Séance du lundi 25 mars 2002
par M. Vincent Renard
La ville, le milieu urbain, constitue aujourd’hui le cadre de vie d’une proportion croissante de la population du monde, phénomène majeur et sans précédent. La croissance démographique très rapide au cours de ce siècle s’est en effet accompagnée d’une croissance beaucoup plus rapide encore de la population urbaine puisque au « simple » quadruplement de la population au cours du dernier siècle a correspondu une multiplication par vingt de la population urbaine, qui compte aujourd’hui à peu près la moitié de la population mondiale soit 3 milliards, et pourrait atteindre près de 80 % de la population totale au milieu de ce siècle.
Sur un plan général, une abondante littérature, souvent alarmiste, souligne la dramatique expansion des grandes agglomérations. L’expression de mégalopole ou mégapole est ainsi devenue synonyme de développement incontrôlé résultant en particulier de la conjugaison d’une croissance démographique rapide (non soutenable, ou non durable, dirait-on aujourd’hui) et de l’exode rural. Cette croissance, quand bien même une certaine inflexion semble se dessiner dans plusieurs parties du monde vers une diminution de son rythme — voire un déclin en Europe de l’Est ou de l’Ouest — soulève une série de problèmes d’une grande complexité pour assurer simultanément un cadre physique et institutionnel économiquement efficace, un environnement d’une qualité acceptable et une certaine cohésion sociale (celle-ci est certainement la plus difficile à définir). Telle est aujourd’hui la définition canonique du développement durable.
Si nous avons une connaissance globale de ce phénomène, sa compréhension fine, évidemment très différente d’une région du monde à une autre, paraît encore lacunaire.
Il n’existe pas de science des villes. Plusieurs disciplines contribuent à l’analyse et à l’explication des transformations de ce qui constitue le cadre de vie d’une proportion croissante de la population du monde, phénomène majeur et sans précédent.
Des rapprochements métaphoriques sont parfois tentés avec des sciences « dures », la physique et la biologie en premier lieu : la ville serait un être vivant, comme telle soumise aux lois physico-chimiques qui régissent les milieux. De ce point de vue, l’écologie urbaine apporte incontestablement un éclairage, une façon de poser les problèmes qui sont à la fois féconds et d’une grande utilité dans la mise en œuvre des politiques publiques.
Les historiens apportent une dimension essentielle pour comprendre les transformations progrressives du cadre urbain en fonction du rôle changeant des acteurs, des modes de gouvernement et des fonctions des villes.
Les géographes contribuent aux analyses sur l’ évolution de la morphologie urbaine, en intégrant un large spectre de facteurs explicatifs.
Juristes et politologues ont un rôle important pour analyser les règles institutionnelles, l’ encadrement juridique et le contrôle de l’évolution du cadre bâti…et non bâti.
Les démographes apportent une clé essentielle pour comprendre, diagnostiquer et anticiper l’intensité,et les formes des pressions urbaines à venir, en y intégrant bien sûr les migrations.
Les sociologues et les ethnologues enfin apportent une lumière indispensable sur les relations entre les individus et leur territoire, et leur rôle dans la formation des villes.
Par contre, l’ économie est resté relativement plus discrète sur l’analyse des villes. Si certains thèmes sectoriels, en particulier l’économie des transports, ont fait l’objet d’intéressants développements, ainsi que des modèles d’économie spatiale formalisée, il existe peu de travaux d’économistes sur les logiques économiques de la (re) production de la ville, le fonctionnement des marchés fonciers et immobiliers et leur articulation avec la planification urbaine.
Ces mécanismes de formation des grandes unités urbaines ne sont ainsi pas très bien connus. On peut noter que les données statistiques correspondantes, y compris dans nombre de pays développés, sont souvent incertaines, lacunaires, délicates à interpréter.
Ces enjeux économiques pourtant sont souvent décisifs dans l’évolution des villes, leur structuration, la répartition des activités et des ménages. Or dans beaucoup de pays, les processus du développement urbain soulèvent de nouveaux défis : volatilité des marchés, apparition de bulles spéculatives, polarisation du développement urbain, développement de friches de toute nature, y compris dans des zones centrales.
