Séance du lundi 13 mai 2002
par M. Bertrand Hervieu
Plus de 800 millions de personnes en état de sous-alimentation chronique et, à l’autre extrême, près d’un tiers de l’humanité vivant dans l’insouciance de la faim mais saisie, de façon croissante, d’angoisses alimentaires : voici posés, avec le caractère abrupt des chiffres, le paradoxe et l’étendue de la question alimentaire en ce début de 3ème millénaire.
Pour compléter cette entrée en matière, j’ajouterai un autre chiffre : celui de la dégradation des sols qui atteindrait, selon les Nations Unies, près des deux tiers de la surface agricole mondiale [1]. Voilà une donnée qui, s’il en était besoin, montre à quel point la question agricole — et donc celle de l’alimentation — est liée au problème de la préservation des ressources naturelles et donc à la problématique du développement durable.
Pour la traiter, vous m’avez fait appel, ce qui m’honore mais m’impose aussi de vous mettre en garde. Je ne suis pas un expert de la question alimentaire et encore moins un nutritionniste. Mon domaine, c’est l’agriculture et le monde rural dont je m’efforce, depuis plus de 30 ans, d’être un observateur attentif et – parfois – un acteur engagé. Mon propos aura donc une tonalité agricole et rurale. Il n’accordera sans doute pas suffisamment d’importance aux dimensions nutritionnelle et sanitaire du sujet. Il ne traitera pas du problème de la pêche qui, pourtant, joue un rôle non négligeable dans le système alimentaire mondial. Je m’en excuse par avance et vous demande de prendre cette communication comme je l’ai moi-même abordée : une analyse politique, économique et sociologique de la relation qui unit intrinsèquement l’alimentation à l’agriculture et à la ruralité [2].
Panorama mondial de la question alimentaire
Malgré des progrès constants, une part importante de l’humanité ne mange pas à sa faim
Les chiffres de la faim dans le monde
Dans le panorama mondial de la question alimentaire, ce qui frappe, d’abord, c’est qu’une part importante de l’humanité ne mange pas à sa faim. La FAO estime ainsi que 815 millions de personnes souffraient de sous alimentation chronique [3] à la fin du XXème siècle et que 12 millions d’enfants meurent chaque année de maladies liées à la malnutrition. Les famines, loin d’avoir disparu, sévissent régulièrement en Afrique noire, en Asie du Sud et au Moyen Orient.
Inacceptable à tous points de vue, cette situation donne — heureusement — des signes lents mais tangibles d’amélioration. Ainsi, en cinquante ans, la quantité d’aliments disponible pour chaque habitant est passée, en moyenne, de 2320 à 2800 kilo-calories par jour [4]. Une amélioration d’autant plus remarquable que, dans le même temps, la population mondiale a plus que doublé, passant de 2,5 milliards en 1950 à plus de 6 milliards aujourd’hui. Le nombre de personnes sous alimentées représentait ainsi 17 % de la population mondiale en 1999 contre 37 % en 1969.
Une évolution contrastée d’une région à l’autre
Nous sommes donc en face d’un monde globalement mieux nourri. Malheureusement, il ne s’agit que de moyennes. Sans même parler des pays développés entrés, depuis près de cinquante ans, dans l’ère de l’abondance, force est de constater que l’écart se creuse entre les pays en développement qui, progressivement, sortent de la pénurie chronique et ceux qui stagnent ou régressent dans leur combat contre la faim.
Ainsi, en Amérique Latine, en Asie de l’Est et du Sud-Est et même au sein du sous continent indien, des progrès remarquables ont été accomplis depuis 30 ans grâce notamment à la modernisation des techniques agricoles sous l’impulsion de la « révolution verte » engagée dans les années 60-70. En 1961, seulement cinq pays en développement — totalisant 100 millions d’habitants — disposaient d’une ration de 2500 kilo-calories par habitant. En 1999, ils étaient 43 dans ce cas (dont la Chine), représentant au total plus de 2,54 milliards d’habitants.
A l’inverse, les pays les plus défavorisés voient leur situation alimentaire se dégrader inexorablement. Le nombre de mal nourris dans les pays les moins avancés (PMA) a ainsi doublé au cours des trente dernières années, passant de 116 à 235 millions [5].
Un problème de nature avant tout politique et économique
Ces disparités illustrent un des traits fondamentaux de l’évolution du problème de la faim dans le monde. Autrefois conséquence directe d’une insuffisance du potentiel de production, la malnutrition apparaît avant tout comme le résultat d’une organisation inadéquate du système économique et politique sur lequel repose, au niveau local, la production et la répartition des produits alimentaires et, au niveau international, la régulation des échanges.
Ainsi, les guerres et l’instabilité politique sont, pour l’essentiel, à l’origine des famines et des situations de pénuries qui règnent aujourd’hui dans le monde. Bien plus que les contraintes climatiques ou agronomiques, pourtant bien réelles, qui existent dans ces régions. De même, une bonne part des quantités produites dans les pays victimes de malnutrition est régulièrement perdue faute d’avoir été correctement stockée, conditionnée et acheminée.
Enfin, on ne soulignera jamais assez le paradoxe qui veut que les trois quarts des personnes sous alimentées sont précisément celles qui, normalement, devraient être chargées non seulement de leur alimentation mais aussi de celle de leurs concitoyens. Ces 600 millions de paysans pauvres qui, victimes de la baisse des prix dictée par la libéralisation des échanges, doivent amputer leurs réserves d’autoconsommation pour renouveler — sans y parvenir, bien souvent — leur potentiel de production.
De sombres perspectives, surtout pour l’Afrique
La situation alimentaire mondiale est sans conteste préoccupante. Elle l’est encore plus quand on l’examine à la lumière des perspectives démographiques qui se dessinent. La population mondiale, malgré un net ralentissement, est toujours en expansion. Elle pourrait atteindre 9,3 milliards en 2050 et plafonner autour de 10,5 à 11 milliards à la fin de ce siècle [6]. Or cette croissance sera essentiellement le fait des pays en développement, ceux là même qui aujourd’hui connaissent des problèmes de sous alimentation (plus de 95 % du nombre total de personnes sous alimentées [7]). L’Afrique est particulièrement exposée : la population va plus qu’y doubler dans le premier quart du XXIème siècle. Or un tiers de la population africaine souffre déjà de sous alimentation selon la FAO. Comme le note Hervé Le Bras, « l’Afrique est un continent à la dérive sur le plan démographique comme de la production alimentaire [8] ».
Un tiers de l’humanité est désormais à l’abri de la faim mais est saisie, de façon croissante, d’angoisses alimentaires
Un événement dans l’histoire de l’humanité : la disparition de tout risque de famines sur plusieurs continents
Alors qu’une bonne partie de l’humanité ne mange pas à sa faim, une autre vit comme si elle avait l’assurance de ne jamais manquer de nourriture. Cette assurance est une nouveauté absolue, du moins à une telle échelle.
