Séance solennelle du lundi 30 septembre 2002
par M. Lucien Israël
Lorsqu’en 1945, j’entrepris mes études de médecine, l’aventure des antibiotiques venait avec la pénicilline de frapper les esprits, mais dans tous les autres domaines mes maîtres ne nous enseignaient que ce qu’ils avaient eux-mêmes appris, concernant la physiologie de différents organes (le cerveau excepté) et la thérapeutique. Voici quelques années, il avait été calculé qu’avec la naissance de la biologie moléculaire, le savoir médical doublait de volume tous les 4 ans, ce qui déjà représentait une croissance exponentielle vertigineuse. Depuis que les chercheurs ont entrepris, voici 3 à 4 ans, le déchiffrage et le séquençage de l’ensemble du génome humain, l’acquisition de nouvelles données en biologie, en physiologie et en thérapeutique s’est encore accélérée, ce qui a d’ailleurs pour conséquence que nul ne peut plus maîtriser ni même survoler la totalité de ces savoirs.
Mais ce que je souhaite ici aborder concerne les progrès en cours ou déjà escomptés dans les domaines des moyens diagnostics, des possibilités thérapeutiques et des interventions préventives, et au-delà les conséquences attendues sur la santé humaine. J’aborderai également certains dangers liés à ces nouveaux pouvoirs et je conclurai sur les remèdes possibles qui devraient permettre de recueillir les bénéfices individuels et collectifs de ces avancées en évitant toute dérive culturelle et spirituelle.
Commençons par quelques progrès intéressant le diagnostic des états pathologiques, mais aussi des prédispositions à ces états : l’imagerie médicale permet déjà grâce aux techniques de résonance magnétique qui ne cessent de se perfectionner d’obtenir des données précises sur l’existence de lésions de quelque millimètre et bientôt du millimètre dans n’importe quelle partie du corps humain. On s’attend de plus à ce qu’un jour prochain la nature même de telles lésions, qu’elles soient infectieuses, inflammatoires ou malignes, puisse être établie avant tout prélèvement, rendant ainsi inutiles certaines biopsies. En outre d’ailleurs, ces possibilités d’imagerie instantanée permettent de savoir ce qui se passe dans un cerveau au moment même ou l’individu est confronté à un événement d’ordre sensoriel ou cognitif, ainsi qu’à ses conséquences émotionnelles. Le mode de réaction et de fonctionnement des différents organes, face à une infinité de phénomènes physiologiques ou pathologiques, aura bientôt livré tous ses secrets.
Dans un domaine encore plus décisif, le diagnostic génétique d’une foule de situations aujourd’hui bien mal connues va étendre considérablement nos savoirs.
On dispose déjà de micro-puces, qui au contact d’un fragment de n’importe quel tissu, précisent quels gènes sont anormalement surexprimés ou anormalement silencieux. Des techniques parallèles permettent de déceler d’éventuelles mutations. Cela permet et permettra de plus en plus d’une part, le diagnostic de prédisposition à certaines maladies non encore révélées, et partant la mise en œuvre de divers moyens de prévention, et d’autre part, la séparation au plan biologique et thérapeutique de désordres aujourd’hui encore confondus tels des cancers du même organe et cependant différents dans leur nature et leur réponse aux divers traitements. On établira ainsi un diagnostic individualisé, espoir porteur de traitements eux aussi individualisés. Autre exemple, ces techniques permettent de déceler comment un microbe utilise son potentiel génétique pour envahir un organe et résister aux défenses immunitaires, mais également de déceler ses points faibles et donc de perfectionner le traitement.
Cela dit on attend beaucoup plus de progrès en génétique. Ce qu’on nomme le séquençage des gènes, c’est-à-dire la connaissance du détail biochimique de leur nature, est en cours pour chacun de nos quelque 35 000 gènes, ce qui débouchera sur la connaissance de leur fonctionnement, des protéines que chacun d’eux fabrique des variations possibles de chacun d’eux qu’elles soient héréditaires ou accidentelles. Il restera à établir la nature et la variété de leurs innombrables interactions tant dans le domaine de la physiologie normale que des pathologies. La bioinformatique en cours de développement y pourvoira, et cette tâche achevée il n’y aura plus guère de secret dans le domaine du fonctionnement biochimique du corps, de chacun de ses organes et de leur régulation, mais aussi de la cause intime de leurs dysrégulations. Et c’est à ce niveau qu’aussi par conséquence directe, nous entrons dans le domaine d’une révolution thérapeutique, celle qui va consister à corriger les anomalies constatées à chaque niveau, pour chaque maladie et chaque individu. Deux procédés sont en cours de développement qui permettront ce nouveau type de traitement :
Le premier, connu sous le nom de thérapie génique, consiste à introduire dans les cellules qui utilisent un gène défectueux une copie du gène normal grâce à un vecteur viral qui sera inactivé. Les résultats sont encore peu probants de cette technique, mais les travaux, qui sont destinés à la rendre efficace, se développent de façon extrêmement rapide.