La question n’est plus seulement celle du développement incontrôlé de gigantesques nappes urbaines, en Inde au Brésil ou en Asie du Sud, elle est aussi — peut être de plus en plus — celle de la fragmentation — fonctionnelle et sociale — des territoires.
Pour répondre à ces défis, on a souvent recours à une panoplie traditionnelle d’outils politico-juridiques, ayant pour objet de garantir (ou de retrouver) la maîtrise du développement urbain, planification urbaine, intervention directe des collectivités publiques sur les marchés fonciers, organisation institutionnelle (on parle à satiété de « gouvernance urbaine »). Par contre, les mécanismes économiques, financiers et fiscaux sont généralement moins sollicités.
Si certaines organisations internationales, par exemple la Banque Mondiale, la Banque Interaméricaine de développement, la Banque Asiatique de développement, l’Union Européenne, l’OCDE et bien des agences de coopération et de développement tentent depuis quelques années de définir des « guides des bonnes pratiques », les expériences de terrain montrent souvent à quel point la gestion des villes – dont on doit au préalable définir clairement les objectifs — n’entre pas aisément dans un moule uniforme, repose sur un certain nombre de données profondément spécifiques, histoires, fondement du droit, système économique etc.
À partir de notre expérience personnelle, principalement en Europe de l’Ouest, Asie de l’Est (Japon et Corée), Amérique du Sud, (surtout Colombie et Chili) et quelques pays « en transition », particulièrement la Russie et l’Ukraine, nous voudrions mettre en évidence deux évolutions récentes qui nous paraissent avoir une importance décisive sur le devenir des villes.
C’est d’abord la financiarisation croissante des marchés fonciers et immobiliers, avec une volatilité accrue , le développement de cycles, voire la formation de « bulles », peu compatible avec la maîtrise à long terme du développement urbain. L’assimilation d’un morceau d’espace à un actif financier soulève des questions difficiles.
Cette assimilation de l’espace à un actif financier, dans un monde largement globalisé et déréglementé, soulève d’autre part la question du contenu du droit de propriété et de son mode d’exercice. Un terrain est à la fois bien privé, bien public et producteur d’externalités. La réaffirmation de la fonction sociale de la propriété peut être ici le garant d’un aménagement durable du territoire.
Comment se forment les prix : cycles, volatilité des prix, bulles sur les marchés fonciers et immobiliers
La formation des prix du sol, en régime de propriété privée, est une énigme vieille comme le monde, depuis les harpénodaptes égyptiens qui, il y a une trentaine de siècles, évaluaient le prix des terres à la fois par le rendement et par comparaison, jusqu’aux plus récents développements de la théorie néoclassique. On ne dispose pas encore aujourd’hui d’un cadre formel qui permette d’analyser la formation des prix du sol urbain, d’en déterminer les composantes, et par voie de conséquence d’en anticiper les évolutions.
Il existe de solides raisons à cette difficulté, dans la mesure où le prix d’un terrain urbain, au-delà des mécanismes d’offre et de demande, est le résultat d’une alchimie complexe entre la règle de droit et les mécanismes économiques. Un terrain urbain ne vaut que par les droits qui lui sont attachés, le droit sur le sous-sol, le droit de survol et surtout le droit de construire tel qu’il est déterminé par les règles d’urbanisme. Et ces droits ne sont eux-mêmes que la traduction, à un moment donné et en un lieu donné, des rapports socio-politiques qui s’établissent au niveau local. Autant dire qu’il serait vain de vouloir cerner cette réalité à travers un modèle à portée générale, puisqu’elle repose sur un pacte social daté et situé.
Le mécanisme de formation des prix est une question importante de politique urbaine, dans la mesure où le prix du sol constitue une part croissante du coût des immeubles, logements, bureaux, usines etc. Inférieur à 10 % au début du siècle, la part du terrain dans le prix du logement atteint couramment , maintenant, 20 à 30 % dans les grandes agglomérations, plus de 50 % à Paris, voire 80 % à Tokyo ou à Hong Kong (mais dans ce dernier cas, le système des baux fonciers permet de neutraliser la composante foncière du problème).
