Séance du lundi 3 juin 2002
par M. Robert Barbault
Introduction
Le succès planétaire du néologisme biodiversité marque une rupture épistémologique majeure, l’émergence d’un nouveau concept. Un concept qui fait penser la diversité du vivant, et par voie de conséquence l’homme dans le monde, d’une manière renouvelée – grâce à une approche écologique elle-même renouvelée.
De fait, par ses origines écologiques et le contexte « environnement et développement » qui a présidé à son apparition (le Sommet Planétaire de Rio de Janeiro, juin 1992), c’est l’homme qu’interpelle le concept de biodiversité, l’homme produit d’un développement qui dure depuis 3,8 milliards d’années – celui de la Vie –, l’homme espèce interdépendante de millions d’autres, l’homme facteur d’extinction et de transformation d’espèces, l’homme porteur de civilisation.
Après une présentation de la biodiversité dans tous ses états j’examinerai successivement les menaces qui pèsent sur elle et les enjeux qu’elle représente. Il sera possible alors de souligner les perspectives qu’offre la vision écologique sous-jacente pour la mise en œuvre d’un développement durable de l’échelle locale à l’échelle planétaire.
De la diversité du vivant au concept de biodiversité
Que la vie se manifeste sous des formes très diverses est un fait bien connu, et de longue date. Quand ils peignaient des bisons, des lions, des sangliers ou des antilopes les hommes des cavernes témoignaient déjà, entre autre, de leur connaissance d’un monde vivant diversifié.
Depuis, les naturalistes, paléontologues, systématiciens, puis écologues et généticiens ont longuement fait état de la diversité du vivant – richesse des espèces vivantes et disparues, variabilité génétique au sein des populations d’une même espèce et diversité des fonctions écologiques et des écosystèmes.
Ainsi, apparue il y a 3,8 milliards d’années dans les eaux de la planète Terre sous forme de molécules puis de protocellules capables de s’auto-répliquer, la vie n’a cessé de se diversifier tout en se transformant. Quand de nouvelles espèces naissaient, d’autres disparaissaient : comme les individus qui les constituent les espèces sont mortelles, mais leur durée de vie se compte, en moyenne, en millions d’années. On sait que la planète a vécu plusieurs cataclysmes, éruptions volcaniques de grande ampleur, chocs d’astéroïdes et que ceux-ci ont entraîné ce que l’on a appelé des grandes crises d’extinction. Par exemple, il y a 65 millions d’années, suite aux bouleversements qui résultèrent de la chute d’un astéroïde dont l’immense cratère de Chicxulub au Yucatan est la cicatrice encore visible, ainsi que de l’éruption des Trapps du Deccan, en Inde, disparurent la totalité des dinosaures qui « dominaient » la terre. Ce fut la chance des mammifères qui connurent alors une prodigieuse diversification, une succession de radiations adaptatives… et l’homme en résulta !
Bref, la vie est un phénomène qui dure depuis près de 4 milliards d’années. Elle n’a cessé de connaître des changements plus ou moins accusés de son environnement. Pour s’y adapter elle a joué de sa capacité intrinsèque à se diversifier et c’est ce qui a permis son succès : quel plus bel exemple de développement durable peut-on apporter ? Mais quelle leçon aussi : pour durer dans un monde changeant il faut se diversifier, il faut se transformer !
Aujourd’hui la terre héberge plus d’une dizaine de millions d’espèces – les estimations varient entre 10 et 30 – mais le nombre d’espèces connues, c’est-à-dire décrites et nommées, ne dépasse pas 1,7 million. Connues c’est trop dire en effet : pour l’écrasante majorité d’entre elles on ignore à peu près tout de la biologie, des caractéristiques fonctionnelles, du rôle dans l’écosystème planétaire, des utilisations possibles par l’homme.
À la source de toute cette dynamique on trouve une omniprésente variabilité génétique, la prodigieuse capacité de multiplication des êtres vivants et la mécanique implacable de la sélection naturelle.
