Le maire et le développement de sa ville

Séance du lundi 11 mars 2002

par M. Alain Juppé

 

 

La cité antique, puis la ville médiévale aiment à s’enfermer dans des remparts, d’abord pour se protéger, puis, au fur et à mesure que s’épanouit leur puissance, pour affirmer leurs franchises et revendiquer leurs libertés.

Dès la fin du Moyen Age, elles étouffent dans ces remparts et commencent à s’étaler sur les territoires qui les entourent. Ce phénomène d’étalement urbain ne s’arrêtera plus.

Il a pris, dans la deuxième moitié du XX° siècle, des proportions inquiétantes, non seulement dans les gigantesques mégalopoles qui draînent parfois l’essentiel de la population de tout un pays, mais même dans des agglomérations qui restent encore à taille humaine.

Je ne m’attarderai pas davantage sur cette évolution. Je voudrais évoquer simplement quelques-unes de ses conséquences en m’appuyant sur mon expérience de maire d’une ville de 215 000 habitants, et de président d’une communauté urbaine qui se place au sixième ou septième rang des agglomérations françaises et qui prétend au statut de métropole européenne.

Première conséquence de l’étalement urbain : le désordre et la laideur des espaces sur lesquels la ville a débordé le mot de “banlieue” est devenu si péjoratif qu’on le remplace volontiers par une de ces périphrases dont le langage contemporain a le secret, “tissu péri-urbain” par exemple. Qui dira la désespérante monotonie de la plupart de nos “entrées de ville”, encombrées du même bric à brac d’hyper-marchés et de hangars en tous genres ? Du Nord au Midi , de la Bretagne à la Savoie, le mal est si général et si grave que le législateur a éprouvé le besoin d’intervenir pour fixer quelques règles et délimiter des périmètres de protection. La loi Barnier, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est sans doute venue bien tard. Il faudra du temps pour corriger les erreurs d’une urbanisation inspirée de préoccupations purement mercantiles.

Deuxième conséquence : le mal-vivre de certains quartiers péri-urbains et l’insécurité qui y règne . On se souvient de la frénésie de construction qui s’est emparée de notre pays au lendemain de la deuxième guerre mondiale : il fallait reconstruire ce qui avait été détruit, mais aussi loger les générations nouvelles du “baby boom”. La plupart de nos villes et de leurs périphéries portent les stigmates de cette époque, qui prennent la forme des “tours et barres” où nos concitoyens ne veulent plus vivre, au point que l’Etat et les collectivités locales doivent désormais — dans le cadre de ce qu’on appelle la “politique de la ville” — financer leur démolition-reconstruction.

Troisième conséquence de l’étalement urbain : le “mitage” des espaces naturels qui entouraient les villes et qui sont devenus la proie des promoteurs en tous genres, publics ou privés. Les maires des petites communes suburbaines n’ont souvent eu de cesse que “d’aménager” ou de lotir , au détriment des ceintures et des coulées vertes qu’il faut ensuite reconstituer à prix d’or en milieu urbanisé.

Quatrième conséquence : la difficulté croissante des déplacements aux abords des villes et en leur coeur, et tous les problèmes de gestion qui en découlent. J’y reviendrai plus longuement.

Cinquième conséquence qui recoupe la précédente, mais la dépasse : le renchérissement de tous les services publics qui doivent desservir, dans des conditions de stricte égalité, des populations disséminées sur des territoires de plus en plus étendus : transports collectifs bien sûr, mais aussi collecte des ordures ménagères, réseaux “haut-débit”, sans oublier les fournitures élémentaires : eau, électricité, téléphone…

Sixième conséquence et je m’arrêterai là : la complexité croissante de la gouvernance urbaine dans des agglomérations où les relations entre la ville-centre et les communes de sa périphérie se posent souvent en termes de rivalité ou de jalousie. Le débat sur les charges de centralité que supporte la première est souvent obscurci par la revendication d’équité ou de péréquation des secondes. La démagogie “anti-ville centre” transcende les différences politiques; elle est d’autant plus efficace que la périphérie pèse plus lourd que le centre.