Un travail réalisé il y a quelques années par l’Organisation de Coopération et de Développement économique avait mis en évidence, pour la plus grande partie des pays de l’OCDE une perte du « pouvoir d’achat logement » des ménages, c’est-à-dire la diminution du rapport entre le revenu moyen et le coût d’un logement « moyen ». Avec toutes les réserves qu’implique cette affirmation à caractère un peu général, ce résultat souligne ce paradoxe que la part du revenu consacrée au logement s’accroît, et plus encore que l’essentiel de cet accroissement provient de la composante foncière.
Dans le cas français, selon les données de l’INSEE, la part de la dépense logement par rapport au revenu disponible des ménages a crû entre 1960 et 1997 de 9 % à 18 %. La qualité du logement s’est certes considérablement améliorée, mais l’essentiel de l’augmentation de la dépense provient de la composante foncière, qui n’entre pas en ligne de compte dans cette amélioration de la qualité du logement.
Cycles et bulles
La théorie des cycles économiques est une grande classique dans l’enseignement de l’économie, avec l’incontournable distinction entre les cycles longs, moyens ou courts, auxquels sont associés les noms de Kondratieff, Juglar et Kitchin. Ces théories ont fait l’objet de développements, à la fois de travaux statistiques et d’avancées théoriques.
La projection de ces travaux ne paraît pas aller de soi pour la période contemporaine. On peut en tout cas suggérer qu’ils sont aujourd’hui délicats à appliquer aux marchés fonciers et immobiliers, certes pour des raisons de carence persistante de séries statistiques longues et fiables, mais surtout en raison de spécificités irréductibles de ces marchés.
La première observation repose sur la volatilité accrue qui s’y manifeste. Cette remarque ne concerne d’ailleurs pas les seuls marchés immobiliers, mais l’ensemble des marchés financiers, qui , depuis maintenant une quinzaine d’années, présentent des variations considérables des cours, dans les deux sens. Ces variations semblent « non raisonnables », sans rapport avec les « fondamentaux » de l’économie. Cette volatilité traduit les comportements des acteurs sur les marchés, dans un contexte d’asymétrie d’information, où se développent des comportements mimétiques, d’incertitude partagée, chacun croyant que les autres savent, eux-mêmes croyant etc.
Ces évolutions conduisent aujourd’hui à une perte de repères, à l’incapacité de continuer à expliquer les évolutions observées par les fondamentaux de l’économie, dont l’économiste Pierre Noël Giraud (Giraud, 2001) souligne la « fonction anxiolytique ».
Concrètement, celà se traduit sur les marchés fonciers et immobiliers par des évolutions à court terme des prix et des loyers, qui sont hors d’échelle avec l’évolution de l’ensemble des prix et des revenus. Ces cycles très marqués ont pu êtres observés dans des pays aussi différents que l’Espagne, la Thaïlande, la Colombie ou la Corée du Sud…
Une telle dérive est illustrée de façon paroxystique par l’exemple de la « bulle » foncière qui s’est développée au Japon à la fin des années 1980. Bien qu’il présente des spécificités très marquées, cet exemple paraît riche d’enseignements à ce point de vue. (Aveline, 1998).
Rareté de l’espace, abondance de liquidités en quête de placements, poids du « mythe foncier » dans la société japonaise, baisse des taux d’intérêt consécutifs aux « accords du Plaza » en 1985, un ensemble de facteurs se sont conjugués pour conduire à des hausses des prix fonciers à des niveaux que l’on peut qualifier d’extravagants, jusque 20 millions de yens par mètre carré, (environ 800 000 francs de l’époque), dans le centre de Tokyo. De tels niveaux de prix sont évidemment peu compatibles avec toute notion d’investissement immobilier rentable dans un délai acceptable, qu’il s’agisse d’immobilier d’entreprise ou plus encore de logement, donc de développement durable.
Ce gonflement d’une « bulle immobilière » induit à la fois des conséquences physiques et financières. Sur le plan financier d’abord, c’est l’accroissement vertigineux du coût du logement que l’allongement de la durée des prêts, jusque 100 ans, ne suffit pas à compenser. La lourde crise du logement qui s’en est suivie s’est élargie à une crise profonde de l’ensemble du secteur immobilier, non encore purgée à ce jour.