Ainsi, un ordre caché apparaît dans le foisonnement du vivant :
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un ordre taxonomique, qui traduit l’organisation phylogénétique de la diversité du vivant ;
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un ordre écologique, qui exprime l’organisation fonctionnelle de cette diversité.
L’ordre taxonomique résulte du processus de spéciation : les nouvelles espèces qui apparaissent procèdent d’espèces mères ; en d’autres termes il existe des relations de parenté entre les espèces : l’image organisée de l’arbre phylétique se substitue à cette première impression d’une sorte de forêt vierge d’espèces indépendantes les unes des autres. Cette représentation ordonnée de la diversité du vivant que nous construit la biosystématique moderne a le grand mérite aussi, je voudrais le souligner en passant, de nous resituer, nous autres membres de l’espèce Homo sapiens, au tout proche voisinage de nos frères et cousins, chimpanzés et autres gorilles.
Quant à l’ordre écologique, il résulte de la dynamique des interactions qui s’exercent au sein de systèmes constitués de populations naturelles et de leur environnement physique. On parle, pour mieux souligner cette idée, de systèmes populations-environnement.
Par le jeu des interactions de compétition, de prédation, de parasitisme, de mutualisme et sous l’effet de contraintes exercées par le cadre physico-chimique et climatique, les différentes espèces ajustent leurs niches écologiques, évoluent ou disparaissent localement. On imagine aisément qu’à l’échelle de l’Evolution cette diversité écologique, diversité des espèces et diversité des fonctions écologiques (= niches), ait pu être canalisée et organisée du local au planétaire.
Cette dynamique implique aussi bien des processus d’extinction que des processus de spéciation et de différenciation au sein des espèces. Ainsi, le phénomène créateur de diversité que l’on appelle radiation adaptative est une bonne illustration de ce type de dynamique écologique, En d’autres termes, la diversité des formes et des êtres vivants implique aussi l’unité de la vie. On comprend en outre que, du point de vue du fonctionnement des systèmes vivants, on ne saurait dissocier diversité génétique, diversité spécifique et diversité écologique.
La diversité du vivant est donc un fait bien établi. J’aimerais que l’on réserve l’emploi du néologisme biodiversité – qui certes dit la même chose au premier degré – au concept qui s’est dessiné dans les coulisses de Rio de Janeiro et qui donne corps à la Convention sur la Diversité Biologique. Parler de la diversité du vivant dans ce cadre, c’est dire autre chose que ce qu’entend habituellement le systématicien, le généticien ou l’écologue dans son univers de spécialiste. C’est à la fois cela et davantage. Et c’est donc différent.
Par le concept de biodiversité on introduit deux ruptures épistémologiques par rapport au constat bien connu de la diversité du vivant.
La première nous maintient dans le champ des sciences de la nature et attire notre attention sur les interdépendances qui existent entre les trois composantes majeures de la diversité du vivant, classiquement abordées séparément par des spécialistes portés à s’ignorer – je veux parler d’une part de la variabilité génétique, de la diversité des espèces et de la diversité fonctionnelle ou écologique, et d’autre part des généticiens, des systématiciens et des écologues. Bref, c’est l’idée même de diversité qui prend de l’importance.
La seconde rupture épistémologique, et à mes yeux la plus significative, nous fait sortir du seul champ des sciences de la nature : le concept de biodiversité n’appartient pas aux seuls biologistes. Il inscrit la diversité du vivant au creux des enjeux, préoccupations et conflits d’intérêts qui se sont fait jour à Rio et qui expliquent qu’une Convention internationale, ratifiée par 182 pays et l’Union Européenne, s’impose aujourd’hui aux gouvernements du monde entier (même à ceux qui ont refusé de signer comme les États-Unis) pour organiser le développement des connaissances, la protection et l’utilisation durable de la diversité du vivant, ainsi qu’un juste partage des bénéfices qui en découlent.
On est bien là dans un univers conceptuel différent de celui des biologistes intéressés par la diversité du vivant – son état, ses mécanismes et son rôle dans le fonctionnement des écosystèmes.