 

Bordeaux illustre, jusqu’à la caricature, la description que je viens de faire. Quelques chiffres peuvent suffire à en convaincre : en 1968, au moment de la création des premières communautés urbaines dont celle de Bordeaux (CUB), la population de la ville-centre représentait environ les deux-tiers de la population totale de la CUB; 30 ans plus tard, le pourcentage n’est plus que du tiers, sous l’effet conjugué du déclin de la ville-centre, heureusement arrêté depuis quelques années, et de la croissance globale de l’agglomération qui atteint déjà 670 000 habitants. Deuxième série de chiffres : aujourd’hui, pour la même superficie, l’agglomération bordelaise a deux fois moins d’habitants que la métropole lyonnaise !

Nous avons évidemment décidé de réagir. L’ensemble des responsables du développement urbain, au premier chef les élus locaux, mais aussi les représentants de l’Etat ou les acteurs de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile, se sont assez rapidement accordés sur des objectifs communs : contenir l’urbanisation en tache d’huile, et redonner vie aux cœurs de ville.

Cette volonté s’est d’abord exprimée dans le travail de planification urbaine dont la révision du SDAU (schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme, rebaptisé schéma de cohérence territoriale ou SCOT par la récente loi de solidarité et de renouvellement urbain, dite loi SRU ) a été l’occasion. Au SCOT se sont ajoutés d’autres documents de planification urbaine, par exemple le plan des déplacements urbains (PDU) ou le programme local de l’habitat (PLH) qui tous affichent la même ambition : recentrer le développement urbain sur la ville-centre et les centres-villes de l’agglomération.

Puis-je ajouter, sans être taxé d’ironie vis à vis d’une réflexion qui a mobilisé une quantité considérable de talents et d’énergies et qui a abouti à la signature d’un contrat d’agglomération entre l’Etat, la région, le département et la CUB — contrat qui prévoit des financements substantiels pour donner corps aux engagements pris — que les mêmes orientations devaient vraisemblablement figurer dans le SDAU précédent, qui remonte à plus de quinze ans ? Comparer prévisions et réalisations de planification urbaine est un exercice cruel. Tant il est vrai que ce qui l’emporte en ce domaine, ce sont moins les textes, voire la contrainte, que l’envie de nos concitoyens d’aller vivre et habiter là où ils trouvent les conditions de leur bien-être matériel et de leur épanouissement personnel et familial.

C’est pourquoi la bonne manière de revitaliser les centres-villes et notamment ceux des villes historiques, c’est moins d’interdire d’aller vivre à la campagne que de rendre la vie en ville plus douce, plus riche, plus attractive. C’est possible car les envies changent; on observe partout un “désir de ville” qui ne demande qu’à s’assouvir. La ville apparaît deplus en plus comme le lieu de la convivialité, de l’échange culturel, du partage des expériences et aussi de la beauté du patrimoine bâti. Encore faut-il qu’elle offre des conditions d’habitat confortables, dans des quartiers dotés des équipements collectifs qu’on attend désormais dans tout milieu urbanisé, y compris les espaces verts, sans oublier la ou les sacro-saintes places de garage où “parquer” l’automobile dont on consent à ne pas se servir quotidiennement mais qu’il faut absolument remiser quelque part.

Telle est l’intention de la grande opération de reconquête du centre historique de Bordeaux que j’ai proposée à mes concitoyens comme une des toutes premières priorités de la mandature qui a commencé l’an dernier, opération sur laquelle je reviendrai dans un instant.

Je voudrais auparavant évoquer un autre aspect de la politique de développement urbain durable qui concourt également à la lutte contre l’urbanisation diffuse et qui doit faciliter le resserrement du “lien social” entre les parties d’une même agglomération : je veux parler de la politique des transports publics.

