Contribution du service public au développement durable

Séance du lundi 8 avril 2002

par M. François Roussely

 

 

Je tiens tout d’abord à vous exprimer ma reconnaissance pour l’honneur que vous me faites en m’offrant d’évoquer devant vous la question du développement durable. Plus précisément, votre Président Marcel Boiteux m’a proposé de lier cette notion nouvelle avec celle du service public, certes plus traditionnelle mais si quotidienne dans l’entreprise qu’il me revient de diriger.

L’année terrible, qui vient d’ouvrir le nouveau siècle et le nouveau millénaire, est venue nous rappeler la fragilité de notre civilisation industrielle. Les calculs froids, les projections économiques, les ratios financiers ne suffisent pas à l’amélioration du sort des hommes.

Déjà, Jacques Necker, ministre des finances de Louis XVI, disait, face aux doctrines des physiocrates prônant la liberté du commerce et la libre circulation des grains :

« Je ne peux vraiment pas comprendre cette compassion intellectuelle et froide pour les générations futures qui est supposée durcir nos cœurs face aux cris de dizaines de milliers d’infortunés qui nous entourent maintenant »

Les problèmes qui se posaient à notre pays voici plus de deux siècles semblent ressurgir à l’échelle du monde et ces paroles sont comme un écho à ce que nous avons vécu.

Que peut-on construire de durable dans un monde où s’accroît sans cesse l’écart entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien ?

Peut-on construire de façon durable en polluant la planète et en puisant dans ses ressources ? La question d’un développement durable se pose plus que jamais dans toutes ses composantes : économique, écologique et sociale.

C’est là une question universelle, qui concerne l’inscription de nos actions dans la durée, bien loin des préoccupations à court terme des marchés, et qui interroge les entreprises, mais aussi les citoyens et les pouvoirs publics, sur leurs responsabilités à l’égard de leur environnement proche comme des équilibres de la planète.

Vision à long terme, responsabilité, souci d’égalité : ces notions nous sont familières, car elles nous rappellent les principes du service public.

Pourtant, les débats récents du sommet de Barcelone montrent que le service public semble confiné à notre histoire nationale et donc bien loin de pouvoir prétendre à l’universalité.

C’est pourquoi je souhaiterais d’abord m’interroger devant vous sur la légitimité de considérer service public et développement durable sur un même pied.

Je vous inviterai ensuite à me suivre dans deux approches, d’une part les problèmes énergétiques à l’échelle du monde, d’autre part cette même question à l’échelle locale.

 

Quand l’histoire rencontre le futur

 

Evoquer la contribution du service public au développement durable ne va pas de soi, car cette démarche revient à confronter, de manière quelque peu paradoxale, deux logiques dont les racines historiques et le déploiement géographique sont apparemment différents.

 

Le développement durable : un concept récent et universel

 

Relativement récente, la question du développement durable a acquis toute son audience lors du sommet de la Terre à Rio de 1992.

Le cycle de conférences que vous avez organisé sur ce thème me dispense d’en définir les principes, que vous connaissez mieux que d’autres. Je me contenterai de rappeler qu’il s’agit d’une approche mondiale, pour ne pas dire mondialiste, qui vise à concilier la croissance économique, notamment des pays du Sud, avec le respect des équilibres naturels et avec la préservation des ressources nécessaires aux générations futures.

Le concept de développement durable comporte aussi un important volet social exprimant le souci d’un meilleur partage des richesses produites.

Dimensions économique, écologique et sociale sont donc intimement liées, dans une optique qui, rompant avec la posture du Club de Rome et de bien des approches écologistes, tourne le dos à tout malthusianisme pour miser sur les ressources du progrès économique.

 

Le service public semble puiser ses origines et son identité à des sources bien moins universelles

 

EDF offre l’exemple d’une mission de service public national telle que le concept s’en était développé à la Libération. Il fallait alors reconstruire un pays meurtri, rassembler une population divisée autour de grands projets nationaux, lui redonner la fierté d’un destin collectif. Il fallait investir massivement, distribuer équitablement un bien vital, participer à l’aménagement du territoire, apporter à la France un maximum d’indépendance énergétique.

Cette mission nationale a été remplie au-delà des espérances grâce à deux générations d’hommes et de femmes remarquables, parmi lesquels figure en bonne place Marcel Boiteux, et aussi par la volonté des pouvoirs publics qui ne faillirent pas au moment des choix et imposèrent à l’opinion les grands barrages et, plus encore, l’appareil nucléaire, ces deux socles de la compétitivité de l’électricité française d’aujourd’hui.