Le second procédé est ce que les spécialistes nomment la pharmaco-génomique, c’est-à-dire la capacité de créer des molécules médicamenteuses susceptibles de corriger toutes anomalies liées à un défaut génétique, et de rétablir ainsi la fonction compromise. On parle aussi de pharmaco-protéomique fabrication à la demande de la protéine que le gène aurait dû fabriquer s’il était normal. Il se trouve enfin toujours dans le même domaine que se développe en biologie comme ailleurs ce que l’on nomme des nano-technologies en l’occurrence ici des robots moléculaires de quelques milliardièmes de millimètre qui iront porter là où on le souhaite les molécules médicamenteuses. Ce sont les futurs médicaments « intelligents » dont il est déjà question dans les revues de biologie.
Pour ne citer que quelques exemples des possibilités thérapeutiques attendues grâce au progrès de ces techniques, je me bornerai à une courte énumération :
-
l’identification du mécanisme biochimique de chaque désordre et de chaque fragilité aux prédispositions étant connues, il deviendra possible de guérir diverses maladies génétiques héritables telles la mucoviscidose, certaines anémies, les insuffisances immunitaires génétiques, diverses maladies redoutables du système nerveux. Mais, il en sera de même des désordres hépatiques, rénaux, pulmonaires, cardiaques, ceux dus à des lésions vasculaires, inflammatoires ou microbiennes, ainsi qu’à l’usure de l’âge et aux conséquences de la pollution. On envisage même de créer les conditions locales propres à la reconstruction de l’os et du cartilage, là où ils seront devenus défaillants ou même détruits accidentellement. Beaucoup n’excluent pas que l’on puisse aussi déceler et corriger in utéro diverses anomalies génétiques, ce qui aurait pour conséquence d’éviter le handicap à la naissance sans avoir à exécuter les fœtus mal formés, ni à concevoir et élever des « enfants médicaments » étrange et terrifiante nouveauté dans l’histoire de notre espèce.
En outre, bien entendu, toutes ces possibilités sont également exploitables à titre préventif. On pourra éviter que survienne une hypertension, un diabète, une maladie d’Alzheimer ou de Parkinson, ou bien même un cancer chez une personne qui présente une prédisposition génétique. Et j’indique au passage que les cancers cesseront d’être des maladies graves.
Avant d’aborder les aspects qui posent problème de ces avancées, je souhaite faire état de quelques conséquences non directement médicales de progrès attendus dans moins d’une génération :
La longévité moyenne pourra grâce à la médecine, passée du statut d’un art à celui d’une technique, se rapprocher très nettement de la longévité maximale qui est de l’ordre de 120 ans. Les conséquences de ce progrès, souhaité par une vaste majorité des individus, auront des répercutions difficiles à prévoir et peut être à maîtriser, dans l’ordre économique, mais aussi social, culturel et familial. Le problème aussi se posera de la disponibilité de ces moyens dans les pays du tiers monde en vue d’éviter des inégalités de destins insupportables. Nul ne peut aujourd’hui imaginer des remèdes. Il appartiendra davantage aux politiques qu’aux scientifiques de les penser et de les proposer. Je crois pouvoir en tout cas prédire que même s’ils posent de délicats problèmes, les progrès dont j’ai fait mention seront plébiscités par la très vaste majorité de nos successeurs sur cette planète.
Mais j’en viens maintenant à d’autres aspects de ces savoirs et de ces pouvoirs nouveaux qui présentent eux des risques éthiques et culturels auxquels l’humanité n’a pas été jusqu’ici confrontée. Je veux parler de la médecine de la reproduction, et de la médecine régénérative
Je ne mentionnerai qu’en passant le problème du clonage reproductif, utopie malsaine, qui consiste à introduire dans un ovule dépossédé de son matériel génétique le noyau entier d’une cellule quelconque de l’individu qui souhaite être reproduit à l’identique. Il le sera peut être mais en créant un être qui aura à la naissance le même âge biologique que lui lors de l’intervention et qui vieillira très vite n’atteignant que la moitié de la longévité du géniteur. Mais cet inconvénient n’existerait-il point que cette pratique ne ferait pourtant que dévoiler de graves anomalies psychiatriques qu’aucune société ne pourrait tolérer.
