Un développement durable pour l’Afrique

Séance du lundi 24 juin 2002

par M. Michel Rocard

 

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames, Messieurs,

Je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait en me conviant à vous entretenir. Il y a cependant dans cet honneur quelque chose de redoutable : votre Compagnie a pour usage de consacrer l’excellence. Nul ne saurait comparaître devant vous sans quelque crainte à cet égard.

Et puis vous êtes Académie des Sciences Morales et Politiques. La jonction de ces trois mots donne à penser. Déjà morale et politique ne se rencontrent qu’au prix de permanents efforts, d’analyse historique et de compréhension sociale chez les moralistes, d’ascèse et d’intransigeance chez les politiques. Mais il faut ajouter sciences pour entrer dans votre cercle de relations. Ce mot à lui seul fait allusion à deux controverses qu’il me faut ignorer car elles nous éloigneraient de notre sujet, mais qui ne manqueront pas cependant de le colorer. La première concerne la relation délicate entre les sciences dures et les sciences molles, vocabulaire affreux probablement inventé par les physiciens pour déconsidérer les disciplines qui sont les vôtres. Et la seconde, à travers l’allusion implicite que le mot de sciences fait à celui de lumières, est celle de savoir si la référence à la raison peut suffire à rendre compte de l’activité des hommes.

Je me limiterai à constater que le mot de sciences, quand il régit des échanges d’informations et de commentaires, exige dès l’abord dans la collecte des données et dans leur analyse une rigueur que l’on rencontre peu dans les sphères où j’ai sévi. Si la présence ici de votre Président, mon maître et ami Marcel Boiteux, me conduit à rappeler que j’ai commencé ma vie professionnelle comme son élève, et comme macro-économiste, c’est-à-dire pratiquant d’une discipline qui prétendait à quelque sérieux scientifique, il y a trente cinq ans cette année que je suis devenu un pur politique, donc un généraliste pour mes amis et un personnage superficiel pour ceux qui le sont moins. C’est pourtant en cette qualité, et donc avec ces tares, que j’ai découvert le continent dont nous parlerons aujourd’hui, et que j’aborde mon sujet « un développement durable pour l’Afrique ».

Je veux dire d’abord toute l’importance que j’attache au fait que votre Compagnie ait choisi ce sujet. L’Afrique vit aujourd’hui une multiplicité de drames entremêlés, mais ils sont tous aggravés par l’oubli profond que lui témoigne le reste du monde. Que l’Académie des Sciences Morales et Politiques mette l’Afrique à son ordre du jour est à cet égard un signal utile.

L’Afrique stagne, à l’évidence. Elle a besoin de développement .

Mais qu’est-ce que le développement ? Chaque auteur a sa définition, aucune n’est complètement convaincante, je n’en connais pas de consensuelle. Le développement est-il consubstantiel à la croissance ? Pour bien des chercheurs il est implicite que oui, et que le mot implique simplement une insistance sur la durabilité de cette croissance.

Déjà la croissance n’est pas sans receler ses mystères. Quantifiable par définition, elle se mesure à l’augmentation du produit intérieur brut, c’est-à-dire celle de la richesse produite. Innombrables sont les économistes qui ont tenté de savoir pourquoi et comment la richesse progressait en volume. Ce fut notamment, à propos de la France, la grande recherche de Messieurs Carré, Dubois et Malinvaud au début des années soixante. Ils concluaient qu’une part substantielle des causes de la croissance ne relevait pas de facteurs quantifiables. Cela confirmait et soulignait le résultat plus sommaire que l’on obtenait en appliquant à notre pays la célèbre fonction de production de Cobb-Douglas. La variation quantifiée des facteurs capital et travail, repérée sur quelques années, rendait compte de la moitié à peu près de notre croissance globale. Le reste était donc à attribuer à des facteurs peu quantifiables tels le niveau d’éducation de la population, la qualification de la main-d’œuvre, l’organisation du système productif, la réduction des goulets d’étranglement, et, surtout la qualité de l’action gouvernementale, on tend à dire aujourd’hui la gouvernance, sur longue période, etc…

Si ses composantes ne sont pas toutes quantifiables, la croissance prise globalement l’est pour sa part dès l’instant où l’on accepte la convention qui l’identifie aux variations du produit intérieur brut. Mais le mode de calcul de ce dernier fait de plus en plus problème. On sait qu’il traduit une comptabilité de flux et non de stocks. Il néglige donc les prélèvements sur ressources naturelles, les pollutions. Une catastrophe naturelle augmente le produit brut en ce que l’on ne mesure pas la perte de valeur du capital qu’elle a provoquée, mais que l’on mesure et incorpore l’activité économique de réparation et de reconstruction qu’elle induit.

Plus grave, l’état sanitaire et le niveau d’instruction d’une population, pas plus que la qualité de la gouvernance qu’elle subit, ne sont non plus pris en compte.

C’est bien tous ces facteurs que le développement voudrait saisir. Mais on n’en dispose pas d’un indicateur synthétique. Au demeurant la définition elle-même annonce la difficulté de mesure : en témoigne par exemple celle du Petit Larousse : « amélioration qualitative et durable d’une économie et de son fonctionnement ». Quels éléments qualitatifs retenir ? Comment apprécier et sur quelle période la durabilité ? Enfin qu’est ce au juste que le fonctionnement d’une économie ?

