Rétrospective du développement durable : les révolutions industrielles

Séance du lundi 27 mai 2002

par M. Michel Drancourt

 

 

De l’an zéro de notre ère à l’an 1000 la population du globe a augmenté d’un dixième. Le niveau de vie par habitant a stagné. De l’an 1000 à 1820 la population mondiale a été multipliée par quatre, avec une très lente accélération des ressources. Depuis 1820 la population mondiale a quintuplé. L’espérance de vie, en moyenne mondiale, est passée de 24 ans à 66 ans, le revenu par tête a été multiplié par huit.

Ces chiffres sont tirés des travaux d’Angus Maddison [1] qui constate que le développement s’est opéré là où les innovations techniques et la volonté de les mettre en œuvre ont été les plus fortes.

Avant 1820, toute croissance servait presqu’exclusivement à nourrir un surplus de population. Extrapolant ce qu’il voyait en 1798, Malthus n’imaginait pas que la révolution industrielle qui commençait à dérouler ses effets, permettrait, et au-delà, de répondre aux besoins accrus [2].

En dépit des progrès accomplis depuis un nouveau malthusianisme est apparu.

Nicolas Georgescu-Roegen [3], un élève de Schumpeter, écrit en 1971, un an avant la parution du rapport Meadows (et des déclarations du Club de Rome) : « Si la productivité de l’industrie peut croître de façon phénoménale pendant une période donnée, ce ne peut être qu’au prix d’une accélération phénoménale du rythme d’épuisement du capital énergétique et naturel ».

Nourri par cette peur, le concept de développement durable qui s’est affirmé depuis les années 1970 dans la plupart des pays nantis, peut se résumer en une phrase : « Quelle terre laisserons nous à nos enfants ? » (titre d’un livre de Barry Comnoncu [4]) ou, à la manière de Queneau : « Si tu crois fillette que ça va durer longtemps ».

La population est passée de 1 milliard d’habitants en 1800 à 3 en 1960 à 6 environ en 2000. Comme l’a magistralement montré Monsieur Jacques Dupâquier le mouvement va se poursuivre, mais moins rapidement qu’on l’annonçait il y a dix ans.

Il est vrai cependant que certaines ressources se raréfient. La consommation d’énergie a été multipliée par 5 pendant le XIXè siècle, par 15 pendant le XXè siècle. Plutôt que d’en conclure, comme certains, qu’il faut rechercher une autre croissance sans préciser laquelle, voire la décroissance, n’est-il pas préférable de relire l’histoire du développement ? Elle montre que la mise en œuvre d’innovations a permis de surmonter des obstacles longtemps considérés comme infranchissables.

Je vous propose de tenter ce survol. Je le ferai de manière impressionniste à base d’exemples qui illustrent le fait que les techniques et leur mise en œuvre ont souvent permis de dépasser les difficultés de l’état naturel, dont on oublie parfois qu’il est rude et cruel. Elles permettent aussi de surmonter celles qu’on peut leur imputer. En revanche je n’évoquerai guère l’autre volet du développement durable, celui de la lutte contre les inégalités mondiales, qui mériterait à lui seul une deuxième communication.

 

La « révolution industrielle » du feu

 

La première révolution industrielle majeure est la captation du feu. Sans feu l’homme ne serait pas sorti de la condition animale. Toutes les civilisations cultivent le souvenir de son apparition. Les Chinois vénèrent Shen-Nong, dieu de l’agriculture qui avait appris aux hommes à frapper la végétation sauvage avec un fouet rougi. Il fallait déjà, là comme ailleurs, procéder à des déforestations pour rendre l’agriculture possible.

Nous cultivons de notre côté le mythe de Prométhée. Si Zeus le punit pour avoir dérobé le feu aux dieux, c’était sans doute – en langage d’aujourd’hui — parce qu’il estimait que sa diffusion était contraire au « principe de précaution ». Le feu n’est-il pas à l’origine de bien des progrès techniques mais aussi des armes meurtrières ? Prométhée ouvrait la voie du développement avec ses effets positifs et ses effets négatifs. L’application systématique du principe de précaution aurait empêché les uns et les autres. Eût-il fallu renoncer à l’usage du feu ? C’eût été condamner l’homme à limiter à ses seuls muscles l’essentiel de ses ressources énergétiques, comme l’a écrit votre président dans un article de Commentaire « Du muscle à l’atome » (n°97, printemps 2002).

