Biodiversité et économie

Séance du lundi 17 juin 2002

par M. Dominique Dron

 

 

Monsieur le Président, Monsieur le Chancelier, Mesdames, Messieurs,

La traduction économique des sujets environnementaux pose des questions théoriques et politiques, scientifiques et sociétales. Elle se fait généralement mal, et contribue à ce que des phénomènes qui se révèlent à terme cruciaux restent longtemps négligés, voire méprisés ou considérés comme « contre-productifs ».

Dans le cadre de votre cycle sur le développement durable, auquel je vous remercie de m’avoir conviée, je me propose pour illustrer ce propos de vous exposer quelques traits théoriques et pratiques des relations entre l’économie et la biologie, et plus précisément entre langage économique et diversité biologique, appelée aussi biodiversité. Je désignerai ici par ce terme les aspects génétiques, spécifiques et écosystémiques de la richesse du vivant.

Il ne peut s’agir en vingt-cinq minutes d’exposer tous les aspects de ces relations. J’ai choisi de vous présenter, non les questions très débattues de la brevetabilité des génomes ou des matériaux bio-mimétiques, mais certains aspects moins connus de l’expression économique de la biodiversité, de ses présupposés culturels et de ses conséquences pratiques. Je m’exprimerai bien entendu sur ce sujet à titre personnel.

 

Les zones humides, marécages à moustiques ou ressources précieuses ? Comment la représentation mentale conditionne le calcul et la politique

 

L’eau est capitale pour la santé voire la survie humaine : environ 7 millions de décès dans le monde sont provoqués chaque année par la dégradation des ressources hydriques ou les inondations (PNUE). La qualité initiale des ressources détermine le prix de l’eau potable dans les pays assez riches pour financer des stations d’épuration. Elle influence la qualité des productions agricoles dont les spécifications en nitrates et pesticides se font de plus en plus draconiennes et semble-t-il difficilement respectées : 42% des légumes européens dépassaient les teneurs admissibles en pesticides résiduels en 2000, plus qu’en 1999. L’eau n’est pas non plus aussi renouvelable qu’on le penserait en regardant tomber la pluie : les utilisations humaines dépassent largement le taux de renouvellement des nappes dans de nombreux endroits du globe, et nous aurions déjà consommé la moitié de l’eau douce disponible.

Or la qualité et la quantité de l’eau, et par conséquent les coûts de sa mise à disposition dépendent largement du bon fonctionnement des écosystèmes et de leur diversité biologique. Ainsi, les zones humides, qui comptent, avec les zones littorales et les récifs coralliens, parmi les systèmes naturels les plus riches en faune et en flore, ont une activité biologique intense : traverser une centaine de mètres de zone humide épure gratuitement une eau chargée en nitrates et phytosanitaires, mieux que la meilleure des stations d’épuration. On a pu chiffrer le rôle épurateur des zones humides de la vallée de la Saône à une cinquantaine de millions de francs par an (Cohen de Lara et Dron).

Les zones humides évitent aussi d’avoir à construire des digues, elles-mêmes coûteuses et fortes consommatrices d’entretien : ainsi la Bassée, dans le lit de la Seine, équivaut comme protection à un investissement de 2 milliards de francs hors coûts d’entretien.

Si de plus ce marais se trouve en bordure de littoral, il conditionne la reproduction ou la nourriture de nombreuses espèces marines pêchées : entre 60 et 90% de ces dernières dépendent de zones humides littorales pour leur cycle de vie.

Arrêtons ici cette énumération de quelques fonctions des zones humides directement utiles à l’homme, et depuis longtemps connues. Or qui, en France, a jamais commandé une étude biologique, chimique et économique avant de faire drainer un marais ou une tourbière, jusque dans la dernière décennie ? Pour maîtriser les inondations, la construction de digues était au contraire un réflexe comme le rapporte la Cour des Comptes en 1969, et ce sans étude de rentabilité “malgré des subventions allant de 55 à 70%”.