Ici encore Bordeaux offre un cas d’école: elle est sans doute la seule des grandes agglomérations françaises à ne pas s’être dotée d’un système de transports collectifs en site propre (TCSP), l’une de celles où, par voie de conséquence, la proportion des déplacements effectués en automobile particulière était la plus élevée et ne cessait de croître. Telle était en tout cas la situation qui prévalait en 1995 lorsque j’ai été élu maire pour la première fois. Certes la CUB disposait d’un réseau de bus considérablement étendu. Mais, faute de sites propres suffisamment développés — si l’on excepte quelques couloirs bus — la vitesse commerciale des dits bus était fort peu attractive, leur fréquentation dès lors insuffisante et le déficit d’exploitation considérable.

La congestion automobile apportait son cortège de maux : embouteillages générateurs de pollution atmosphérique, temps de déplacement domicile-travail de plus en plus longs et de plus en plus fatigants, perte d’aménité de l’espace urbain de plus en plus livré à l’automobile notamment dans les grandes artères du centre qui ressemblaient de plus en plus à des autoroutes; l’exemple des quais de la Garonne me paraissait particulièrement symbolique de cette dérive.

Pendant des années avait fait rage la querelle du métro. Mon prédécesseur, Jacques Chaban-Delmas, ne cachait pas sa préférence pour ce mode de TCSP qui, seul, lui paraissait digne du rang qu’il voulait donner à sa ville. Malheureusement, après de très longues et très passionnées délibérations, le projet était au point mort, du fait de son coût et surtout de l’absence de consensus politique au sein de la CUB. Le coup de grâce fut donné par quelques-uns de ses propres amis qui “lâchèrent” Chaban et enterrèrent le dossier.

Mon équipe reprit tout à zéro en juin 1995 et, au terme d’un processus de concertation dont je vous épargnerai le détail, emporta la décision : ce serait un tramway.

Pourquoi un tramway ? Même si l’adhésion au projet fut rapide, forte et durable, on ne manqua de me poser la question. D’autant que les Bordelais n’avaient pas oublié le démantèlement de leur vieux tram dans les années 60. On me la pose encore aujourd’hui en dehors de Bordeaux. Suis-je sûr d’avoir fait le bon choix ? Les raisons ne manquent pas. Je laisse de côté l’argument d’autorité : ” la plupart des villes françaises et européennes comparables ont fait le même choix .” Après tout , l’erreur peut être collective !

Il n’en reste pas moins que le coût d’un tram est plus raisonnable que celui d’un métro, en tout cas pour une métropole de moins d’un million d’habitants … et sur un territoire dont le sous-sol est particulièrement ingrat  que la technologie évolue vite et permettra sans doute au tram de Bordeaux de bénéficier, dans ses sites historiques, d’une alimentation par le sol très respectueuse de l’environnement architectural  que surtout la construction d’un tram est une merveilleuse occasion de requalifier les espaces publics, voies et places, et de donner aux touristes un moyen sans égal de découvrir une ville historique. On s’en apercevra, j’en suis sûr, tout au long de l’admirable façade XVIIIe des quais de Bordeaux.

Peut-être, dans 50 ans, enlèvera-t-on à nouveau les rails de nos tramways au profit de petits véhicules électriques mis à la disposition de chacun ? Pour l’heure, et alors qu’il y 3 ou 4 décennies nos prédécesseurs avaient chassé les trams pour faire place nette à l’automobile, nous faisons l’inverse . L’histoire est un éternel recommencement.

Pas tout à fait, pour être précis. Car l’installation d’un tram n’a de sens que dans le cadre d’une stratégie beaucoup plus globale des déplacements urbains : reconfiguration de l’ensemble du réseau des bus et développement des sites propres qui leur sont destinés, intermodalité tram – bus – train, encouragement au co-voiturage et aux modes de déplacement réputés “doux” (vélo, marche à pied) etc. C’est une révolution tranquille des comportements qui se met en marche et qui doit aboutir à diminuer la pression de moins en moins supportable de l’usage du véhicule individuel pour tout trajet en ville. A Bordeaux, par exemple, 20 % des déplacements en automobile couvrent un parcours de moins de deux kilomètres !