 

Echapper à la régulation par la mortalité

 

A chaque étape majeure du développement on aurait pu se poser la même question. Chaque fois que l’homme a dépassé l’état stationnaire, caractérisé par l’adaptation de la population à la production au travers de la mortalité, il mettait en cause des équilibres « naturels ».

Pour reprendre des exemples connus on sait que l’augmentation de la population européenne au XIIè siècle est due en partie à la révolution des modes d’attelage des bêtes de trait (avec l’apparition du joug frontal pour les bœufs et du collier pour les chevaux). Il en est résulté, grâce aussi à la charrue à roue et versoir, et à l’assolement triennal, la possibilité de mieux cultiver les terres grasses des pays nordiques, exigeant un labour plus profond que les terres méditerranéennes [5]. Mais il en est résulté aussi des luttes pour la conquête de terres fertilisées.

Que dire également du long apprentissage de la boussole dont l’usage se généralise vers la fin du XIIIè siècle ? Elle va, avec une série d’autres progrès techniques, rendre possible la découverte du monde par les Européens, le développement des échanges et, après le XVIè siècle, la montée irrésistible des puissances européennes.

Quant à l’imprimerie (1455), elle va permettre de diffuser largement des textes dont les initiés se réservaient la lecture. Mais un Jean-Jacques Rousseau n’a-t-il pas reproché au livre le désordre des esprits et des mœurs ? Ses réticences, et celles de quelques autres bons esprits à l’égard du développement, n’ont heureusement pas empêché des progrès de se réaliser.

Dès son époque les famines avaient été réduites par deux séries d’actions. D’une part l’amélioration des cultures et des élevages, d’autre part la commercialisation progressive des produits, en raison surtout de l’amélioration des moyens de transport. Auparavant les famines n’étaient pas tant la conséquence d’un manque global de nourriture que le résultat d’une insuffisance des moyens permettant de l’acheminer des zones de stockage vers des zones en difficulté.

Par étapes, et en dépit des reculs provoqués par les guerres et les épidémies, les hommes, essentiellement en Europe, ont réussi à échapper aux lois de l’équilibre naturel (ressources – population – mortalité). De nouvelles révolutions allaient leur permettre de changer leur condition et de répondre aux besoins accrus d’un nombre croissant de personnes.

 

La révolution énergétique

 

Pendant longtemps les hommes ne disposaient, pour démultiplier leurs propres forces (y compris celles des esclaves), que de machines simples et de ressources énergétiques faibles. Or pour dépasser le stade de l’économie rurale et artisanale, le recours à d’autres sources d’énergie s’impose.

Un pas décisif a été franchi avec l’usage massif du charbon.

Reportons nous au milieu du XVIIème siècle, en Angleterre. Des industries s’installent, moulins à papier, verreries, raffineries de sucre, fonderies de canons. La production de fer augmente rapidement. Les hauts-fourneaux sont chauffés au charbon de bois. Les forêts s’épuisent. L’issue est dans une révolution technique. Le charbon, abondant, va remplacer le bois [6]. Sa production va passer en moins d’un siècle de 200 000 tonnes à 1 500 000 de tonnes.

Abraham Darby (1678-1717) est le premier à se lancer dans la fabrication de fonte au coke. Le 25 janvier 1709 les premières coulées sont obtenues à Coalbrockdale.

Son fils Abraham Darby II améliorera les procédés. La percée du charbon va s’amplifiant. Encore faut-il l’extraire des mines dont les couloirs ne cessent de se remplir d’eau. Thomas Savery a mis au point une pompe à feu (en 1698) qui parvient à aspirer l’eau mais a trop tendance à exploser. Thomas, Newcomen, en 1717, conçoit une machine à vapeur, lourde, gourmande en énergie, mais plus efficace. Pendant plus de soixante ans (avant la machine de James Watt, 1784) elle restera sans rivale. Le développement industriel est désormais possible. La rareté du bois n’est plus un obstacle [7].