Les enjeux étaient tous nationaux. La logique était celle du Plan. Le cadre était celui du monopole, qui assurait à l’investisseur EDF comme à ses banquiers la certitude de débouchés croissants et autorisait des projections à long terme avec un minimum de risques. Grâce au génie du calcul au coût marginal, EDF évitait de plus le piège de l’enlisement dans la non compétitivité qui s’est refermé sur la plupart des autres monopoles en Europe.

 

Pourtant le service public déborde de ce cadre historique

 

Le concept de service public est bien antérieur à l’histoire des entreprises publiques créées à la Libération. Il a émergé dans notre pays et aussi dans les pays voisins dès que se sont développés des services d’utilité publique d’eau, de gaz ou d’électricité. Concernant cette dernière, rappelons-nous les lois de 1906 sur la distribution, de 1919 sur l’hydraulique et de 1922 sur le transport à haute tension.

Dès le début du 20e siècle, dans un contexte de concessions locales, la législation, sans passer par la nationalisation, introduisait la notion d’utilité publique, imposait aux concessionnaires des cahiers des charges dans lesquels ils acceptaient le contrôle de l’administration et même son droit d’intervention sur les tarifs et les péages.

Aux Etats-Unis, était inventée à la même époque le concept de « service universel », repris en Europe, dans l’Acte Unique de 1986. Notons d’ailleurs que les « livres verts » de la Commission sur les télécommunications (1987) et sur les services postaux (1992) reprennent à nouveau cette notion, définie comme le « service offert à tous, dans l’ensemble de la communauté, à des conditions tarifaires abordables et avec un niveau de qualité standard ».Universalité, qualité, prix forment la base de cette vision apparemment partagée.

Pourtant, que de controverses autour de l’expression « Service public », assimilée à une exception française supplémentaire. Il est vrai que la notion, en France même, n’a cessé de faire débat. Il est vrai aussi qu’elle relève de la dichotomie entre droit privé, sous la garde du juge judiciaire, et droit public, avec son juge propre, établie par la Révolution en 1790.

L’arrêt Blanco du Conseil d’Etat en 1873 évoque le « service public » comme l’action de la puissance publique usant de prérogatives pour satisfaire un besoin d’intérêt général et relevant, à ce titre, du droit administratif.

En 1903, 1908, et 1910 de nouveaux arrêts étendront la notion à l’action des collectivités locales, en tant qu’avatar de la puissance publique.

Mais la diversité des réponses à des besoins collectifs de plus en plus complexes amènera à étendre la notion de service public bien au-delà des fonctions régaliennes : hygiène, santé, culture, sport, et à créer des services publics sur des modèles entrepreneuriaux relevant quant à eux non plus du droit administratif mais du droit privé, comme le précise l’arrêt « Société commerciale de l’Ouest africain » du 22 janvier 1921. La mission de service public sera même étendue aux sociétés de secours, de prévoyance, de prêts mutuels agricoles, puis au caisses primaires d’assurances sociales.

Cet enrichissement a été source de confusion et d’éclatement du concept. Ce n’est qu’en 1956, que le Conseil d’Etat tente d’unifier la jurisprudence et définit le service public comme une mission d’intérêt général exercée par un organe disposant de prérogatives spéciales pour l’exécuter.

La notion de service public a donc toujours prêté au débat, y compris dans notre pays. Autant son fondement est universellement reconnu, autant sa traduction juridique en pratique a posé et pose problème. Cette histoire, qui dépasse largement celle de nos EPIC, nous permet de penser les changements récents d’EDF comme une évolution et non comme un renoncement.

La nouvelle ère qui s’ouvre pour EDF, après cinquante ans de réussite nationale, change son cadre d’exercice, qui est devenu celui d’une compétition sur des marchés ouverts, européens et mondiaux. Son organisation est désormais celle d’un groupe et non plus celle d’une seule entreprise intégrée. La question de l’ouverture de son capital n’est plus un sujet tabou.

En même temps, EDF demeure, aux termes de la loi de 10 février 2000, l’entreprise chargée du service public en France. Et cette responsabilité est aux yeux de tous ses salariés considérée comme un honneur et un motif de fierté.

S’il fallait donner un seul exemple de la vitalité de leur esprit de service public, j’évoquerais leur dévouement sans faille lors des tempêtes de 1999.

C’est l’esprit et l’éthique du service public qui donnent son âme à EDF : la motivation de son personnel, sa fierté d’appartenance tiennent à la conscience d’être davantage que les salariés d’une entreprise luttant pour sa survie. En ce sens, un sociologue dirait qu’ils se situent au sommet de la pyramide de Maslow.

