Perspective du transport aérien

Séance du lundi 6 mai 2002

par M. Yves Cousquer

 

 

Au XXe siècle l’humanité a réalisé le mythe d’Icare, jusqu’à s’y brûler les ailes. En cinquante ans, l’avion légendaire des inventeurs et des héros guerriers ou postaux a fait place à l’avion de masses chaque année plus nombreuses, pour des voyages toujours plus lointains : un coup d’aile peut projeter trois à quatre cents personnes à dix ou douze mille kilomètres en moins d’une journée. Des centaines de millions de personnes en font l’expérience, pour des motifs devenus plus personnels ou touristiques que professionnels : 1,8 milliards à l’échelle du monde en 2000, plus de 100 millions en France, dont 63 pour des trajets internationaux, d’abord européens. L’avion a supplanté le bateau pour les trajets intercontinentaux. Le baptême de l’air s’est banalisé jusqu’à l’oubli, dans nos pays.

La croissance passée du trafic aérien est une évidence : selon l’OACI, le trafic mondial a cru depuis 1982 au rythme annuel moyen de 4,3 % pour le nombre de passagers, de 5,5 % pour le tonnage de fret et de 5,8 % pour le trafic exprimé en tonnes*kilomètres transportées (TKT) – soit grosso modo le double de la croissance moyenne du PIB mondial 2,6 % sur la même période. Il en fut de même en France : le nombre des passagers a triplé en 20 ans, de 33 à 100 millions, sur des distances allongées de 800 à 2200 kilomètres. Notre trafic aérien compte pour près de 7 % du total mondial, alors que notre population ne représente que 1 % de celle du monde… Ici comme ailleurs, la croissance du transport aérien s’est nourrie de la diminution de son prix, des gains de pouvoir d’achat et des mobilités accrues.

La pérennité de cette croissance est en question : ce sera le sujet de mon propos. Chacun ici pressent les limites auxquelles est confrontée la croissance du transport aérien, s’interroge, imagine des solutions. « Comment fera-t-on face, dans le long terme, à la saturation des aéroports, à l’encombrement de l’espace aérien, au rejet des gaz à effet de serre ? Avions géants, disparition des relations aériennes pour les trajets de moins de 500 à 1000 km, marginalisation du trafic des petits avions d’affaire ou de tourisme ? Ou rien de tout cela et autre chose qui nous échappe aujourd’hui ?… »

Avant d’aborder ces questions de votre président, puis leurs réponses, je voudrais camper le décor et les acteurs.

Le transport aérien est une industrie mondiale, dont les acteurs vont du plus global au plus local, des constructeurs aéronautiques et des motoristes aux compagnies aériennes, des systèmes de contrôle de la navigation aérienne aux aéroports, et à tous leurs prestataires.

Le transport aérien est devenu une industrie majeure. Son économie, longtemps dominée par des réglementations nationales et le système des accords bilatéraux tel que défini par la convention de Chicago qui fonda l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale en 1944, est maintenant entrée dans une logique de marché – du moins par plaques régionales, Amérique du Nord, Europe. L’Union européenne en a organisé la libéralisation totale sur 10 ans, 1987-1997, en substituant la notion de transporteur aérien communautaire à celle de transporteur national. C’est au niveau de l’Union que s’élaborent les directives qui encadrent chez nous le jeu du marché, sous contrôle de l’OACI, garant de la cohérence mondiale pour une industrie dont les enjeux et les acteurs dominants sont mondiaux.

Le marché du transport aérien est très concentré géographiquement : l’Amérique du Nord (37 %), l’Europe (22 %) et l’Asie (17 %) rassemblent près de 85 % des passagers mondiaux, mais seulement 20 % des passagers voyagent au-delà des limites de leur continent. Mesurée en personne*kilomètre*transportée (PKT), l’importance économique des flux classait en 1999 en tête le marché intérieur nord-américain (29 %), puis l’Atlantique Nord (14 %), devant les marchés intra-asiatique (11 %) et intra-européen (9 %). Mais c’est le marché asiatique qui croîtra le plus dans les vingt prochaines années : 7 à 8 % en moyenne annuelle contre moins de 3 % pour le marché domestique nord-américain arrivé à maturité.