 

La révolution alimentaire

 

De même pour les produits alimentaires. Les engrais vont favoriser la productivité des terres. Le fumier et la pratique de la jachère ont été pendant des siècles le seul moyen de régénérer les terres. Mais au XIXème siècle l’augmentation de la population est telle que les moyens classiques ne suffisent pas.

Sans les innovations (ainsi dès Louis XV le maïs américain, déjà, enrichit certaines régions tandis que les techniques d’assolement se généralisent) et sans l’industrialisation de l’agriculture, les catastrophes se seraient multipliées. Les rendements se sont accrus grâce aux fertilisants et à une transformation complète des méthodes de production. Des régions comme la « Champagne Pouilleuse » sont devenues prospères. L’agriculture mondiale peut chaque année nourrir, en plus, l’équivalent de la population d’une France et demi.

Justus Von Liebig (1803–1873), l’un des pères de la chimie moderne, qui fit un stage à Polytechnique, ne figure pas au Panthéon des écologistes. Mais ses recherches et son enseignement concret en laboratoire ont contribué à l’essor des engrais. Il est vrai que leur usage a accru la densité en phosphate et en azote des sols et des cours d’eau. Mais il a aussi fait croître les rendements. Et que l’on sache bien des hommes vivent mieux et plus longtemps qu’avant l’utilisation des engrais. L’augmentation de la production alimentaire n’aurait cependant pas suffi. Encore fallait-il que les aliments puissent être conservés et circuler.

Depuis des siècles on cherchait à empêcher le poisson ou la viande de pourrir en les séchant, les salant, les fumant. Deux révolutions techniques allaient apporter d’autres solutions : la boite de conserve et la réfrigération.

Déjà en 1723 un dictionnaire universel du commerce mentionne de petites boîtes où sont conservées des sardines. Nicolas Appert au début du XIXème siècle met au point un système de conservation des aliments en les traitant dans le bain-marie et en les conservant ensuite dans des boites en fer blanc hermétiques. 50 ans plus tard Raymond Chevalier-Appert déposera le brevet d’un autoclave équipé d’un manomètre au mercure.

Ces boîtes sont difficiles à ouvrir, mais des industriels comme Jules Joseph Carnaud vont passer de la boite soudée à la boite sertie, bien moins chère, et finiront par l’imposer, en dépit des jacqueries des boîtiers soudeurs qui formaient une puissante corporation.

L’usage des boites de conserves se généralisera pendant la guerre de 1914-1918. Elles ne cesseront de se perfectionner (meilleure surveillance de la qualité des produits à l’intérieur, moulurage des boites donnant une meilleure résistance mécanique et permettant de réduire l’épaisseur du métal, anneau d’ouverture, etc…). Bref l’innovation une fois lancée ne cesse d’évoluer pour renforcer ses performances.

L’autre mode de conservation des aliments est la réfrigération. L’usage de la glace est très ancien. Les Mésopotamiens mettaient de la viande dans des fosses remplies de glace. Les Grecs et les Romains faisaient provision de glace arrachée à l’hiver en essayant de l’utiliser jusqu’au milieu de l’été. Au XVIIè siècle en Europe on en faisait usage pour approvisionner les villes, notamment en poissons. Mais cela ne réglait pas les exigences d’un ravitaillement de masse. La grande révolution du froid est venue des Etats-Unis. Pour alimenter les villes en viande fraîche l’été on faisait parcourir des centaines de kilomètres à des troupeaux dont les bêtes arrivaient en mauvais état. Gustave Franklin Swift, boucher à Chicago, devenu industriel (l’inventeur de la chaîne), mit fin à l’ère des cow-boys. Il décida de se servir des moyens techniques en transportant de la viande dans des wagons frigorifiques dont il assurait la construction et l’entretien, les compagnies de chemins de fer étant sceptiques sur leur réussite. Son confrère et concurrent Philip Danforth Amour procédait de même. Mais il fallait – et il faut toujours – veiller à la continuité de la chaîne du froid complétée par des chambres froides dans des dépôts et par des glacières, puis des réfrigérateurs et des congélateurs dans les foyers.