Par ailleurs, une technique a été développée depuis quelques années en vue de porter remède à la stérilité d’un couple qui consiste à obtenir des ovules par stimulation hormonale et ponction des ovaires, et à les fertiliser in vitro à l’aide de spermatozoïdes, la personne non stérile du couple donnant ses propres cellules et le complément étant obtenu à partir d’une personne étrangère. On créé ainsi plusieurs embryons, car les techniques actuelles ne permettent pas d’être assurés que l’implantation d’un embryon sera réussie dès le premier essai. Lorsqu’il y a implantation et qu’une grossesse se développe, on conserve les autres embryons qui ont été congelés. Ils sont, nous dit-on, en attente d’un projet parental. Un jour, tous les embryons en excès seront détruits, ce qui est déjà le cas dans tous les laboratoires spécialisés. En outre, il devient habituel de se livrer à un diagnostic génétique pré-implantatoire. Si une anomalie génétique, même mineure, est décelée, l’implantation n’a pas lieu et l’on passe à un autre embryon.
Pour ce qui est du traitement des maladies dégénératives, notamment du système nerveux (Parkinson et Alzheimer) et aussi des lésions traumatiques liées au système nerveux cérébral ou médullaire, on en est actuellement aux recherches liées au clonage thérapeutique. On entend par là la création tout artificielle d’un embryon humain par l’introduction au sein d’un ovule, fourni par une donneuse, du noyau d’une cellule adulte normale de la personne à traiter quel que soit son sexe. L’embryon, ainsi créé se développe in vitro jusqu’au stade d’un petit nombre de cellules, lesquelles nommées cellules souches totipotentes, lesquelles sont capables, moyennant quelques manipulations en culture, de donner naissance aux lignées que l’on souhaite obtenir, nerveuses, sanguines, musculaires, etc… qui viendront proliférer ensuite dans les lésions du donneur du noyau initial et les régénéreront tout en étant parfaitement tolérées du point de vue immunitaire. Beaucoup espèrent ainsi que l’on pourra guérir des maladies graves liées à l’usure de l’âge et engendrant de sévères dépendances, et déclarent qu’il est indécent de refuser d’avancer dans ce domaine et de priver les être humains de la possibilité de guérir des suites de ce vieillissement, ou aussi d’accidents lésionnels autrement incurables.
J’en viens aux enjeux éthiques et sociaux de ces avancées, mais je veux préciser dès l’abord qu’à la fois les techniques dont je viens de parler ne sont pas exemptes de dangers et que se profilent à l’horizon de quelques années des solutions possibles beaucoup plus acceptables sur tous les plans et que j’envisagerai pour terminer.
Pour revenir rapidement sur l’ensemble des faits jusqu’ici rapportés, je souhaiterai les résumer en une remarque : nous sommes en ce début du 21è siècle, dans une situation du point vue des possibilités biologiques et médicales qui à la fois offre des espoirs importants de prévention et de traitement de grands fléaux liés à des maladies graves à des handicaps et aux dépendances qui menacent la fin de la vie, mais cette situation présente aussi de graves dangers liés à l’instrumentalisation de la vie même, à la dépréciation de son statut, à la négation de son mystère et du respect qu’il nous inspire et donc aussi du lien symbolique entre membres de notre espèce, voire d’une même famille.
C’est le monothéisme qui est à l’origine de la moralisation de nos conduites envers autrui et envers nous-mêmes, et de la communication aux enfants des valeurs mais aussi des interdits sans lesquels nos sociétés ne seraient qu’une cohabitation d’égoismes brutaux et incontrolables. L’instrumentalisation des embryons, leur destruction lorsqu’ils ne correspondent pas à un projet ou lorsqu’ils sont inadéquats, conduisent à la fois à un eugénisme dont on a pu percevoir toute l’inhumanité dans le nazisme, et à un matérialisme pur et dur qui, sous le couvert de la défense des intérêts de l’individu à condition qu’il soit sain, conduit à des dérives telles l’euthanasie médicalisée, l’avortement de convenance, le rejet des malformés, et par là anéanti tout espoir de voir la morale, le respect et l’ensemble des valeurs triompher dans les relations inter humaines. Ces pratiques nient et rejettent toute spiritualité et même toute interrogation spirituelle et reviennent sur des traditions multi-millénaires qui ont façonné la plupart des civilisations et des cultures. Si elles étaient adoptées, nul ne pourrait aujourd’hui prévoir l’ampleur d’un dommage peut être irréversible au sein de notre espèce.
En outre, je signale des dangers biologiques passés curieusement sous silence par un certain nombre de scientifiques, et en particulier les transformations de cellules-souches embryonnaires injectées dans un but de régénération tissulaire en tératomes et en tumeurs malignes. Y a-t-il des issues de secours, des moyens d’avancer dans la maîtrise des conditions d’une vie assainie sans dépendances incurables ? Y a-t-il des moyens de parvenir à ce but sans mettre en danger le respect dû à toute vie humaine depuis sa conception, le lien social, l’image que se forme d’elle-même l’humanité et son avenir ? Je souhaite ici en esquisser quelques uns qui sont accessibles moyennant une orientation précise des recherches.