La production mondiale est très concentrée : les constructeurs aéronautiques sont réduits à deux, Boeing et Airbus pour les avions civils de plus de 100 places, à Bombardier et Embraer pour les avions régionaux  les motoristes se comptent sur les doigts de la main.

Pour les compagnies aériennes, héritières d’épopées nationales, la concentration a pris la forme des alliances. Elles restent en effet protégées de prises de contrôle capitalistique par des règles de nationalité répondant à des préoccupations stratégiques de souveraineté, d’abord des Etats-Unis, puis de l’Europe. Le secteur aérien se caractérise par une forte concurrence entre les compagnies, une grande intensité capitalistique, souvent des surcapacités, typiques de cycles courts et heurtés, et au total des marges faibles. Nées de préoccupations commerciales, les alliances sont bâties autour du partage des clients par mise en commun des systèmes de réservations. Elles suscitent la rationalisation des réseaux organisés autour de grandes plates-formes de correspondance, leurs « hubs ». A la fois pour mieux servir leurs clients et contenir la concurrence, elles tendent à saturer les capacités aéroportuaires par la multiplication des fréquences dans les 4 à 5 plages de correspondance qui rythment une journée de ces hubs. Trois alliances dominent, dotées chacune d’un pôle américain et d’un pôle européen – Star Alliance (United Airlines – Lufthansa), OneWorld (American Airlines – British Airways), Skyteam (Delta – Air France). Le paysage des compagnies se restructure autour de ces pôles, mais reste marqué d’une grande volatilité, en particulier en Asie, marché le plus prometteur.

A côté de ces concentrations horizontales des compagnies émergent, d’une part, des groupes assemblant des compagnies spécialisées sur certains marchés : haute contribution, 3ème niveau, long courrier, d’autre part des groupes multi-modaux commercialisant des prestations complètes (transport, hébergement, activités) à l’image des tour-opérateurs allemands ou britanniques, et enfin les compagnies dites à bas coûts (low cost) sur des niches (loisirs) pouvant atteindre 10 % du marché.

Les aéroports sont devenus ce qu’étaient les gares au XIXe siècle : points de passage d’un état à l’autre, lieux d’attente et de préparation à l’envol, points de correspondance, cathédrales de la vitesse décuplée et de l’espace raccourci, même si les accès en restent tributaires de vicissitudes, embouteillages terrestres, congestions du ciel ou aléas météorologiques. Le trafic se massifie, multiplie les destinations, les aéroports s’éloignent des villes, les cheminements s’allongent dans les aérogares, accroissant temps d’accès et temps d’attente. Pour tromper l’attente et soigner l’anxiété d’avant vol, des commerces s’y sont créés et prospèrent, améliorant les comptes des aéroports … Les aéroports attirent les activités, donc les emplois – environ mille emplois par million de passagers.

Les grands aéroports sont la ressource la plus rare du système. Il s’en crée très peu de nouveaux, sauf en Asie dans les pays en fort développement. Leur périmètre est souvent figé depuis trente ou cinquante ans, leur voisinage s’est peuplé, leurs extensions sont difficiles ou impossibles. C’est là que s’expriment avec le plus d’acuité, de véhémence, les plaintes des riverains à l’endroit du bruit des avions, dans leurs approches finales ou leurs trajectoires de décollage. La fréquence des mouvements d’avion, jusqu’à un par minute à la pointe, attise les réactions de rejet, quand bien même le niveau de bruit unitaire décroît au fil des ans. Le bon fonctionnement de ces aéroports majeurs peut devenir critique pour les économies qu’ils servent et les grandes compagnies qui y sont basées : British Airways pâtit de la saturation d’Heathrow, Lufthansa attend une extension de Francfort, cependant qu’Air France bénéficie de l’ampleur de vue qui a présidé au choix et au dimensionnement de Roissy au début des années 1960, puis des investissements réalisés continûment depuis…

Les gouvernements restent des acteurs déterminants du champ aérien : outre leurs responsabilités générales de régulation, ils assument la planification des infrastructures et la prise en compte des enjeux environnementaux, ils répondent de la sécurité et de la sûreté, aussi bien que du contrôle aux frontières. Ils interviennent aussi en opérateurs des systèmes de contrôle de la navigation aérienne – même si ceux-ci relèvent de plus en plus d’une logique régionale incarnée en Europe par Eurocontrol. Ils sont encore souvent propriétaires ou actionnaires d’aéroports, parfois de compagnies aériennes… On a pu voir, au lendemain du 11 septembre, leur grande capacité à intervenir pour préserver les intérêts jugés vitaux de ce secteur, Etats-Unis en tête, of course, puis l’Union européenne…

Je conclurai cette revue des acteurs par un constat sur la hiérarchie de leurs priorités.