Par contraste, les études d’opportunité des drainages étaient la règle au Canada selon l’esprit de cette Déclaration de principes déjà ancienne du gouvernement de l’Ontario : “Les terres marécageuses sont importantes pour l’économie ontarienne. Elles maintiennent et améliorent la qualité de l’eau, aident à contrôler les inondations, offrent un habitat à la faune et au paysan ainsi que des avantages économiques et sociaux considérables, notamment les activités de loisir en plein air et celles reliées au tourisme” (cité par Sainteny). Aux Etats-Unis, une part des aides agri-environnementales est fondée sur la préservation des zones humides par les agriculteurs, depuis qu’elles se révélèrent précieuses pour le contrôle des inondations des années 1992-1993.2) Les enseignements du dossier climatique sur le décalage entre connaissance et décision

Aujourd’hui, les rythmes de dégradation de la biodiversité sont si rapides que la question devient de déterminer à partir de quel moment les humains eux-mêmes sont en danger, soit localement soit même pour l’espèce.

Une question de même nature se pose au sujet du dérèglement climatique. Un effort mondial coordonné de connaissance et d’évaluation sans précédent, réunissant des milliers de chercheurs, a été réalisé depuis les années 80. Les paramètres de suivi sont beaucoup plus simples que dans le cas de la biodiversité : concentration de six gaz dans l’atmosphère, leurs émissions principales, température moyenne du globe et niveau des océans. Nous observons cependant un écart colossal entre consensus scientifique et traduction économique et politique.

Certes les relations entre biosphère et atmosphère ouvrent encore des questions et des controverses, mais les conclusions essentielles sont claires :

  • Les activités humaines sont bien à l’origine du dérèglement climatique en cours, avec une ampleur et une vitesse inédites depuis 400 000 ans.

  • Les phénomènes induits sont d’une grande inertie : l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère ne s’interrompra que plusieurs siècles après la stabilisation des concentrations de gaz à effet de serre, et la montée des océans après plusieurs millénaires.

  • L’augmentation de température moyenne du globe sur le siècle se situe entre 1,4 et 5,8°C, soit une élévation du niveau des océans entre 20 cm et 1m. La fourchette d’incertitude est due pour moitié au degré de réactivité de l’atmosphère, encore mal connu, pour moitié aux politiques qui seront d’ici là mises en place.

  • Ces évolutions moyennes s’entendent avec des écarts régionaux importants : les continents se réchaufferont de 1 à 2 degrés de plus que les océans, les zones déjà sèches verront s’accroître la pénurie de précipitations et les zones arrosées le seront davantage.

  • Certains phénomènes ralentissent aujourd’hui cette évolution : ainsi sols, forêts et océans captent la moitié des émissions de carbone humaines. Mais les mécanismes à l’œuvre sont susceptibles de s’inverser vers la moitié de ce siècle : les « puits » de carbone pourraient du fait de l’élévation de température devenir des « sources » et induire une accélération du dérèglement climatique.

  • L’ordre de grandeur des réductions nécessaires pour éviter de franchir ce type de seuil irréversible est une division par deux des émissions mondiales entre 1990 et 2030 (estimation OCDE), soit une division par 3 à 5 de celles des pays industrialisés. Or les tendances actuelles sont à une augmentation de 50% de la consommation d’énergie, majoritairement fossile au plan mondial (87%), entre 1990 et 2020.

Ces données sont connues de tous les négociateurs et scientifiques impliqués dans le monde dans ce dossier. Et pourtant, la décision difficilement prise par les pays industrialisés fut une réduction moyenne de 6% de leurs gaz à effet de serre entre 1990 et 2010 (le protocole de Kyoto a été ratifié le 31 mai 2002 par tous les Etats de l’Union européenne), malgré un impact sur le PNB de cette politique vraisemblablement quasi-nul. Les Etats-Unis, pays le plus riche et le plus émetteur du monde, par habitant et au total, ont même finalement considéré que l’effort trop important pour eux et renvoyé la question en 2012.

Pour la biodiversité, un débat similaire existe entre le constat scientifique et le peu de décisions prises, aux niveaux tant nationaux qu’internationaux . Il est encore plus complexe, car il est bien plus difficile de trouver des paramètres et des moyens de mesure suffisamment peu nombreux et représentatifs des évolutions en cours. La représentation du problème réel est donc encore moins claire pour les décideurs.

Mais, me demanderez-vous, est-il en pratique si important de se tromper de représentation ? Oui, et le débat agricole en fournit une illustration très actuelle.3) Inconvénients pratiques du décalage entre réalité et perception des enjeux : agriculture européenne et biodiversité en 2002.