La France, aujourd’hui second exportateur mondial de produits agricoles, fut ainsi, pendant longtemps, une terre de disettes. Elle en connut onze au XVIIème siècle, seize au XVIIIème siècle et dix encore au XIXème siècle. Aujourd’hui, en Amérique du Nord, en Europe, au Japon mais aussi en Océanie et dans une grande partie de l’Asie, ces craintes semblent appartenir au passé. Pour environ un tiers de l’humanité, la fameuse question des subsistances, celle des soudures et des restrictions sont devenues, à proprement parler, d’un autre âge.
Cette véritable « révolution » culturelle et sociale, nous la devons principalement à la modernisation de notre agriculture qui, amorcée voilà plus de deux cent ans, s’est accélérée dans la seconde partie du XXème siècle pour nous faire passer, comme le dit Louis Malassis, de l’âge agricole à l’âge agro-industriel [9]. Mécanisée, motorisée, bénéficiant des apports de la science et s’appuyant sur un secteur industriel et commercial puissant, l’agriculture moderne permet aujourd’hui à un agriculteur de nourrir plus de cinquante personnes alors qu’il y a un demi-siècle, il en nourrissait — difficilement — deux et demi.
Bien sûr, des « poches » de malnutrition subsistent au sein des pays développés. Aux Etats-Unis comme en Europe, on estime qu’environ 10 % de la population souffre de carences alimentaires à un degré plus ou moins élevé. Ce phénomène n’est pas dû, évidemment, à une baisse de la production agricole mais à la disqualification sociale de franges de plus en plus importantes de la population, du fait du chômage et de la disparition des solidarités locales et familiales. Que les plus grandes puissances agricoles et agro-alimentaires soient, elles aussi, confrontées au phénomène de la malnutrition est la preuve, s’il en était besoin, que la question alimentaire est devenue affaire d’accès à l’alimentation autant que de production.
La disparition des privations et des restrictions alimentaires a eu des conséquences non seulement sur les mentalités mais aussi sur nos structures sociales. Conjuguée au progrès de la médecine et de l’hygiène, la révolution agro-industrielle et alimentaire a ainsi provoqué un allongement spectaculaire de l’espérance de vie sur plusieurs continents. Pour les pays développés, l’espérance de vie est maintenant égale ou supérieure à 70 ans. Pour les femmes, elle dépasse même 80 ans au Japon, en Suède, en Islande et en France. Pour situer l’ampleur de cette transformation, il convient de rappeler qu’en Angleterre, en France, aux Pays-Bas, au Danemark et en Suède, la durée moyenne de la vie a sans doute été voisine de 35 ans en 1800, de 45 ans en 1880 et de 50 ans en 1900 [10].
La rançon du succès : la montée des peurs alimentaires
Alors que le spectre de la famine s’éloigne pour des portions de plus en plus large de l’humanité, de nouvelles angoisses surgissent. Dans plusieurs pays développés et notamment en France, les années 90 ont été marquées par la montée des peurs alimentaires à la suite d’une succession de crises sanitaires (ESB, listeria, dioxine, fièvre aphteuse….). Si le nombre des victimes est, heureusement, relativement limité, les dégâts causés sur le plan économique sont très lourds (plusieurs milliards de francs pour la seconde crise de l’ESB débutée en octobre 2000). Sur le plan social, aussi, car cette vague de « scandales alimentaires » a accrédité l’idée que la sécurité sanitaire des aliments n’était plus garantie, achevant ainsi de rompre la confiance que notre société avait dans son système de production agro-alimentaire.
Ce phénomène, qu’aucun travail de prospective n’avait anticipé, interpelle par sa brutalité et son ampleur. Bien entendu, ces crises n’étaient pas sans fondements. L’épidémie d’ESB a bel et bien touché une partie non négligeable du cheptel bovin français et des taux anormalement élevés de listérias sont effectivement décelés, de temps à autres, dans des lots de charcuterie. Cependant, la plupart de ces problèmes ne datent pas du début des années 90. Certains risques alimentaires ont même tendance à s’estomper grâce aux progrès sanitaires. Ainsi, entre 1987 et 1997, les cas de listériose constatés en France ont été divisés par trois.
Tous ces éléments plaident en faveur d’une lecture socioculturelle de la montée des peurs alimentaires. Il semblerait qu’en dépassant la dimension quantitative de la question alimentaire, nos peurs se soient déplacées vers d’autres fronts et notamment ceux de la qualité et de la sécurité des aliments. Rassurés sur les risques de manquer, nos concitoyens se penchent désormais sur la façon dont est produite leur nourriture. Ce faisant, ils découvrent que le dispositif de production-transformation-commercialisation, cette fameuse filière agro-alimentaire, est devenu extraordinairement complexe et opaque (une boîte noire qui intrigue et qui fait peur) ; qu’il n’a plus rien à voir avec les circuits alimentaires courts et transparents d’autrefois. C’est cette distance qui s’est créée entre le producteur et le consommateur — cette disjonction entre production et consommation — qui est, pour une bonne part, à l’origine de nos peurs alimentaires.
On aboutit ainsi à un paradoxe : c’est grâce à la « révolution agro-industrielle » que nous n’avons plus à craindre de pénuries et que notre santé et notre espérance de vie ont fait des progrès considérables mais c’est aussi à cause de cette transformation que naissent les peurs alimentaires et le malaise que de plus en plus de nos concitoyens ressentent vis à vis de leur alimentation.
La douloureuse remise en question d’un modèle agricole qui a été à l’origine de ce succès
Le passage à l’âge agro-industriel n’a pas eu seulement des conséquences — positives et négatives — sur notre comportement alimentaire. Il s’est aussi traduit par de profondes transformations de notre environnement, de nos équilibres territoriaux et de notre rapport à l’animal. Or tous ces bouleversements ont eu — à travers le prisme agricole — une influence sur les relations que nous entretenons avec notre alimentation.
La dégradation des milieux naturels par certaines formes de pratiques agricoles est désormais un fait avéré. L’état de la ressource en eau est particulièrement préoccupant : en 1999, près du quart des cours d’eau étaient jugés de mauvaise ou de très mauvaise qualité au regard des nitrates [11]. Bien sûr, l’agriculture n’est pas la seule en cause. Cependant, on estime que les trois quarts des apports azotés ont une origine agricole, soit sous forme de déjections animales soit sous forme d’engrais.