Maintenant, il convient de souligner la signification écologique de l’état diversifié du vivant, ce que l’on peut appeler sa raison d’être.
Si la diversité apparaît aussi omniprésente, constamment renouvelée, restaurée après chaque grande crise d’extinction c’est peut-être qu’elle assure une fonction essentielle pour l’expression et le maintien de la vie. De fait, il n’y a pas de vie sans diversité : c’est une caractéristique intrinsèque du vivant.
On connaît bien aujourd’hui les risques associés à l’appauvrissement génétique des populations animales ou végétales. Ils sont de trois types :
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l’accroissement de l’homogénéité génétique au sein d’une population l’expose à une adaptabilité amoindrie face à des changements de l’environnement ;
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il favorise l’expression de gènes délétères ;
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enfin, le manque de variabilité des systèmes de défense, immunitaires ou autres, expose davantage les individus à l’agression des agents pathogènes.
Je voudrais illustrer ces points par quelques exemples, après un bref rappel de l’étonnement premier du biologiste confronté à la diversité intrapopulationnelle. Cela permettra de mieux comprendre la signification profonde du concept de biodiversité.
On sait que la variabilité génétique résulte de mutations, accidents survenus au cours de la mécanique complexe de la duplication de l’ADN. C’est sur la base de cette diversité que la sélection naturelle, de génération en génération, façonne l’évolution des populations et des espèces et promeut leur adaptation à l’environnement où elles se développent. Entre plusieurs variantes du même gène, par simple multiplication différentielle, la sélection naturelle finira par fixer l’allèle le plus efficace et éliminer les autres. Mais alors, pourquoi enregistre-t-on toujours une telle variabilité génétique dans les populations naturelles, un tel polymorphisme ?
Il y a là beaucoup à dire et cela dépasserait le cadre de cet exposé. Retenons que les êtres vivants se développent dans un environnement hétérogène dans l’espace et changeant dans le temps : l’allèle le plus efficace ici et maintenant sera moins avantageux ailleurs et/ou plus tard ; la diversité apparaît comme un gage d’adaptation et de survie à long terme dans un environnement changeant, une assurance sur l’avenir gérée par la sélection naturelle.
Quelques exemples feront mieux comprendre la portée de cette généralisation.
L’homme a appris à ses dépens que l’homogénéisation génétique des variétés de plantes produites et cultivées à une échelle industrielle les expose particulièrement aux ravageurs à évolution rapide, virus, champignons ou insectes. Ainsi, en 1970, tandis que les pratiques de croisement et de sélection avaient réduit 85 % du maïs cultivé aux États-Unis à une presque totale homogénéité génétique, la résistance de cette plante à l’helminthosporiose, une maladie cryptogamique, fut surmontée par le champignon et l’épidémie provoqua des dégâts considérables. En 1980, pour la même raison, 90 % de la récolte cubaine de tabac fut détruite par le mildiou.
De même que la variabilité génétique est, pour toute espèce, une assurance pour parer à l’imprévu, on peut considérer dans les mêmes termes la diversité des espèces et donc celle des écosystèmes pour l’homme et ses besoins connus ou à venir. De fait, à l’heure où l’on parle beaucoup de changements climatiques, à l’heure où l’utilisation des sols et des milieux est profondément affectée par les besoins des hommes, on ne peut douter que changent les conditions de l’environnement dans les années et décennies à venir. Pour remédier à ces changements ou les contrôler, pour mieux gérer à notre convenance et d’une façon durable les systèmes biologiques dont nous dépendons, il faudra pouvoir disposer de toute la diversité des compétences écologiques qui existent dans la nature : gènes, complexes de gènes ; espèces, complexes d’espèces ; écosystèmes et paysages.
Au-delà de l’intérêt économique évident des ressources génétiques que représentent les espèces et des raisons éthiques qui militent en faveur de la sauvegarde de ces dernières, l’érosion de la biodiversité a des implications écologiques qu’il importe de souligner.