Plus largement, le dégonflement de la bulle — qui a fini par se produire — s’est traduit par une crise financière globale, résultant en bonne part du poids de l’immobilier dans le financement de l’ensemble de l’économie, système fondé sur une sorte d’étalon m2 de terrain. Des travaux ont montré l’étroite corrélation entre les indices de valeurs foncières ou immobilières et l’indice boursier Nikkei. Si corrélation ne signifie pas causalité, on peut tout de même être frappé de ce que l’indice boursier ait été divisé par quatre en dix ans tandis que les valeurs foncières s’effondraient pendant la même période dans toutes les grandes villes. Ces variations concomitantes étaient hors de proportion avec l’évolution des autres indicateurs économiques, de production et de revenu notamment.
Le phénomène n’est pas resté cantonné au Japon. Sous des formes moins aiguës, il a touché un grand nombre de pays développés, les Etats Unis, l’ Espagne, la France, la Grande Bretagne, mais aussi de nombreux pays moins développés, par exemple en Amérique Latine ou en Asie. On peut d’ailleurs se souvenir que la grande crise financière qu’on a observé à partir de 1997 en Asie s’est déclenchée en Thaïlande, où le surendettement lié à la crise immobilière a joué un rôle central.
Pour nous en tenir à la France, le prix des logements dans Paris a pratiquement doublé entre 1985 et 1990 alors que le pouvoir d’achat moyen n’augmentait que de quelques points. Cette déformation des anticipations, cette « exubérance irrationnelle » pour paraphraser M. Alan Greenspan, président de la Réserve Fédérale américaine, a d’autre part conduit sur le marché des bureaux à une surproduction forte, avec un taux de vacance supérieur à 12 % au début des années 1990 en région parisienne, soit plus de 4 millions de m2.
Cette évolution s’est également accompagnée d’une polarisation du développement urbain, les hausses les plus fortes se produisant dans les régions déjà les plus fortement valorisées, et vice-versa.
L’explication de la contagion internationale est délicate. Exportation de la bulle japonaise, « rattrapage » mimétique sur les marchés de l’immobilier d’entreprise, en particulier celui des bureaux, transmission d’un marché à l’autre par le biais du marché foncier, cette — première — bulle est concomitante de la dérégulation financière internationale, élément favorable à la propagation des mouvements spéculatifs sur les différents marchés et à la contagion entre eux.
Maîtrise publique, réglementation, incitation : comment « maîtriser » le développement urbain ?
Une explication souvent donnée à ces dérives repose sur l’excès des réglementations de l’usage du sol, des règles de construction, du droit de l’environnement. Suivant un raisonnement simple, il est allégué que la hausse des prix fonciers trouve son origine dans l’insuffisance de l’offre, elle-même conséquence de ces règles restrictives au droit de construire.
Ce point mérite une attention particulière. D’abord, on ne peut guère contester, dans nombre de pays, les excès et l’hypertrophie de la réglementation, avec la cascade de leurs conséquences en termes de délais, de coûts et d’insécurité juridique. Que l’on se trouve en Californie, en Bavière ou dans le département du Var, dans l’agglomération de Bogota ou dans le grand Tunis, l’empilement, la complexité et la cohérence parfois incertaine des règles, constituent paradoxalement un obstacle au développement maîtrisé (durable) de l’espace du fait des stratégies de contournement de la règle qu’ils induisent et du climat d’incertitude qu’ils contribuent à créer. Simplification et clarification sont en la matière des impératifs peu contestables, mais ils constituent un véritable défi.
Pour autant, on doit aussi constater que les politiques dites d ‘« offre foncière », de déréglementation du droit des sols, se sont montrées de façon récurrente décevantes, voire franchement contre productives. On pourrait citer en France au début des années 1970 la mise en œuvre d’une véritable « interdiction d’interdire » (Mai 1968 était passé par là) qui a été suivie d’une inflation foncière marquée. Plus récemment, les mesures successives de déréglementation qui ont été prises entre 1985 et la fin de 1986 ont été concomitantes du début d’une explosion des valeurs foncières et immobilières.
Un constat analogue peut-être fait pour l’Angleterre en 1983-1984, à la suite de la mise en application de la circulaire « Lifting the burden ». Dans un autre contexte, le quasi doublement du périmètre urbain de Santiago du Chili à la fin des années 1970 a été suivi d’une rapide hausse des prix.