Sur le plan territorial, l’avènement de l’âge agro-industriel a conduit à des transformations qui — peut être moins médiatisés que celles subies par l’environnement — n’en sont pas moins profondes. Sous l’effet d’un double mouvement de concentration/spécialisation, le paysage agricole français s’est radicalement transformé. La France des terroirs, dans laquelle on produisait « un peu de tout partout », a cédé la place à la France des bassins : bassins céréalier, allaitant, porcin, laitier… L’autre aspect de ce redéploiement, dicté essentiellement par l’optimisation du circuit agro-industriel, réside dans l’affranchissement de tout lien au sol. Les productions hors-sol de porcs et de volailles illustrent ainsi, de façon caricaturale, la coupure totale qui s’est progressivement instaurée entre l’agriculture et le territoire. Et c’est cette coupure qui bouleverse les paysage et menaces les délicats équilibres que notre société agraire avait patiemment construits au cours des millénaires.
Quant à l’animal, l’impératif de rentabilité a conduit à transformer les animaux domestiques d’autrefois en animaux dits « de rente » destinés à convertir des protéines végétales en protéines animales. Alors que les premiers vivaient dans notre proximité, les seconds sont relégués dans des hangars ou des stabulations. La mort ne leur est plus donnée — avec tout le rituel qui l’accompagnait — mais mécaniquement administrée. Cette « chosification » de l’animal participe de la rupture générale des « fils du vivant » qui autrefois unissaient notre agriculture — et par-là notre société — à la nature. Elle n’est sans doute pas étrangère à la montée des peurs alimentaires et à la désaffection croissante des consommateurs vis à vis des produits carnés.
Tous ces éléments concourent à une remise en question du modèle agricole mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale et donc du système de production-transformation-commercialisation sur lequel repose notre alimentation. Un modèle qui a permis qui a permis à la France — comme aux autres pays industrialisés — d’entrer dans l’aire de l’abondance mais qui aujourd’hui ne semble plus répondre aux aspirations de nos concitoyens au point d’engendrer un malaise croissant.
La question alimentaire que le monde devra résoudre dans les années à venir relève donc de trois registres distincts. Tout d’abord, éradiquer la faim avec une population mondiale qui devrait quasiment doubler d’ici la fin du siècle. Mais, aussi, réconcilier nos concitoyens avec leur alimentation, c’est à dire principalement avec leur agriculture. Et tout cela dans le cadre d’un développement durable.
L’impératif de développement durable n’est pas dicté par l’agenda adopté à Rio en 1992 et encore moins par un quelconque effet de mode. Il s’impose, tout naturellement, parce que la question alimentaire est indissociable de la question agricole. Or celle-ci touche à tous les volets du triptyque du développement durable : son volet économique puisque, pour bon nombre de pays, le développement et notamment la lutte contre la pauvreté passent par le développement agricole son volet social car, aujourd’hui, c’est près de la moitié de l’humanité qui vit — directement ou indirectement — de l’activité agricole son volet environnemental, enfin, car, plus que toute autre activité, l’agriculture consomme ou modifie les ressources naturelles.
Une solution à exclure : confier à une poignée d’agriculteurs la responsabilité de nourrir le monde
Pour relever le triple défi alimentaire et d’abord celui de l’éradication de la faim — priorité des priorités — plusieurs voies sont envisageables. Certaines d’entre elles, logiques voire généreuses au premier abord, doivent cependant être écartées en raison de leur caractère non soutenable (ou non durable). C’est le cas, notamment, de l’idée selon laquelle on pourrait, à un horizon rapproché, confier à une poignée d’agriculteurs le soin de nourrir le monde.
Un rêve et une tentation
La tentation des pays développés : nourrir le monde en poursuivant sur l’intensification de la production
Cette idée est à la fois une tentation et un rêve. C’est une tentation pour certains pays développés qui, ayant atteint l’autosuffisance grâce à la modernisation de leur agriculture, se trouvent en mesure de subvenir aux besoins d’une part importante de la population mondiale à commencer par celles des pays en développement. Cette solution n’est pas dénuée de rationalité ni même d’une certaine générosité : face aux difficultés que rencontrent les paysanneries du Sud pour développer leur agriculture, recourir aux capacités de production du Nord est à la fois plus simple et plus sûr. Cependant, ce projet est aussi — et surtout — motivé par des considérations économiques bien réelles: exporter des produits agricoles et alimentaires – puisque c’est cela dont il s’agit — c’est contribuer à l’équilibre de la balance commerciale et, par-là, à la richesse nationale. Enfin, pour les populations agricoles des pays développés, la perspective de « nourrir le monde » constitue le prolongement naturel de l’objectif d’autosuffisance nationale. Elle n’appelle donc ni remise en question, ni changement de modèle deux choses nécessairement douloureuses à assumer et délicates à conduire.
Un rêve « positiviste » et ethnocentriste : transposer le modèle occidental au Sud
Pour « nourrir le monde », il peut aussi être envisagé de recourir non pas à une poignée d’agriculteurs du Nord mais à une minorité de producteurs — ultra productifs — répartis sur l’ensemble de la planète, y compris dans les pays en développement. Il suffirait, pour cela, d’appliquer aux agricultures du Sud le modèle productiviste sur lequel s’est bâtie la réussite agricole de nombreux pays développés. Il s’agit — en quelque sorte — d’un rêve « positiviste » et ethnocentriste sur lequel bon nombre de programmes de coopération sont fondés. Un rêve qui réside sur le principe — de bon sens au premier abord — selon lequel ce qui a si bien réussi au Nord doit pouvoir être appliqué au Sud.
Une solution envisageable sur le plan technique
Ce rêve et cette tentation sont d’autant plus crédibles que, sur le plan technique, rien ne semble s’opposer à leur mise en œuvre. Comme le note Paul Bairoch, durant les quatre dernières décennies, la productivité agricole a été multipliée par 7,5 environ en France, « c’est à dire 1,5 fois plus que durant les 15 décennies qui précèdent la seconde guerre mondiale. Donc au moins autant que durant les 8-9 millénaires séparant l’invention de l’agriculture de la seconde guerre mondiale [12] ». Comment, au vu de telles prouesses, douter que le progrès des sciences et des techniques ne puisse relever le défi alimentaire à venir ? Les réservoirs de productivité, notamment dans les pays en développement, semblent inépuisables et les progrès de la science constants comme en témoigne l’apparition des plantes génétiquement modifiées au début des années 90.
Une solution insoutenable à tous points de vue
Envisageable sur le plan technique, l’option qui consiste à confier à une poignée d’agriculteurs le soin de nourrir le monde pose des problèmes considérables sur les plans environnemental, économique et social. Elle est contraire aux principes mêmes du développement durable et donc, à ce titre, insoutenable.
Insoutenable sur le plan environnemental et territorial
Insoutenable, ce projet l’est d’abord pour les milieux naturels des pays développés qui, d’ores et déjà, donnent des signes inquiétants de dégradation. Malgré des pratiques et des techniques agricoles sans cesse plus respectueuses de l’environnement, demander à nos agriculteurs de nourrir le monde, c’est condamner à coup sûr nos nappes phréatiques, nos sols et la faune sauvage. Or un tel arbitrage est non seulement contraire aux principes du développement durable mais aussi rejeté par une fraction croissante de nos concitoyens.