De même, je puis témoigner que le management d’EDF, contrairement à ce qu’on peut observer dans certaines entreprises anglo-saxonnes, n’est pas seulement mobilisé par les résultats du très court-terme mais se sent profondément concerné par des problématiques environnementales et sociales sortant du cadre strict de la micro-économie.

En ce sens, l’esprit de service public nous porte collectivement à concevoir notre activité comme une mission au service de l’intérêt général, à nous soucier de notre responsabilité économique, sociale et environnementale.

On voit ainsi que le service public ne saurait être enfermé dans un statut et qu’il relève d’une culture, d’une éthique partagée. Si nos clients étaient aussi critiques qu’ils l’ont été dans les pays anglo-saxons, l’idée de service public n’aurait pas le retentissement qu’elle a en France. C’est cet élan / adhésion conjointe qui fait exception. C’est en cela qu’il est fort et qu’il est capable de s’adapter à des situations nouvelles. C’est en cela aussi que le concept de développement durable semble entrer naturellement dans l’univers du service public.

 

Service public et développement durable partagent les mêmes valeurs et les mêmes problématiques

 

Sorti du cadre historique de l’entreprise à statut, le service public, depuis l’origine, se préoccupe en effet de problématiques semblables à celles du développement durable.

Tous deux s’opposent aux strictes logiques de marché en refusant de considérer que l’intérêt collectif correspond à la somme des intérêts particuliers.

C’est ainsi qu’ils se préoccupent de solidarité. Quand on fournit un bien vital, la question des besoins des consommateurs est au moins aussi importante que celle de leur solvabilité.

C’est ainsi encore qu’ils sont attachés à un approvisionnement suffisant et durable. Pour le service public, la continuité de fourniture à des coûts raisonnables a été très tôt une priorité pour laquelle, dès le début du siècle, les compagnies électriques ont investi dans les réseaux.

Au souci d’égalité, de continuité et de qualité qui caractérise le service public répond l’idéal d’équité du développement durable.

Cette communauté d’idéal se vérifie tant à l’échelle de la planète que dans l’action locale. C’est sur ces deux dimensions que je vous invite à réfléchir avec moi en bornant mon propos au secteur de l’énergie.

 

L’action à l’échelle de la planète

 

Il est certain que l’énergie est au cœur de la problématique du développement durable de notre monde.

 

D’importants besoins d’énergie

 

Les besoins d’énergie sont directement corrélés à la démographie. Or la population du monde va s’accroître, en l’espace d’une génération, d’environ 2 milliards d’individus pour atteindre le chiffre de 8 milliards d’habitants vers 2020 ou 2030. Comme le soulignait déjà Marcel Boiteux, dans la conclusion de son ouvrage « Haute tension » : « Un milliard et demi d’humains au début du siècle, six milliards à la fin. Le nombre actuel de vivants est de l’ordre de grandeur du nombre total de morts cumulés depuis que l’humanité existe ».

De plus, cette augmentation démographique se produira principalement dans les pays en développement, où la consommation d’énergie est de 0,8 tonne équivalent pétrole par habitant, pour 4,8 dans les pays industrialisés, voire 8 aux Etats-Unis. On ne voit pas au nom de quoi nous pourrions dire aux Chinois ou aux Indiens qu’ils doivent en rester à ce niveau. Comme le dit encore Marcel Boiteux dans cette même conclusion : « leur problème majeur est d’arriver à faire croître leur produit national plus vite que leur population. ». Le pari de l’entrée de la Chine dans l’OMC répond exactement à cette exigence. C’est pourquoi on prévoit que la demande d’énergie primaire devrait dépasser les 13 milliards de tonnes équivalent pétrole dès 2020. Un chiffre à comparer aux 3,6 milliards de 1960 et aux 9 milliards de 1990.

Cette augmentation de 50 % en seulement 30 ans proviendra pour l’essentiel des pays en développement qui pèseront ainsi de plus en plus dans la consommation mondiale d’énergie. On considère, que vers le milieu du siècle, ils représenteront 60 % des consommations mondiales, au lieu de 25 % en 1990.

Dans cet ensemble, la demande d’électricité va croître encore davantage. Entre 1990 et 2020, la consommation d’électricité aura doublé dans le monde. Celle des pays industrialisés sera passée de 10 800 à 12 000 milliards de kWh et celle des pays en développement de 4 300 à 12 800 milliards de kWh.

 

Un développement « insoutenable »

 

Les énergies fossiles, qui assurent 60 % de la production mondiale d’électricité, risquent d’être très sollicitées, ce qui entraînera des émissions massives de gaz à effet de serre, principalement de gaz carbonique.