D’autres moyens de conservation des aliments ont suivi et l’ensemble permet d’assurer, grâce aussi aux progrès de la production d’aliments multiples, une alimentation variée et régulière à un nombre croissant de personnes. Sans eux et sans l’agriculture moderne la population n’aurait ni ses dimensions actuelles, ni son espérance de vie. Avec les seuls moyens dits « naturels », la France, par exemple, ne pourrait nourrir au mieux que 22 millions de personnes (40 personnes par km2).

 

D’autres révolutions chimiques

 

Avant l’apparition de la chimie, la pharmacie reposait essentiellement sur l’usage de plantes et des substances animales. Le materia medica, manuel le plus utilisé par les apothicaires jusqu’au XVIIIè siècle datait du 1er siècle, enrichi il est vrai d’apports asiatiques ou arabes.

Le développement de la chimie va permettre l’extraction et le traitement des principes actifs tirés des plantes (quinine) des animaux (insuline), puis des synthèses avec de nouvelles combinaisons. Le parcours de l’aspirine est typique. Hippocrate pour combattre la fièvre préconisait déjà une décoction d’écorce de saule.

En 1829 Leroux démontre les vertus antipyrétiques et analgésiques de l’écorce. Deux chercheurs, Löwig et Piria, isolent ensuite l’acide salicylique en 1835 et 1839. Il faudra attendre 1899 pour la fabrication de l’aspirine. La synthèse de l’acide acétylsalicylique avait pourtant été réalisée par Gerhardt dès 1853. En vain. Elle fut redécouverte par Hoffman qui la lança (Bayer).

D’autres produits similaires verront le jour. Il se consomme actuellement 75 milliards de comprimés d’aspirines ou équivalent par an (3 milliards en France). Déjà cette phase chimique de la pharmacie a largement contribué à soigner des maladies, des douleurs, et à allonger la vie humaine. L’hygiène y a contribué tout autant.

La deuxième étape entamée dans les années 50 (avec la description en 1953 de la structure en double hélice de l’ADN, acide désoxyribonucléique) va déboucher sur le génie génétique. La pharmacie et la médecine vont de ce fait évoluer rapidement, ouvrant de nouvelles perspectives pour l’amélioration de la santé, la prévention des maladies et la qualité des soins.

La chimie, cependant, n’a pas bonne presse. Que dire alors des pesticides ? Pourtant ils ont fortement contribué à rendre bien des régions salubres.

En 2300 av. JC des nuées de sauterelles menaçaient déjà le ravitaillement des populations de Mésopotamie. En 1978 encore elles détruisaient les récoltes de l’Ethiopie ravagée par la guerre.

A partir du XVIIIè siècle, la lutte contre les parasites et autres insectes ne consista plus seulement à excommunier les guêpes comme on le fit pendant longtemps. Mais il faut sans cesse la relancer. En 1939 Paul Muëller met au point le DDT accusé aujourd’hui d’avoir empoisonné le monde mais qui a tout de même permis d’assurer la survie de millions de personnes en combattant les moustiques et les maladies qu’ils véhiculent. Après son interdiction il a bien fallu s’attaquer à nouveau au fléau, avec des moyens plus élaborés, il est vrai.

 

Les révolutions de l’eau

 

L’une des inquiétudes majeures de l’homme concerne les besoins en eau douce. Monsieur Pierre-Frédéric Ténière vous en a parlé. J’y reviens à ma manière.

La technique des aqueducs est très ancienne mais c’est à Rome qu’elle a connu ses progrès les plus spectaculaires. La consommation d’eau des Romains des villes était comparable à celle des habitants d’une ville occidentale moderne. Des aqueducs, parfois longs de plus de 90 kilomètres, assuraient le ravitaillement des cités, mais on ne pouvait pas couper le débit. D’où la présence à Rome de centaines de fontaines et de bassins. Le surplus servait à nettoyer les rues.

Le système se dégrada au fur et à mesure de la chute de l’empire romain d’Occident, avec l’affaissement des disciplines hygiéniques alors qu’il se maintenait ailleurs. Cela illustre bien la nécessité d’une organisation permanente pour mettre en œuvre durablement les atouts techniques.