Pour les pays en développement, la transposition du modèle productiviste pose les mêmes problèmes. La révolution verte, fondée sur un accroissement des rendements grâce à une intensification de l’agriculture et une amélioration des variétés cultivées, a certes permis d’atteindre des résultats spectaculaires en matière de développement agricole, notamment en Asie. Ces résultats ont cependant conduit, dans de nombreuses régions, à une importante érosion des sols, à une déforestation accélérée et à la raréfaction de la ressource en eau. La poursuite de ce mouvement, selon la même logique, semble donc compromise. L’extension de cette « révolution » à d’autres continents, notamment africain, est encore plus sujette à caution. Ses succès en Asie sont, en effet, imputables à deux facteurs favorables : la persistance de savoir-faire paysans très élaborés et la présence de la ressource en eau. Deux éléments que l’on ne retrouve pas, ou en tout cas pas au même niveau qu’en Asie, ni en Amérique latine ni en Afrique où les savoir-faire locaux ont été depuis longtemps déjà profondément déstructurés.
Sur le plan territorial, l’intensification à outrance et à marche forcée de l’agriculture est tout aussi insoutenable, au Nord comme au Sud. Dans les pays développés, les phénomènes de concentration et de spécialisation ont déjà conduit à de profonds bouleversements du paysage agricole. Comme pour l’environnement, nos concitoyens sont de moins en moins enclins à sacrifier leurs paysages et leurs équilibres territoriaux pour quelques gains de productivité supplémentaires. Dans les pays en développement, la modernisation accélérée de l’agriculture conduit d’ores et déjà à des mouvements de population problématiques. L’urbanisation et la « littoralisation » des populations et des productions sont des questions dont les pays du Sud doivent aujourd’hui tenir le plus grand compte, sous peine de graves désordres économiques et sociaux. En Chine, on estime à 70 ou 80 millions le nombre de « paysans flottants » qui se trouvent aujourd’hui sur les chemins de l’exode et contribuent, malgré les contrôles, à l’appauvrissement des zones rurales de l’intérieur au profit des zones urbaines du littoral.
Insoutenable sur le plan économique, social et politique
Confier à une minorité d’agriculteurs la responsabilité de subvenir aux besoins alimentaires de l’ensemble de l’humanité pose d’indéniables problèmes environnementaux et territoriaux. Mais c’est surtout sur le plan économique et social que ce projet se heurte aux plus grandes difficultés. Car le monde agricole et paysan pèse encore aujourd’hui très lourd sur le plan démographique. Bien sûr, la population active agricole est maintenant ramenée à des niveaux très faibles dans les pays industrialisés (1,6 % aux Etats-Unis, 4 % en France). Mais, en Chine, elle atteint 67,5 % en Asie du Sud, environ 65 % et au Burundi, au Niger et au Burkina-Faso, plus de 80 %. Malgré une urbanisation croissante, l’agriculture occupe bel et bien près de la moitié du monde.
Céder à la tentation de faire de l’Europe et de l’Amérique du Nord les grands pourvoyeurs de matière première alimentaire pour l’ensemble des continents, c’est donc condamner à l’inactivité la moitié de l’humanité. C’est aussi prendre le risque de déstabiliser le devenir global de sociétés largement organisées et structurées à partir de leurs paysanneries. En ce qui concerne le « rêve » d’une transposition rapide du modèle productiviste aux agricultures du Sud, les risques de déstructuration sociale sont tout aussi importants. Au Brésil, la modernisation et l’industrialisation brutales de l’agriculture ont conduit à une augmentation drastique du nombre de boias frias (les « bouches froides »), ces travailleurs salariés aux conditions de vie effroyables. Transportés au gré des jours, des semaines et des saisons, sur les lieux de travail par les camions des propriétaires, ils font face à une précarité grandissante qui les pousse, peu à peu, à gagner les villes ou leurs redoutables périphéries [13].
Nos sociétés ont supporté — dans des drames qu’il ne faut pas minimiser — la « fin des paysans » grâce au développement industriel, à l’Etat-providence et à l’avènement de la société de consommation. Aujourd’hui, la reconversion des sociétés paysannes se pose en des termes complètement nouveaux, dans la mesure où, dans la plupart des pays en développement, ni l’emploi, ni l’Etat, ni la consommation ne sont au rendez vous de cette mutation.
Sur le plan économique, il faut rappeler le rôle prépondérant que le secteur agricole et agro-alimentaire joue dans le développement économique global. Peu de pays, mis à part quelques territoires idéalement situés sur le plan commercial (Singapour par exemple) ont réussi leur décollage économique sans renforcer leurs capacités de production et de transformation agricoles. Sans chercher à transposer le modèle européen et américain, on peut considérer qu’aucun pays ne peut se construire — ou se reconstruire — sans reposer sur un minimum d’économie agricole et d’autosuffisance alimentaire. C’est — en quelque sorte — la traduction en termes de développement durable du célèbre slogan de Raymond Lacombe « Pas de pays sans paysans » ou de la fameuse formule du Général de Gaulle « Un pays qui ne peut pas se nourrir n’est pas un grand pays ».
Enfin, on ne soulignera jamais assez le danger que la tentation de nourrir le monde représente sur le plan politique. L’arme alimentaire est un véritable facteur de puissance. Accaparée par une poignée de pays, elle menacerait l’équilibre géopolitique mondial tout autant que la concentration d’armes de guerre entre les mains de quelques uns. Il n’est tout simplement pas possible de construire la paix et l’équilibre d’un monde au sein duquel une toute petite minorité s’arrogerait le droit de nourrir la quasi-totalité de l’humanité, en condamnant du même coup le reste du monde à l’assistance et, pis encore, au non-sens.
Une solution à laquelle, pourtant, la logique de la libéralisation des échanges agricoles nous conduit
L’agriculture happée par la mondialisation depuis les accords de Marrakech
Qu’il s’agisse de confier l’alimentation mondiale aux agriculteurs des pays développés ou de transposer le modèle productiviste à l’ensemble des paysanneries des pays en développement, nous sommes en face de la même logique : celle de la rationalité économique et de l’éviction des agricultures les moins performantes au profit des plus productives. Or ce projet est au cœur même du processus de mondialisation et de dérégulation des échanges agricoles et alimentaires qui, depuis une dizaine d’année, s’accélère.
Pour les agriculteurs du monde entier, l’accord international marquant de la décennie 90 n’est pas celui de Rio sur le développement durable mais bien l’accord agricole signé à Marrakech en 1993 dans le cadre du GATT. Ce texte marque en effet la fin de l’exception agricole et organise l’alignement progressif de ce secteur sur les règles générales du commerce international : démantèlement des protections aux frontières, suppression des soutiens à l’exportation et disparition des politiques de soutien de prix.