Au triptyque traditionnel « Sécurité, Efficacité, Environnement » se substitue le triptyque « Sécurité, Environnement, Efficacité », en particulier en Europe.

Chacun sait que la sécurité est le souci premier, obsessionnel, de toute l’industrie du transport aérien. Elle s’est structurée pour réduire au maximum le risque d’accident, à un très faible niveau qui en fait le plus sûr des modes de transport. Qu’advienne l’accident, il est tragique, et jugé intolérable, tel celui du Concorde, si symbolique par l’émotion universelle suscitée. Il fait prendre conscience aux gens que dans leur rejet des avions et de leur bruit, il y a à la fois le côté visible, repérable, du bruit et cette crainte sous-jacente que le ciel ne vous tombe sur la tête. Les attentats du 11 septembre ont redoublé cette crainte, quelles que soient les mesures de sûreté adoptées ensuite. Ne sous-estimons pas la dimension passionnelle que cette crainte ajoute aux exigences environnementales.

Le problème majeur d’environnement auquel est confronté le transport aérien à moyen et long terme est moins un problème technique qu’un problème de société : peut-on répondre à la demande de mobilité tout en diminuant les impacts négatifs de l’activité aérienne en matière de bruit, de pollution de l’air et d’impact urbain ? Les riverains des aéroports pour la plupart ne remettent pas en cause la croissance du trafic aérien qui va de pair avec celle de la mobilité humaine. Par contre, ils nous interrogent sur les moyens de discipliner cette mobilité pour en limiter et réduire les impacts négatifs, et demandent la juste prise en compte des préjudices subis, à partir d’un constat objectif des conditions anormales de vie imposées. Au-delà de la question lancinante du bruit sont en jeu la qualité de l’air au voisinage des très grands aéroports, et le contrôle des émissions de gaz à effet de serre, dont traite le protocole de Kyoto. Gardons à l’esprit qu’une part des pollutions atmosphériques liées au trafic aérien n’est pas due aux mouvements des avions mais au trafic des engins sur les plates-formes, et des voitures sur les voies d’accès aux aéroports. Faute parfois d’un transport en commun fiable et rapide pour rejoindre les aéroports.

Partout le souci accru de l’environnement le dispute au besoin de mobilité et au souhait de développement. Réussir à concilier ces contraires est donc le deuxième enjeu du développement durable du transport aérien.

Enfin le transport aérien doit rester efficace, en termes économiques et de qualité de service. Une plus grande solidarité fonctionnelle doit lier les nombreux acteurs qui forment son système, en particulier face à la concurrence du transport ferroviaire à grande vitesse, mode plus intégré, et face aux défis nés de l’exigence de sûreté. Celle-ci pose à nos sociétés des problèmes moraux de l’ordre de ceux qu’eut à traiter la loi informatique et libertés : à quelles conditions admettrons-nous la mise en œuvre de dispositifs de reconnaissance physique et de profilage des employés du secteur et des passagers, dispositifs à nourrir de bases de données partagées entre pays d’origine et de destination, dispositifs sans lesquels les contrôles d’inspection-filtrage qui viennent d’être renforcés grèveraient le fonctionnement du transport aérien sans pour autant lui apporter la sûreté et la fluidité requises ? Que l’Europe veille dans ce domaine névralgique à ne pas être à la traîne des Etats-Unis. Les solutions seront vite globales.

Alors que la demande de transport aérien continuera à croître, plus lentement, les contraintes pesant sur l’offre appelleront de nouvelles régulations :

  • La demande de transport aérien devrait continuer à croître, tel est le consensus entre les grands acteurs du secteur : OACI, compagnies, constructeurs, grands aéroports, gouvernements.

Les comportements des passagers et des chargeurs devraient rester les mêmes sous contrainte, bien entendu, du contexte économique (croissance économique et prix) – une fois rattrapé, sans doute vers 2003, le trend que les attentats du 11 septembre auront cassé pendant deux ans en Amérique et en Europe.