Elles incluent :
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La perte de diversité génétique, par le jeu de la réduction des effectifs au sein des populations puis l’extinction des populations et des espèces ;
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La rupture et la perte de performances écologiques à l’échelle des écosystèmes.
Le premier point, très médiatisé, fait oublier le second : comment les espèces assurent, par leur diversité, la durabilité des écosystèmes ?
Ce point est encore insuffisamment étudié mais on peut avancer que les espèces, leur diversité, peuvent avoir un rôle écologique important en assurant la résilience des écosystèmes en régime de perturbations ; la perte d’espèces, l’amenuisement continue des populations naturelles et la simplification des habitats peuvent atteindre un seuil critique et conduire finalement à la rupture du fonctionnement et de la résilience des écosystèmes – donc à leur effondrement irréversible ; d’autres espèces, ravageurs ou fléaux, peuvent alors s’introduire et amplifier le processus.
Activités humaines et crise d’extinction : la prise de conscience
Avec le succès écologique et économique de l’espèce humaine, on est entré dans la sixième crise d’extinction. Les cinq précédentes furent la conséquence de catastrophes géologiques (éruptions volcaniques…) ou astronomiques (chutes de météores), généralement suivies et amplifiées par des changements climatiques et donc écologiques. La crise actuelle s’en distingue car elle est le fait de l’homme mais aussi parce qu’elle s’inscrit sur une échelle de temps beaucoup plus restreinte et dans un espace géographique de plus en plus monopolisé par l’homme et ses activités. Elle menace les fondements même d’un développement durable des sociétés humaines.
Ainsi, la colonisation préhistorique d’îles des océans Pacifique et Indien, il y a 1000 à 2000 ans, par les hommes et leur cortège d’espèces associées – rats, chats, chiens, chèvres, cochons – est certainement à l’origine de l’extinction du quart environ de l’avifaune mondiale et, d’une manière générale, de beaucoup d’espèces de grande taille, oiseaux, mammifères ou reptiles. Ce sont bien les Maoris qui, avant l’arrivée des européens, détruisirent les Moas, ces immenses autruches endémiques de Nouvelle-Zélande.
Les estimations des taux d’extinction sont assez précises pour les groupes taxonomiques les mieux connus et les plus accessibles : vertébrés et plantes supérieures. Pour le reste, on ne peut qu’avancer des extrapolations hasardeuses, basées sur la relation bien connue des écologues et biogéographes entre richesse spécifique S et superficie du milieu A (S = kAz) et qui permet, par exemple, de pronostiquer un taux d’extinction à partir d’un calcul simple de taux de déforestation.
Depuis l’an 1600, 484 espèces de vertébrés et 654 espèces végétales ont disparu de la planète. Encore s’agit-il là, sans doute possible, d’une sous-estimation, les informations disponibles pour les régions tropicales étant insuffisantes. Près de 400 espèces de plantes et plus de 500 espèces de vertébrés sont aujourd’hui considérées comme menacées d’extinction
Si la cause première réside dans l’expansion démographique, économique et technologique de l’homme, elle est relayée par trois causes secondaires ou résultantes : la destruction, altération ou fragmentation des habitats ; l’introduction croissante d’espèces invasives et la surexploitation (chasse, pêche, récolte…).
Il faut ajouter à cela une quatrième cause dérivée : les extinctions en cascade. De fait, quand une espèce-clé disparaît elle entraîne avec elle toute une série d’espèces qui en dépendaient (telle plante, tous les insectes associés ; tel insecte, toutes les plantes dont il assurait la pollinisation…).
Mais au-delà de ces causes écologiques d’extinction, il est clair que la source première réside dans la croissance de la population humaine et de ses besoins en ressources naturelles.
L’un des messages relayé par le sommet planétaire de Rio est que, si nous ne prenons pas dès maintenant des mesures pour protéger milieux et espèces, nous compromettons nos chances de développement durable, pour nous et les générations futures.