Accompagné des politiques d’ajustement structurel imposées par la Banque mondiale et le FMI, cet accord a fortement contribué à une accélération du processus de libéralisation des échanges avec tous les effets pervers que cela comporte, notamment pour les paysanneries des pays en développement.
Les promesses déçues de la libéralisation des échanges agricoles
Pour ses partisans, la libéralisation des échanges agricoles devait stimuler la croissance économique grâce à une meilleure valorisation des avantages comparatifs, favoriser la réduction de la pauvreté et donc la demande solvable en produits agricoles. Cela devait, in fine, contribuer au développement des agricultures des pays du sud. La réalité est malheureusement bien éloignée de ces promesses.
Les grandes puissances — à commencer par les Etats-Unis — imposent un discours libre-échangiste qui est devenu un véritable dogme. Mais ce sont les seules capables de protéger, par des règlements sanitaires ou des règles de droit savamment élaborées, leurs propres productions. Ce sont aussi les seules à pouvoir influer véritablement sur le déroulement des négociations internationales et les accords qui en résultent. Face à ces pratiques que peuvent des pays démunis dont les systèmes douaniers sont insuffisants et les juristes internationaux à peu près inexistants ? Rien.
A cette inégalité politico-économique se rajoute un profond déséquilibre entre les niveaux de productivité des agricultures mises ainsi en concurrence. Entre l’agriculture mécanisée et appuyée sur un complexe agro-industriel puissant des pays développés et l’agriculture vivrière dont la traction animale constitue souvent la technologie la plus avancée, les écarts de productivité vont parfois de 1 à 100.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les deux tiers du commerce mondial des produits agricoles et alimentaires restent contrôlés par les pays développés l’Europe, à elle seule, en contrôle plus de 50 % contre 0,7 % pour les pays les moins avancés. La libéralisation des échanges ne bénéficie en rien aux pays les plus pauvres qui pourtant comptent sur leurs exportations pour s’assurer devises et solvabilité. Ainsi, tandis que le volume des exportations progresse de 4 % par an en Afrique, la recette retirée de ces ventes diminue, elle, de 6 % par an : telle est la réalité de la mondialisation vue du Sud.
La compétition n’est pas seulement inégale, elle est aussi destructrice des paysanneries des pays du Sud. Affranchies d’une bonne partie des obstacles aux frontières, les exportations des pays développés, celles des Etats-Unis d’abord mais aussi celles de l’Europe, pénètrent de plus en plus profondément les marchés des pays en développement, cassant les prix et conduisant les producteurs locaux à la ruine. La prétendue libéralisation des échanges, accompagnée, dans les pays développés, de lourds budgets de soutiens à leurs propres agricultures, est à l’origine d’un déséquilibre qui tue les capacités de production pourtant existantes et accélère les phénomènes de déstructuration sociale et territoriale qui menacent ces pays.
Ainsi, contrairement aux promesses faites par les tenants de la libéralisation des échanges, la production agricole dans les pays les moins avancés a diminué au cours des années 90 et sur 815 millions de personnes souffrant de la faim, on compte désormais près de 600 millions de paysans. De l’aveu même de la FAO, l’objectif — fixé en 1996 lors du Sommet mondial de l’alimentation — de réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d’ici 2015, ne sera pas atteint. A la fin des années 90, le nombre de mal nourris diminuait, en moyenne, de 6 millions par an : il en faudrait au moins 22 millions par an pour tenir les engagements pris en 1996…
Enfin, il faut souligner que dans les pays développés — et notamment en Europe — l’accélération de la mondialisation des échanges a eu également des effets déstabilisants, pour les agriculteurs comme pour les consommateurs. Bien sûr, les dommages ne sont pas de la même ampleur que ceux que nous venons de décrire. Cependant, les crises de marché successives qu’ont vécues les agriculteurs européens, l’accélération de la déprise agricole et l’accentuation des déséquilibres territoriaux sont en grande partie imputables au processus de libéralisation-dérégulation qui sape les fondements de la PAC et notamment ses mécanismes de régulation de marché. De même, l’irruption de produits agricoles — transformés ou non — provenant de l’étranger et l’industrialisation accélérée de la filière agro-alimentaire (deux phénomènes résultant directement de la mondialisation des échanges), ont contribué à la montée des peurs alimentaires en Europe en France tout particulièrement. La mondialisation est devenue synonyme de banalisation de l’alimentation, voire de danger quand les contrôles aux frontières et aux différentes étapes du processus de production-transformation s’effacent devant la logique de rentabilité et de compétitivité.
Des déséquilibres accentués par un mauvais usage de l’aide alimentaire et une mauvaise orientation de l’aide au développement
Ces déséquilibres auraient pu être compensés par une aide au développement ambitieuse qui aurait donné les moyens aux pays en développement d’affronter la concurrence. Or c’est tout le contraire auquel on assiste.
Depuis une dizaine d’année, le montant de l’aide publique au développement stagne, voire régresse pour un certain nombre de pays donateurs. Il est ainsi passé de 58,3 milliards de dollars en 1992 à 53,1 milliards en 2000 [14]. Seuls cinq pays, tous situés en Europe, atteignent l’objectif fixé par l’ONU (0,7 % du PNB) : le Luxembourg, la Norvège, le Danemark , la Suède et les Pays-Bas. Malgré les déclarations d’intention, il faut bel et bien constater que l’aide publique au développement a cessé d’être une priorité pour les pays riches.
Insuffisante par son montant, l’aide publique au développement est également mal orientée et mal gérée comme en témoignent la plupart des programmes de coopération agricole. Ces programmes oscillent entre deux tendances. L’une emprunte la rhétorique de la coopération mais n’en respecte aucunement l’esprit : ce qui compte d’abord, c’est de faire des affaires et les réseaux de coopération sont à cet égard un dispositif commode pour pénétrer les pays visés. Les services des ambassades sont là pour ouvrir les portes, organiser des rencontres utiles et faciliter les prises de contact. A l’opposé de cette perspective cynique, on trouve une volonté authentique de coopérer. Mais celle-ci se nourrit d’une conception « missionnaire » de l’aide qu’il convient d’apporter à des populations réputées incapables de s’en sortir par elles-mêmes. Les projets qui en découlent — directement transposés des modèles de production occidentaux — échouent généralement faute d’avoir pris en compte les contraintes sociales, naturelles et économiques locales.
Enfin, on ne soulignera jamais assez les effets pervers que peut avoir l’aide alimentaire quand elle est mal ciblée. Indispensable dans un contexte de pénurie, l’aide alimentaire contribue aussi à tuer les marchés locaux et à décourager les producteurs. « L’aide alimentaire a une influence pernicieuse sur le développement agricole » rappelait le directeur général de la FAO Edouard Saouma en 1994.