Prolongement des tendances actuelles, analyse de scénarios prospectifs ou simulations détaillées des constructeurs, tout l’indique : la demande potentielle doublera d’ici 15 à 20 ans dans nos pays, et quintuplera en Asie, en particulier en Chine. Globalement, elle croîtrait à 5 % environ par an jusqu’en 2010 et à plus de 4 % dans la décennie suivante, multipliant par 2,5 en 20 ans le nombre des passagers, de 1,8 milliards à plus de 4 – cependant que la croissance du fret serait d’un point supérieure.

La croissance du trafic ne se fait pas de manière homothétique : elle reflète en premier lieu les différences de croissance du PIB entre régions du monde . Elle obéit ensuite à la logique commerciale des compagnies : la croissance du trafic sur une route donnée se fait d’abord en augmentant les fréquences, à module constant  c’est seulement lorsque l’optimum commercial du nombre de fréquences est atteint, ou quand le manque de capacité des aéroports limite ce nombre, que la compagnie passe au module supérieur. L’ouverture de nouvelles routes nourrit la croissance du trafic, si leur potentiel s’avère suffisant ou quand la mise en service de nouveaux avions à très grand rayon d’action y attire une clientèle prête à payer la commodité du point à point.

Chez nous, la croissance devrait porter plus particulièrement sur le long-courrier et dans une moindre mesure le court-courrier, sauf pour le trafic de correspondance (pré et post acheminement sur les vols long-courriers). La stagnation relative de la demande sur le court-courrier origine/destination ne traduit pas une saturation de la demande : elle résultera plutôt du choix des compagnies de privilégier les longs et moyens-courriers, plus rentables, face aux contraintes de capacité des aéroports, et de leur incapacité à entretenir une baisse générale et significative des tarifs, en particulier en Europe face à la concurrence des trains à grande vitesse sur 500 à 800 kilomètres.

Au global, l’offre moyenne de sièges par vol croîtrait de 158 en 1999, à 168 en 2009 et 190 en 2019, soit 20 % de plus, selon l’étude de marché conduite par Airbus en 2000.

Celle-ci portait sur les 228 compagnies et 49 filiales ainsi que sur les 187 transporteurs aériens de toutes les régions du monde (hormis la Communauté des Etats Indépendants), dont les flottes sont composées d’avions de plus de 70 places ou équivalent-cargo. Hors aviation régionale et d’affaires, ces compagnies assurent 98 % des vols réguliers. Leur flotte doublerait en 20 ans, passant de 10.000 à 20.000 avions. Compte tenu du retrait de 5 000 avions au bout de 30 à 35 ans de services, Airbus prévoit que 15.000 avions neufs leur seraient livrés d’ici 2020, dont la taille moyenne passerait de 180 à 220 sièges.

Parmi eux les avions de plus de 400 sièges passeraient de 1 % à 6 % du total des avions, et 18 % du total des sièges. Airbus chiffre le besoin de ces très grands avions à environ 400 d’ici 2010 et 1 300 d’ici 2020. Tandis que Boeing le chiffre à 500 sur vingt ans. Laissons de côté cette divergence entre les deux rivaux : elle doit beaucoup à leurs tactiques commerciales. Retenons leur point d’accord : le marché des grands et très grands avions se concentrerait pour moitié sur la région Asie-Pacifique (Chine incluse), dont les grandes concentrations urbaines et les aéroports récents s’accordent bien à l’Airbus A-380 et ses concurrents de Boeing, ensuite sur l’Europe, d’abord à Heathrow et Francfort, et aux USA, à New York – JFK et Los Angeles en premier lieu.

Les constructeurs aéronautiques n’anticipent pas d’évolution technologique notable à moyen terme. Ils restent dans une logique d’optimisation et d’amélioration des solutions existantes, intégrant les nouvelles contraintes d’environnement, plus que dans une logique de rupture. En témoigne l’accent que Boeing met maintenant sur le 747-400 X QLR (pour Quiet longer range) doté d’un rayon d’action de 14.700 km, avec un gain de bruit de 20 à 40 % sur les 747 classiques  le Sonic Cruiser passe au second plan, un an après que l’idée en fut lancée pour contrer le lancement réussi de l’A-380 par Airbus.