Regardons d’autres définitions : c’est instructif. Le Grand Robert ne prend pas de risques : « développement : fait de prendre de l’extension, de progresser » et un peu plus loin « pays, région, en voie de développement, en développement : dont l’économie n’a pas atteint le niveau de l’Amérique du Nord, de l’Europe occidentale ». Convenons que tout cela ne nous avance guère. Le trésor de la Langue Française, comme souvent, cerne mieux la réalité : « amélioration quantitative et qualitative de la situation d’une unité économique ».

Enfin de Dictionnaire de l’Académie Française, comment ne pas le citer ici, prend dans sa neuvième édition le parti du Grand Robert « Action de faire croître ou progresser ; résultat de cette action. Economie : le développement économique d’une région ».

A mon sens, c’est François Perroux, qui dès 1964, dans l’Economie du XXème siècle, et contre tous les lexicographes, tranche la controverse : «Par rapport à la croissance quasi mécanique d’un produit traité comme une chose, le développement est une relation d’hommes à hommes ».

Donner un tel sens aux instruments mis en place pour le mesurer ou l’évaluer est d’ailleurs l’objectif que poursuit tenacement le Programme des Nations Unies pour le Développement, le PNUD. Depuis une vingtaine d’années cette agence des Nations Unies a mis au point et publie annuellement des indicateurs non dépendants d’une évaluation monétaire, et qui fournissent des mesures du pourcentage de la population ayant accès à des services de base, tels l’eau potable, l’électricité, les transports publics, l’éducation primaire et les soins médicaux. D’autres indicateurs renseignent sur le pourcentage de diplômés, ou sur l’état sanitaire de la population. Un concept plus subtil, comme la bonne gouvernance, peut aussi faire l’objet d’évaluations.

Au demeurant, et pour clore cette controverses, l’économiste Philippe Engelhard, dans son vigoureux livre « L’Afrique, miroir du monde ? » publié chez Arléa, n’emploie pratiquement jamais le mot développement tout au long de ses 222 pages. Ce concept est pour lui plus encombrant qu’autre chose. Je ne suis pas sûr qu’il ait tort.

Regardons donc l’Afrique sous tous ses aspects, en nous gardant bien de nous limiter au quantifiable.

Pour regarder l’Afrique comme pour regarder n’importe quoi, il faut des instruments. Or nos instruments, les médias, introduisent un biais dramatique. Ils décrivent principalement les guerres, les crises et la misère, et donnent l’impression d’un Afrique tout entière vouée à l’insécurité et aux guerres civiles. Or c’est loin d’être le cas et il s’est produit en Afrique depuis une décennie toute une gamme d’évènements essentiels.

Le premier touche la paix et la guerre. La plupart des conflits sont réglés ou en voie de l’être. Et dans la plupart des cas le règlement a été l’œuvre principalement des africains eux-mêmes.

Le second touche la démocratie. Elle est encore bien imparfaite. Mais ce sont maintenant plus de la moitié des Etats africains qui sont gouvernés par des Présidents élus dans des conditions jugées à peu près démocratiques par la communauté internationale. Des alternances paisibles se multiplient.

Le troisième touche la prise de conscience par l’Afrique de sa personnalité, de son unité, et de la place qu’elle peut prendre dans le monde. Le traité d’Abuja, de juin 1991, le changement de nature des Sommets de l’OUA depuis qu’une majorité de Présidents élus démocratiquement y siège, la transformation en 2001 de l’OUA en Union Africaine, afin d’en renforcer considérablement l’autorité, tout cela change le visage et la voix de l’Afrique, de manière très positive. A la conférence des Nations Unies sur les trafics d’armes légères, en juillet 2001, l’Afrique fut le seul continent à s’exprimer fermement sur une plate-forme commune exigeante, à laquelle malheureusement les plus grands pays refusèrent de donner suite. Jusque là, l’Afrique était muette devant les grands problèmes du monde. C’est un début important, même s’il est modeste.

Enfin le quatrième événement touche la croissance elle-même. Il réside dans son accélération. Dans les décennies soixante, soixante-dix et quatre-vingt, la croissance moyenne globale de tous les pays d’Afrique subsaharienne était de l’ordre de 3 % par an, ce qui équivalait à l’augmentation moyenne de la population. Le produit par habitant restait donc stable, ce qui n’empêchait pas, bien au contraire, les inégalités de s’aggraver, certains s’enrichissant beaucoup, notamment par la corruption, pendant que l’écrasante majorité s’appauvrissait gravement. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, et dans les deux tiers des pays d’Afrique noire, ceux qui n’ont pas été ravagés par des guerres civiles ou internationales, un ensemble de facteurs ont poussé cette croissance vers un rythme de 5 % pendant les deux premiers tiers de la décennie. Dans ce sens ont joué les fruits de la paix civile retrouvée sur longue période, une évolution plutôt favorable des cours des matières premières, une pluviométrie satisfaisante plusieurs années de suite, et pour quatorze d’entre ces pays la réussite au delà des espérances de la dévaluation du franc CFA en 1994. J’avais déjà cherché à provoquer cette décision, en 1982 comme Ministre du Plan puis en 1990 comme Premier Ministre. Mais chaque fois la pression de quelques Chefs d’Etats africains a conduit le Président de la République de l’époque à s’y opposer. Faite plus tôt, cette dévaluation aurait entraîné moins de souffrances sociales, et peut-être même été possible à un taux inférieur à la moitié. Mais il fallait de toutes façons permettre à ces pays de retrouver le chemin de l’exportation, ce qu’accomplit finalement M. Balladur.