La « clause de paix » agricole à l’OMC prend fin début 2004, comme décidé à Marrakech en 1994. Ceci pousse les Etats qui financent leurs agriculteurs à revoir les critères publics d’évaluation des pratiques agricoles. Le but est multiple : préparer l’élargissement de l’Europe à l’Est, résoudre des problèmes environnementaux et sanitaires manifestes relayés par une demande montante des consommateurs et des citoyens, et répondre aux attaques présentes et prochaines sur les soutiens agricoles non seulement à l’exportation, mais aussi à la production.

Pour diverses raisons, l’environnement fournit une assiette alternative intéressante pour une partie de ces soutiens publics. En effet, les questions environnementales sont explicitement légitimées par les textes de l’OMC (et par le Traité d’Amsterdam) en tant que motifs de régulations des échanges. Dès 1947, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) précise dans le préambule du code sur les standards que “rien ne saurait empêcher un pays de prendre les mesures nécessaires à la protection de l’environnement”. En 1995, l’Organisation mondiale du commerce introduit l’Organe de règlement des Différends et stipule sous l’Article XX :

“sous réserve que ces mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifié entre les pays où les mêmes conditions existent, soit une restriction déguisée au commerce international, rien dans le présent Accord ne sera interprété comme empêchant l’adoption ou l’application par toute partie contractante des mesures :

b) nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou la préservation des végétaux; […]

g) se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables, si de telles mesures sont appliquées conjointement avec des restrictions à la production ou à la consommation nationales.”

D’autres raisons convergent pour cette mise en avant des questions environnementales dans les négociations. Les dommages causés par les méthodes agricoles intensives sont manifestes partout dans le monde. Les préoccupations environnementales paraissent plus éloignées des aides à la production (découplage) que par exemple le soutien au revenu, et donc plus acceptables dans les négociations OMC. Elles sont mieux documentées et chiffrables que par exemple les bénéfices sociaux de l’agriculture pour le monde rural ou d’autres volets de la multifonctionnalité. Elles sont aujourd’hui liées à des questions de santé humaine. En outre, les dégâts environnementaux observés dans les principaux pays qui aident leurs agricultures justifient pour les pays dits du groupe de Cairns (Argentine, Australie, Canada, …) leur demande de suppression de ces soutiens, ce qui contribue aussi à mettre l’environnement sur le devant de la scène. Pour les pays du Sud enfin, l’environnement, souci légitime en tant que tel, ne doit pas fournir aux Etats productivistes de nouveaux freins aux importations, et c’est avec cette préoccupation qu’ils l’évoquent à leur tour.

Par ailleurs, pour de nombreux Etats-membres de l’Union Européenne, les caractéristiques environnementales de tel ou tel de leurs systèmes de production constituent déjà un avantage comparatif, effectif (production fruitière intégrée, Organisation Commune de Marché des fruits de 1996) ou potentiel (productions de viande, grandes cultures, vins, etc.). Pour d’autres, elles constituent une occasion supplémentaire de faire évoluer la PAC vers de moindres dépenses communes et un co-financement national plus large, ou encore vers une redistribution du FEOGA moins avantageuse pour la France, grande bénéficiaire de cette politique depuis sa création. Sujet donc inévitable que l’environnement en agriculture en 2002.

La Communication de la Commission européenne au Conseil et au Parlement de janvier 2000 (COM2000(20), explicitement intitulée « Indicateurs d’intégration des préoccupations environnementales dans la PAC », décrit ainsi les contours de ce que pourraient être les futurs repères d’attribution des soutiens européens aux agriculteurs (le terme « paysage » désignant dans ce texte les écosystèmes agricoles, caractérisables par des signes visibles dans le paysage au sens français) :

  • D’un point de vue politique, cinq groupes de paysages au moins… :

  • paysages de grande valeur naturelle et culturelle menacés par l’intensification de l’agriculture et où la qualité environnementale dépend fortement de contraintes strictes exercées sur l’activité agricole,

  • paysages de grande valeur naturelle et culturelle liés à l’activité agricole, menacés par la marginalisation de l’agriculture et où l’agriculture joue un rôle particulier sur le plan de l’amélioration de la qualité environnementale,

  • paysages caractérisés par une agriculture à faibles intrants, une faible pollution et une raréfaction des ressources, ainsi que par la valorisation des habitats et de la biodiversité,

  • paysages caractérisés par de bonnes pratiques agricoles intensives ou extensives, présentant un rapport équilibré avec la terre et permettant de conserver les ressources naturelles, la biodiversité et les écosystèmes semi-naturels,

  • paysages caractérisés par une surexploitation, par la pollution et une raréfaction des ressources, entraînant la détérioration des ressources naturelles, de la biodiversité et des écosystèmes semi-naturels » (4.4).