En bref, les très grands modules n’apportent qu’une partie de la réponse, restreinte aux aéroports les plus grands et les plus contraints en capacité, à la croissance de la demande. Celle-ci sera satisfaite plus par la multiplication du nombre des avions que par une croissance de leur taille qui sera modérée en moyenne. Sur les grandes plates-formes, s’affirmera la tendance à séparer plus encore qu’aujourd’hui les pistes et installations dédiées aux petits modules – aviation régionale et a fortiori aviation d’affaires (cf. Le Bourget), qui vivront leur vie à part.

  • Le contrôle de la navigation aérienne ne pose pas de vrais problèmes techniques mais a des enjeux politiques, pédagogiques et de sécurité.

La capacité des systèmes de navigation aérienne à absorber la croissance du trafic tient en fait plus à leur organisation qu’à des aspects techniques. On en a eu la démonstration à deux reprises ces derniers mois : d’abord à l’échelle de l’Europe, quand le 21 janvier l’intervalle entre niveaux de navigation en route a été réduit de 2000 à 1000 pieds, la capacité de traitement des avions a crû d’au moins 20 %  ensuite le 21 mars, la mise en service du 4ème point d’entrée dans l’espace francilien des approches de Roissy CDG , a fluidifié le trafic, avec plus de sécurité, et moins de bruit pour 500 000 franciliens.

Les technologies existent et sont validées qui permettent d’augmenter la capacité de traitement des avions en vol, de fluidifier le trafic, de minimiser les distances parcourues ou bien encore de prescrire des trajectoires d’approche de moindre bruit, en ramenant de 10 à 5 nautiques, avant le seuil de piste, la distance d’interception du « rail ILS » sur laquelle les pilotes doivent s’aligner pour atterrir.

D’autres recherches permettront d’améliorer la performance et la sécurité au roulage et dans les mouvements au sol, d’y économiser les consommations de carburants et donc les pollutions. Moyennant un meilleur couplage entre les capacités de traitement d’informations dont disposent les contrôleurs au sol et les pilotes à bord, nous saurons gérer plus efficacement les perturbations inévitables des systèmes à flux tendus qui caractérisent l’aérien.

Les enjeux du contrôle du trafic sont politiques dans la mesure où, conduisant inexorablement à la création d’organismes régionaux, donc transnationaux, , ils remettent en cause les prérogatives des Etats vis-à-vis d’une activité socialement sensible et économiquement névralgique. Ils sont pédagogiques, car les métiers des contrôleurs et des pilotes doivent se renouveler autour d’une hiérarchie d’objectifs qui évolue, mais sans jamais remettre en cause le primat de la sécurité. Ils sont aussi techniques et sociologiques avec la nécessaire diminution du taux d’accident : que deviendrait la croissance du transport aérien s’il advenait chaque semaine de par le monde un grave accident d’avion ?

  • Concurrent aujourd’hui, le TGV s’affirmera de plus en plus complémentaire

Le succès même de l’avion, et la saturation qui suit, a suscité la concurrence du train à grande vitesse sur des destinations proches : une heure d’avion équivaut à deux ou trois heures de TGV, quand on considère les temps mis bout à bout : temps d’accès, d’enregistrement, de passage au filtre de sûreté, d’attente à l’embarquement avant le temps du vol, puis à l’arrivée, temps de débarquement, d’attente des bagages, des taxis, du trajet final jusqu’à destination . En court-courrier, le temps de l’aérien est haché, celui du train est plus plein, mieux rempli. Résultat : depuis qu’en juin 2001 le TGV a mis le centre de Marseille à trois heures de Paris-Gare de Lyon, plus de 60 % des voyageurs l’empruntent, à moitié prix de l’avion de surcroît. A l’instar de Lyon, Nantes, Rennes, Bordeaux ou Bruxelles avant-hier, de Londres, Amsterdam, Francfort, demain, et de Barcelone ou Turin après-demain, c’est-à-dire vers 2008 ou 2015… Substitué à l’avion, le train en devient complémentaire quand il alimente directement les grands aéroports comme à Roissy (depuis Lyon, Nantes, Lille, Bruxelles) ou comme à Zurich, Francfort et Amsterdam.