Les perspectives sont moins favorables en ce début de millénaire : les cours des matières premières ont baissé en fin de décennie, même si les perspectives pour 2003 semblent en nette amélioration, la pluviométrie a retrouvé son insuffisance des années quatre-vingt, et surtout l’aide publique au développement est en baisse, de même que le flux des capitaux privés, du moins vers l’Afrique noire, en dehors de ses six pays pétroliers. Ce qui reste acquis est la stabilisation de la paix civile sur les deux tiers du territoire, son apparition sur une bonne partie du reste, et le fait que les gains de productivité permis par la dévaluation du franc CFA ne sont pas encore consommés pour moitié. L’avenir demeure donc bien incertain, et la question du changement nécessaire des politiques de développement, en Afrique comme chez les bailleurs d’aide, se pose avec une acuité croissante. Aussi bien le problème de l’Afrique est-il à l’ordre du jour du G8 qui va se tenir dans quelques jours, les 26 et 27 juin à Kananaskis au Canada.

Quelques Etats ont osé soutenir au début de la négociation de ce qui allait devenir « l’Accord de partenariat Union Européenne – Afrique » de Cotonou, et qui a remplacé une éventuelle cinquième Convention de Lomé, que les politiques d’aide au développement ayant fait la preuve de leur inefficacité, il convenait d’y renoncer et de se limiter à une aide humanitaire au bénéfice des seuls pays les plus pauvres, dont plus de la moitié sont en Afrique. Cette thèse ne peut que réapparaître au niveau mondial.

La première condition d’une politique de développement durable pour l’Afrique consiste à écarter cette menace. Ce continent déjà peuplé de 800 millions d’hommes, en comptera un milliard et demi dans quarante ans. S’il demeure en déréliction pendant les décennies qui viennent, des dizaines de millions de personnes chercheront à le fuir, le sida, le paludisme et même les criquets déborderont du continent, les guerres locales se multiplieront avec le risque de prolifération des groupes et l’émergence d’Etats terroristes, les opinions publiques averties par les horreurs que montreront les télévisions exerceront une pression croissante sur leurs gouvernements pour qu’ils « fassent quelque chose » condition suffisante pour faire n’importe quoi et le faire mal, comme on l’a vu en Somalie. Enfin l’Afrique recèle en matière de pétrole, d’or et de métaux rares un bon quinze pour cent des réserves mondiales dont nul ne saurait se désintéresser. On n’échappe pas à l’Afrique.

L’Académie des Sciences Morales et Politiques de France est donc tout à fait fondée à se poser ce qui est à mon sens la bonne question au bon moment : peut-on favoriser en Afrique un développement durable ?

Ma réponse est que oui sous trois conditions majeures, qui résultent largement des préliminaires un peu longs mais tout à fait nécessaires que je me suis permis de vous soumettre jusqu’ici.

La première condition est de donner la priorité absolue à tout ce qui touche la gouvernance : guerre ou paix, sécurité civile, nature des Etats, stabilité administrative, juridique et fiscale, pratique de la démocratie. Aucun développement n’est possible tant que ces facteurs ne sont pas rassemblés ou en voie de l’être.

La deuxième condition est d’accepter une remise en cause complète de tous les concepts, procédures et instruments dont se servent aujourd’hui les pays riches pour, pensent-ils, aider les pauvres.

La troisième est d’accepter l’idée que le développement ne se parachute pas, et ne peut venir de l’extérieur. Il ne s’affirme que lorsqu’il est autocentré et puissamment piloté par une volonté nationale forte, éclairée et légitime. Dans le continent qui nous intéresse, le seul exemple connu d’un décollage réussi ayant pris appui sur l’aide occidentale est l’Ile Maurice. La condition centrale de bonne gouvernance était remplie, et les méthodes suivies furent remarquables, inventives, mais non exportables.

Il est temps maintenant d’esquisser, dans différents domaines, comment l’application de ces conditions centrales peut permettre d’esquisser des politiques ayant de meilleures chances de provoquer le développement. Je le ferai de manière caricaturale, car sinon il y faudrait un séminaire d’une bonne semaine, en abordant dix sujets principaux.

Le premier concerne la paix et la guerre. Il est patent que lorsqu’une rébellion éclate ou fait rage, les Etats d’Afrique sont très généralement dans l’incapacité de la réduire. Il l’est tout autant que la qualité de la gouvernance en Afrique est si fréquemment insuffisante que les rébellions ont souvent une forte légitimité, au moins locale. D’où il résulte que la négociation est le plus souvent la seule issue possible. Il l’est aussi que l’intervention de grandes puissances extérieures à la zone alourdit la négociation d’intérêts pétroliers, miniers, géostratégiques et même linguistiques qui ne favorisent guère l’issue. Il est patent enfin que depuis quelques années l’Afrique a appris à mieux maîtriser ses crises. La région des Grands Lacs, les Comores, et d’une certaine façon la Sierra Leone en témoignent.

En outre, lorsqu’une crise violente se produit, le comportement de la communauté internationale en ses diverses composantes est en général le suivant : arrêt des politiques d’aide et de coopération, dessaisissement des autorités qui les conduisent et qui ont une connaissance experte de la situation, saisine de nouvelles autorités, ministères ou services des affaires étrangères au lieu de la coopération, Conseil des Ministres de l’Europe au lieu de la Commission, et Conseil de Sécurité au lieu des agences. Ces nouvelles autorités n’ont jamais ni mémoire historique ni compétence réelle sur les crises dont elles sont saisies. Il n’y a d’autre part de réserves budgétaires permanentes pour traiter les crises à peu près nulle part. Toute opération de maintien ou d’imposition de la paix appelle donc, après un accord déjà difficile sur sa conception et son ampleur, une négociation encore plus longue pour en assurer le financement alors que la rapidité est presque toujours la condition majeure du succès. Les sanctions ou leur absence dépendent trop souvent du principe deux poids deux mesures. Les Comores doivent trois ans d’abandon et de misère à un tel système de décision, et le Congo Brazzaville d’être ravagé et d’avoir perdu 50.000 vies humaines.