Déjà, depuis les bonnes résolutions du sommet de Rio de 1992, les émissions de gaz carbonique se sont accrues d’au moins 300 millions de tonnes par an.

L’enjeu ne peut être minimisé. Après être restée stable pendant 400 000 ans, la masse de gaz carbonique dans l’atmosphère a doublé en quelques dizaines d’années. Pour la stabiliser à son niveau actuel tout en couvrant les besoins futurs, nous devrons diviser par deux les émissions de gaz carbonique dans les pays de l’OCDE.

Le dernier rapport du GIEC (Groupe d’Experts intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) confirme le risque de réchauffement climatique et révise à la hausse l’élévation attendue des températures. Il prévoit une forte augmentation des inondations et des autres catastrophes naturelles, avec des effets majeurs sur les économies du 21e siècle.

A ce risque s’ajoute la conséquence du prélèvement des ressources fossiles sur les approvisionnements des générations futures, qui n’auront rapidement ni pétrole ni gaz, du moins à des prix abordables.

Ce scénario catastrophe, qui n’a rien, hélas, d’irréaliste, est l’exemple même de ce qu’est un développement « insoutenable » à tous les sens du terme. A ce titre, l’expression anglaise « sustainable development » me paraît plus exacte.

D’autres menaces nous invitent aussi à modérer nos consommations d’énergies fossiles, notamment d’hydrocarbures. Leurs réserves les plus intéressantes par la taille et les coûts d’accès se trouvent concentrées dans des régions du globe dont nous ne gagnerons rien à trop dépendre.

 

Ce défi paraît gigantesque. Il nous est pourtant possible de le relever

 

Il nous faut maîtriser en priorité nos consommations d’énergie.

Les marges de progrès de l’efficacité énergétique dans les entreprises et encore davantage dans les immeubles et les transports sont considérables et peuvent atteindre 20 %. La conception des immeubles peut être revue fondamentalement par des démarches globales intégrant l’ensemble de leurs impacts environnementaux et de leurs coûts énergétiques.

A cet égard, les démarches Haute Qualité Environnementale pour le bâtiment, les efforts pour développer les transports publics et, parmi ceux-ci, les transports ferroviaires électriques me paraissent devoir être encouragés et EDF s’y investit fortement.

Concernant l’éclairage, des progrès peuvent être accomplis pour concilier confort d’usage et économies d’énergie. Nous avons besoin de systèmes publics d’encouragement, comme le programme européen Greenlight, dont EDF est partenaire, et qui vise à développer des solutions d’éclairage performantes et économes, notamment par la promotion des lampes basse consommation.

En outre, je suis convaincu que l’électricité ne se développera dans les pays du Sud que si elle est associée à des usages sobres en énergie. Partout où nous intervenons, nous associons à la vente d’électricité des conseils pour la maîtrise des consommations.

Il nous faut produire mieux.

La deuxième voie de progrès consiste à développer des sources de production non émettrices de gaz à effet de serre. L’électricité offre justement la possibilité de choisir ses sources d’énergie primaire.

Ce choix est loin d’être neutre. Il suffit, pour s’en convaincre de comparer les systèmes de production en Europe. Ainsi EDF, en France, ne recourt aux énergies fossiles que pour environ 5 % de sa production. Le reste, provenant de centrales nucléaires et hydrauliques, n’émet aucun gaz à effet de serre.

La production d’un kWh par EDF émet ainsi 13 fois moins de gaz carbonique que celle d’un kWh allemand et 17 fois moins que celle d’un kWh danois, pour ne faire allusion qu’à deux pays particulièrement militants dans la bataille écologique.

Plus globalement, nous voyons bien que les pays en développement auront besoin de recourir à des énergies accessibles comme le gaz et le charbon et que le devoir des pays riches est de leur en laisser la priorité en recourant pour eux-mêmes aux sources d’énergie sans émission de gaz à effet de serre.

Or, en 2010, l’Europe aura rendez-vous avec le développement durable. La plupart des centrales construites pendant les « Trente Glorieuses » seront en fin de vie. C’est une chance historique qu’il conviendra de ne pas manquer car elle ne se représentera plus avant 40 à 50 ans. Ne croyons pas que nous pourrons remplacer ce parc par des centaines de milliers d’éoliennes ou des panneaux solaires. Ces énergies renouvelables, très estimables, ne sont pas substituables à des centrales thermiques qui, elles, fonctionnent jour et nuit et par n’importe quel temps. Tout MW renouvelable aura toujours besoin d’un MW thermique en secours, si l’on veut assurer, premier devoir du service public, la continuité de fourniture.