Arrêtons-nous un instant sur ce paradoxe : le centre de Bruxelles est à 1h 25 de Roissy via Thalys, plus près que n’en est Trappes à travers l’agglomération parisienne, que ce soit en taxi ou en transport en commun dans la journée. CDG Express, liaison ferroviaire dédiée, mettra vers 2007-2008 Roissy à 15 minutes du centre de Paris, plus près qu’Orly ! La vitesse, aérienne ou ferroviaire, contribue à faire l’Europe, celle des hommes d’affaires ou celle des touristes, qui sillonnent aussi ses autoroutes à côté des camions. La mobilité des personnes et des biens s’exerce sur un espace dilaté en moins d’une génération – du département à la région, de la France à l’Europe, de celle-ci à l’hémisphère Nord. Mais la congestion des grandes métropoles reste chronique…

Cette reconquête du fer me semble spécifique de l’Europe : l’espace y est densément peuplé, le cœur des grandes cités, assez voisines, y a été doté de grandes gares par le XIXe siècle  de ce fait, les TGV y bénéficient aujourd’hui d’un coût d’approche minimal. L’extension de leur réseau butera néanmoins sur des problèmes d’environnement autant que de financement.

Au total, l’offre TGV substituable à une demande de transport aérien court-courrier, représenterait 8 à 12 % de celle-ci à l’horizon de 15 à 20 ans en Europe.

Le fer ne jouera pas le même rôle ailleurs : la géographie ne s’y prête pas plus en Amérique, Asie, Afrique ou Australie, que dans les îles et archipels du pourtour du Pacifique.

  • Les grands aéroports resteront la ressource rare du système du transport aérien

Les compagnies aériennes regroupées en alliances fondent leur efficacité sur un petit nombre de plates-formes majeures. Celles-ci doivent leur offrir à la fois la proximité d’un grand marché de destination, capitale du monde ou grande région urbaine, l’espace d’un déploiement durable de toutes leurs logistiques et une situation de pivot pour une exploitation fluide de leur réseau de correspondances.

Tel est le portrait type des hubs majeurs, qui ont nom : Atlanta, Chicago, Los Angeles, Londres Heathrow, Dallas, Francfort, Paris Charles de Gaulle, ou bien Memphis, Hong Kong, Tokyo Narita, Séoul, New York Kennedy, Singapour quand on considère le fret aérien, si précieux dans le monde économique des flux tendus. Les aéroports des grandes capitales n’y répondent pas nécessairement, ou plus complètement : ainsi de New York, deuxième destination au monde, éclatée entre JF Kennedy, Newark et La Guardia, si bien qu’aucun des trois aéroports n’est le hub principal d’une très grande compagnie  ainsi de Tokyo, dont le trafic se partage entre Narita, éloigné de 80 kilomètres et longtemps réduit à une piste, et Haneda plus proche, étendu sur la baie malgré les nuisances urbaines engendrées  ainsi de Londres, que ses 110 millions de passagers portent au premier rang des destinations du monde, mais dont la saturation d’Heathrow compromet la puissance de British Airways…

A côté des aéroports majeurs émergent des aéroports régionaux qui au fur et à mesure qu’ils atteignent une taille critique – entre 10 et 20 millions de passagers par an – recueillent une plus grande part des vols directs origine-destination et voient croître leurs fonctions de plate-forme régionale de correspondance, allégeant d’autant la pression sur les hubs majeurs. D’autres spécialisations des aéroports sont le pendant de la segmentation des clientèles et des compagnies déjà évoquée : vols charter, vols low cost, aéroports dédiés au fret express

Cependant les aéroports majeurs continueront de dominer longtemps la scène aérienne mondiale, car la géographie aéroportuaire évolue très lentement. Regardons de plus près comment peuvent s’ajuster la demande croissante des passagers, chargeurs et compagnies et l’offre de capacité des aéroports sous contraintes locales d’espace, d’accès, de bruit ou de pollution.

  • La capacité des aéroports est déterminée par quelques paramètres physiques.