Les actions prioritaires doivent se focaliser sur : l’amélioration des connaissances fondamentales et de leur diffusion ; le développement de stratégies de conservation et d’utilisation durable des ressources de la planète ; la mise en œuvre de procédures favorisant un partage équitable des avantages issus de la biodiversité. Tels sont les trois objectifs soulignés dans la Convention sur la Diversité Biologique.
Il faut faire en sorte que la protection et l’utilisation durable de la biodiversité deviennent des éléments à part entière du développement économique.
L’adoption d’un cadrage écologique, au sens large du terme, devrait permettre de coupler préservation des ressources et développement, rompant ainsi avec le paradigme erroné selon lequel, pour les uns, la protection de la biodiversité et de la biosphère nuirait nécessairement au développement, tandis que pour les autres le développement dilapiderait inévitablement les ressources et dégraderait les services écologiques. On passe ainsi d’une situation de développement non durable à celle du développement durable prôné par toutes les nations.
Cela conduisit à la publication en 1992 de la Stratégie Mondiale de la Conservation, qui souligne le besoin de sauvegarder le fonctionnement des processus écologiques tout en prêtant attention aux exigences de développement. Le saut majeur imposé par ce texte, relativement à la philosophie dominante dans les milieux dédiés à la protection de la nature avant Rio, est l’insistance sur le fait que la conservation de la biodiversité ne se réduit pas à la protection des espèces sauvages dans des réserves naturelles mais consiste aussi et principalement à sauvegarder les grands écosystèmes de la planète appréhendés comme la base même et le support de notre développement.
Certes, la même idée était déjà à l’origine du concept de réserve de biosphère et du Programme MAB de l’UNESCO (MAB pour Man and Biosphere), qui s’inscrivait clairement dans une perspective d’écodéveloppement dès son lancement en 1971. Pour des raisons variées qu’il serait trop long d’analyser ici, et parce qu’il est dans la nature des choses humaines que les évolutions culturelles ou de pratiques ne s’inscrivent que lentement dans les faits, la relance apportée par la Stratégie mondiale de la conservation était nécessaire et celle-ci s’appuyait sur des connaissances et une prise de conscience élargies.
Cette dynamique post-Rio a d’ailleurs contribué a relancer le dispositif mondial des réserves de biosphère, dans le cadre de la Stratégie de Séville conçue au terme d’une conférence d’experts organisée par l’UNESCO dans cette ville en mars 1995. Un des points saillants de ce document est le nouveau rôle attribué aux réserves de biosphère dans la mise en œuvre des résultats et recommandations de la Conférence des nations unies sur l’environnement et le développement de Rio et notamment la Convention sur la diversité biologique.
Ce que traduit cette dynamique c’est une mobilisation planétaire des acteurs de la conservation et de la gestion de la nature et de ses ressources, des ONG qui ont su s’imposer avec un éclat particulier depuis Rio comme de la communauté scientifique concernée.
Il convient de dire quelques mots de cette mobilisation scientifique. Préparée dans l’antichambre de Rio elle devait donner lieu au lancement par l’UNESCO, l’Union Internationale des Sciences Biologiques et le SCOPE (il s’agit du Comité scientifique sur les problèmes d’environnement du Conseil International des Unions Scientifiques), d’un grand Programme international baptisé Diversitas.
Il peina a être admis par les organismes scientifiques nationaux mais suscita néanmoins une forte dynamique qui se concrétise aujourd’hui par l’existence de programmes nationaux et régionaux sur la biodiversité et un nouveau plan stratégique qui définit clairement trois grands champs prioritaires :
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Comprendre, assurer le suivi et prédire les changements de biodiversité
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Evaluer les impacts de ces changements tant à l’échelle des écosystèmes et de leur fonctionnement qu’a celle des hommes quant à leur santé et celle de leurs espèces domestiques ;
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Développer les sciences impliquées dans la conservation de la biodiversité et son utilisation durable ainsi que les mesures et pratiques nécessaires.
Là aussi, on suit la maturation des idées vers des approches qui s’inscrivent dans une culture de développement durable, qui intègre davantage des savoirs et orientations autrefois séparées, ou simplement accolées.