Par conséquent, certains Etats s’impliquent beaucoup dans les négociations sur les indicateurs agri-environnementaux tant pour l’Union européenne que dans l’OCDE, mandatée pour rassembler des références communes pour l’OMC : Pays-Bas, Grande-Bretagne, Finlande, Italie, Autriche, Etats-Unis bien sûr, mais aussi Canada, Nouvelle-Zélande ou Australie. S’y élaborent peu à peu des listes de paramètres destinés à évaluer, mesurer et vérifier les caractéristiques environnementales des systèmes de production agricoles.

Parmi les 35 paramètres retenus par la Commission européenne pour évaluer les activités agricoles d’un point de vue environnemental, 10 ont trait à la biodiversité et aux habitats. Comme à l’OCDE, ils portent soit sur les espèces sauvages et domestiques présentes dans les exploitations, soit sur les types d’habitats considérés comme précieux et dont la gestion pourrait être de ce fait rémunérable (repérés par la directive Habitats de 1986, la directive de préservation des Oiseaux de 1979 ou encore la convention internationale de Ramsar de 1971 sur les zones humides), soit encore sur le respect des objectifs environnementaux de politiques régionales.

L’enjeu de la biodiversité est important pour l’Europe. Comme elle dispose de moindres surfaces exploitables par habitant que les Etats du groupe de Cairns ou les Etats-Unis, les quantités moyennes d’intrants (engrais, phytosanitaires) utilisés à l’hectare, même avec les marges d’amélioration importantes aujourd’hui sous-exploitées, sont plus élevées qu’en Argentine, en Australie, au Canada ou aux Etats-Unis, ce qui n’est pas favorable dans une salle de négociations. En revanche, du fait de l’intrication historique des terres de cultures, d’élevage, de nature et de récréation, diversité biologique et variété des milieux représentent un atout spécifique potentiel pour l’Europe (le Japon et la Suisse également), pour peu que les utilisations d’intrants soient réduites.

Côté secteur privé, de grandes entreprises travaillent sur leurs propres indicateurs pour inciter leurs fournisseurs à des améliorations environnementales et exploiter ce futur créneau ; ils participent aux travaux internationaux : l’indicateur biodiversité présenté par Unilever en 2001 à l’OCDE est particulièrement fouillé. La grande distribution, rassemblée pour partie au sein de l’association européenne EUREP, prépare aussi ses indicateurs de performances environnementales (site EHI.org). Nombre d’associations d’agriculteurs et de coopératives élaborent des cahiers des charges pour tenter de répondre à cette véritable révolution en cours. Le ministère de l’Agriculture a récemment publié un décret définissant « l’agriculture raisonnée » pour commencer à dessiner un cadre national aux « bonnes pratiques agricoles » du point de vue de l’environnement. Il ne fait de doute pour personne que les discussions et politiques agricoles auront recours de façon croissante à ces indicateurs, même après la décision américaine récente d’accroître massivement les soutiens aux agriculteurs.

Pour discuter de critères et vérifier les allégations environnementales des uns et des autres, dans un contexte de négociations publiques comme de cahiers des charges commerciaux, il faut connaître les atouts et vulnérabilités de la diversité des systèmes de production dont on dispose, les marges de manoeuvre technico-économiques pour l’amélioration ou la valorisation de leurs performances environnementales, les avantages comparatifs à faire valoir et comment, etc. Les relations entre espèces et habitats ne sont pas simples. Tous les domaines concernés par l’évaluation des performances environnementales des systèmes de production requièrent de bonnes connaissances.

Or nous devons constater qu’en France, le sujet des relations entre diversité biologique et agriculture a été négligé depuis des décennies, au profit d’une conception visant justement à « libérer les agriculteurs des aléas naturels » et ne se donnant donc pas la peine de les étudier, ni de sensibiliser les exploitants à ce que les fonctionnements écosystémiques pouvaient leur apporter. La France connaît aujourd’hui un défaut d’investissement scientifique et technique sur ces questions, incohérent avec sa position exposée de leader économique et de principal bénéficiaire jusqu’ici des aides correspondantes. En outre, la relève scientifique des naturalistes et des écologues n’est pas assurée, nous menaçant de dépendre d’autres pays pour le développement de ces connaissances.