Les aéroports se comparent chaque année par le nombre de passagers qu’ils traitent, à l’arrivée et au départ – un passager en correspondance compte double – , ou par les tonnes de fret qui y transitent. Ce nombre de passagers (ou ce tonnage) est le produit d’un nombre de mouvements par un emport moyen. Le nombre des mouvements est déterminé par le nombre de pistes exploitables simultanément par l’aéroport et par la capacité de programmation horaire que le contrôle de la navigation leur prête, sous aléa météorologique. Ainsi avec ses deux doublets de pistes, Roissy est parmi les aéroports au monde offrant la plus grande capacité piste. Pourtant Heathrow, doté de trois pistes dont deux fonctionnant en simultané, comme Orly, traite plus de passagers avec moins de mouvements : c’est que l’emport moyen y est 40 % plus important – 140 passagers par vol, contre 100 à CDG – et que les pistes y travaillent à saturation 15 heures de rang contre six à huit à Roissy (4 fois 1,5 à 2 h).

Les grands aéroports luttent contre la saturation, et rentabilisent leurs investissements en infrastructures, en relevant leur emport moyen – de 20 à 30 % sur dix ans pour les six premiers américains (de 67 à 83 pax/mvt en moyenne), pour les trois européens concurrents de Paris (de 87 à 112 pax/mvt). Roissy et Orly sont à 100 pax/mvt et disposent d’une marge de croissance appréciable. Tokyo illustre les limites du raisonnement : l’emport moyen y plafonne autour de 220, la congestion est à son comble, l’infrastructure fait défaut.

Surface, nombre de pistes, nombre de mouvements, emport moyen, voilà les déterminants principaux de la capacité d’un aéroport. D’autres paramètres jouent qui la modulent en plus ou en moins — organisation en plages de correspondance, taille et agencement des aérogares, du traitement des bagages, mais aussi qualité des dessertes terrestres, routières et ferroviaires, des parcs de stationnement, des transports internes  les contraintes des mesures de sûreté renforcées peuvent enfin hâter la saturation des installations par accroissement des temps de traitement des passagers, des bagages et des mouvements.

Si l’on veut prévenir la congestion, il faut soit étendre la surface de l’aéroport, créer de nouvelles pistes et aérogares, soit, rarement, créer un autre aéroport et ses voies d’accès, ou bien admettre que le trafic aérien a touché ses limites.

  • La capacité physique des aéroports bute sur leur capacité environnementale.

C’est affaire d’espace disponible, de co-existence entre activités humaines, de capacité à déclarer l’utilité publique, en un mot de gouvernance locale, nationale ou plus large, s’agissant d’équipements majeurs dont l’implantation et le fonctionnement engendrent des nuisances, de bruit au premier chef . Celles-ci sont à évaluer, réduire, circonscrire et arbitrer.

Le rejet populaire du bruit ne se proportionne, ni aux décibels qui le mesurent jour, soir ou nuit, ni aux indices psophiques ou autre Lden qui en donnent une mesure agrégée, que les experts savent corréler avec l’énergie sonore certifiée que les avions produisent : quand il se manifeste, ce rejet appelle des limites politiques. Selon les pays et les époques, la limitation du bruit aérien s’opère en plafonnant tantôt le nombre des mouvements autorisés sur un aéroport donné, soit par an, soit la nuit (couvre-feu total ou partiel), tantôt le volume annuel d’énergie sonore émise, tantôt le nombre maximum de passagers traités (quand bien même le caractère opératoire du critère prête-t-il à doute), tantôt le bruit mesuré au sol dans les zones où l’habitat est autorisé…

Face à ces limites, ce qui importe à l’industrie c’est l’objectivité et la prévisibilité des politiques qu’elles expriment, encore plus que la restriction mise à son développement ou la capacité physique amputée : l’industrie a besoin de temps et de continuité pour adapter ses techniques et renouveler ses flottes. Des réponses techniques existent : réduction du bruit à la source, trajectoires de moindre bruit. Dans son rôle de normalisateur mondial, l’OACI vient à l’automne 2001 de leur donner un calendrier industriel de mise en œuvre en définissant un nouveau chapitre 4, et les conditions du retrait progressif des avions bruyants du chapitre 3.