Trois voies pour relever le défi alimentaire mondial : maîtriser la mondialisation, promouvoir l’agriculture durable et revitaliser le partenariat Nord-Sud
Une mondialisation maîtrisée pour garantir le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes
De la souveraineté alimentaire
Alors que la moitié de l’humanité est constituée de paysans et de leurs familles, alors que plusieurs centaines de millions de personnes souffrent de la faim et qu’un malaise persistant s’instaure entre nos concitoyens et leur alimentation, on peut difficilement admettre que l’agriculture et l’alimentation ne soient traitées qu’en fonction de considérations commerciales. Poursuivre la logique actuelle, celle découlant de l’accord de Marrakech et dans laquelle s’inscrivent les objectifs assignés au nouveau cycle de négociation multilatéral lancé à Doha en novembre 2001, n’est tout simplement plus possible. Le défi alimentaire et, plus encore, le défi de l’alimentation mondiale dans une perspective de développement durable, exigent une autre approche de la mondialisation et, d’abord, la reconnaissance du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes [15].
Le droit des peuples à se nourrir eux mêmes, c’est d’abord la possibilité, pour les pays en développement, de parvenir à l’autonomie alimentaire en développant leur agriculture. Autonomie ne veut pas dire autarcie : qu’il s’agisse d’équilibrer la balance commerciale ou de compléter la production agricole nationale, les échanges sont nécessaires et profitables, pourvu qu’ils soient maîtrisés. Le développement de la production agricole est cependant indispensable pour résoudre le problème de la pauvreté : les trois quarts des personnes vivant sous le seuil de pauvreté résident, en effet, en zone rurale et dépendent donc, directement, de l’activité agricole. Une pauvreté qui, on l’a vu, est à l’origine de l’essentiel des problèmes de malnutrition, qu’il s’agisse de la production ou de l’accès à l’alimentation. Le développement agricole est donc la clef d’un développement harmonieux (pour ne pas dire durable). Il est surtout le seul moyen d’instaurer la stabilité du système alimentaire international.
Pour les pays développés et notamment le nôtre, il s’agit non pas de parvenir à l’autonomie alimentaire — objectif déjà atteint — mais de pouvoir mettre en œuvre le modèle agricole et alimentaire de leur choix. Ce « droit des peuples à se nourrir comme ils le souhaitent » est en effet la seule solution pour réconcilier nos sociétés développées avec leur alimentation et, par-là, avec leur agriculture.
Le « droit des peuples à se nourrir eux-mêmes » et celui « de se nourrir comme ils le souhaitent », découlent du même principe : celui de la souveraineté alimentaire qui stipule que chaque pays — ou groupe de pays — est libre de déterminer son mode d’approvisionnement alimentaire. Comme la souveraineté économique, politique ou culturelle, l’exercice de la souveraineté alimentaire dépend du système international dans lequel elle s’inscrit. C’est donc la mondialisation des échanges agricoles et alimentaires qui est directement en cause.
Maîtriser la mondialisation pour gouverner le marché
La mondialisation est une réalité qui s’impose à tous et qui est, à bien des égards, bénéfique. Il ne s’agit donc pas de la refuser mais seulement de la maîtriser pour qu’elle profite au plus grand nombre et notamment aux plus démunis.
Maîtriser la mondialisation, c’est d’abord assurer un certain niveau de protection aux frontières pour les produits agricoles et agro-alimentaires. Une protection tarifaire pour tenir compte des écarts de productivité qui existent entre les différentes agricultures du monde mais aussi une protection non-tarifaire (normes sanitaires et phytosanitaires essentiellement) pour garantir la santé des consommateurs et la protection de l’environnement. Comme l’Europe l’a fait dans les années 60 et comme d’autres régions du monde s’efforcent de le faire (Mercosur notamment), cette protection gagne en efficacité quand elle est mise en œuvre au niveau régional. C’est cette solution, celle d’un monde multipolaire composé d’unions douanières régionales rassemblant des pays de niveau de développement comparable, qui permettra d’assurer la stabilité de l’ordre alimentaire mondial.
Maîtriser la mondialisation, c’est aussi assurer une régulation de l’offre mondiale de produits agricoles afin d’en stabiliser le prix. Ceux-ci doivent en effet être suffisamment élevés pour permettre aux pays en développement d’équilibrer leur balance commerciale tout en restant abordables pour ceux qui doivent s’y approvisionner pour assurer leur équilibre alimentaire. Cet effort de régulation incombe essentiellement aux grandes puissances agricoles dont, on l’a vu, les exportations portent une lourde responsabilité dans la déstabilisation des marchés mondiaux.
La régulation de l’offre et la protection aux frontières apparaissent incontournables pour faire face à la question alimentaire. Il est clair, cependant, que ces idées vont à contre sens des principes libéraux sur lesquels repose le processus de mondialisation, qu’il s’agisse de l’agriculture ou d’autres secteurs économiques. Mais c’est précisément parce qu’elle n’est pas un secteur comme les autres, qu’elle comporte des enjeux (l’aménagement du territoire, l’occupation de la moitié de la main d’œuvre mondiale et surtout l’accès à l’alimentation) et des contraintes (les aléas naturels et la rigidité de la demande) particuliers que l’agriculture peut légitimement revendiquer un traitement spécifique. C’est sur ces raisons de fond, autant que sur la dénonciation des dommages causés par le processus de libéralisation/dérégulation, que doit s’appuyer le plaidoyer en faveur d’une maîtrise de la mondialisation et du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes.
Promouvoir des formes d’agriculture durable
Du droit des peuples au devoir des Etats
La maîtrise de la mondialisation est la première condition à remplir pour espérer voir émerger un ordre alimentaire mondial à la fois équitable et durable. La seconde, c’est que l’accent soit mis sur des formes d’agriculture conciliant efficacité, préservation de l’environnement et respect des équilibres sociaux bref, des formes d’agriculture durable qu’il appartient aux Pouvoirs publics de promouvoir à travers des politiques agricoles et territoriales adaptées.
Car l’agriculture est une affaire d’Etat autant, sinon plus, qu’une affaire de marchés. Affaire d’Etat, l’agriculture l’est depuis longtemps chez les grandes puissances industrielles et commerciales. En France, tout d’abord, où la création du ministère de l’Agriculture en 1881 et la mise en place d’une politique agricole véritablement paysanne fut un levier économique, social et commercial mais également le vecteur de l’intégration des couches rurales. En Europe, aussi, où la construction communautaire s’est largement faite grâce à la PAC. Aux Etats-Unis, enfin, où les Agricultural policies existent depuis les années 30.