Dès lors, le choix essentiel s’opérera entre les différentes sources thermiques, soit à base d’énergies fossiles, charbon et gaz, soit à partir du nucléaire. Et il est souhaitable que l’on parvienne à un savant équilibre entre ces trois ressources, en privilégiant le nucléaire, qui n’émet aucun gaz à effet de serre mais qui est difficile à mettre en œuvre dans la plupart des régions du globe.

 

Une nécessaire logique de service public

 

L’engagement des entreprises

 

Les entreprises énergétiques ont le devoir de participer à un développement durable par leurs choix industriels comme par le développement de solutions énergétiques vertueuses pour les consommateurs et les autres entreprises. C’est ce que nous faisons.

Nous avons, par exemple, décidé de décupler nos investissements dans l’énergie éolienne, et nous menons une recherche très active sur le photovoltaïque, qui a besoin d’un saut technologique pour devenir vraiment attractif. Mais il va de soi que nous continuons à investir encore davantage dans le nucléaire, pour développer les nouvelles générations de réacteur et aussi pour parvenir à une solution satisfaisante pour les déchets à haute activité et à vie longue.

Nous nous sommes engagés dans une démarche de qualité environnementale avec pour objectif d’obtenir le label ISO 14001 pour l’ensemble du groupe et chacun de ses sites avant 2004.

Nous usons aussi de toute notre influence dans les conférences internationales. Pour mieux se faire entendre, EDF, en 1992, a créé le E7, en marge du G7 d’alors, avec plusieurs autres grands électriciens mondiaux décidés, comme elle, à s’engager dans la voie du développement durable, par des expériences sur le terrain et par des déclarations communes.

Nous avons solennisé nos engagements en publiant notre agenda 21 en décembre 2001, ce qui fait de nous l’une des premières entreprises au monde à s’inscrire pleinement dans la logique du développement durable instaurée à Rio.

 

Le rôle primordial des pouvoirs publics

 

Il est pourtant certain que, si les acteurs sont laissés à eux-mêmes en Europe, ils investiront tous dans les cycles combinés à gaz, rapides à construire et à amortir, plaçant l’Europe dans une situation de forte dépendance énergétique, comme le souligne le Livre Vert de la Commissaire européenne Mme de Palacio.

La logique du marché n’incite guère aux visions à long terme et les entreprises ont besoin d’un environnement qui les porte à des choix immédiats compatibles avec le développement durable.

Il est donc évident que les pouvoirs publics ont un rôle essentiel à jouer. Ne nous cachons pas que celui-ci est plus difficile que celui de l’Etat en France dans les années 1950, car les décideurs sont nombreux et les intérêts nationaux divergents. Les conférences de Rio, Kyoto, ont été essentielles pour faire valoir les principes. Mais les avancées sont minces dans la réalité. L’affaiblissement du corps politique, la montée d’un consumérisme sensible aux effets de mode et à un individualisme exacerbé n’incitent guère aux positions courageuses.

  • On voit ainsi le gouvernement allemand proclamer la fermeture des centrales nucléaires pour suivre son opinion, sans avoir véritablement de solution énergétique de rechange, alors qu’il serait temps d’ouvrir un débat citoyen en Europe. Dire que des centrales nucléaires seront remplacées par des éoliennes ou même des piles à combustibles revient à prétendre remplacer les camions par des tricycles et les TGV par des scooters.

  • De même, nous voyons en France que notre production hydraulique a toutes chances de diminuer, faute d’obtenir des renouvellements de concessions accordant à la production d’électricité une importance au moins égale à celle des activités de pêche à la ligne et d’école de voile.

  • De même encore, EDF achète de l’électricité, dont elle n’a pas besoin, à des usines de cogénération qui dégagent du gaz carbonique, alors que son parc n’en émet presque pas.

Il est évident que nous avons besoin d’une action collective et concertée, d’une mobilisation sans faille de tous les acteurs. EDF ne représente que 0,3 % de la production mondiale d’électricité. Nous sommes donc loin du mode d’intervention qui pouvait être mené dans le cadre national. Dans cette action collective, les instances mondiales, les pouvoirs publics sont en première ligne. Les entreprises, même de service public, ne doivent pas être mises en demeure de choisir entre vivre à tout prix et mourir sur l’autel de la vertu.

L’instauration de mécanismes d’échanges de permis d’émission est l’exemple de ce qu’il convient d’instituer à l’échelle du monde. EDF a participé à plusieurs simulations en Europe, qui montrent l’intérêt de telles pratiques.