Il ne serait pas rigoureux d’imputer à cette seule politique d’offre foncière la responsabilité centrale dans les évolutions ultérieures, résultat complexe de l’évolution économique générale, des revenus, des taux d’intérêt, des règles de financement du logement ou des attitudes psychosociologiques des différents acteurs qui interviennent sur les marchés fonciers… Pourtant la répétition des épisodes de cette nature conduit à se demander pourquoi ces politiques ont été peu efficaces par rapport à l’objectif qu’elles s’assignaient.
Si l’on renonce à la perspective d’une déréglementation généralisée de l’usage des sols, qui serait la négation même de toute politique d’urbanisme, deux orientations peuvent être envisagées.
La première, largement pratiquée dans plusieurs pays d’Europe du Nord, consiste à mettre en œuvre des politiques programmées de « production foncière », soit par intervention directe des collectivités publiques (ou d’agences ad hoc) sur les marchés fonciers, comme par exemple en Suède ou aux Pays-Bas, soit par un ensemble d’incitations financières et fiscales comme le pratique le Danemark, à objectif à la fois urbanistique (incitation à appliquer les règles) et financières (récupération par la collectivité des plus values d’urbanisation), soit enfin en combinant les deux. Ces types de politiques présentent peut-être la meilleure cohérence et maîtrise dans la durée, en termes d’efficacité économique comme en termes de justice distributive.
Un autre ensemble de solutions, qui connaissent une certaine popularité depuis quelques années, consiste à faire appel à des mécanismes de marché appliqués au développement urbain. Ces solutions ont connu un certain développement, en particulier en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest, mais aussi dans certains pays d’Asie.
Sous l’appellation générique de « permis négociables », ou « droits négociables », ont ainsi été utilisés un ensemble de mécanismes économiques, juridiques et institutionnels ayant pour objet de faciliter la poursuite d’objectifs environnementaux (par exemple la réduction de l’émission de gaz à effets de serre, ou la protection d’espaces naturels), non plus par la fixation d’objectifs quantitatifs dont les pouvoirs publics imposent le respect de façon unilatérale à chacun des acteurs, ni par l’imposition d’une taxe « pigouvienne », mais par la création d’un « marché de droits », par exemple droits à polluer, ou droits de construire.
La logique sous jacente procède bien sûr de la recherche de l’efficacité économique que l’on peut attribuer de façon générale aux mécanismes de marché, par opposition aux mécanismes de l’économie administrée. Dans le droit fil des travaux de Ronald Coase et de son article fondateur de 1960 (« The problem of social cost », Journal of Law and Economics) et des théories des droits de propriété, il est généralement accepté- sous des hypothèses passablement restrictives- que la définition et la dévolution de droits de propriété, permettant de faire fonctionner des marchés de droits, conduit en principe à des résultats « meilleurs » (au sens de l’efficacité économique) que la situation alternative de non-dévolution des droits.
Le thème a repris de la vigueur — et a reçu un début d’application — depuis quelques années, en particulier depuis 1997 et la conférence de Kyoto sur le réchauffement climatique et les émissions de gaz à effet de serre. Le protocole final a retenu la possibilité de recourir au marché des quotas d’émission. Des premières expériences ont eu lieu, et la pratique s’en est par exemple développée aux Etats-Unis avec un marché national du SO2 pour le secteur électrique. En matière d’émission de gaz à effet de serre, il y a certainement là une voie intéressante, alternative aux mécanismes traditionnellement utilisés, bien que les expériences observées puissent en partie être apparentées à des arrangements négociés entre quelques grands acteurs.
Sur le sujet qui nous occupe ici, en l’occurrence la création de marchés de droits de construire, les expériences menées à ce jour, par exemple, en France, les quelques exemples de mise en œuvre de la technique des « transferts de coefficients d’occupation des sols », ou, aux Etats-Unis, le « transfer of development rights », séduisants en théorie, se sont traduits par des résultats modestes sur le plan de l’efficacité et contestables sur celui de l’équité.