L’héritage culturel dans ce domaine fonctionne comme s’il ne pouvait y avoir aucune synergie « par nature » entre diversité biologique et économie. Pourquoi ce décalage fâcheux ?

 

Sciences économiques et sciences naturelles : des logiques divergentes dans leurs pratiques

 

L’économie classique fut conçue comme outil de gestion politique pour une société éclatée à l’extrême, sans coordination interne. Elle tente par principe de dégager un intérêt général dans un monde théorique où :

  • tous les êtres humains sont indépendants les uns des autres : le paradigme fondamental est d’imaginer une façon de définir un intérêt général même dans un monde sans aucune relation de collaboration entre les êtres humains ;

  • ces derniers sont entièrement rationnels, au sens où ils répondent exclusivement à un système cohérent de préférences individuelles fixé une fois pour toutes (pour un calcul donné) ; ces préférences peuvent être égoïstes ou altruistes, la théorie ne l’interdit pas, mais elles sont supposées stables, et essentiellement révélées par un « consentement à payer » pour les réaliser ;

  • l’intérêt général correspond à la maximisation de ces intérêts particuliers : moyenner les préférences de tous est considéré comme réaliste et démocratique ;

  • l’intérêt général peut être défini comme la maximisation de la différence entre les sommes des avantages et des inconvénients : c’est le calcul actualisé de la somme des évaluations monétaires des avantages et des inconvénients recensés, appelé calcul coûts-bénéfices.

Or nous avons constaté que les enjeux environnementaux, notamment ceux liés à la biodiversité, possédaient des caractéristiques communes qui soit pouvaient se refléter dans les calculs économiques classiques mais ne l’étaient jamais, soit demandaient une adaptation de ces derniers (Cohen de Lara et Dron). Ainsi, reprenons les quatre caractéristiques précédentes.

  • Maintenir un écosystème en bon état de fonctionnement se conçoit essentiellement par une approche coordonnée des différents acteurs : c’est le cas par exemple pour maintenir ou restaurer la qualité de l’eau, de l’air et des sols d’une région agricole. A défaut de représenter cette coordination, toute réorientation, individu par individu, de comportements actuels qui serait efficace apparaît démesurément coûteuse. De plus, nous verrons plus loin qu’elle revient à mettre chacun en position de consommateur isolé, et non en position de citoyen appartenant à une communauté politique ; or, suivant que nous réagissons dans un contexte « citoyen » ou dans un contexte « consommateur », nos préférences peuvent s’inverser (Sagoff) : elles sont donc instables, contrairement au présupposé théorique.

  • Nos préférences ne sont pas forcément cohérentes entre elles : « le vivant est contradictoire » écrivait avec raison Bergson ; nous pouvons en toute ignorance demander simultanément deux avantages incompatibles. La vérification de la validité et de la force d’une préférence par le « consentement à payer » pour la satisfaire a aussi des limites sérieuses. Je reviendrai plus tard sur ces points.

  • En conséquence des constatations précédentes, la moyenne des consentements à payer exprimés a peu de chances de déboucher sur une décision réaliste, eu égard pour ce qui nous concerne aux fonctionnements physiques ou biologiques réels : la raréfaction d’un bien vital tel que l’eau potable ne se traduit pas du tout de la même manière pour les êtres humains que la raréfaction d’un bien technique comme les téléviseurs (Constanza). En effet, la demande en un bien environnemental assurant des fonctions vitales ne suit pas les mêmes règles que celles d’un produit fabriqué, reproductible : elle est assez inélastique et tend vers l’infini quand l’offre disponible tend vers zéro ; en outre, de forts effets de seuil existent, que le calcul courant ne reproduit pas ;

  • Le calcul moyen omet aussi souvent d’identifier les bénéficiaires des avantages et les victimes des inconvénients (effets redistributifs), ce qui masque les seuils physiques ou politiques d’acceptabilité.