Dans la même logique, des organisations comme la Banque Mondiale devraient consacrer aux investissements énergétiques dans les pays en développement des aides qui les orientent dans le sens d’un moindre impact sur les équilibres climatiques.

 

Cette action globale et à long terme doit se doubler d’une action locale

 

Urbanisation galopante et désertification rurale

 

Le monde est confronté à la croissance de la population urbaine et à l’émergence de mégalopoles impressionnantes.

F. Mayor, ancien directeur de l’UNESCO, considère que le nombre des cités de plus de 8 millions d’habitants passera de 22 aujourd’hui à 33 en 2015. Et d’ajouter : “En 40 ans il va nous falloir édifier l’équivalent de 1 000 villes de 3 millions d’habitants, soit à peu près autant qu’il en existe aujourd’hui“. Dès 2025, 80 % de cette population urbanisée se situera dans les pays en développement.

Des villes aussi grandes rencontrent de graves problèmes de pollution et de santé, dus à la circulation automobile, au chauffage, à l’activité économique.

Dans ces villes, l’extrême pauvreté côtoie l’extrême richesse. L’économiste Daniel Cohen parle d’une « société dissociée », dans laquelle le lien social a disparu, et évoque ce qu’il appelle les « appariements sélectifs » qui unissent à distance le manager de Singapour ou de Tunis et celui de New York, tous familiers d’Internet et des moyens modernes de communication et de déplacement, tandis qu’une profonde fracture s’est creusée entre eux et la population des quartiers pauvres de leur propre agglomération.

Cette fracture sociale qui traverse la planète et double la fracture géographique représente une iniquité insupportable et aussi un danger. La misère, la frustration, l’ignorance sont des armes toutes chargées pour qui sait les manipuler.

Loin de ce monde urbain « dissocié » vit un autre monde.

Environ 2 milliards de personnes, habitant des lieux isolés, dispersés, n’ont aucun accès à l’électricité. Le téléphone, Internet, la télévision, la conservation des aliments et des médicaments, l’éclairage pour faire les devoirs du soir leur sont inconnus. De quoi rêvent-ils ? Des lumières de la ville. Un jour ou l’autre, ils abandonnent leur terre et échouent dans les bidonvilles des grandes agglomérations, accélérant ainsi cette urbanisation incontrôlée.

A l’ensemble de ces questions qui relèvent à la fois de l’écologie locale, de l’économie et du social, les réponses passent le plus souvent par le service public.

En Argentine, il y a 7 ans, on comptait 3,5 millions de personnes installées dans des bidonvilles autour de Buenos Aires, avec des branchements sauvages et dangéreux sur le réseau d’électricité. C’était une situation désolante pour tous : eux n’avaient accès à aucun service urbain (ni eau, ni services sociaux), les entreprises comme notre filiale Edenor perdaient beaucoup d’argent, le gouvernement ne contrôlait rien. Des accords avec les pouvoirs publics ont inversé la situation. Ceux-ci ont accepté d’investir dans l’équipement urbain (voirie, éclairage public), les compagnies ont installé des compteurs individuels ou collectifs. Un fond de solidarité a été créé pour compenser les factures impayées.

La facture a constitué pour certains le premier document officiel établissant leur identité et légalisant leur résidence, donc leur permettant l’accès à la citoyenneté.

La coopération entre pouvoirs publics et entreprises a fait gagner tout le monde.

 

Des services publics pour une ville durable

 

La ville est, par excellence, le lieu où les services publics apparaissent dans toute leur utilité et où ils sont le plus faciles à mettre en place.

Le développement de services publics est historiquement lié à la civilisation urbaine : des services d’éducation et de formation à la collecte des ordures ménagères, la liste est longue des services publics indispensables à la vie urbaine.

Par contraste, nous voyons bien que les villes qui fonctionnent mal souffrent de graves déficits de services publics.

La question des choix énergétiques est déterminante pour la qualité de la vie urbaine et l’on peut affirmer que l’électricité est, par excellence, l’énergie de la ville.

L’éclairage de la voirie est, sans aucun doute, l’un des premiers services publics que réclame toute cité : il représente un élément de sécurité, dans les rues, les parkings et l’ensemble des lieux publics.

L’un des problèmes les plus cruciaux des villes d’aujourd’hui est celui du transport, trop assujetti encore au pétrole et à la voiture individuelle. Outre son impact global sur l’effet de serre, il est, sans doute, la principale cause des pollutions urbaines de toutes natures : poussières, gaz nocifs, tâches d’huile sur les chaussées, odeurs et bruits, l’éventail de ses nuisances est largement ouvert.