Sur le plan pratique d’abord, le fonctionnement d’un tel marché de droits suppose un ensemble de conditions, qui ne sont guère réunies, de fluidité, de transparence, d’atomicité etc. Il nécessiterait aussi un mécanisme robuste de ré-allocation de droits, en fonction de critères préétablis et selon une procédure transparente. Ambition considérable…
L’argument d’équité nous paraît plus sérieux encore : la richesse produite dans une agglomération par l’ensemble des habitants se cristallise notamment dans la valorisation de l’espace. Distribuer cette valorisation potentielle, la valeur précisément des droits de construire, à l’intérieur du seul sous-groupe des propriétaires fonciers, paraît une vision réductrice de l’équité, si l’on considère la très grande inégalité qui prévaut dans la répartition de la propriété foncière, dans la plus grande partie des pays où existe la propriété privée de la terre.
Pour reprendre le propos de Jacques Lenôtre Villecoin (Lenôtre Villecoin, 1976), on peut souligner que « la faculté de transférer un droit de construire fictif, c’est la consécration du « jus abutendi », du droit de disposer, dans un cas où pourtant l’utilité sociale, traduite en règle d’urbanisme, s’oppose à ce que le droit de construire existe tout simplement. Peut-être serait-il temps que l’on achève de régler son compte à la trilogie quiritaire (« usus », « fructus » et « abusus ») qui abuse l’opinion des pays latins ».
Cette remarque renvoie à la question du contenu du droit de propriété de la terre urbaine, objet de débats contemporains important, enjeu majeur aussi pour les pays en développement et, de façon différente, dans les pays dits « en transition ».
Le droit de propriété en question ?
La garantie de la propriété constitue une « garantie fondamentale », une expression de la « liberté », un trait essentiel de la citoyenneté. Les textes de droit les plus fondamentaux, les Constitutions, la Déclaration des Droits de l’Homme en France, le Code Civil etc. l’expriment en général avec solennité. C’est par exemple le cas en France depuis la Révolution (« droit inviolable et sacré » dit notre Déclaration des Droits de l’Homme). La garantie de la propriété, affirmation du lien entre l’homme et la terre, a joué un rôle central dans la structuration des sociétés à divers stades de leur développement.
Mais on trouve aussi fréquemment dans les textes de base, Constitution ou Code Civil, l’affirmation, sous une forme qui peut varier, du nécessaire équilibre entre les droits du propriétaire et les impératifs d’intérêt général de l’aménagement de l’espace. On trouve par exemple de telles affirmations dans le cinquième amendement à la Constitution américaine, dans la loi fondamentale allemande (« Grundgesetz ») ou, de façon atténuée en France, dans le premier article du Code de l’Urbanisme qui définit le territoire comme « le patrimoine commun de la nation ».
Cet équilibre, entre les droits du propriétaire et les impératifs de l’intérêt général, prend une importance toute particulière en milieu urbain, avec des enjeux fort différents selon le niveau de développement.
Dans les très grandes villes des pays en développement, l’accession à la terre, la « régularisation » de la possession, l’attribution de droits de propriété sur la terre jouent un rôle clé dans la vie sociale comme dans le développement économique, tandis que l’on voit dans les pays développés se développer un mouvement de retour à une nouvelle forme d’absolutisme du droit de propriété, peu compatible tant avec les impératifs de la vie en société en milieu urbanisé qu’avec les caractéristiques d’une « ville durable ».
Dans le premier cas, celui des grandes villes des pays en développement, la question de l’accès à la terre, de la sécurité du mode d’occupation, joue un rôle capital. Ce n’est certes pas une question nouvelle, mais on peut souligner que, dans les pays en développement, une très large part du développement urbain s’effectue de façon informelle, sans aucune garantie ou titre de propriété. Ce caractère informel — illégal du développement urbain constitue un handicap important pour amorcer le développement.
On en trouve aujourd’hui une interprétation en termes de politique publique dans de nombreux pays où sont mis en œuvre des programmes de régularisation de l’occupation des terres, avec le soutien d’organisations internationales. L’importance de ces politiques est défendue par un large courant de pensée, très présent notamment en Amérique Latine, par exemple autour de l’économiste péruvien Hernando de Soto qui souligne, dans le contexte de l’économie informelle dans les pays en développement, que la définition et l’attribution aux occupants d’un droit de propriété ou d’un bail stable et garanti — sur la terre — peut être un puissant facteur d’aide au développement, en particulier en facilitant le démarrage du recours au crédit.