  • Enfin, représenter les conséquences d’une décision par la somme actualisée de ses avantages et inconvénients suppose que ces derniers soient totalement compensables entre eux, donc en particulier que les fonctions des écosystèmes soient toutes substituables de façon réaliste par des technologies, ce qui est manifestement faux : une mer polluée, un lac anoxique ne sont pas remplaçables par une série de piscines et d’aquacultures ; les abeilles domestiques américaines, disparues à 80% du fait semble-t-il des phytosanitaires utilisés et causant ainsi 10 milliards de dollars de pertes annuelles à l’agriculture américaine, trouveront difficilement des substituts artificiels pour leur fonction pollinisatrice, cruciale pour tous les écosystèmes et pas seulement pour les terres cultivées. Or, en pratique, les calculs utilisent souvent le même taux d’actualisation pour tous les éléments, confondant les caractères réversibles ou non des dommages, la nature renouvelable ou pas des ressources consommées. Pourtant les outils conceptuels pour transposer ces distinctions existent (règle de Hotelling par exemple).

Nous constatons à cette énumération que la perception subjective des phénomènes en cause, physiques, biologiques, sociaux, économiques, compte pour au moins autant que leur réalité physique dans leur évaluation monétaire. Rappelons qu’effectivement Jean-Baptiste Say écrivait à la fin du XIXème siècle : « la preuve que les biens naturels sont inépuisables, c’est qu’ils sont gratuits », raisonnement caractéristique d’un renversement entre la cause et l’effet ! Ajoutons-y l’influence d’Auguste Comte, qui aboutit à déconsidérer radicalement les sciences descriptives telles que la biologie au profit des prédictives et nous obtenons la fiction, longtemps bien ancrée en France, d’un coût nul de disparition des biens naturels sans propriétaire. « La nature disqualifiée devient la matière chaotique, objet d’une simple classification » (Adorno et Horkheimer). Je vous propose d’illustrer ces hiatus fondamentalement culturels, et quelques issues possibles, dans le paragraphe suivant.

 

Utilité, limites actuelles et issues possibles pour la traduction économique des questions de biodiversité

 

Le recours au calcul économique pour éclairer les décisions ayant un impact sur ou concernant directement les écosystèmes et les espèces vivantes est utile pour plusieurs raisons :

  • mieux vaut une valeur faible que nulle pour amorcer la prise en compte de ces questions ;

  • cet exercice, socialement valorisé, oblige en principe les protagonistes à mettre à plat et confronter leurs connaissances, les valeurs et les objectifs qu’ils défendent, bien que ceci soit rarement fait ;

  • il suppose d’intégrer à la discussion les porteurs des savoirs utiles à l’élaboration des décisions ;

  • des règles formelles existent pour encadrer l’exercice.

Cependant, il ne faut pas en méconnaître certains biais majeurs pour les traiter convenablement. Sans être exhaustive, j’attirerais votre attention sur les points suivants.

  • L’estimation faite dépend de la pertinence des scénarios évoqués pour décrire les conséquences des décisions possibles, donc des connaissances et de la représentation que chacun se fait des risques et bénéfices possibles (Cohen de Lara et Dron) ; l’élaboration des décisions doit donc faire appel aux porteurs des savoirs concernés sans exclusion ;

  • Les calculs retiennent toujours pour les phénomènes biologiques des valeurs par défaut, faute de connaissances et d’appréciation des effets de seuil notamment (Constanza) ; ainsi le seuil de non-retour dans un processus de dégradation d’un écosystème est difficile à anticiper et évaluer ; ainsi, on ne sait pas représenter ni a fortiori évaluer l’infrastructure naturelle minimale permettant d’assurer les cycles écologiques planétaires. Retenons pour illustrer ce point les propos de Stuart L. Pimm, du Département d’Ecologie et de Biologie de l’Evolution (Université de Tennessee) : « Increasingly ,… decisions will be informed by those who realize that there is more to a whale than its meat, and that wetlands, like all other ecosystems, provide services we cannot afford to replicate. » (Pimm)