Tout cela conduit à des propositions vigoureuses, simples et claires, quoique de grande difficulté politique. Il est tout à fait nécessaire que les autorités nationales ou internationales chargées de gérer la coopération le soient aussi de gérer les crises. Très difficile dans le cas de l’ONU, cela est possible partout ailleurs et notamment en Europe. Ce devrait être parmi bien d’autres un des problèmes dont Monsieur Giscard d’Estaing, Président de la Convention, devrait se saisir.

De plus, une dotation budgétaire permanente pour le traitement des crises devrait être prévue. Sans poser encore le problème de l’augmentation des budgets d’aide et de coopération, son volume devrait représenter 10 % de toutes les dotations actuelles. Il devrait être proposé à l’Union Africaine qu’une partie de cette dotation soit affectée dès que possible à la mise sur pied et au fonctionnement d’un Etat Major Africain permanent chargé de la prévention et de la gestion des crises, et une autre à l’entraînement de certaines unités militaires nationales que leurs gouvernements respectifs désigneraient comme chargées en permanence de la participation aux opérations de maintien de la paix. Pourquoi ne pas donner en outre à l’Union Africaine délégation du Conseil de Sécurité de l’ONU pour appliquer en Afrique les cas de recours au chapitre VII de la Charte, celui qui traite de l’emploi de la force pour préserver ou rétablir la paix.

Enfin des observatoires régionaux des tensions devraient permettre d’effectuer une veille susceptible de contribuer à prévenir les crises plutôt qu’à les gérer après explosion.

Mon deuxième sujet concerne la forme des Etats. Un mimétisme international fait de protocole de conférences, d’habitudes, de normes et de standards imposés par les pays développés, et aussi de manque d’imagination, pousse les Etats d’Afrique à se développer et s’organiser comme s’ils devaient un jour ressembler aux nôtres. C’est évidemment impossible, et de ce fait grotesque et dangereux.

Tous ces états, ou du moins la plupart, ont besoin en tout état de cause, de services au coût absolument minimal, et ensuite, d’abord d’une forte intégration de leurs marchés intérieurs dans des ensembles régionaux, également de regrouper le plus possible de services au niveau régional, à commencer par les ambassades, et à continuer par tout ce qui concerne l’eau, l’énergie, le traitement des catastrophes naturelles, la recherche scientifique épidémiologique et épizootique, etc… Ils devraient enfin imiter le Mali, le seul d’entre eux à avoir effectué une profonde décentralisation, en confiant aux communes la responsabilité de créer et développer tous les services publics de base. L’impôt est mieux payé quand on sait à quoi il sert, les communes seront toujours plus avisées que les Etats dans l’évaluation des dimensions de chaque projet ou ouvrage, la corruption est moins facile parce que plus visible, sur les travaux modestes de proximité. C’est d’ailleurs seulement au niveau de la commune qu’il est imaginable et admissible que l’impôt prenne la forme de journées de travail consacrées aux investissements collectifs. Il est crucial à ce sujet que les règles de comptabilité communale permettent un traitement adéquat des investissements, travaux collectifs compris.

Ces problèmes sont naturellement de souveraineté africaine, mais il serait important que les bailleurs d’aide en comprennent la nécessité et mettent au point des systèmes incitatifs vigoureux dans chacune de ces directions. De même devraient-ils insister plus qu’ils ne font sur la mise à disposition des Etats africains d’une expertise digne de ce nom, notamment pour toutes leurs activités internationales.

Le troisième sujet concerne la démocratie. Nous autres occidentaux, une fois passés les temps de l’esclavage et de la colonisation et venu celui de la responsabilité et de la solidarité, avons plus ou moins consciemment mais très profondément tenté d’exporter en Afrique non seulement nos principes fondamentaux de civilisation mais aussi nos règles pratiques d’organisation de la société. Or la greffe ne prend pas ou prend très mal.

Il faut dès lors distinguer profondément, dans les valeurs auxquelles nous voudrions voir ce continent se rallier, entre deux blocs.

Le premier constitue le cœur des Droits de l’Homme. Il est universel et irrécusable. On ne tue pas, on ne torture pas, l’expression des idées est libre, il n’y a pas de délit d’opinion, la justice est indépendante. La Charte africaine des Droits de l’Homme, document constitutif de l’Union Africaine, réaffirme ces droits, et c’est en leur nom qu’aujourd’hui, aux sommets de l’UA, certains chefs d’Etat osent enfin accuser et sermonner quelques uns de leurs pairs.

D’une autre nature est le deuxième bloc, celui des procédures d’organisation de la démocratie représentative. Elles sont essentiellement fondées sur le pluralisme et reposent avant tout sur le système des partis politiques. Cela vient du fait que depuis au moins deux siècles, les partis politiques ont en Occident une immense légitimité, liée à ce qu’ils ont largement contribué à construire nos identités nationales et à ce qu’ils incarnent sur longue période des intérêts sociaux respectés, que ce soient ceux des agriculteurs, des propriétaires ou des salariés. Rien de tel n’a pu se créer en Afrique, et de ce fait on n’y discerne que deux usages des partis politiques : la structuration forte de la clientèle de chaque chef, ou le support d’expression de signes d’identité ethnique religieuse ou linguistique, c’est-à-dire le contraire de ce dont l’Afrique a besoin.