J’ajoute qu’il faut aussi épargner à nos centres-villes la circulation de transit qui les éventre : d’où le nouveau plan de circulation bordelais qui protège l’hypercentre et renvoie le transit d’agglomération sur plusieurs boucles concentriques jusqu’à la rocade  d’où aussi la nécessité d’un grand contournement autoroutier de Bordeaux qui éloigne de l’agglomération elle-même le grand transit nord-sud européen et décharge d’autant la rocade urbaine. On retrouve cette problématique dans toutes nos grandes agglomérations.

La reconquête de l’habitat et l’installation de TCSP conduisent à remodeler le cœur de nos villes historiques. Dès lors se pose à tous les responsables des politiques de développement durable la question de savoir comment concilier respect de l’histoire et du patrimoine, et modernisation des conditions de vie en ville. Bordeaux n’échappe pas à ce qui est souvent un dilemme. Son centre est en effet couvert par l’un des plus anciens et des plus vastes secteurs sauvegardés de France : créé en 1967, il couvre 150 hectares. Au bout de plus de 30 années, le bilan de sa mise en valeur est mitigé : on estime qu’un tiers à peine du bâti a été réhabilité  et encore les mécanismes fiscaux de la loi Malraux ont-ils poussé les associations foncières à morceler les vastes hôtels du secteur en petits logements souvent destinés à une clientèle étudiante qui déserte le quartier plusieurs soirs par semaines et plusieurs mois par an. Pour le reste, c’est la dégradation et souvent la vacance .

S’attaquer à la revitalisation du cœur historique de nos grandes cités est un des défis les plus stimulants mais aussi les plus redoutables que les responsables locaux aient à connaître. La réussite suppose que soient réunies bien des conditions : une volonté politique forte que seul le maire, investi d’une légitimité démocratique incontestable, peut incarner  une vision claire de l’objectif poursuivi, qui doit être défini, pour être accepté, en étroite concertation avec tous les acteurs concernés  et des moyens financiers et administratifs adaptés à des opérations toujours complexes qui englobent à la fois la réhabilitation des logements mais aussi la création des équipements de proximité attendus par la population et la modernisation des espaces publics.

L’une des difficultés majeures de l’entreprise est évidemment comme je le soulignais il y a un instant, la contradiction inévitable entre le respect du patrimoine sous tous ses aspects et l’aspiration des habitants … ou des urbanistes à la modernité. Comment un maire doit-il et peut-il agir lorsqu’il fait face d’un côté aux adorateurs du patrimoine, de l’autre aux sectateurs de la modernité ?

De Quatremère de Quincy à Viollet le Duc, de Ruskin aux signataires de la Charte de Venise, les théories relatives à la restauration du patrimoine ont toujours été le reflet de la culture d’une époque et des conceptions d’un moment de l’histoire et du monde, n’en déplaise à ceux qui se pensent dépositaires du Beau et du Goût.

En réaction à certaines certitudes arrogantes, le XX° siècle finissant a cultivé la prudence, la relativité, pour ne pas dire le doute existentiel, dans le domaine de l’urbanisme comme dans d’autres.

Ce double mouvement, voire cette contradiction, rend la gestion du patrimoine plus complexe encore.

La première difficulté tient sans doute au fait que l’on est passé de la notion de monument-objet à celle d’ensemble bâti avec, notamment, la création il y a 35 ans, des secteurs sauvegardés. La sauvegarde du patrimoine est dès lors intimement liée à la vie même du cœur des villes et à leur processus de renouvellement. François Loyer le dit avec pertinence : ” Alors que la peinture, la sculpture ou même l’objet peuvent être retirés du circuit de l’usage pour être réduits à une pure contemplation, l’architecture ne parvient pas à se détacher de son emploi, fût-il touristique ou culturel. Qui dit usage dit usure. Il y a plus grave : chaque réaffectation suppose des transformations souvent décisives . Ce n’est jamais la ville ancienne qu’on voit mais son dernier état — nécessairement très éloigné de ce qu’il pouvait être à l’origine.”