En ce qui concerne la médecine de la reproduction, c’est-à-dire le moyen de permettre à des couples qui se découvrent stériles de se donner une postérité j’en mentionnerai deux. Le plus accessible consisterait à déterminer par des expériences sur l’animal les conditions voulues pour que l’implantation de l’embryon créé in vitro réussisse dès le premier essai. De telles recherches n’ont pas été jusqu’ici entreprises parce que les équipes de biologistes ont trouvé plus simple de fabriquer plusieurs embryons. Mais plutôt que de s’en remettre au hasard et à des essais successifs, il doit être possible d’obtenir les précisions nécessaires à la réussite d’une implantation et d’une seule. En outre une étude génétique des deux géniteurs doit permettre dans un avenir proche, de s’assurer qu’il n’y a pas de risques de créer un embryon défaillant ce qui évitera la manœuvre du diagnostic pré-implantatoire et ses éventuelles conséquences.
Le second moyen propre à éviter de créer des embryons artificiellement sera, un jour relativement proche, de guérir la stérilité de l’homme ou de la femme grâce à la thérapie génique appliquée à la lignée germinale, en évitant certes toute tentation d’eugénisme par des manipulations visant à créer par exemple des blonds, des athlètes ou des mathématiciens. Et cela permettra également d’éviter que se perpétuent dans une lignée des maladies héritables terribles telles la chorée de Hungtington.
En ce qui concerne la médecine régénérative, on sait déjà aujourd’hui qu’il existe deux autres sources de cellules-souches que l’embryon :
-
d’une part, les tissus adultes qui tous contiennent des cellules permettant le renouvellement rendu nécessaire par les pertes naturelles au cours de la vie. On a déjà du reste utilisé avec succès les cellules-souches musculaires pour réparer les lésions cardiaques liées à l’infarctus et cela chez la personne à qui on les prélève. Il est actuellement plus difficile, mais non impossible, de manipuler les cellules-souches sanguines prélevées sur un patient et de créer en culture des conditions telles qu’elles se transforment en neurones. Il y a dans ces données beaucoup d’espoir, mais aussi une tendance à la facilité au sein de nombreuses équipes en situation de rivalité et donc pressées d’obtenir des résultats publiables.
-
J’ai tout récemment suggéré à notre Ministre de la Santé, le Professeur MATTEI, de lancer des appels d’offres en direction des chercheurs du CNRS et de l’INSERM, afin de financer des programmes qui étudieraient chez l’animal les conditions optimales d’obtention de diverses lignées à partir de cellules-souches sanguines, de cellules-souches prélevées chez l’adulte et non plus chez l’embryon, et j’espère avoir retenu son attention. Si comme cela est vraisemblable, on parvient à maîtriser de telles techniques, le problème de la médecine régénérative sera résolu sans difficulté d’ici peu d’années et on évitera ainsi d’avoir à fabriquer et à détruire des embryons humains.
-
Il se trouve enfin qu’il existe une autre voie. Lors d’un accouchement, on retrouve dans le sang du cordon ombilical des cellules-souches multipotentes en quantité. Si de telles cellules sont prélevées, congelées et conservées, elles permettront le remplacement dans les différents organes des cellules lésées ou mortes d’une part chez les patients qui auront fait l’objet de ces prélèvements eux-mêmes dans l’avenir, mais aussi chez des personnes de lignées différentes mais du même groupe immunitaire. Il n’est pas exclu que sur notre planète de vastes réserves de cellules-souches prélevées lors des naissances dans le sang du cordon permettent un jour d’étendre la médecine régénérative à tous ceux qui en auront besoin et au-delà de toutes frontières, renforçant ainsi au passage la solidarité d’espèce sans que soient mises en péril les racines spirituelles de cette solidarité.
En guise de conclusion, je souhaiterai souligner que les dangers dont il a été question ne sont pas liés au développement du savoir scientifique, mais a son insuffisance. Nos sociétés ne doivent pas être tentées de freiner, voir d’interdire le progrès scientifique, mais elles doivent éduquer à la fois le public et les chercheurs en vue d’obtenir que les solutions techniques apportées à des problèmes non encore résolus satisfassent à des conditions qui respectent les exigences éthiques nécessaires à un développement durable et harmonieux de l’espèce humaine. Cela est possible. Il faut que les éducateurs, les politiques, les sociologues s’y appliquent ensemble. Une Académie telle que la notre a, je le pense, un rôle à jouer dans ce domaine.