Ainsi, la révolution épistémologique que suppose le passage d’une simple description extasiée de la diversité du vivant à la prise de conscience d’une dynamique complexe où sociétés humaines, diversité des espèces et contexte écologique interagissent et s’interpénètrent – ce que j’ai proposé d’entendre avec le mot biodiversité érigé en concept – semble accomplie ; Johannesburg devrait être le théâtre international de sa mise en œuvre dans le cadre d’un projet de développement planétaire durable.
L’homme dépendant de la biodiversité
La prodigieuse diversité des espèces (diversité génétique comprise) est une source encore largement inexplorée de produits alimentaires, de matériaux (papier, vêtements, bois, fibres….) et de ressources pharmaceutiques. L’agronomie ne cesse de tirer profit de cette diversité, non seulement des rares espèces effectivement exploitées à une échelle industrielle (riz, blé, maïs….) mais aussi de quantité de variétés et espèces sauvages sources de gènes pour améliorer les variétés exploitées (gènes de résistance à la sécheresse ou à tel ou tel ravageur, par exemple).
La médecine aussi. Éléments essentiels de la médecine traditionnelle, les plantes restent à la base de la médecine moderne. Ainsi, la médecine chinoise utilise 5 000 plantes (loin encore des 250 000 espèces connues). Aux USA 25 % des ordonnances prescrites comportent des médicaments dont les principes actifs sont tirés ou dérivés de plantes. En 1990, les médicaments à base de plantes y représentaient un budget de 12,5 milliards de dollars. Faut-il citer la morphine, extraite du pavot, la quinine et le quinquina, la digitaline et la digitale, l’aspirine et la reine-des-prés – sans parler des premiers antibiotiques ? Faut-il rapporter, parmi les découvertes cette fois plus récentes, la vinblastine, molécule antitumorale extraite de la pervenche de Madagascar, très efficace contre les leucémies infantiles (et dont un analogue, la navelbine, a été mis au point à l’Institut de Chimie des Substances Naturelles du CNRS) ? Faut-il parler du taxol, extrait de l’écorce de l’if du Pacifique, qui fournit le composant actif dans un nouveau traitement du cancer du sein et de l’ovaire ?
La biodiversité marine est également mise à profit dans cette recherche intensive de nouvelles molécules actives. La description de 3 000 à 4 000 substances nouvelles synthétisées par les organismes marins – algues, invertébrés ou microorganismes – a permis de caractériser près de 500 molécules actives : antitumorales, antivirales, immunomodulatrices, antibiotiques, antifongiques, anti-inflammatoires, inhibiteurs enzymatiques et moléculaires agissant au niveau des systèmes nerveux ou vasculaires. Actuellement trois médicaments d’origine marine sont commercialisés : des antibiotiques (les céphalosporines), un antitumoral (la cytarabine) et un antiviral (la vidarabine). Une trentaine de molécules sont à des stades de développement divers.
Au fond, pour le biologiste frappé par la diversité et par la sophistication des mécanismes de défense mis au point au cours de milliards d’années d’évolution par les espèces exposées, comme nous-mêmes, à une multitude d’agents pathogènes, de parasites et déprédateurs, quoi de plus naturel que de rechercher à détourner ces armes chimiques à notre profit ? La sélection naturelle a retenu partout les grands inventeurs, des espèces capables de résoudre les problèmes posés par un environnement hostile – températures extrêmes (bactéries des sources hydrothermales), lutte contre des pathogènes ou des parasites, protection vis-à-vis de consommateurs trop avides ou de compétiteurs dangereux.
Ainsi, nombre d’espèces devraient de plus en plus apparaître comme des auxiliaires de l’homme, et pas seulement les quelques espèces d’insectes entomophages utilisées en lutte biologique !