Ce qui importe aux riverains d’un aéroport pris dans leur collectivité c’est, certes la réduction effective de la gêne subie, mais aussi la capacité à négocier le destin qu’ils partagent avec leur puissant voisin. Tous les pays n’en sont pas au même stade dans cette culture du savoir partagé et du pouvoir négocié. Sait-on qu’à Atlanta le nombre des plaintes est de l’ordre de 200 par an, qu’à Chicago leur volume a été divisé par 10, quand à Paris elles se comptent par milliers ? C’est là-bas l’effet de la mise en place de programmes massifs de rachat et d’insonorisation des bâtiments, logements et écoles, situés en zone de bruit, ou de l’instauration de couloirs d’atterrissage suivant des corridors autoroutiers – le tout après négociations menées au plan local. Amsterdam offre un autre exemple de contrat de développement entre un aéroport et ses collectivités environnantes…

  • Des arbitrages, politiques et économiques, sont nécessaires.

L’arbitrage entre nuisances et développement est politique ; il articule gouvernance locale et médiation d’instances consultatives (sur notre modèle de l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires, l’ACNUSA), politiques nationales et régulation européenne, dans le cadre de l’approche équilibrée décidée par l’OACI, dans sa résolution A 33/7 . A sa suite, la directive européenne 2002/30/CE adoptée le 26 mars 2002 harmonise les conditions de retrait des avions les plus bruyants du chapitre 3, ce qui se traduira à court terme par un gain de 5 décibels, et stipule qu’aucune interdiction de restriction d’usage ne pourra s’envisager pour les avions, si elle n’est pas précédée d’une approche équilibrée, concertée et mesurée avec les parties intéressées, passant par une comparaison des diverses voies, urbanisme restrictif et compensations inclus, propres à atteindre un objectif environnemental fixé.

Cet arbitrage est aussi économique : les créneaux aéroportuaires des grands aéroports, et l’énergie qu’utilise le transport aérien, en sont les ressources rares.

L’allocation des créneaux, régie par un règlement européen de 1993, mérite révision. Les coordonnateurs qui gèrent cette ressource dans les aéroports encombrés prendraient de nouveaux critères en compte : le niveau de bruit des avions, leur capacité, voire l’existence d’autres moyens de transport assurant des services satisfaisants. La réflexion théorique à mener devrait aider la France à refonder sur d’autres bases que la domanialité publique et le coût des services rendus sa politique de redevances aéroportuaires. Les acteurs du secteur, compagnies aériennes les premières, devront mieux internaliser les coûts externes qu’ils engendrent.

Le sujet de l’énergie est plus complexe, reflétant le débat sur les énergies non-renouvelables et les horizons pertinents à y associer. L’industrie aérienne a fait des progrès continus, génération de moteur après l’autre, pour réduire ses consommations et les pollutions qui vont de pair, avec le bruit : la consommation des avions a été réduite de 60 % en trois décennies  elle est maintenant de 4 litres de carburant aux cent kilomètre par passager d’un long courrier. Parallèlement 20 décibels ont été gagnés en 20 ans. L’industrie, aiguillonnée par la montée prévue du prix du pétrole, continuera sur cette voie, normée par l’OACI en 1981, puis en 1996, et de nouveau en 1999, pour réduire les polluants qui contribuent à la pollution locale. Restera la question plus radicale que posent les écologistes d’une remise en cause de nos modes de vie et du gaspillage égoïste de ressources non-renouvelables qui s’ensuit…

Tels sont les traits principaux des nouvelles régulations qu’appelle un développement durable du transport aérien.

J’emprunterai ma conclusion à Roger Leron, en tête du rapport d’activité 2001 de l’ACNUSA, qu’il préside :

« A ce jour, la régulation de la mobilité aérienne, tant des hommes que des marchandises, n’existe pas au niveau international, européen ou national. Ainsi la démarche d’utilité concertée pour un site aéroportuaire international –troisième aéroport parisien – a montré que les débats sur le développement durable, les émissions de gaz à effet de serre, le changement de fiscalité ou le rééquilibrage entre modes de transports restent vifs…

Professionnels du transport aérien et administrations raisonnent maintenant en intégrant les riverains et leurs demandes. Même si en fin de concertation il reste des mécontents, le dialogue a eu lieu et les décisions sont explicitées. Par ailleurs les esprits évoluent sur le plan international et européen puisque les dispositions arrêtées par la dernière assemblée générale de l’OACI et la directive européenne (du 26 mars 2002) vont dans le sens de notre souci de travailler et réglementer aéroport par aéroport. »

Comment mieux dire que le local doit aussi forger les solutions des problèmes globaux qui sont la marque de la communauté de vie et de destin de la planète.

Texte des débats ayant suivi la communication