Sous réserve d’un certain nombre de précautions, cette voie constitue incontestablement une perspective pleine de promesses. C’est ici la version positive nécessaire de l’institutionnalisation du droit de propriété.
Dans un contexte très différent apparaissent depuis quelque temps, dans différents pays développés et plusieurs pays « émergents », des mouvements socio-politiques actifs ayant également pour objet la défense du droit de propriété, mais dans une optique différente. Ce droit serait de plus en plus atteint, diminué, voire annihilé par des législations et des réglementations qui restreignent la liberté du propriétaire, limitent le contenu et l’usage possible du droit de propriété.
C’est par exemple le cas en matière de propriété foncière et immobilière où les règles d’urbanisme et de construction, auxquelles s’ajoutent des règles de droit de l’environnement, restreignent en effet de façon sensible l’exercice du droit de propriété.
Ainsi, aux Etats-Unis, le puissant « Movement of Private Property Rights », aussi dénommé « Wise Use Movement », appuyé sur une myriade d’associations locales, défend le principe suivant lequel toute règle qui se traduirait par une perte de valeur substantielle d’un bien immobilier devrait ouvrir droit à compensation. Fondé ici sur le 5e amendement à la Constitution américaine (pratique du « taking »), ce mouvement génère un contentieux croissant. D’innombrables procès sont en cours à ce titre, en particulier à l’encontre de lois d’environnement, notamment le « Clean Air Act » et le « Endangered Species Act ». La systématisation de telles indemnisations faisait même partie du programme du candidat républicain à l’élection présidentielle de 1992 ( « Contract for America »), et elle s’applique d’ores et déjà dans plusieurs Etats.
Des idées voisines, qui agrègent la lutte contre les excès législatifs ou réglementaires et la revendication financière d’indemnisation des servitudes, se développent aussi dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, notamment en France.
Ces courants d’idées peuvent avoir une grande importance pour l’aménagement des villes. La vivacité de ce mouvement aux Etats-Unis et l’attitude des juridictions exercent une rétroaction sur le législateur qui hésite à édicter une règle dès lors qu’elle pourrait faire l’objet d’un recours en indemnisation …
L’émergence de ce mouvement de défense de la propriété pose un problème sérieux, dans un contexte d’obésité législative et réglementaire qui finit par rendre incertaine l’issue de tout recours un peu fondé. Au-delà de la question éthique de justice distributive, son développement, par le risque financier qu’il fait peser sur les collectivités locales responsables de « réglementations abusives », peut risquer de vider de contenu les politiques de planification urbaine et d’aménagement du territoire. Il importe d’autant plus de concevoir de façon claire, simple et équitable les règles de base d’indemnisation de servitudes résultant des lois et des règlements, et plus largement de redessiner l’équilibre entre l’intérêt général défini par les règles d’urbanisme et les attributs de la propriété privée, dans l’esprit du premier article de notre Code de l’Urbanisme qui affirme que « le territoire français est le patrimoine commun de la nation ».
Cette nécessaire redéfinition du droit de propriété prend un sens particulier dans les pays « en transition », en particulier les pays d’Europe Centrale et Orientale, tout particulièrement des pays — telle la Russie — où n’a jamais existé un tel droit. La (re) création de droits de propriété y constitue un élément clé de la réforme et de la transition vers l’économie de marché et c’est dans une large mesure une condition de mise en œuvre de la privatisation. Mais on peut aussi observer, dans le cas de la Russie comme dans celui de l’Ukraine et de quelques autres satellites de l’ancienne Union Soviétique, une très forte résistance à l’idée même — non encore aboutie en droit — de la propriété privée de la terre au sens de notre Code Civil.
En Russie par exemple, l’interminable saga de la préparation du Code Foncier, sésame pour rendre possible les échanges, a bien mis en évidence cette résistance, à la fois politique et culturelle, à la notion même d’échange marchand portant sur la terre. Et les balbutiements qu’on observe dans l’élaboration du cadastre en sont à la fois une cause et une conséquence.