Les deux protagonistes de la sauvegarde et de la mise en valeur d’un secteur sauvegardé, l’architecte des bâtiments de France (ABF) et le maire, doivent donc naviguer entre les écueils s’ils veulent assumer leur vraie mission : favoriser la mutation du patrimoine plutôt que sa seule conservation  faire vivre plutôt que “muséifier”.

Il s’agit par exemple de trouver un usage actuel à un monument rénové : pari gagné à Bordeaux avec l’installation des services de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) dans l’ancien couvent des Annonciades .

Mais pari restant à gagner pour les bâtiments des vivres de la Marine à Bacalan ou d’autres sites encore. L’ arbitrage reste toujours difficile entre le désir des édiles de faire échapper ces constructions aux outrages du temps et le perfectionnisme excessif des conservateurs en tous genres qui préfèrent attendre l’improbable aubaine plutôt que de passer un compromis acceptable.

Il s’agit aussi d’intégrer la sauvegarde du “monument objet” dans un cadre suffisamment convivial pour y créer le “désir de vivre”, ce qui passe, je l’ai dit, par le curetage des certains îlots, la création d’espaces de lumière et de respiration, l’ouverture de voies nouvelles, l’aménagement d’équipements publics de proximité. La poésie des venelles obscures et insalubres attire les réalisateurs de films de cape et d’épée plus que les habitants du XXIe siècle.

Sur tous ces fronts surgit la même question : celle de l’équilibre des pouvoirs entre les protagonistes que j’ai cités : l’ABF et le maire. On ne sera pas surpris si j’affirme qu’à mon sens, cet équilibre n’est, en l’état actuel des choses, pas satisfaisant. Je n’hésite même pas à dire que les pouvoirs de l’ABF sont aujourd’hui exorbitants, d’autant qu’ils sont souvent des pouvoirs d’interprétation non susceptibles du moindre recours.

Et que l’interprétation peut changer du jour au lendemain quand l’ABF lui-même change. Je pourrais citer quelques exemples savoureux à Bordeaux … Quand un ABF préfère le pavage d’une place en octogone à un pavage en cercle, pourquoi faut-il que ce “bon goût” s’impose au maire et vienne modifier un projet choisi à l’unanimité à l’issue d’un concours d’architecture dans le jury duquel siégeait le prédécesseur dudit ABF ? Les conséquences d’un désaccord aussi stratégique ne sont pas minces : plusieurs mois de discussions byzantines et donc le risque de retards insupportables dans la réalisation de projets vitaux pour le développement d’une ville ( ici le tramway ).

Que dire du choix du mobilier urbain … dont on sait qu’il sera remplacé, ne serait-ce que pour usure, au bout d’une ou deux dizaines d’années ?

La tentation consiste alors à se réfugier dans le pastiche, notamment pour combler les “dents creuses” ou réaménager les espaces publics, ce qui donne parfois des résultats consternants.

A toute époque, il y a des architectes, des urbanistes, des créateurs doués et il faut leur faire confiance. Il ne faut être obsédé ni par le respect religieux de l’existant ni par l’inscription obligatoire de la modernité dans la ville ancienne. Tout est affaire de sensibilité et de pragmatisme.

Lors d’un colloque européen sur le patrimoine qui s’est tenu à Bordeaux en 1996, Françoise Choay rappelait qu’elle avait découvert à Naples des architectes dénommés “facilitatore”. Leur rôle était de se conduire en “pédagogues, en sensibilisateurs, en informateurs, en intermédiaires, en conciliateurs en vue de faire parler à tous les protagonistes d’une opération le langage commun d’une même culture de l’espace proche”. Ce serait, chez nous, une belle ambition que d’inventer des ABF “facilitateurs”… La loi sur la démocratie de proximité permettra peut-être de progresser dans cette direction grâce à la possibilité d’expérimentation et de décentralisation que son article 111 prévoit en ce domaine.