La première réponse passe par les transports publics, plus économes en énergie et moins encombrants.

Ceux-ci peuvent encore être grandement améliorés par le recours au moteur électrique qui offre tous les avantages de l’électricité : propreté, pollution nulle et silence sur le lieu d’utilisation, haut rendement énergétique du moteur (90 %).

Le chauffage des locaux d’habitation ou de travail est l’autre source importante de pollution urbaine. Là encore, le chauffage et la climatisation électriques, bien maîtrisés, bien conçus, intégrés dans des immeubles isolés, représentent des solutions idéales pour la vie en ville.

Cela n’a pas toujours été le cas, reconnaissons-le, et nous avons accumulé des contre-références dans les années 1970.

Mais cette période est révolue et nous avons démontré que l’on peut disposer de solutions efficaces de chauffage électrique et de climatisation, y compris dans les logements sociaux.

La relation de long terme d’EDF avec les collectivités locales marque bien la nécessité d’une coopération étroite entre les entreprises de service public et les autorités locales.

Les pouvoirs publics ont là encore leur rôle à jouer

Notre engagement est donc sans faille, mais il est forcément limité à notre propre champ d’action, en France, dans quelques villes d’Europe et du reste du monde. Il vaut démonstration qu’il est possible de penser la ville autrement.

Encore y faut-il, là aussi, une véritable volonté politique et l’on sait bien que parmi les adversaires les plus déterminés de l’usage de l’électricité dans la ville se trouvent paradoxalement les défenseurs de l’environnement, dont parfois la seule motivation réside dans une hostilité viscérale au nucléaire.

On notera toutefois que la France a adopté des lois qui incitent à une politique globale de la ville, notamment en imposant aux villes grandes et moyennes des schémas de déplacement urbain.

Le deuxième problème que posent nos grandes conurbations est celui de la misère et de l’exclusion.

Les électriciens y sont particulièrement confrontés : ils sont en effet fournisseurs de services, parce que leur produit est vital et qu’on ne peut ajouter à la misère la privation d’électricité. C’est pourquoi, heureusement, l’intérêt pour les clients en difficulté n’est pas propre à EDF. Même en Angleterre, les sociétés d’électricité se mobilisent pour apporter des solutions adaptées aux familles défavorisées.

Nous savons tous que, dans ce domaine, il convient d’agir le plus en amont possible pour prévenir les impayés et surtout leur accumulation irrattrapable par de petits budgets. Cette prévention exige une relation de confiance, fondée sur le dialogue.

En cas d’impossibilité de paiement, des solutions comme la puissance minimum au compteur ou l’échelonnement des règlements leur sont proposées en attendant leur prise en charge par les services sociaux.

Dans les bidonvilles des pays en développement, l’accès à l’électricité est un pas important dans l’intégration de leurs habitants à une véritable vie urbaine. Ceux-ci peuvent même réaliser des économies substantielles de consommation de pétrole, de bougies et de piles. Contrairement à un a priori répandu, il est donc possible d’équiper ces favelas et townships sur la base d’une demande solvable.

En Afrique du Sud, par exemple, notre filiale PN Energy Services a électrifié le township de Khayelitsha où elle dessert 600 000 personnes avec un résultat bénéficiaire et des performances remarquables : 96 %des clients satisfaits, 4 % d’impayés, certification ISO 9002.

Là encore, la réussite de l’action engagée dépend largement de la qualité de la relation avec les autorités locales et leurs services sociaux.

 

Les 2 milliards de personnes vivant loin des réseaux électriques, ont besoin aussi de services adaptés

 

Seules des solutions viables, durables pourront les fixer sur leur terre en leur apportant le minimum de confort que tout être humain est en droit d’attendre dans la civilisation mondiale d’aujourd’hui.

Droit en effet parce que je suis persuadé qu’il y a bien un droit à l’énergie à promouvoir au même titre que les autres droits de l’Homme.

Dans une optique à long terme, j’ai également la ferme conviction qu’il y a là un véritable marché, pour peu qu’on sache le créer. La dépense de ces populations pour leur fourniture d’énergie est telle qu’elle peut être transférée sans peine au paiement de quelques kWh par jour. En outre, l’arrivée de l’électricité est porteuse de développement d’activités économiques et crée les conditions de sa rémunération.

Mais il est évident que fournir un accès universel à l’électricité demande un effort d’investissement supplémentaire. Est-il insurmontable ? On a pu, approximativement, à partir d’extrapolations de ce qui avait été observé dans les pays les plus pauvres, chiffrer le besoin de ces 2 milliards de personnes à 400 milliards de kWh par an demandant un investissement initial de 200 milliards d’euros, soit 7 milliards d’euros pendant 30 ans.