« Si l’extraordinaire diversité du vivant est bien l’expression, à la fois du jeu de la sélection naturelle et des enjeux qu’elle représente pour les espèces et les systèmes écologiques qui l’exhibent, alors c’est certainement une mine prodigieuse de solutions à bien des problèmes que rencontre notre propre espèce. Comme n’importe quel organisme, en effet, l’homme doit lutter contre de nombreux autres êtres vivants, bactéries, virus, champignons, parasites, qui menacent sa santé et s’attaquent à ses propres ressources : pourquoi ne pas utiliser à notre profit ces armes biologiques que l’évolution a créées tout au long de milliards d’années chez des millions d’espèces ? » (Barbault, 1994).
La biodiversité apparaît donc, pour notre espèce comme pour les autres, un atout en termes d’adaptation et de survie à long terme. C’est aussi un enjeu. Enjeu, en termes de survie ; mais surtout, enjeux pour nos « sociétés » en termes de ressources – avec les conflits d’intérêts que cela suppose. Quand on aura souligné que la biodiversité est principalement une richesse des pays tropicaux et que les grands groupes industriels et pharmaceutiques sont des firmes internationales implantées dans les pays du Nord on comprendra mieux les tensions et polémiques qui se sont développées avant Rio et qui se poursuivent autour de la Convention sur la Diversité biologique.
D’une vision écologique du monde à la mise en œuvre d’un développement durable à l’échelle planétaire
Ainsi, le renouvellement des idées et des approches qu’ont instauré peu à peu les dynamiques scientifiques, économiques et sociales suscitées par les efforts de mise en œuvre de la Convention sur la diversité biologique ouvre de réelles perspectives d’un développement durable, de l’échelle locale aux échelles régionales et planétaire.
La vision écologique élargie qui s’est imposée à Rio et qui a fait de la diversité du vivant un concept environnemental permet aujourd’hui d’aborder les problématiques qui relient les soucis de préservation de l’environnement aux objectifs d’un développement viable des sociétés humaines, au nord comme au sud, pour les générations d’aujourd’hui comme pour celles de demain. Sur ce plan, le concept de biodiversité, dans sa pleine dimension écologique, apparaît décisif :
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parce qu’il oblige à réinsérer l’homme, Homo sapiens, dans cette dynamique de diversification du vivant qui n’a cessé depuis 3,8 milliards d’années ;
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parce qu’il conduit à considérer et à approfondir les relations entre diversité du vivant, fonctionnement des écosystèmes et performances des sociétés humaines en termes de développement.
Pour mieux faire saisir cette « double articulation » je ne puis que recourir au concept, de services écologiques. Cette expression recouvre toute une série de processus écologiques très variés, tels que le recyclage de la matière organique, le cycle de l’eau, la régulation des climats, le renouvellement de la fertilité des sols, la purification des eaux ou la pollinisation des plantations et vergers – comme de fleurs sauvages. Des processus dont on ne prend conscience de la réalité et de l’importance économique que lorsqu’ils sont dégradés et qu’il faut engager des dépenses pour les restaurer.
Donnons-en deux exemples, l’un local, l’autre planétaire.
Dans le Nord-Est des États-Unis l’eau issue de sources situées dans les monts Catskills était depuis longtemps mise en bouteilles et vendue dans toute la région et notamment à New York. Il y a quelques années, suite aux changements d’usage des terres sur l’ensemble du bassin versant qui dessert New York, les excès d’engrais et de pesticides eurent raison du service écologique qu’assurait gratuitement la purification de l’eau des Catskills Mountains. La qualité de l’eau était tombée en dessous des normes fixées par l’Agence nationale pour la protection de l’environnement et l’administration de la ville de New York a donc procédé à l’estimation du coût de retraitement et de purification de l’eau : 6 à 8 milliards de dollars d’investissements, auxquels devaient s’ajouter des coûts annuels d’entretien et de fonctionnement estimés à 300 millions de dollars. Les élus demandèrent alors d’évaluer le coût des mesures susceptibles de restaurer l’intégrité des services naturels de purification du bassin versant. Estimées à 1 milliard de dollars – donc à infiniment moins que l’usine de filtration – ces mesures furent adoptées par la ville de new York.