Encore faut-il qu’il y ait conscience d’un problème et la volonté de le résoudre. Il faudra attendre le XIXème siècle et la perception du rôle de l’eau potable dans la santé de l’homme pour que des barrages destinés à l’eau des villes se multiplient et que l’on se préoccupe de la traiter.

La consommation mondiale d’eau douce a été multipliée par six entre 1900 et 1995. Les exigences de qualité augmentent en raison des risques de pollutions mais aussi d’une plus grande attention portée à la santé des consommateurs. Il fallait en 1900 cinq paramètres pour définir l’eau potable  il en faut cent en 2000.

C’est dire que la maîtrise des problèmes liés à l’eau, à son utilisation (en se rappelant qu’à l’échelle mondiale l’agriculture utilise 70 % de l’eau douce), n’a pas fini de nous préoccuper. Mais au moment même où l’inquiétude s’accroît, les techniques du dessalement de l’eau de mer progressent. Grâce à la filtration membranaire le coût de production d’eau douce à partir de l’eau de mer s’est récemment abaissé permettant de prévoir de nouvelles sources de ravitaillement.

 

La révolution de la propreté

 

Le souci de réduire l’impact des pollutions ne date pas d’aujourd’hui. Ainsi au XIXème siècle le procédé Leblanc pour la fabrication de carbonate de soude rejetait de l’acide chlorhydrique dans l’atmosphère et accumulait sur les sols du galligu (mélange de goudrons et de résidus polluants). L’Alkali act de 1863 obligea les soudières anglaises à récupérer 95 % de l’acide chlorhydrique produit. Ernest Solvay produit à partir de 1864 de la soude à l’ammoniaque nettement moins polluante. Les producteurs anglais, alors les premiers du monde, se liguent pour défendre leurs positions. En vain. Les industriels allemands et américains, nouveaux venus sur le marché, adoptent ce nouveau procédé et celui de la production de soude par électrolyse.

L’industrie pullule d’exemple de ce genre. L’un des plus prosaïque est celui du traitement des déchets. L’homme des cavernes laissait s’accumuler les détritus devant son abri et une fois le terrain encombré allait s’installer ailleurs. Devenu sédentaire il fait « digérer » ses déchets par la nature, par enfouissement ou compostage, brûlage ou nourriture pour cochons et animaux de basse-cour.

Les citadins ont longtemps gardé les habitudes de la campagne en jetant les ordures dans la rue ou les rivières. A Paris les rois ne cesseront d’ordonner au prévôt de contraindre les habitants de nettoyer le devant de leur porte. En vain. En 1184 Philippe-Auguste incommodé par les odeurs de la boue devant son palais décide le pavage des rues. Deux artères seulement sont réalisées au Châtelet (le Carreau du roi).

Les égouts se déversaient directement dans la Seine où s’approvisionnaient les porteurs d’eau, à la bretelle et au tonneau, qui ravitaillaient les habitants. Cela conduisit un médecin de Louis XIV à recommander de boire du vin plutôt que de l’eau. La ville était si sale que le métier de décrotteur a longtemps confirmé son utilité. Après bien des péripéties et le refus des gens de payer des taxes de nettoyage, deux faits majeurs vont modifier l’approche du problème.

La prise de conscience du rôle des microbes, grâce surtout à Louis Pasteur, favorise le développement de l’hygiène. Par ailleurs le 24 novembre 1883 le préfet Eugène Poubelle met en place un système de ramassage accompagné de la mise en route du tout à l’égout.

Mais le problème des déchets ne s’arrête pas là. Un parisien produisait 200 grammes d’ordure par jour à l’époque de Poubelle, 700 en 1922, 1,5 kilo en 1994. Trois orientations fixent la politique des déchets, la récupération qui est d’autant plus efficace qu’elle est prévue dès la conception des objets (comme c’est désormais le cas dans l’automobile), les traitements en vue de fabriquer du terreau pour l’agriculture ou du biogaz, les traitements thermiques (les usines d’incinération) pour produire de l’énergie renouvelable, par exemple pour le chauffage urbain. On a pu reprocher à ces usines des émissions de dioxines. Mais les traitements de fumée ont atteint un tel niveau d’efficacité (exigée par une réglementation très lourde et détaillée) et les techniques de brûlage progressent si bien que les risques de pollution disparaissent. Encore faut-il que les collectivités locales fassent l’investissement de mise aux normes.