Le patrimoine bordelais est exceptionnel mais il n’échappera à la dégradation et à la paupérisation que si le cœur de la ville demeure actif et vivant, c’est-à-dire si des familles peuvent s’y installer et s’y développer dans des conditions de confort et de convivialité attractives. Se retrancher dans son passé serait pour notre ville se retirer de l’histoire. Après tout, et j’ose la provocation, la destruction de l’amphithéâtre Gallien a permis la construction de tout un quartier, et celle du temple des Piliers de Tutelle l’agrandissement du Château-Trompette et par contrecoup l’édification du Grand-Théâtre de Victor Louis. Et si Bordeaux avait conservé ses remparts médiévaux, ses intendants ne l’aurait pas dotée de la plus harmonieuse façade XVIIIe d’Europe …

On l’aura compris : gérer une ville, c’est une passion . Aux deux sens du terme !

Pourquoi dissimuler que le parcours qu’impose le respect de procédures de plus en plus complexes ressemble souvent à un chemin de croix ?

Il est normal que l’Etat, lorsqu’il subventionne un projet de tramway, fasse vérifier par ses services déconcentrés la pertinence de l’opération. Mais il n’est pas normal qu’au moment de prendre son arrêté de déclaration d’utilité publique le préfet doive renvoyer la totalité du dossier à Paris pour une “instruction mixte à l’échelon central” qui consiste à faire refaire dans les bureaux des ministères le travail qu’ont déjà réalisé les directions régionales de ces mêmes ministères ! Nous étouffons d’un excès de centralisme !

Pour choisir le tracé du grand contournement autoroutier de l’agglomération bordelaise dont j’ai déjà parlé, il faut organiser “le grand débat” prévu par la loi Barnier. Bien. Mais il faut ouvrir ce grand débat sur les deux hypothèses de tracé, par l’Ouest et par l’Est , alors qu’on sait pertinemment que seule la première permettra d’atteindre les objectifs explicites de l’opération. Motif invoqué par l’administration : il faut se prémunir contre tout risque de recours contentieux. Nous souffrons d’une judiciarisation croissante et paralysante de l’action publique.

Nous souffrons enfin d’une crise de la démocratie représentative. Je crois profondément à la nécessité de la concertation avec ce qu’il m’arrive d’appeler les ONM (organisations non municipales )  la démocratie moderne est une démocratie de proximité et l’aspiration de nos concitoyens à participer étroitement à la préparation des décisions qui les concernent est non seulement légitime mais utile. C’est un puissant facteur d’amélioration et d’acceptation de ces décisions. A condition que la représentativité des ONM soit réelle et qu’au bout du chemin l’autorité démocratiquement investie du pouvoir de décision ne soit pas dépossédée de sa responsabilité.

Mais qui dit passion dit aussi histoire d’amour. Et je voudrais conclure en essayant de vous faire partager l’enthousiasme et le bonheur que me procure mon métier de maire.

Il arrive aux hommes politiques de rêver. Lorsque j’ai re-découvert Bordeaux en 1994, je me suis arrêté un soir devant la place de la bourse, joyau de l’architecture du XVIII° siècle et je me suis pris à rêver. Je voyais des quais déserts, encombrés de hangars en ruine, coupés de la ville par des grilles rouillées  je voyais une véritable autoroute urbaine crachant sa pollution sur des façades noircies et obscures. J’imaginais un espace rendu à la promenade le long du fleuve, un boulevard urbain bordé d’arbres où la circulation automobile serait réduite et apaisée, de larges trottoirs le long de façades ravalées et de monuments mis en lumière. Aujourd’hui, ce rêve devient peu à peu réalité. Les Bordelaises et les Bordelais viennent en foule flâner sur les berges de la Garonne et renouent avec la tradition méridionale de ce qu’on appelle, de l’autre côté des Pyrénées , le “paseo”. Je me dis alors que la politique peut aussi rimer avec travail accompli et bonheur partagé.

Je vous remercie de votre attention.

Texte des débats ayant suivi la communication