Or l’Afrique avait connu, avant l’esclavage et le colonialisme, un certain nombre de royaumes ou d’empires qui furent stables sur plusieurs siècles. Le mode de prise de décision était la palabre, c’est-à-dire le consensus, à l’Assemblée de village tout d’abord –sous le baobab- puis entre délégués aux assemblées de régions puis de royaumes ou d’empires. Elle a le souvenir de cette démocratie consensuelle, qu’elle pratique encore dans les villages, et à laquelle elle aspire aux niveaux supérieurs de l’organisation sociale. Elle ressent notre système comme une démocratie conflictuelle, puisqu’il repose sur une cristallisation des conflits permise par l’organisation des campagnes électorales et enregistrée à l’occasion des votes. A l’évidence l’Afrique cherche les formes d’une démocratie consensuelle plus conforme à ses traditions.

Dans ces conditions, il me semble important que les distributeurs de leçons de morale politique que nous sommes devenus, nous pays riches, en même temps que distributeurs d’aide, modifient la structure de leur discours en matière de conditionnalité. Nous nous sommes laissés aller à synthétiser en un seul critère, censé résumer tous les autres, nos exigences en matière de démocratie et de Droits de l’Homme, l’organisation et la bonne tenue d’élections présidentielles ou législatives pluralistes. L’aide s’arrête quand il y a un accroc, et nous donnons peu d’importance à d’autres critères. Ce sur quoi il faut mettre l’accident me paraît devoir être au contraire l’absence de délits d’opinion, la fin des arrestations arbitraires, la fin de la torture, le respect de la liberté de la presse et de l’indépendance de la justice. Ce sont ces conditions dont le respect durable permet seul, petit à petit, l’émergence d’une démocratie pluraliste. Il est vain de vouloir inverser les facteurs, c’est mettre la charrue avant les bœufs, et les expériences d’élections pluralistes parachutées pour faire plaisir aux bailleurs de fonds au début des années 90 ont toutes fort mal tourné : Bénin, Madagascar et Congo Brazzaville. L’Afrique a besoin d’une phase de démocratie rassembleuse et unanimiste. L’établissement d’une culture de paix civile est à ce prix. C’est le message, largement ambigu pourtant, de M. Museweni.

En fait, et pour en finir avec ce problème difficile, l’observation attentive des conditions dans lesquelles de nombreux pays se sont orientés vers la démocratie, Zambie, Namibie, Mali, Ouganda, Niger d’une certaine manière, et bien d’autres, tend à montrer que l’émergence de la démocratie est un processus lent, délicat, sujet à retours en arrière, qui correspond à l’acceptation progressive par les forces armées et les polices du fait d’être commandées par un responsable suprême qu’elles n’ont pas choisi. S’en tenir à cette grille de lecture éviterait aux décideurs de la Communauté internationale bien des erreurs dans l’analyse des chocs, bavures, incidents et coups d’états qui parsèment le dur chemin de l’Afrique.

Un dernier mot. L’Afrique ne connaît à peu près nulle part de statut convenable et accepté pour les oppositions politiques ni non plus pour les anciens chefs d’Etat. L’âpreté avec laquelle ceux qui le détiennent s’accrochent souvent au pouvoir tient largement à cela. C’est aussi un point sur laquelle la pression compréhensive des bailleurs d’aide devrait s’exercer…

Mon quatrième sujet est l’aide extérieur, notre coopération. La plupart de nos procédures sont insatisfaisantes.

L’Aide Publique au Développement est profondément inadaptée dans beaucoup de ses aspects. Mais modifier la nature et les procédures de la seule aide française serait insuffisant. C’est l’ensemble des bailleurs, et en priorité l’Union Européenne, dont il faudrait arriver à modifier les comportements.

  • Premier élément : l’aide liée entraîne toujours et partout des effets pervers majeurs. Les motifs de sélection et d’attribution des projets sont nécessairement biaisés, l’appropriation de l’aide, des produits, des services ou des savoirs faire qu’elle fournit est profondément perturbée par l’intérêt des bailleurs. C’est une cause politique : on aide ou on n’aide pas. Mais si l’on aide ce ne peut être que de manière désintéressée.

  • Deuxième élément. Aucune administration n’arrivera à éviter que l’aide aux projets soit tragiquement discontinue. Deux ans après le départ d’une bonne équipe ayant achevé un bon projet, il ne reste plus rien. Le passage des projets aux programmes n’est qu’une solution bien partielle, le cadre devient plus ample et plus flexible, mais les défauts structurels demeurent. La forme la plus efficace est l’aide permanente à des équipes locales –nationales pour l’essentiel- qualifiées. Cela rend l’évaluation plus subtile et plus complexe, mais ce n’en est pas moins nécessaire.

  • Troisième élément. Il faut combattre la tentation de facilité qui conduit à la sectorisation. Que la cible soit un terroir urbain ou rural, on n’échappe à traiter à la fois l’eau, les productions vivrières, l’hygiène, la petite économie, la protection maternelle et infantile, la santé, l’éducation de base, les transports et l’habitat. La bonne politique de développement consiste à pouvoir à tout moment intervenir sur n’importe lequel de ces champs pour lever un blocage, faire disparaître un goulet d’étranglement et assurer une synergie correcte entre tous les aspects du développement. Donner priorité à la santé ou aux infrastructures sans s’occuper du reste revient à bâtir sur du sable. Or c’est l’orientation actuelle de la coopération européenne.