 

Malthusiens d’hier et d’aujourd’hui

 

Ces exemples, que l’on pourrait multiplier, ne suffisent pas cependant à convaincre les malthusiens d’aujourd’hui de la capacité de l’homme à maîtriser les problèmes de développement.

Il est vrai qu’à chaque étape il s’est trouvé de bons esprits, y compris parmi les savants, pour nier les possibilités du progrès ou en craindre les effets.

Louis Adolphe Thiers, Arago, jugeaient le chemin de fer dangereux. Un gouverneur de l’Etat de New York écrivait en 1829 au Président Andrew Jackson : « Les voitures de chemin de fer sont tirées à l’invraisemblable vitesse de 25 km/h par des machines qui mettent en danger la vie des passagers, rugissent au travers des campagnes, incendient les récoltes, effrayent le bétail, les femmes et les enfants (sic). Le Tout Puissant n’a jamais voulu que les gens voyagent à aussi folle allure. »

A la fin du XIXème siècle on craignait que la masse de crottin de cheval accumulé sur les chaussées en raison de l’augmentation du trafic ne compromette le développement de Londres ou de Paris. Le tramway, le métro, et surtout l’automobile sont venus, qui ne sont certes pas sans inconvénients mais qui ont tout de même permis de changer la donne et d’éliminer le crottin.

En 1867 Louis Figuier, un scientifique, juge chimérique l’idée que l’électricité puisse remplacer la machine à vapeur comme force motrice. Trois ans plus tard Zenobe Gramme, un ferronnier belge, réalise le premier moteur électrique.

Depuis les années 1970 ce refus des bonds en avant techniques prend des formes plus politiques et gagne l’opinion. Le débat est particulièrement vif en ce qui concerne le recours à l’énergie nucléaire en raison des difficultés de traitement des déchets radioactifs et des risques pouvant résulter, comme à Tchernobyl, d’un mauvais entretien, même s’il est généralement reconnu que l’électricité « nucléaire » est l’une des moins dangereuses qui soit pour l’effet de serre et potentiellement fort abondante. Il l’est aussi à propos des OGM (organismes génétiquement modifiés) dont on craint qu’ils soient incontrôlables en oubliant que la nature elle-même a fait évoluer les plantes et que l’homme n’a cessé de chercher à les modifier pour les rendre plus comestibles et plus faciles à cultiver.

 

La révolution permanente de la productivité

 

Les efforts de maîtrise du développement sont constants. Il suffit d’examiner ceux que fournissent les entreprises pour produire plus, mieux, avec moins de moyens « physiques ».

John Brown, président de BP, rappelait récemment que la demande énergétique augmentait de 2 % par an. Mais prenant l’exemple de son groupe aux Etats-Unis il montrait qu’il était possible de faire face à la demande tout en réduisant fortement l’émission de gaz à effets de serre. « Nous aurons, écrivait-il, plus de lumière et moins de réchauffement de la planète ».

Des enquêtes récentes ont effectivement montré qu’aux Etats-Unis la consommation d’énergie pendant les années de croissance récentes était restée quasiment stable. Avec de nouvelles technologies l’intensité énergétique (l’énergie consommée par unité de produit national brut) devrait baisser dans de fortes proportions (certains experts parlent de 1,5 % à 2 % par an).

Entre 1950 et 1990 l’industrie française d’aluminium est passée de 73 000 mégajoules par tonne à 50 000  l’industrie de l’acier de 36 000 mégajoules par tonne à 21 000. Les émissions de CO2 par tonne étaient pour la chaux de 370 kilos en 1975, de 275 dès 1981 et se réduisent sans cesse. Pour le verre on est tombé de 1800 kilos la tonne produite en 1960 à 600 en 1990. Les voitures Peugeot et Renault émettaient 176 grammes de CO2 par km en 1981, 163 en 1994, elles réussiront 150 dès 2005.

Grâce à son programme en faveur du développement durable lancé en 1994, une firme comme S.T. Microelectronics a réduit sa consommation d’énergie de 28 % et d’eau de 45 % et vise une réduction d’énergie de 5 % l’an par unité produite. Les investissements déjà réalisés ont été amortis en moins de trois ans.