Il n’est pas question de transposer les modèles français, européens ou américains dans les pays en développement. En revanche, ils montrent qu’il appartient à l’Etat de stimuler et d’orienter le développement de l’agriculture nationale. Le marché, les ONG et les organisations paysannes ont, bien sûr, un rôle important à jouer dans ce processus. Mais aucun n’a la capacité ni la légitimité nécessaires pour assurer une modernisation maîtrisée et raisonnée de l’agriculture.
Assurer une intensification maîtrisée et raisonnée de l’agriculture des pays du Sud
Car parvenir à l’autonomie alimentaire suppose, pour tous les pays en développement ou presque, une modernisation de leur agriculture. Ce faisant, il faut aussi faire face au processus paradoxal mais largement attesté par l’histoire, selon lequel les sociétés atteignent l’autosuffisance en cessant d’être des sociétés agraires ce qui pose immédiatement le problème du devenir des paysanneries locales et — indirectement — celui de l’avenir des territoires ruraux dont la gestion incombe à ces paysanneries.
Pour réussir la modernisation des agricultures des pays du Sud sans dégâts irrémédiables sur le plan social ou environnemental, il faut d’abord du temps. Ce temps qui précisément fait défaut quand les échanges mondiaux sont guidés par la seule loi de la rentabilité.
Il faut aussi choisir les modèles de production adéquats. La révolution verte, on l’a vu, a permis à une bonne part de l’Asie de sortir de la malnutrition. Ce succès est d’abord dû aux efforts de recherche qui ont permis de mettre au point de nouvelles variétés à haut rendement. Surtout, ces innovations n’ont nécessité ni mécanisation, ni exode paysan pour leur mise en oeuvre. Le principal acquis de la révolution verte est ainsi d’avoir permis la conquête de l’autonomie alimentaire nationale de nombreux pays, sans impliquer la déstructuration brutale des sociétés concernées. Bien entendu ce modèle n’est pas transposable à l’ensemble des continents (on a vu d’ailleurs qu’il n’était pas adapté au contexte africain). Il montre cependant qu’il est possible, en tenant compte des spécificités locales, de moderniser une agriculture vivrière et de parvenir à l’autosuffisance sans déstructurer le tissu social.
Enfin, concilier autosuffisance alimentaire et préservation de l’environnement est possible si la modernisation de l’agriculture s’appuie sur les écosystèmes locaux plutôt que de les détruire en transposant des modèles issus des pays tempérés. C’est le cas des techniques de semis direct, des méthodes de lutte intégrée contre les ravageurs et des systèmes de culture sous couverts végétal sur lesquelles les agronomes travaillent actuellement [16]. C’est le cas, aussi, de variétés mieux adaptées aux climats locaux et notamment aux contraintes hydriques. La gestion de la ressource en eau, dont l’agriculture consomme, à l’échelle de la planète, 70 %, est assurément le plus grand défi qui s’impose à l’agriculture avec celui de la sécurité alimentaire.
Promouvoir une agriculture multifonctionnelle et de qualité en Europe
Dans les pays développés et particulièrement en Europe, de nouvelles perspectives s’offrent aux agriculteurs confrontés à l’essoufflement du modèle productiviste.
C’est tout d’abord le développement de nouvelles pratiques plus respectueuses de l’environnement telles que l’agriculture raisonnée ou l’agriculture biologique. C’est aussi l’essor de productions de qualité, liée à un terroir ou à des savoir-faire particuliers. C’est également le renforcement de la traçabilité et des procédures de contrôles pour apporter information et garanties aux consommateurs. C’est, enfin, la diversification vers les services tels que le tourisme rural ou les filières non alimentaire, qu’il s’agisse des bio-carburants ou de molécules de base pour les industries de synthèse, le textile et la pharmacie.
La palette des biens et des services attendus par les consommateurs s’élargit et offre de nouvelles opportunités que les agriculteurs doivent saisir, avec l’aide des Pouvoirs publics. Mais l’agriculture n’est pas seulement une activité créatrice de matières premières et de services marchands. Elle est aussi – et peut devenir de plus en plus — un secteur producteur de biens immatériels non marchands, de paysages harmonieux, de territoires vivants et de ressources naturelles de qualité. Des missions d’intérêt général dont le financement incombe naturellement à la collectivité.
C’est autour de cette nouvelle approche de l’activité agricole incarnée par le concept de multifonctionnalité, autour d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement et des attentes des consommateurs que peut se nouer un nouveau contrat entre la société et son agriculture. Un contrat qui apaiserait les peurs alimentaires et contribuerait à réconcilier nos concitoyens avec leur alimentation. Un contrat qui ouvrirait également de nouveaux horizons aux agriculteurs et leurs redonnerait toute la place qu’ils méritent dans la société. Un contrat qui, enfin, garantirait la préservation des ressources naturelles, les équilibres sociaux et le développement de nouveaux débouchés. Bref, un contrat qui assurerait l’épanouissement d’une agriculture et d’un système alimentaire durables.
Renouveler les fondements et revitaliser la coopération agricole et scientifique
Relever le défi alimentaire ne passe pas seulement par une réorientation du système commercial international et des pratiques agricoles. Il exige également un renouvellement complet de notre façon de coopérer avec les pays du Sud et une relance de l’aide publique au développement conformément au principe — unanimement revendiqué mais trop rarement appliqué — de solidarité Nord/Sud.
Une aide au développement ambitieuse et respectueuse des agricultures du Sud
Moderniser une agriculture est un investissement coûteux, surtout quand à cet objectif se rajoute celui du développement durable. L’Union européenne, dont pendant longtemps près des deux tiers du budget ont été absorbés par la PAC en sait quelque chose. Or les finances publiques des pays en développement connaissent toutes de graves difficultés. Quant aux investisseurs privés, nationaux ou étrangers, ils préfèrent le plus souvent investir dans les productions spéculatives, ce qui ne contribue pas à renforcer l’autosuffisance alimentaire.
Les pays du Sud ont donc besoin, plus que jamais, d’aide publique au développement. A ce titre, on peut se féliciter de l’engagement récent de l’Union européenne d’atteindre 0,39 % du PIB à l’horizon 2006. Reste maintenant à tenir cette promesse et même à la dépasser, pour l’Europe comme pour le reste du monde développé. L’objectif de 0,7 % du PIB fixé dans les années 70 reste un impératif majeur.
Relancée dans son montant, l’aide publique au développement doit aussi être réorientée dans ses modalités de mise en œuvre. Il est temps d’en finir avec la vision « missionnaire » qui inspire la plupart de nos programmes de coopération. L’aide apportée ne doit pas être fondée sur les schémas de pensée ni même les convictions des bailleurs mais bien sur les attentes et les particularités des bénéficiaires. Elle doit s’appuyer sur les savoir-faire locaux, à commencer par ceux des paysans, et tenir compte des contraintes naturelles des pays concernés. Elle doit aussi comporter systématiquement un volet formation afin d’accompagner l’évolution des pratiques.