  • Quatrième élément. Les normes et standards internationaux auxquels se réfèrent tous les bailleurs sont beaucoup trop exigeants. Ils aboutissent souvent à exclure les entreprises locales pour fournitures ou travaux. L’aide alimentaire est de plus en plus obligée de se fournir dans les pays développés et non dans les pays voisins. La demande impérieuse aux ONG venant aux adjudications pour les projets d’aide humanitaire ou de développement de se pourvoir d’une caution bancaire renchérit le coût des opérations de 2 ou 3 % et élimine en bloc les ONG des pays du Sud. C’est avec de telles pratiques que le « taux de retour » de l’aide chez les pays donateurs est remonté de quelques 60 % où il était il y a vingt ans à près de 75 ou 80 % où il est aujourd’hui. Tout cela découle d’un prurit de transparence comptable qui interdit en fait de travailler dans des pays où la corruption est sociologiquement endémique. Il faut ici savoir ce qu’on veut, et surtout ne pas faire semblant.

  • Cinquième élément. Dans l’état de déshérence générale où sont aussi bien le développement que l’aide au développement, il faut ré-insister sur l’essentiel : le don est préférentiellement efficace pour les infrastructures, matérielles et immatérielles. Il faut revenir à cette priorité.

  • Sixième élément. La clé du bon usage de toute forme d’aide est l’appropriation complète de l’équipement ou du savoir faire par les bénéficiaires. Cette condition, qui bien sûr est immatérielle, est complètement négligée dans les procédures et les formes actuelles de distribution de l’aide. Elle suppose une plus grande participation des bénéficiaires au choix et à la nature des projets.

  • Septième élément. Les appareils d’Etat, des deux côtés mais surtout chez les bénéficiaires, sont très opaques à la réalité des besoins locaux. Ils sont en outre source et occasion de corruption et incitateurs aux projets surdimensionnés, les fameux éléphants blancs. La coopération décentralisée, allant directement aux régions, aux villes, aux communes et aux ONG locales, évite largement sinon complètement ces dérives. Mais nos appareils centraux, à nous bailleurs de fonds, s’en méfient. Il faut pourtant l’encourager beaucoup plus qu’elle ne l’est.

Mon cinquième sujet, corruption et conditionnalités, est connexe au précédent. Lutter contre la corruption est indispensable, mais je ne crois pas qu’on puisse le faire sans comprendre à quoi l’on s’attaque et sans se donner des objectifs raisonnablement susceptibles d’être atteints.

Dans les pays où le pouvoir d’achat moyen est de deux dollars par jour, et où le salaire d’un ministre n’atteint pas deux SMIC français, un certain niveau de corruption est largement inévitable. Nous produisons nous-mêmes par notre mode de vie, nos façons d’être, nos comportements commerciaux et les relations administratives que nous entretenons, de très puissantes incitations au mimétisme, donc à la corruption. En outre nous sommes rapides à appeler corruption la persistance d’usages anciens de solidarité familiale ou clanique dans lesquels il n’est de propriété privée que familiale. Et puis au nom de quoi donnons nous des leçons ? Les grands ministres français de l’Ancien Régime furent de grands corrompus, et les capitaines d’industrie du XIXè siècle qui ont créé nos grandes compagnies n’ont jamais payé d’impôts ! Bref, en dessous de 5 % du PNB la corruption est le plus souvent inévitable et inéradicable, elle n’entrave guère la croissance. Si elle atteint 10 % du PNB elle devient dangereuse en ce qu’elle interdit, ou en tous cas dissuade l’investissement. Au dessus elle commence vraiment à interdire la croissance.

C’est donc surtout sur les grosses opérations et les gros mouvements de fonds que la surveillance doit être impitoyable. A cet égard les contrôles a priori sont peu efficaces. Par facilité, beaucoup de bailleurs de fonds tendent à les généraliser. C’est un argument pour leurs électeurs contribuables. Il faut plus de courage et de continuité pour généraliser et pousser jusqu’à la fin des circuits les contrôles instantanés et a posteriori.

Les clés sont peu nombreuses mais importantes. On n’évite pas de provisionner pour les besoins locaux quelques 3 à 5 % du coût des projets. A l’impossible nul n’est tenu.

Les bénéficiaires doivent accepter que les contrôles des bailleurs aillent jusqu’au bout des filières.

Les procédures doivent permettre la traçabilité de chaque opération.

Les accords internationaux, les accords bilatéraux, les contrats de toutes natures doivent impérativement comporter des clauses négociées et non imposées sur les modalités de contrôle, de poursuite et de sanctions.

De manière plus générale la grande difficulté de la conditionnalité est son unilatéralisme. C’est d’ailleurs pour cette raison que les services de la Commission Européenne commencent à essayer de substituer la notion de contrat à celle de « décisions des bailleurs ». Mais cela ne suffit pas. Il faut arriver à ce que les excès en matière de corruption ou de mauvaise gouvernance soient soumis, selon des procédures générales négociées à l’avance, à l’appréciation des pairs des chefs d’Etat incriminés. Il faut un consensus des bénéficiaires à l’application du code moral que nous, bailleurs de fonds et anciens colonisateurs, entendons leur imposer.

Sixième problème, évidemment la dette. Tout a été dit mais pas assez n’a été fait. Il est en premier lieu clair que la dette étrangle plus encore les pays dont le décollage a commencé que ceux où il ne se produit pas. Nos efforts d’annulation de dette pour les seuls pays les moins avancés sont sympathiques et utiles mais néanmoins hypocrites et insuffisants.