 

La révolution qui commence

 

Pour passer de la rétrospective du développement durable à la prospective il faut tenir compte d’un fait majeur qui est la révolution industrielle en cours. Après l’ère de la machine à vapeur, celle de l’électricité et du pétrole, nous évoluons dans l’ère de l’électronique dont l’informatique et Internet sont les manifestations les plus connues. Elle prend forme au moment même où les techniques de régulation des naissances se généralisent, où les avancées de la biologie sont spectaculaires, où les nanotechnologies se profilent à l’horizon.

L’électronique irrigue toutes les activités et en renouvelle les applications. Pendant la deuxième phase de la société industrielle les techniques nouvelles donnaient plus de force et de rapidité aux machines. Avec la troisième vague de l’ère industrielle ce sont d’abord les activités de calcul, de mémoire, de mesure, de recherche, d’estimation des coûts et des risques, de contrôle, bref des activités immatérielles, qui sont enrichies. La productivité individuelle et collective s’en trouvera considérablement renforcée au fur et à mesure que les nouveaux moyens de travail deviendront habituels, comme cela s’est produit en d’autres temps avec l’imprimerie.

De nombreux problèmes dont la complexité augmente, comme ceux qui résultent du développement des transports, de la gestion des grands ensembles, des progrès de la chirurgie ou des biotechnologies, peuvent ou pourront être traités, qu’il serait impossible de maîtriser sans électronique et ordinateurs.

Les progrès conjugués de la connaissance des mécanismes du vivant, de techniques de communication et de l’instrumentation ouvrent de nouvelles perspectives, par exemple la possibilité d’une médecine préventive en fonction des individus.

Les biotechnologies traditionnelles avaient débouché sur des avancées comme la pénicilline. Avec les biotechnologies nouvelles le champ d’investigation devient plus considérable encore. Les méthodes de création systématique de nouvelles molécules, en biopharmacie, sont dix mille fois plus rapides et dix fois moins chères que les méthodes traditionnelles. Si les problèmes de santé sont plus complexes et par ailleurs mieux pris compte par la société, la technique, là encore, apporte des espoirs de réponse.

 

Le vrai risque

 

Au moment même où l’inquiétude grandit en raison de l’abondance de la population, de la lourdeur du fonctionnement des sociétés, de l’usure de certaines ressources naturelles, des moyens techniques se mettent en place tous les jours, qui peuvent apporter des réponses aux défis, essentiellement grâce à la capacité d’adaptation des entreprises qui intègrent de plus en plus les exigences du développement durable dans leur stratégie. Nous affrontons certes des problèmes plus amples que jamais mais comme dit en substance l’économiste Solow nous disposons aussi de savoirs plus amples que jamais.

Ces problèmes se situent le plus souvent à l’échelle planétaire. Les grandes révolutions industrielles du passé s’étaient déroulées dans des cadres nationaux ou continentaux. Celles qui sont en cours et celles qui s’annoncent contribueront à faire de la mondialisation, sous ses formes variées, une exigence majeure. Reste à en convaincre les opinions, et trop souvent encore, les gouvernements. Les risques pour demain résident plus dans le retard des organisations que dans l’avancée des techniques.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] « L’économie mondiale : une perspective millénaire. Chiffres actualisés. Etudes du Centre de Développement OCDE » par Angus Maddison 2001.

[2] En 1998 il était 8,5 plus élevé qu’en 1820 alors que la population mondiale avait été multipliée par 5,6.

[3] The entropy law and The economic process.

[4] Seuil 1963

[5] Sur les terres royales d’Annapes le rendement du blé passe de 2 grains pour 1 au XIè siècle à 4 pour 1 vers 1150. Il monte même à 11 pour 1 en Artois, ce qui sera encore le rendement dans nombre de régions en 1900.

[6] John Nef « The progress of technology and the growth of large scale industry in Great-Britain – 1540-1640 », in Economic History Reviaw oct. 1934

[7] En Afrique noire une large partie de la population dépend encore du bois (et de la biomasse naturelle) pour la production d’énergie. Sans « industrialisation énergétique » tout développement durable est compromis.