  • Le recours apparemment innocent et pratique au consentement à payer (CAP) pour évaluer l’attachement d’une personne à l’existence d’une espèce ou à une caractéristique environnementale comporte en fait un biais juridique. « La façon dont une question d’évaluation économique est posée contient implicitement une définition du droit d’accès à l’environnement, et biaise les réponses obtenues. Ainsi, l’évaluation contingente se fonde souvent sur le type de question suivant : on demande à des riverains d’une rue dont on prévoit d’accroître le trafic et donc le bruit combien ils seraient prêts à payer pour un double vitrage isolant, afin d’en tirer un coût directeur du bruit et éventuellement des indemnisations à prévoir. Mais la question elle-même exprime implicitement que le droit d’usage de l’environnement appartient à ceux qui vont produire du bruit supplémentaire, et non à ceux qui subissent ce bruit. Et ce message est bien reçu par les personnes interrogées, qui répondent en conséquence. Quand certaines refusent de répondre, c’est souvent qu’elles n’admettent pas ce préalable sous-jacent, de fait contraire au présupposé juridique du principe pollueur-payeur » (Dron, Ramses). Ce raisonnement pour le bruit vaut pour un écosystème et ses diverses fonctions.

  • En outre, le recours au CAP privilégie chez l’interlocuteur testé un comportement de consommateur de biodiversité, au détriment des modes de collaboration et des référentiels des citoyens, ce qui provoque des réponses totalement opposées chez les mêmes individus à quelques minutes de distance (Sagoff p141). Laquelle des deux réponses sera alors considérée comme représentant leur souhait ?

  • Enfin, « il serait dangereux pour les sociétés humaines de confondre sous prétexte de calculs les prix (qui permettent des ajustements de comportements licites) et les règles (qui édictent des interdictions non monnayables) » (Dron, Ramses). Ou pour le dire comme Mark Sagoff : « Il y a une différence éthique entre sauter et être poussé, même quand les risques et bénéfices sont identiques » (Sagoff p 138).

 

Conclusion

 

L’économie est l’une des sciences qui contribue à conseiller les Pouvoirs publics pour allouer les ressources rares. Aux rythmes actuellement observés, la diversité biologique est en passe de devenir l’une de ces ressources raréfiées : sont en effet menacés d’extinction rapide, pour ne citer que trois exemples, le quart des mammifères, le tiers des poissons pêchés et le cinquième des plantes vasculaires dans le monde ; pour la France, les chiffres sont très voisins.

Les pollutions chimiques et biologiques, la sur-exploitation et la disparition des habitats naturels sont les trois causes majeures de ces disparitions : si la tendance se poursuit, les deux tiers de la forêt tropicale auront disparus d’ici la fin du siècle et le tiers des récifs coralliens dans les deux prochaines décennies. Or il faut quelques millions d’années pour qu’un écosystème dévasté soit restauré avec une richesse spécifique similaire (Kirchner et Well). Pour mettre en regard de ces chiffres un intérêt très égoïstement français, les terrains gérés par le Conservatoire du Littoral par exemple attirent chaque année 10 millions de touristes.

Les pertes actuelles en biodiversité causent déjà des dommages économiques directement mesurables : ainsi les espèces envahissantes, transportées d’une région du monde à l’autre dans les soutes ou les containers des camions, des trains, des navires ou des avions coûtent 200 milliards de dollars de pertes annuelles à l’agriculture mondiale (Bright).

Contrairement aux fonctions simples assurées par des ressources autrefois rares comme les combustibles fossiles, les régulations autorisées par les interactions entre espèces nous sont vitales. C’est la biodiversité de la planète, aujourd’hui fragilisée, qui nous permettra peut-être, en s’adaptant à l’évolution rapide des conditions de vie, de supporter le choc du dérèglement climatique en cours. Du fait de ses rôles fondamentaux dans le fonctionnement des systèmes naturels qui nous font vivre, depuis l’action des micro-organismes des sols jusqu’aux grands équilibres physico-chimiques de la planète, la biodiversité constitue peut-être un merveilleux réservoir d’innovation et d’auxiliaires pour les êtres humains, mais surtout, si la gestion n’en est pas plus sage, un facteur limitant croissant de leur développement.

Il s’agit donc d’être prêts, dans nos représentations mentales, nos organisations et nos outils conceptuels, à agir en fonction de cette réalité. Il est heureux que quelques laboratoires de climatologie aient pu survivre au vingtième siècle pour attirer notre attention et nous aider aujourd’hui à anticiper les difficultés liées au climat. De la même manière, il serait temps de considérer les fonctionnements biologiques, naturels et co-construits par l’homme, comme une composante majeure de notre avenir. Les difficultés observées aujourd’hui sont surmontables, et doivent être rapidement surmontées. C’est une question de réalisme.

Texte des débats ayant suivi la communication