Jamais ne se réunit la Communauté globale des bailleurs qui pourrait seule se poser la question complète de savoir s’il est pertinent de pérenniser une dette qui ne sera jamais remboursée, ou pire de pousser les débiteurs à emprunter pour payer les intérêts, donc à aggraver leur situation. Il faut réduire et si possible supprimer ce compartimentage en quatre domaines selon que la dette est publique ou privée, bilatérale ou multilatérale. C’est la condition d’un traitement plus efficace.

Nos institutions internationales ont créé des instruments de mesure de la tolérabilité de la dette. A ma connaissance, la préservation d’un niveau minimum d’investissements et de services sociaux n’y a pas sa place. C’est une énormité.

Enfin nous sommes bien loin d’avoir suffisamment étudié et développé la possibilité d’effectuer les remboursements en monnaie locale, soit qu’il s’agisse de capitaliser des entreprises en voie de privatisation soit qu’il s’agisse de financer des programmes ou des opérations choisies d’un commun accord. Du point de vue de l’éthique des relations entre prêteurs et emprunteurs, cette solution est beaucoup moins mauvaise que l’annulation pure et simple. Elle est aussi beaucoup moins douloureuse. Reste que 80 à 100 nations sont étranglées par le fardeau de leur dette, et qu’une audacieuse chirurgie est là absolument indispensable.

Septième problème: l’exportation, le commerce extérieur. Il n’y a qu’une chose à en dire, mais elle est décisive. L’exportation est une nécessité absolue du développement, pour cette simple raison qu’elle est le seul moyen dont disposent les nations pauvres pour acheter les équipements et les savoir faire qui leur manquent. Mais l’exportation n’est pas et n’a jamais été le facteur déclencheur du développement.

Hors les cas très particuliers et non reproductibles de Hong Kong et Singapour, tous les décollages économiques qui se sont produits dans l’histoire ont pris naissance sur le marché intérieur et les pays en cause se sont longuement protégés pendant qu’ils consolidaient leur décollage par l’export. C’est vrai des Etats Unis au XIXè, du Japon fin XIXè début XXè, du Brésil, de la Chine actuelle mais aussi de la Corée du Sud et même de Taïwan. Sans marché intérieur solide il n’y a guère d’export possible. Nos doctrines officielles poussent les pays d’Afrique à exporter alors qu’ils n’ont pas grand chose à exporter, et que de toutes façons l’évolution des termes de l’échange ne peut qu’être défavorable pour leurs produits par rapport aux nôtres à moyen et long terme.

Les slogans ou les thèmes « Trade, no aid », ou « Aider au développement par l’accès de leurs produits à nos marchés » ne touchent pas aux facteurs déclenchants du développement. C’est une décision politique globale, lourde mais simple, qui doit reconnaître l’inanité pratique de ces doctrines et affirmer franchement que tout développement est d’abord endogène.

De là le huitième problème, le développement lui même.

J’ai déjà dit l’essentiel en tournant autour. On n’a jamais vu nulle part de développement parachuté ni non plus de développement à moteur externe. Ce sont donc les marchés intérieurs qu’il faut dynamiser et pour ce faire, en Afrique, bien souvent, pousser à leur régionalisation. Par toutes les formes de structures de gestion mises en place, les fournisseurs d’aide doivent s’acharner – ils le font peu et mal –à faciliter l’appropriation des biens, des techniques, des savoir faire qu’ils transmettent par les autorités et les populations locales. Une meilleure synergie doit être recherchée pour cela entre les administrations distributrices, les entreprises et les ONG.

Les deux domaines les plus urgents, partout à ma connaissance, sont l’agriculture vivrière et la production substituable aux importations. Augmenter le taux d’autosuffisance alimentaire est à la fois une clé de la cohésion sociale et de la diminution de l’endettement. Ce taux est en diminution dans pratiquement toute l’Afrique. Il s’agit là d’une priorité aux facettes multiples : gestion de l’eau, préservation des sols, restitution aux cultures vivrières ou au petit élevage de surfaces affectées aux cultures de rente, formation d’agronomes, de vétérinaires, et de vulgarisateurs en grand nombre, augmentation des moyens de stockage, alimentation en énergie, amélioration des routes et pistes et des structures où réseaux de commercialisation. Il faut en outre rappeler ici ce que tout le monde sait mais dont pourtant on ne tient jamais assez compte : en Afrique plus encore que dans le reste du monde et pour des raisons socioculturelles très anciennes, ce sont les femmes qui pratiquent l’agriculture de proximité. Elles doivent être les cibles principales des programmes de formation, de vulgarisation, d’incitation à l’hygiène et à la protection maternelle et infantile. C’est moins difficile à faire en coopération décentralisée qu’à partir des appareils d’état africains, tous urbains et tous presque exclusivement masculins.

La recherche agronomique, tant locale qu’internationale doit aussi être davantage orientée vers l’agriculture vivrière.

L’ autre orientation majeure pour dynamiser le développement est la multiplication des PME-PMI capables de transformer les ressources locales en produits susceptibles d’économiser des importations.

L’essentiel des jus de fruit et une partie des eaux minérales qu’on boit en Afrique sont importés, ainsi que la petite quincaillerie et nombre d’instruments de cuisine. Ainsi s’aggrave le sous emploi, et se détériorent les balances de paiement.

Corriger cette tendance suppose de la formation au management, du capital, une ample politique de soutien bancaire. Mais le plus difficile n’est pas là. Partout, les groupements d’importateurs, qui gagnent leur vie grâce à ce parasitisme économique, exercent d’énormes pressions, y compris politiques, pour empêcher la naissance et la croissance de telles entreprises locales. Il y a là l’enjeu d’un combat politique de grande ampleur, mais absolument indispensable.