Cette somme, venant en supplément des investissements courants, n’est pas hors de portée.

Mais gageons qu’elle n’intéresse pas spontanément les investisseurs privés et qu’il faudra bien un effort de la puissance publique.

De plus, pour réussir dans de telles entreprises, je pense qu’il faut les aborder à partir d’une évaluation fine des besoins de service public à satisfaire. Apporter l’électricité seule, sans solutions pour l’eau ni les télécommunications revient à courir à l’échec. C’est dans cet esprit, que nous avons lancé, en 2001, après plusieurs années d’expérimentation sur le terrain, le programme ACCES (Accession à l’Electricité et aux Services) qui vise à mener des projets rentables d’électrification décentralisée dans les régions rurales en développement.

Le maître mot en est la proximité. Pour chaque projet, nous créons une Société de Services Décentralisés (SSD) de droit local, qui gèrera le service et son paiement. Le recours aux énergies locales et renouvelables (solaire et micro hydraulique) est privilégié, sans exclure les groupes électrogènes seuls à même de répondre à des besoins de puissance. Notre objectif est d’alimenter ainsi en électricité plus de 400 000 personnes d’ici 2005 dans le monde. C’est un programme ambitieux car il recouvre, par nature, un grand nombre d’opérations. En même temps, c’est un programme modeste car il concerne 0,02 % de la population concernée.

Là encore, l’implication des autorités locales est requise : la réussite de telles opérations dépend du chef de village comme du chef de gouvernement. Là encore, au niveau planétaire, la Banque Mondiale et les autres organismes internationaux doivent apporter l’impulsion de départ en concourant au financement des investissements.

 

Conclusion

 

Nous voyons que, dans bien des cas, la prise en compte des impératifs du développement durable, tant à l’échelle du monde que dans l’action locale, réclame le développement de services publics, fondés sur la coopération entre les entreprises et les pouvoirs publics.

Certes, les anciens systèmes planifiés sont incompatibles avec les évolutions de nos pratiques économiques, politiques et culturelles. Mais la défaillance du système californien et la déconfiture d’Enron doivent nous inciter à réfléchir aux limites de la pure économie de marché dès qu’elle concerne des biens vitaux demandant des investissements industriels conséquents.

Il nous faut inventer un nouveau type de service public capable de passer entre les deux écueils de la cécité du marché et de l’autisme du Plan.

Cela veut dire que nous devons travailler à l’émergence d’entreprises d’un nouveau type, capables de concilier leur besoin de rentabilité et la prise en compte de leurs responsabilités.

Loin du modèle de l’entreprise opportuniste avide de s’engouffrer sur des créneaux immédiatement rentables et se hâtant de les abandonner à la moindre défaillance, dans une sorte de zapping permanent et finalement mortel, je crois à la viabilité d’une entreprise « durable », disposée à travailler avec les autres acteurs, à écouter, à investir dans le développement à long terme, centrée non seulement sur le consommateur et ses attentes immédiates, mais sur l’homme et ses besoins fondamentaux.

Mais cette entreprise doit compter sur des pouvoirs publics d’un nouveau type. Si les modèles autoritaires appartiennent au passé, leur disparition ne signe pas celle de la volonté politique ni de la responsabilité publique. La réglementation trop rigide doit pouvoir laisser place à la régulation par des systèmes d’incitation. Le dialogue et le débat citoyen, le souci d’information et de pédagogie sont consubstantiels à ce nouveau type de pouvoirs publics, complétant la main invisible du marché par la main légère du législateur.

Nous avons donc plus que jamais besoin de service public dans une optique de développement durable. La vitalité de ce service public passe par la réinvention des deux pôles qui le constituent, celui de l’entreprise et celui des pouvoirs publics dans une vision convergente qui, par delà le consommateur ou l’électeur, se centre avant tout sur l’homme et le citoyen.

Pour finir, je ne puis m’empêcher de penser à ces paroles que prononçait Victor Hugo à l’Assemblée législative en 1849, quand il défendait l’idée qu’il fallait des lois contre la misère, pour la prévoyance et l’assistance publique :

« Messieurs, vous venez, avec le concours de notre garde nationale, de l’armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’Etat ébranlé encore une fois.(…) Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable. Eh bien ! vous n’avez rien fait ! (…) Vous n’avez rien fait tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique !

Vous n’avez rien fait (…) tant que l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux ! (…) Messieurs, c’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. »

Texte des débats ayant suivi la communication