Le second exemple est dû à Robert Costanza, l’un des fondateurs de l’économie écologique. Avec son équipe il publie en 1997 dans la revue Nature un article très discuté qui tente d’évaluer l’ensemble des services rendues à l’humanité par les écosystèmes de la planète. La démarche adoptée consistait à évaluer, non pas les écosystèmes eux-mêmes, mais le différentiel de bien-être résultant d’une variation du service rendu, conformément aux principes de la théorie économique. Les méthodes employées reposent dans une large mesure sur le consentement à payer d’échantillons de populations concernées. Le calcul donne une moyenne annuelle de 33 milliards de dollars (33 x 1012), soit près de deux fois la somme totale des PNB de l’ensemble des pays de la planète. Quel que soit la fragilité d’une telle estimation elle a le double mérite d’attirer l’attention sur la valeur insoupçonnée des services assurés par les écosystèmes du globe et d’ouvrir un champ de recherche hors duquel toute mise en œuvre de ce développement durable appelé par tous restera un vœu pieux.
Quoique contestable dans sa construction anthropocentrée, le concept de service écologique ouvre de nouvelles perspectives à l’écologie – qui ne fait d’ailleurs là que recouvrer ses préoccupations originelles. De fait, l’écologie retrouve là sa sœur aînée, l’économie, après un développement tout au long du XXe siècle où elle fut totalement ignorée.
On assiste aujourd’hui à l’épanouissement d’une nouvelle discipline, l’économie écologique, appelée à jouer un rôle clé pour l’établissement des bases d’un développement durable.
Parallèlement, dans le cadre des Conférences des Parties (COP) qui se tiennent tous les deux ans depuis Rio, des initiatives politiques sont prises pour mettre en œuvres les grandes recommandations de la Convention sur la Diversité Biologique (CBD). Ainsi, les gouvernements ont développé l’Initiative Taxonomique Mondiale et énoncé les grandes orientations d’un programme de lutte contre les espèces invasives. Depuis 1994, le Fonds Mondial pour l’Environnement, mécanisme financier de la CBD, a attribué 3,86 milliards de dollars aux pays en voie de développement sur la biodiversité. En dépit de ces efforts et réalisations, il faut bien dire cependant que la CBD manque d’objectifs clairs et de dates butoirs, de sorte que son bilan est difficile à évaluer.
En Europe, certaines directives adoptées par l’Union Européenne, telles la directive « habitat », donnent aux États membres des objectifs communs qui devraient permettre de progresser significativement.
Ainsi, beaucoup de chemin a été accompli depuis Rio, en dépit des apparences premières. Gageons que la conférence de Johannesburg, qui doit se tenir fin août, nous permettra de franchir une nouvelle étape, décisive celle-là !
Conclusion
Cette approche écologique de la diversité du vivant a permis, me semble-t-il de dégager quelques leçons :
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la propriété de diversité est l’essence même du vivant, la cause et la conséquence du succès durable de la vie sur la planète terre ;
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la biodiversité est l’expression d’enjeux ; enjeux en termes de survie pour toutes les espèces, donc pour la nôtre aussi ; enjeux pour les sociétés humaines, en termes de ressources, conflits d’intérêts, compétition ;
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la biodiversité nous impose, pour être appréhendée dans toutes ses dimensions, un double cadre écologique et économique;
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c’est l’espèce humaine qui, par ses succès écologique, scientifique et technologique, menace aujourd’hui la biodiversité planétaire et donc ses propres ressources, l’une des bases de son développement.
Ainsi, c’est bien l’homme qui est interpellé à travers cette lecture écologique de la dynamique de la biodiversité planétaire, mis face à ses responsabilités de seule espèce capable façonner consciemment son avenir : en tant qu’être de culture, porteur de valeurs morales, l’homme doit relever le défi que lui posent la préservation de la biodiversité et sa gestion pour un développement durable, ici et ailleurs, pour les générations d’aujourd’hui et celles de demain. Un défi de civilisation.