Deux autres soucis doivent être mentionnés. Le premier concerne la création occasionnelle de grandes unités de production ou de services. Dans de tels cas, il est essentiel d’éviter l’isolement de telles unités par rapport à leur environnement, c’est-à-dire l’économie duale. C’est une affaire d’approvisionnement local, de sous-traitance, et de volonté.

Je ne mentionnerai le dernier souci que pour mémoire, alors qu’il faudrait s’y appesantir, et que certains pourraient même y voir l’essentiel de mon sujet d’aujourd’hui. Je veux évoquer la refonte complète nécessaire du corpus théorique macroéconomique qui doit servir de base aux relations entre bailleurs et receveurs comme aux accords internationaux sur le commerce, la dette et les mouvements de capitaux. J’ai préféré mettre l’accent sur les corrections pratiques nécessaires plutôt que sur l’approfondissement théorique du modèle, qui ne peux qu’en résulter.

Cela m’amène au neuvième problème que je voulais évoquer. Il s’agit de l’économie populaire. Je ne l’isole que pour souligner son importance, mais c’est une partie intégrante du développement. 80 % de la population de l’Afrique subsaharienne vit avec 2 dollars par jour ou moins. Micro activités, micro entreprises, ventre directe du producteur agricole ou artisanal à l’acheteur, absence totale de tout écrit et donc de toute fiscalisation, intense activité de récupération, caractérisent cette économie de la débrouille et de la survie. Les experts des pays riches ont inventé le vocable méprisant d’économie informelle pour décrire cela. Mais il y a une difficulté sémantique, à savoir que ce vocabulaire couvre aussi l’économie délinquante : trafics d’armes, de drogue, de pierres précieuses, de minerais rares, d’êtres humains, prostitution, etc… Il est essentiel, pour des raisons à la fois de sécurité juridique –on doit nommer ce que l’on poursuit- et pour des raisons de dignité sociale, de distinguer jusque dans le vocabulaire l’économie délinquante et punissable que l’on entend réduire de l’économie salubre mais non fiscalisée que l’on entend promouvoir, et petit à petit régulariser. En accord avec des ONG importantes, je me suis résolu à adopter et proposer le terme d’économie populaire pour définir ce champ économique non fiscalisé mais non criminel, qui fait vivre les quatre cinquième de l’Afrique.

L’invention fabuleuse de Muhamad Yunus, le micro-crédit, prend ici toute sa place. Mais bien d’autres actions sont nécessaires. Il faut mettre fin à la précarité juridique des occupations de terres et des constructions. Une grande déconcentration des services publics doit permettre l’écoute et le partenariat entre l’Etat, les collectivités publiques et les comités représentatifs de la population des quartiers.

Les caisses et institutions de micro-crédit ont besoin d’un statut légal, et d’appuis bancaires. Mais ce statut doit maintenir une cloison étanche entre la banque classique travaillant sur documents, et le micro-crédit travaillant sur la confiance.

Au-delà du micro-crédit, qui solvabilise la demande, il conviendrait de développer des instruments de capital-risque pour appuyer l’émergence de l’offre, c’est-à-dire de petites et toutes petites entreprises en économie populaire.

Enfin, dans le soutien à l’économie populaire comme pour l’agriculture, on retrouve la nécessité d’une priorité absolue aux actions ciblées sur les femmes, à raison de l’équilibre culturel des tâches dans les familles, qui les fait maîtresses de toute l’économie de proximité. Au Bangla-Desh, sa terre de naissance, 95% des bénéficiaires du micro crédit sont des femmes.

Le développement durable en Afrique commencera vraiment lorsque les quatre vingt pour cent d’Africains qui vivent avec deux dollars par jour commenceront à se sentire impliqués eux-mêmes dans un processus de croissance de leurs activités et de leurs revenus.

J’ai choisi d’aborder pour terminer un dixième sujet, parce qu’il est la clé de tous les autres : l’éducation. Il y aura 700 millions de jeunes africains à scolariser dans 25 ans. Il y faudrait multiplier par 5 ou 6 le nombre actuel des enseignants, et y consacrer la totalité des dépenses budgétaires de tous les Etats d’Afrique après les avoir doublés. C’est évidemment impossible. Nous sommes là devant une crise majeure.

Il n’y a d’esquisse de réponse qu’à travers une amélioration et une utilisation intensive de toutes les techniques d’enseignement à distance. Les instruments sont là, ce qui manque est l’effort de recherche sur leur mise au point et l’effort budgétaire massif que les bailleurs devront largement accompagner.

Monsieur le Président, Monsieur le Chancelier, Mesdames, Messieurs, j’en ai terminé de cette énumération quelque peu lassante de tout ce que nous aurions dû et n’avons pas su faire pour aider l’Afrique à se prendre en mains.

Contrairement à beaucoup d’autres, je ne suis pas pessimiste. Car rien de tout cela n’est impossible. La Communauté internationale doute actuellement –à juste raison- de ce qu’elle a fait jusqu’ici. Si elle se convainc que le développement est d’abord endogène, qu’il dépend de la politique plus que de tout le reste, mais que l’aide lui demeure indispensable à condition d’être mieux adaptée, alors un sursaut est possible.

Il devra commencer par ce dont je n’ai pas parlé, mon sujet concernant d’abord le long terme : le SIDA.

L’Afrique vit un tremblement de terre démographique sans précédent. Si notre solidarité avec ce continent a un sens, c’est d’abord du SIDA qu’il faut la sauver ou au moins limiter les conséquences, pour reprendre ensuite le chemin de la coopération vers le développement durable.

Texte des débats ayant suivi la communication