Vers des villes fragmentées
La resacralisation du droit de propriété, la flexibilité des mécanismes de planification urbaine et la volatilité croissante des marchés fonciers et immobiliers risquent de conduire — conduisent déjà — à des villes fragmentées, éclatées. Ainsi l’explosion urbaine et le gigantisme des très grandes agglomérations sont-ils accompagnés par une fragmentation croissante, physique, économique et sociale du cadre urbain, qui semble émerger aujourd’hui comme un problème majeur.
Outre le phénomène de ségrégation sociale dans les très grandes agglomérations — qui reste, répétons le, une évolution très préoccupante dans de nombreuses régions du monde —on voit se développer des « trous » dans la ville, anciennes zones industrielles abandonnées, zones mal aménagées à l’écart des transports en commun, zones de parcellaire compliqué dissuadant toute intervention etc.
C’est ainsi que le thème du renouvellement urbain, du recyclage, de la reconstruction des villes sur elles-mêmes est devenu un impératif prioritaire dans la définition des politiques urbaines. Pour nous en tenir à l’Europe, on peut citer les fonds fonciers pour le renouvellement urbain qui se développent en Allemagne, par exemple dans la Ruhr, la mise en œuvre — partielle — en Grande-Bretagne du rapport de l’architecte Richard Rogers sur la « Renaissance Urbaine », ou en France la récente loi du 13 Décembre 2000 sur la « Solidarité et le Renouvellement Urbains ».
La préoccupation, face à cette ville fragmentée, à trous, est bien de recycler, de réutiliser ces espaces abandonnés, de préférence à la poursuite d’une expansion périphérique continue, toujours plus loin des centres, coûteuse en équipements publics, consommatrice d’espace et destructrice du lien social.
Si l’objectif affiché fait l’objet d’un très large consensus dans de nombreux pays, on doit en souligner les difficultés considérables dans le processus de décision, l’encadrement juridique, l’équilibre économique des opérations. Et l’observation montre bien souvent, par exemple le dernier recensement en France, la poursuite de l’urbanisation de plus en plus loin des centres.
L’enjeu est considérable, il pose la question des outils des politiques urbaines dans un contexte général de flexibilité de la planification et de négociabilité des règles.
Cette fragmentation, qui se traduit par la multiplication des espaces délaissés, se conjugue avec le développement, dans toutes les régions du monde, d’une autre forme de fragmentation, celui d’ensemble résidentiels fermés, sécurisés, « gated communities » en Amérique du Nord, « ciudades cerradas » en Espagne ou en Amérique Latine, lotissements sécurisés en France. Que ce soit sur un mode ostentatoire ou discret, ces ensembles résidentiels ont généralement en commun l’ordre et la sécurité, la défense de valeurs attachées à l’appartenance sociale, la protection du patrimoine, la qualité du cadre de vie, et aussi souvent le regroupement « communautariste ». Économiquement et socialement attractives pour les municipalités, à l’abri des nuisances urbaines et de l’insécurité, ces résidences fermées répondent à l’évidence à une demande croissante. Il est peut-être insuffisant de les stigmatiser si l’on ne s’interroge pas d’abord sur leur origine, la conjonction des facteurs qui conduit à cette fragmentation et —- en retour — à une moindre efficacité économique.
En guise de conclusion, on doit s’interroger sur la panoplie des outils de politique publique que l’on peut utiliser pour agir sur le (re)développement urbain. La gamme traditionnelle de ces outils, réglementation juridique, acquisition publique, équipement effectué par les collectivités publiques fonctionne mal et produit des effets dérivés non souhaités.
On observe en même temps une sous-utilisation, ou une utilisation souvent mal maîtrisée, avec des objectifs sectoriels, d’outils économiques, financiers et fiscaux. C’est peut-être dans cette direction, en même temps que dans une redéfinition équilibrée du droit de propriété, que se trouve le gisement le plus intéressant pour agir sur le développement des villes. Cette intervention doit être complémentaire d’une planification urbaine rénovée, souple, en adaptation aux évolutions économiques, pour poursuivre l’objectif de développement durable des villes…et des campagnes.
C’est aujourd’hui un enjeu considérable pour le « gouvernements des villes » qui est posé — en des termes différents — pour les pays développés comme pour les pays en développement et les pays en transition.