Quant à l’aide alimentaire, il ne faut pas, bien sûr, y renoncer mais la réserver strictement aux situations d’urgence afin d’en limiter les effets pervers. Il faut aussi privilégier les dons sous forme d’achats locaux ou triangulaires, en ciblant les populations bénéficiaires et en respectant les habitudes alimentaires.
Une coopération scientifique adaptée aux besoins et aux particularités locaux
Pour moderniser leur agriculture, les pays du Sud ont avant tout besoin de science et de technologie. L’exemple de la révolution verte montre combien une coopération scientifique bien ciblée et adaptée aux besoins locaux contribue au succès d’un programme de développement.
Comme pour les programmes de développement agricole, la coopération scientifique doit privilégier une approche partenariale. C’est en faisant travailler côte à côte des chercheurs occidentaux et locaux que les meilleurs résultats sont obtenus : d’abord parce que cette solution permet d’adapter les technologies occidentales aux particularités locales et, surtout, parce qu’elle renforce, pour de longues années, les capacités de recherche et d’expertise des pays du Sud. Plutôt que des « transferts de connaissances », c’est de véritables dispositifs d’appui à la production scientifique dont les pays du Sud ont besoin. Un appui qui favorise l’émergence d’une culture scientifique et technique locale, véritable clef du développement et condition sine qua non de la valorisation des acquis scientifiques obtenus au plan mondial.
Assurer l’accès aux ressources génétiques et aux inventions biotechnologiques
Parmi tous les champs de coopération scientifique, la génétique est appelée à jouer un rôle particulièrement important dans le développement agricole des pays du Sud. C’est en effet par la mise au point de variétés animales et végétales adaptées aux pratiques et aux écosystèmes locaux qu’on peut espérer intensifier la production sans porter atteinte aux équilibres naturels et aux systèmes de production qui structurent ces sociétés paysannes.
Qu’il s’agisse de sélection « classique » ou de biotechnologie, l’essentiel des connaissances et des compétences est détenu par les pays développés. Une accumulation qui, de plus, menace de tourner à l’exclusivité avec le développement des brevets sur le vivant. Toute la question est donc de permettre aux pays en développement d’accéder à ces ressources génétiques tout en protégeant les droits de propriété intellectuelle, moteurs de la recherche et de l’innovation.
La recherche publique a, dans ce domaine, un rôle déterminant à jouer. D’une part pour investir des champs scientifiques concernant exclusivement les pays en développement et dont se détourne la recherche privée (le sorgho, le mil et autres plantes vivrières en sont de bons exemples). D’autre part, pour mettre à disposition des pays du Sud, à moindre coût et surtout de façon partenariale, des variétés, des connaissances ou des procédés qui, sinon, leur serait difficilement accessibles.
Au-delà de la recherche publique, nécessairement limitée dans ses capacités d’investissement, c’est toutes les innovations et les connaissances en matière de génétique qu’il faut rendre accessible au plus grand nombre. Et cela passe, au niveau international, par des règles et des procédures conciliant le droit des sélectionneurs et celui des agriculteurs, le droit de propriété intellectuelle et le droit au développement. On l’aura compris, c’est tout à la fois un processus d’inventaire, de connaissance et de gestion de la biodiversité qu’il faut promouvoir ; tout en garantissant le droit des pays du Sud sur leurs ressources génétiques.
Il n’y a donc pas d’antagonisme entre le défi du développement durable et celui de l’alimentation mondiale. On peut même dire qu’ils sont étroitement complémentaires : l’humanité ne pourra résoudre ses problèmes alimentaires, à commencer par celui de la faim, sans concilier développement économique, équilibres sociaux et préservation de l’environnement. Y parvenir suppose l’engagement de tous, au Nord comme au Sud. Trois catégories d’acteurs ont cependant un rôle particulièrement important à jouer. Les agriculteurs, tout d’abord, car c’est sur eux que repose la responsabilité de « nourrir le monde », en commençant d’ailleurs par eux-mêmes puisqu’ils représentent la moitié de l’humanité. Les responsables politiques, ensuite, qui doivent avoir le courage, au niveau international comme au niveau national, d’adopter les règles et les politiques sans lesquelles il n’y aura pas d’agriculture durable et encore moins de développement durable. Les scientifiques, enfin, qui ne peuvent pas, bien sûr, apporter de solution miraculeuse mais sans lesquels l’humanité ne pourra pas résoudre ses problèmes alimentaires. Agriculteurs, responsables politiques et scientifiques : aucun de ces acteurs ne peut, isolément, relever le défi de la faim et des angoisses alimentaires. En revanche, ensemble et de façon cordonnée, ils détiennent une bonne part des clefs du problème alimentaire mondial.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Nations Unies : Rapport du Secrétaire Général des Nations Unies sur la mise en oeuvre d’Agenda 21, Conseil Economique et Social des Nations Unies, février 2002
[2] Cette communication a été préparée avec l’aide de Nicolas Durand (INRA) que l’auteur tient à remercier pour sa précieuse collaboration.
[3] FAO : Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde, Rome, 2001.
[4] Le seuil minimum vital est fixé par la FAO à 2350 kilo-calories/jour.
[5] HCCI : Avis et rapport remis au Premier ministre « Sommet mondial de l’alimentation : 5 ans après », Paris, 2001.
[6] Nations Unies, op. cit.
[7] FAO, Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde 2001 (Rome, 2001).
[8] Hervé Le Bras : « L’Europe agricole sera-t-elle malthusienne ? » Agra-débats, n°1, juin 1995.
[9] Louis Malassis : Nourrir les hommes, Paris, Flammarion, 1994.
[10] Daniel Noin : Géographie de la population, Paris, Masson, 1994.
[11] IFEN : Chiffres clés de l’environnement, Paris, 2002.
[12] Paul Bairoch : « Dix huit décennies de développement agricole français dans une perspective internationale (1800-1980) », Economie rurale, n° 184, 185, 186 Le Tiers Monde dans l’impasse. Le démarrage économique du XVIIIème au XXème siècle, Paris, Gallimard, 1971.
[13] Jacques Chonchol : Paysans à venir. Les Sociétés rurales du Tiers Monde, Paris, La Découverte, 1986 Systèmes agraires en Amérique Latine. Des agricultures préhispaniques à la modernisation conservatrice, Paris, IHEAL, 1995.
[14] Communiqué de presse du comité d’aide au développement de l’OCDE, 23 avril 2001.
[15] Bertrand Hervieu : Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, Paris, Flammarion, 1996.
[16] Marc Latham et Antoine Cornet : « Progrès scientifiques récents et impact de la recherche sur le monde paysan du Sud en vue d’un développement durable », Actes du colloque « Sécurité alimentaire et développement durable » de l’Académie des Sciences Morales et Politiques et de l’Académie des Sciences, Paris, Technique & documentation, 2000.