autre, des contributions publiques qui compensent l’écart entre le prix de revient du voyage et le prix effectivement demandé au voyageur. Partout, des tarifs privilégiés sont proposés pour des catégories particulières : en Ile-de-France, l’exemple le plus récent en est la création d’une carte Solidarité transport pour les bénéficiaires de la Couverture Maladie Universelle et on doit noter, en Ile-de-France toujours, le succès considérable de l’abonnement Imagine’R destiné aux scolaires et étudiants, qui compte 600 000 adhérents. Ces mesures sont de la responsabilité des pouvoirs publics, des collectivités territoriales et des autorités organisatrices du transport. Elles attestent que, à leurs yeux, la mobilité participe de la citoyenneté.
Il y a 340 ans, Blaise Pascal, l’illustre savant et écrivain, imaginait et créait les carrosses à 5 sols, dont plusieurs lignes ont sillonné Paris. A ce titre, on le considère volontiers comme l’inventeur des transports publics modernes. Supposons un instant qu’il revienne parmi nous et qu’il voie la fortune de son invention aujourd’hui. On peut l’imaginer perplexe, lui qui écrivait, dans ses Pensées : ” J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre “. Sans doute ne manquerait-il pas de s’interroger sur cette mobilité généralisée qui saisit les citadins comme un véritable engouement. Est-ce pour le meilleur ou pour le pire ? A chacun d’en décider… Quoi qu’il en soit, ma conviction, que j’espère vous avoir fait partager, est que c’est avec des transports collectifs que la ville a le plus de chances de fonctionner de manière performante et de procurer la meilleure facilité et qualité de vie au plus grand nombre. Ce qui place le transport en commun devant une grande responsabilité et un grand défi.